Le Perlesvaus, livre de haute violence
p. 180-199
Texte intégral
1Par un étrange paradoxe, le Perlesvaus1, qui se définit comme le Haut Livre du Graal, destiné à purifier le cœur des hommes2, se présente en même temps comme un livre de haute violence. Un roman d'une "étrange férocité" estime même sa traductrice, Christiane Marchello- Nizia3. « Un intervalle de violence [...] entre le péché originel et l'eschatologie », précise Charles Mêla4, tandis que William A. Nitze parle de « beauté sauvage et dérangeante5 », et que Jeanne Lods hésite entre « conte barbare » et « poème barbare6 ».
2Remarquable convergence du discours critique, et tout à fait justifiée, car dans ce récit obsédé par le sang, le meurtre, la décapitation, le cadavre et le démembrement des corps, la violence est devenue un mode de fonctionnement banalisé et généralisé. Elle imprègne l'imagerie religieuse, elle anime l'idéologie militante orientée contre les païens, elle sous-tend l'ensemble des matériaux celtiques qui forment le substrat de l'œuvre, elle règle la plupart des rapports entre les hommes, y compris quelquefois les rapports entre amis, elle gît au cœur même du désir, elle anime d'une fureur secrète l'attitude des femmes à l'égard des hommes, elle dénature les relations vassaliques, déconstruit les hiérarchies, bouleverse le sens des valeurs, s'insinue dans la senefiance, pousse à la transgression des codes chevaleresques et courtois.
3S'il est donc relativement facile de dégager ici une isotopie particulièrement riche de la violence, il est beaucoup moins facile d'en rendre compte. Cette profusion devient très vite accablante en effet, non seulement en tant que répertoire des atrocités, mais aussi en ce qu'elle complique singulièrement la tâche du critique qui s'efforce d'en dégager un sens. Il paraît pourtant légitime de se demander si cette représentation systématique de la violence relève d'un système de la violence. Et dans ce cas d'essayer de le dégager, de le décrire et de l'interpréter.
L'OCTAVE DE LA VIOLENCE
4La réponse s'avère d'emblée délicate, car le discours explicite sur la violence est pratiquement inexistant dans le Perlesvaus. On n'y trouve rien de comparable, en tout cas, au discours que le texte épique développait dès l'origine afin d'exalter la « mystique guerrière7 », ou d'entretenir l'idée d'un « devoir de violence », pour reprendre les termes d'un article célèbre de Jean-Charles Payen8. Nous ne sommes plus dans l'exaltation idéologique commune aux premiers âges épiques et aux premières croisades. La poétique du « génocide joyeux » a cédé la place à une autre poétique beaucoup moins innocente, si j'ose dire, une poétique qui intègre les figures de la violence dans des réseaux de sens plus complexes et plus sinueux.
5Sans prétendre à l'exhaustivité, j'ai essayé naturellement de cerner les lieux imaginaires où se déploie la violence. Sept réseaux thématiques principaux se dégagent assez nettement en tant que vecteurs de violence. Mais il convient d'en ajouter un huitième, qui tient à l'organisation particulière de la narration.
6Voici d'abord l'énoncé brut de cette octave de la violence :
- La violence sociale (brigandage, turbulence féodale, vengeances privées)
- La guerre contre les ennemis de l'extérieur, les païens qui menacent sans répit le monde arthurien et chrétien.
- L'aventure, dans ses contacts avec le démoniaque, et les infléchissements fantastiques qui en résultent.
- Le désir, ses drames, ses déchirements, la protestation féroce lancée par les femmes contre l'amour qui ne se donne pas.
- La souveraineté, concept éminemment critique dans le Perlesvaus.
- Le Graal, le château du Graal perdu et reconquis, donc vunérable à la violence, à l'instar de la Jérusalem terrestre, ce qui représente l'originalité du Perlesvaus par rapport à l'intertexte.
- Le Sacré, le fondement sacrificiel de la Foi, les comportements de violence qu'elle admet ou autorise.
- L'écriture, enfin, l'écriture de la senefiance considérée comme une violence que l'instance d'énonciation fait subir à l'histoire narrée.
7Ce roman flamboyant et sombre nous invite donc avec insistance à poser les questions essentielles : quels sont ici les lieux, les acteurs, les enjeux de la violence ? Par qui, contre qui, en faveur de qui et au nom de quoi s'exerce-t-elle9 ? Est-il possible, à travers l'analyse du discours narratif, de repérer dans la représentation de la violence les stratégies qui en fondent la légitimité ou qui en font éclater le scandale. Il y aurait ainsi à examiner les racines de la violence dans l'imaginaire du texte, le lieu idéologique où elle reçoit une justification, le lieu où elle est frappée de condamnation.
VIOLENCE ET CONTRE-VIOLENCE
8Mais auparavant il importe, je crois, de dégager un axe de réflexion et de bien souligner que si le Perlesvaus contient une véritable anthologie de la violence, il contient aussi le contraire de la violence, de sublimes moments mystiques insérés dans des scènes de sauvagerie barbare. Plusieurs passages hautement dramatisés montrent un sens de violence en train de se construire, pour se retourner et finalement se détruire. Le mouvement inverse, qui va de la non-violence à la violence, y est également bien représenté. Si bien que, de cette œuvre aux tonalités violemment contrastées, émerge une structure majeure, celle de la dénégation. Figure elle-même violente, que n'inspire aucune rhétorique, mais qui s'impose comme matrice de l'écriture au sein de laquelle viennent prendre corps et consistance les différentes tensions dont le récit se construit.
9On pourrait retenir ici pour sa valeur emblématique une scène qui prend place au début la branche IX, enchaînée avec l'épisode dit de "la beste glatissant" où l'on voit douze chiots se jeter sur leur mère dès les premiers instants de leur naissance, la dépecer à belles dents et abandonner les restes sanglants au pied d'une croix qui se trouve là, et nullement par hasard. Cette croix promet un sens chrétien à toute cette violence pour le moment incompréhensible, voire révoltante. Deux prêtres arrivent sur ces entrefaites, deux ermites : l'un adore la croix en passant du rire aux larmes, l'autre écarte brutalement son compagnon et se met à flageller la croix. Le geste du second retourne ainsi en violence la prière, la joie et l'effusion doloriste qui émanent du premier10. Prélevas se détourne de cette scène, qu'il considère comme une "vilanie" sans en comprendre la signification. Il s'éloigne en réprimant le geste de violence qu'il eût accompli à rencontre du flagellant si celui-ci n'avait pas été prêtre. Le Roi Ermite révélera plus tard11 à son neveu que les deux attitudes sont également estimables, qu'elles correspondent à deux façons de vénérer la Croix : l'attitude émotive de participation affective avec rires et larmes selon que l'on pense à la Rédemption ou au Sacrifice ; l'attitude de violence si l'on considère la croix comme l'instrument haïssable des souffrances infligées au Sauveur. Et le Roi Ermite d'insister sur la validité des deux attitudes contraires : « Beaus niés, ausi bien croit cil en Deu qui la croiz batoit, com cil qui l'aoroit » (l. 6011-12). La scène paraît exprimer la position de la violence dans l'ensemble de l'œuvre : en présence de l'alternative "prier ou frapper" qui s'est imposée à la civilisation chrétienne, le Perlesvaus montre que la violence peut être intégrée dans les comportements chrétiens, aussi bien que l'émotion contemplative. Ce sera exactement la leçon à tirer de l'échec enregistré par les premiers quêteurs du Graal : échec antérieur de Perlesvaus ; échec rejoué "en direct" par Gauvain dans la branche VI.
10Au cœur du récit, et à l'ombre de la Croix, s'établit ainsi une tension permanente entre violence et contre-violence. A cette tension, personne n'échappe. Le chevalier couard, le seul à proférer un discours non-violent, sera lui-même transformé en chevalier hardi sous l'influence de Perlesvaus, à qui il offrira symboliquement la tête du premier chevalier qu'il osera abattre12. C'est une autre incarnation du principe de dénégation partout à l'œuvre. La non-violence évolue vers la violence, et la violence, une fois déchaînée, cherche une échappée qui la neutralise ou la justifie.
11Dès la première branche, le thème fantastique du rêve avéré introduit brutalement l'idée que le songe n'est plus mensonge, mais réalité violente de sang et de mort pour l'écuyer Cahus. Inversement, Gauvain apprendra de la bouche d'un ermite que la réalité violente des actes passionnels n'est plus vérité tragique de la vie, mais mensonge signifiant pour les chevaliers exposés aux surprises de l'herméneutique sacrée. D'une scène violente à l'autre, le travail de renversement ou de dénégation continue à structurer le récit. Les personnages s'insurgent contre leur propre légende, le texte se révolte contre l'intertexte, le frère se dresse contre le frère, la solidarité du lignage est compromise jusque dans la famille des gardiens du Graal, le Graal lui-même n'est plus ce qu'il était puisque la quête, transformée en conquête13 (il serait plus juste de dire : "en reconquête"), incorpore désormais la violence. Dans le combat, les chevaliers ignorent très souvent la règle chevaleresque de la "merci" ; le chevalier du Graal n'hésite pas à pousser son adversaire vaincu dans la fosse aux serpents ; à peine nés, les petits animaux déchirent leur propre mère pour les besoins de la senefiance, et les crimes majeurs de l'humanité14, ceux qui poussent la transgression des lois fondamentales jusqu'à l'égarement criminel, l'anthropophagie, l'infanticide, le matricide, s'exposent ici avec une complaisance troublante.
12Il ne me sera pas possible d'aborder en détail ici les huit orientations dégagées ci-dessus15. Je me bornerai donc à trois analyses qui porteront sur la violence du désir, le sacrifice inutile du Fils, le coup de force de la senefiance.
VIOLENCE ET DÉSIR
13Dans le Perlesvaus, le désir humain est traqué, proscrit, refoulé, toujours décrit comme source de malheurs et de violences. Gauvain a choisi de faire violence à sa propre nature et de fermer les yeux sur la beauté des femmes16. Perceval n'a plus de Blanchefleur. Il reste sourd lui aussi à la séduction féminine, laquelle prend parfois des formes musclées17. Comme le Galaad de la Queste, il doit préserver sa chasteté en vue de l'épreuve du Graal. Toutefois, et c'est là une loi des plus communes, le refoulement du désir ne va pas sans violence.
14Interroger les figures de substitution à travers lesquelles s'exprime, retourné en agressivité, le désir proscrit et insatisfait conduirait à dégager facilement une riposte essentiellement féminine au refus que l'homme oppose, dans ce roman fort peu romanesque, aux stratégies de séduction. Cette riposte est faite de violence méditée. Une violence qui s'acharne à atteindre l'indifférent ou l'insensible dans son corps, à frapper, punir, meurtrir et mutiler. Telle l'Orgueilleuse Demoiselle qui a fait installer dans son château d'ingénieux dispositifs en forme de guillotine avec l'intention bien arrêtée de décapiter les trois meilleurs chevaliers du monde, Gauvain, Lancelot et Perlesvaus, en les invitant à passer la tête dans le "permis" d'où ils pourront contempler à loisir les saintes reliques qu'elle a disposées là comme autant de leurres mortels. :
« Ainsi, fet ele, leur trencheré ge les chiés qant il cuideront aorer les reliques qui sont otre les trois pertuis. Après feré penre les cors e mètre en cez trois sarqueuz e molt richement ennorer e ensevelir. Qar [quant ?] ge ne puis avoir joie d'eus a leur vie, si en avré joie a la mort... » Perlesvaus, br. IV, l. 14661469.
15S'affiche ici, en toute transparence la perversion sadique qui de la mort tire sa joie, pour n'avoir pu connaître la joie d'aimer, le joy d'amor, dont l'absence, selon les troubadours, équivaut précisément à la mort.
16A cette scène, fait écho le sinistre repas du Chastel des Barbes au cours duquel la Dame, avatar de l'Orgueilleuse, se fait servir à table par des chevaliers mutilés, chevaliers « enfers » (infirmes18). On voit ainsi défiler successivement des chevaliers aux mains tranchées, aux yeux crevés, des manchots, des unijambistes... Pour clore ce défilé des horreurs, des chevaliers porteurs d'une épée nue se prosternent devant la Dame et s'offrent à la décapitation. Inutile d'insister sur le sens castrateur de cette scène hallucinante dans un château où la coutume, qualifiée de « vilanie » (l. 2724), exige en outre que tout chevalier errant donne sa barbe pour s'acquitter du droit de passage. Dans l'intertexte romanesque, le coupeur/collectionneur de barbes est d'ordinaire un géant, un « Orgueilleux »19. Que ce rôle de violence et de démesure soit transféré ici sur une femme en dit long sur le sens du fantasme développé autour de la proscription du désir, d'autant que ces barbes viriles sont destinées à fabriquer des haires à l'usage des moines, afin d'inscrire dans la chair de ces hommes établis dans la forêt la règle terrible du renoncement au désir qui est le fondement sacrificiel de leur propre vie. Car la Dame qui veille ainsi sur la vertu des moines et règne en déesse sur des hommes dévirilisés est encore une amoureuse frustrée, repoussée par Lancelot. Tous les chevaliers de premier plan ont ainsi à se garder du désir impétueux, violent, de la femme. Le roi Arthur lui-même est exposé aux avances de la reine Jandrée, reine païenne20 que ses dieux ont rendue aveugle à sa demande, afin qu'elle ne soit pas blessée par la vue des Chrétiens.
17Très sollicité par les Demoiselles amoureuses, Lancelot représente dans le Perlesvaus l'unique personnage à revendiquer le droit à l'amour humain. A cause de cette faiblesse, il sera disqualifié pour l'aventure suprême du Graal. On le lui répète avec insistance (l. 2793-96). Il le sait, et il l'assume avec une fermeté tranquille : « Je l'aime si profondément que je souhaite que jamais ne me vienne le désir de ne plus l'aimer » (l. 3685-86). Il reste ainsi fidèle à lui-même et à sa reine morte, bien que chaque refus d'amour puisse se retourner contre lui en menace de mort, comme au Château des Grippes (des Griffons) où la Demoiselle, dépitée de l'avoir sauvé pour rien lui jette :
« Or sui dolante que vos m'eschapez en itel manière, e que vostre vie est sauvée par moi. Je vos amasse miels mort a [es] mon ués, que vif avec autrui. Or voudroie je que vos eüsiez la teste tremchie, si fust pemdue avec les autres. Adonc me saoleroie je de l'esgarder21. »
18Toutefois, Lancelot n'échappe pas lui non plus à la dénégation violente de ses propres choix. Au château du Graal, il a refusé de sacrifier son amour, et le Graal a refusé de se montrer à lui. Mais dès le lendemain, le principe même de ce choix que dicte "le plus haut désirier" est contesté de manière cruellement ironique. Lancelot, le représentant de l'amour indéfectible, oblige un chevalier à tenir promesse et à épouser une jeune fille qu'il n'aime pas, ou qu'il n'aime plus. Décision qui désespère à la fois le chevalier et la véritable amie de ce chevalier, laquelle deviendra d'ailleurs l'ennemie acharnée de Lancelot. En faisant appliquer le code chevaleresque dans toute sa rigueur, Lancelot brise une passion authentique et impose le respect d'une loi qui n'est pas la loi de l'amour. Le mariage qui en résulte sera un désastre. La jeune femme sera sans cesse persécutée par le mal marié. Jeanne Lods a très justement rapproché ce destin de femme amoureuse et humiliée de la légende de Grisélidis22. Quant au mari, rongé par le souvenir de son ancien amour, il finira par contracter la lèpre, définie ici comme l'expression somatique de la frustration : « ces genz, dira la Dame en parlant des "mesiaus", mainnent toz tens en desirier » (l. 9893).
19La signification de cette triste aventure paraît claire : violence faite au désir, le sujet frustré devient odieux, malade dans sa tête et dans sa chair, tandis que perdure le symptôme, vivace "désirier" qui, n'ayant pu se fixer sur ce qui lui importait, se fixe sur n'importe quoi. La Dame, au contraire, dont le désir a été comblé, supporte une telle charge de culpabilité qu'elle peut faire face sereinement à la violence et même accueillir en son giron la tête répugnante du lépreux, dans un geste quasi-maternel.
VIOLENCE ET SOUVERAINETÉ : le fils sacrificiel
20Dans le Perlesvaus, la fonction royale est présentée comme un véritable carrefour problématique, non seulement à travers la personne du roi Arthur, à travers les conflits et les drames qui affectent sa famille, sa cour et son royaume, mais aussi à travers une série d'images secondaires de la souveraineté : la conversion du roi Gurgaran d'Albanie s'accompagne d'un rituel atroce sur la personne du Fils sacrifié ; le roi de la Cité en flammes règne pendant un an après quoi il doit mourir23 ; au château du roi Pelles l'incendie fait rage également depuis que la rivalité sauvage pour le pouvoir a provoqué un crime horrible au sein de la fratrie24.
21Les deux principaux rois de notre roman, le roi Arthur et le Roi Pêcheur, sont des rois malades25. La plupart de ces rois sont aussi des pères, sauf le Roi Pêcheur et Perlesvaus. Une chasteté volontaire sans défaillance destine ce dernier à la royauté mystique du Graal, comme préliminaire à la Royauté de la Cité Céleste. Mais tout n'est pas réglé pour autant. Appelé à régner sur l'Isle Planteiirose (allégorie de la Terre Promise) Perlesvaus reste cependant sous la menace, s'il vient à faillir, d'être précipité dans l'Isle Souffroitose, autrement dit dans l'enfer du Noir Ermite. Ainsi placée entre paradis et enfer, puissance et déclin, sainteté et péché, la fonction royale reste essentiellement précaire, soumise à la violence interne et externe, à la menace des traîtres, à l'agression des puissances maléfiques, à l'invasion des païens. Mais elle est vulnérable aussi dans la personne du Fils, figure sacrificielle par excellence, puisque à la personne du Fils se rattache toute la thématique de la chair et du sang. La paternité n'est pas une force pour les rois, mais une faille par où s'introduit la violence dévastatrice. L'image de la souveraineté est donc marquée par la faiblesse, le déclin, la tragédie. En voici quelques exemples.
22Matricide Sans grande nécessité pour la cohérence générale de l'histoire, le Perlesvaus introduit la violence du fils qui tue sa propre mère, la reine, dès lors qu'elle lui dénie le droit de devenir roi à son tour. Tel est le crime horrible que doit expier le jeune ermite Joseus, fils du roi Pelles :
«,.. g'é ocise ma mere qui roïne estoit, por ce q'ele dist que ge ne seroie pas rois après la mort mon pere ; ainz me feroit moinne o clerc, e mes autres frères, qui morz est, avroit le roiaume26. »
23Rien n'est dit sur l'âge respectif de ces deux frères, ni sur les raisons qui ont porté la mère à refuser à Joseus l'accès à la royauté, ni sur le pouvoir de décision dévolu à la reine, mise en position de régente avant même la mort du roi27, mais on peut rattacher ce meurtre à la rivalité mythique des jumeaux, à leur lutte tragique pour la conquête de la souveraineté.
24Eucharistie barbare Le fils du roi Gurgaran d'Albanie a été tué par un géant, et le père, un néo-chrétien, voudrait renverser cette violence, en appliquant à la lettre les paroles fondatrices, les paroles de la Cène. En fait, il se livre à une eucharistie barbare, fait cuire et découper le corps de son fils pour le distribuer à son peuple. Ce faisant, avec une conviction démente, il croit s'identifier à Dieu qui a donné son fils en pâture à son peuple, et pense probablement accomplir là un acte significatif d'entrée en chrétienté. Toutefois, Nitze va peut-être un peu trop loin en qualifiant cet épisode de "cannibalisme". Il néglige un détail, où se lit précisément cette volonté de désamorcer la violence, ce détail est le passage par le cuit, lequel, du point de vue anthropologique, supprime la consommation directe de la chair et du sang. Dans le cuit les deux espèces ne se distinguent plus, l'homophagie est évitée28.
25Meurtre du fils Innovation dans le corpus arthurien, le Perlesvaus dote Arthur et Guenièvre d'un fils, Lohout, mais c'est afin de le faire périr dans des circonstances odieuses, de la main même du sénéchal Keu. Le sénéchal apparaît en l'occurrence sous les traits qui sont ceux de l'usurpateur dans un scénario classique de conte merveilleux, scénario bien attesté dans la légende de Tristan où le sénéchal du roi d'Irlande avait prétendu avoir tué le dragon, alors que le véritable vainqueur était Tristan. Keu a tué Lohout de manière particulièrement révoltante et déloyale : l'ayant surpris dans son sommeil, il lui acoupé la tête. Après ce meurtre horrible, il a essayé de faire croire qu'il avait tué le géant Logrin dont il exhibe la tête29. Il sera finalement confondu par l'épreuve de la "cruentation", reprise peut-être du Chevalier au Lion de Chrétien. A la suite de ce forfait criminel, Keu passe à l'ennemi.
26Sacrifice inutile du Fils. Dès la branche I, l'épisode inaugural de la mort de Cahus vient souligner le caractère gratuit, arbitraire, de la violence, car cette mort inexplicable ne sanctionne aucune faute. Sauf à considérer que le jeune Cahus, personnage obscur, dont le nom est chargé de connotations diaboliques30 et païennes pourrait faire une excellente victime expiatoire31 aux yeux d'une communauté dont le Roi est défaillant. La seule faute de Cahus serait donc son excès de zèle qui l'a poussé à anticiper l'aventure et, dans un rêve fatal, à passer devant le roi, à prendre sa place de manière inconsciente32.
27On peut donc réintégrer la mort tragique de Cahus dans la logique sacrificielle, surtout si l'on admet avec Paul Bancourt et Jean-Pierre Martin que le nom de Cahus est un « possible avatar de Caïn croisé avec Chaos33 ». La mort de l'écuyer serait comme une réponse lointaine au crime commis par Caïn. Elle a liquidé le mal. Elle a mis un terme à la crise sacrificielle. Cahus est homologable à la race de Caïn. Sa lignée est marquée par une faute — n'est-il pas le fils d'Yvain l'Avoutre ? — Sans le savoir, il représentait l'impureté au sein même de la cour d'Arthur. Innocent-coupable, il a payé de sa vie, à la place d'Arthur34, et en toute ignorance de cause, le prix d'une renaissance de la Souveraineté, la restauration de l'image royale, le redressement de la cour arthurienne.
28Pour le roi, cette transformation passe en fait par deux expériences de la violence. La première conjoint la violence et le Sacré et se présente à lui à la chapelle Saint-Augustin sous la forme de deux visions. La vision paisible du Christ enfant en compagnie de la Vierge d'abord ; la vision violente du Christ adulte et supplicié ensuite. Au cœur du miracle de la transsubstantiation, l'image du Crucifié victime de la violence des hommes vient rappeler avec force que la Nouvelle Loi (Religion) se fonde sur le sacrifice.
29La seconde s'appuie sur la tradition des merveilles bretonnes. Arthur est très vite confronté, en effet, à un autre aspect de la violence, avec l'agression d'un terrible chevalier noir qui se jette sur lui en brandissant une lance enflammée. Le roi est finalement vainqueur, mais, refusant d'accorder la "merci", il tue son adversaire. Au cours du combat, il a reçu au bras une blessure qui entre dans une problématique de réciprocité violente. La lance enflammée s'était éteinte en effet au contact du sang d'Arthur ; en retour, la blessure reçue par le roi ne pouvait être guérie que par le sang du mort.
30Ainsi s'opposent deux formes de violence : la violence rédemptrice, purificatrice, dont la vertu est rappelée par les visions de la chapelle ; la violence dévastatrice, la violence païenne, ou la violence inhérente à l'Ancienne Loi, violence actualisée dans les scènes macabres de l'espace "breton". Ces deux aspects antithétiques sont matérialisés dans le motif du sang, dans la dualité du sang, de sa nature une et double : le sang de l'Agneau mystique et le sang du terrible chevalier noir, le pur et l'impur, ont été également nécessaires à sa régénération35. On retrouve ici l'idée que la fonction royale, pour atteindre la plénitude, doit recevoir l'investiture imaginaire de la Totalité, de la totalité des forces du monde, de la totalité des forces invisibles qui dans la conscience occupent d'une part le champ du Sacré et d'autre part, des zones souterraines où survivent les vestiges de la pensée sauvage.
31Au terme de cette expérience de la totalité violente, le roi a pu se réconcilier avec le Ciel et avec lui-même, pour rendre à sa cour quelque chose de sa splendeur perdue.
32Et pourtant, toute cette violence déployée pour le salut du roi n'aura servi à rien. Tout au long du récit, la puissance du roi Arthur restera problématique, toujours menacée, toujours ébranlée ou contestée par quelque nouvelle violence36. Non seulement Arthur ne parvient jamais à triompher définitivement de ses ennemis, mais encore on a le sentiment que la mort des fils, Cahus, d'abord, Lohout ensuite n'a servi à rien. Ni dans une visée sacrificielle qui aurait transposé en un sens historique le sacrifice du Christ ; ni dans une visée mythique qui aurait inversé le sens de la violence37. La mort du Fils, forme la plus intolérable de la violence selon les critères humains, dans la mesure où elle inverse l'ordre naturel du cycle vie-mort, ne débouche sur aucune rédemption. Elle signifie simplement que tout avenir est dénié à la royauté arthurienne, qui est une royauté de fin d'histoire38. C'est pourquoi, finalement le récit paraît se désintéresser du sort du roi Arthur et n'apporte aucune solution satisfaisante à la crise de la souveraineté dans ses aspects historiques et féodaux, puisque l'entrée en guerre de Claudas (br. XI) relance la violence. Dans l'ordre de l'histoire, il serait illusoire de penser que le sacrifice du Fils puisse faire advenir le règne du Père.
33Le salut ne vient pas du Roi-Père, mais du Bon Chevalier, du chevalier élu, chevalier vierge, qui a su renoncer à l'œuvre de chair, renoncer à être père à son tour pour se vouer tout entier à l'œuvre sotériologique, laquelle inclut nécessairement le sacrifice de soi et la violence à l'égard des autres. Perlesvaus est le seul acteur du récit à disposer de toutes les formes de violence, le seul à les utiliser toutes afin que cesse le temps des violences39, — même si de temps à autre il donne l'impression de trouver quelque satisfaction dans l'exercice de la violence — Il est aussi le seul à provoquer chez l'ennemi physique, et surtout chez l'ennemi métaphysique, le retournement de la violence contre elle-même, retournement qui constitue la figure majeure du récit autour de laquelle mérite de se cristalliser l'explication.
34Ce retournement nous le voyons s'opérer en de multiples circonstances mais toujours dans le sillage du héros. Au Château du Graal, le lion rouge se retourne contre l'un des (piètres) défenseurs du septième pont et le dévore40. Au château du Graal encore, le retournement de la violence contre elle-même est concrétisé par le suicide de l'usurpateur, le Roi de Chastel Mortel41. A la Tour de Cuivre, les zélateurs de Satan sont exécutés par le dispositif de mort qu'ils avaient eux-mêmes construit à partir de leur science des automates. Au Chastel Enragié trois chevaliers païens, trois frères, sont pris d'un accès de folie furieuse chaque fois que s'approche un chevalier chrétien. Ils se jettent alors sur leurs armes et le tuent. Un miracle protège toutefois Perceval de la fureur de ces "enragés" :
Ils alassent volentiers vers Perlesvaus, mais n'en ont pooir, car Dex ne velt. I corurent sus li.I. l'autre, si s'entrocient e depiecent... (br. XI, p. 371).
35Au château du Noir Ermite, figuration de l'Enfer, les défenseurs restent impuissants devant Perlesvaus et ils s'empressent de précipiter leur maître dans l'abîme pestilentiel une fois que le héros lui a fait vider les étriers.
36L'auto-destruction du mal est ainsi un motif constant et un principe organisateur véritablement actif dans la mesure où il génère tout un ensemble de situations à l'intérieur desquelles les forces du mal retournent contre elles-mêmes leur propre violence et se détruisent ou se neutralisent d'elles-mêmes. Mais l'épisode le plus significatif de ce schème du retournement de la violence, est certainement le combat que Perlesvaus doit livrer contre le Chevalier au Dragon Ardant. Ce dernier est un géant terrifiant. Il "porte l'esperit du diable" (l. 5763), c'est-à-dire, toute la violence du diable concentrée dans le souffle du dragon représenté sur la boucle de son écu. Ce souffle enflammé et pestilentiel possède un pouvoir destructeur terrifiant. C'est en quelque sorte l'arme absolue, capable de réduire tout adversaire en une poignée de cendres. Et les cadavres calcinés des victimes que l'on ramène à la cour d'Arthur frappent de stupeur les témoins consternés et impuissants. Seul, Perlesvaus relève le défi et décide d'affronter le monstre. Dans cette entreprise insensée, il possède cependant un atout décisif, l'écu qui lui vient de Joseph d'Arimathie, le premier disciple. Dans sa boucle ont été scellées les plus saintes des reliques : un fragment du vêtement du Christ, un peu du Précieux Sang prélevé au moment de la Passion. Ce sera donc la lutte du Ciel contre l'Enfer par reliques interposées. Le feu démoniaque est évidemment sans pouvoir contre Perlesvaus. Ce dernier peut atteindre le géant. Son épée devient alors rougeoyante et s'embrase, à l'image de celle de son adversaire. Et cette épée, dotée à son tour du feu infernal, Perlesvaus peut l'enfoncer dans la gueule du dragon. La violence exercée par le chevalier élu n'est que retournement contre les forces du mal de la violence qui les anime. Le sens de ce geste se trouve d'ailleurs confirmé et redoublé par un événement fantastique :
Et la teste du dragon se torne devers son saignor par grant air, si l'art et broïst tôt en podre, et la teste del dragon s'en part autresi comme foudre, (br. IX, pp. 251- 53)
37L'image du dragon n'était pas une simple peinture, mais une tête bien réelle. Mise en abisme au centre de l'écu, non pas comme une figure de l'héraldique satanique, mais comme une véritable force agissante, capable de devenir autonome afin d'opérer contre le mauvais serviteur de satan, le plus spectaculaire des retournements de la violence.
38Ce dernier trait, qui organise la confusion des plans de représentation en donnant vie à ce qui semblait n'être qu'une image, nous achemine vers la dernière partie. Elle portera sur la double cohérence qui caractérise le statut de certains personnages, à prendre tantôt comme des êtres ordinaires, tantôt comme des figures allégoriques. Méliot de Logres par exemple est à la fois un jeune chevalier auquel s'attache un lion, et une figuration du Christ. Cette oscillation exige qu'intervienne à un certain moment l'énoncé d'une senefiance, modalité narrative qui va être brièvement mise en rapport avec la violence.
LA VIOLENCE DE L'ÉCRITURE : « Ce fu molt grant joie de la senefiance de sa mort... »
39A cette violence, nous introduit une image paradoxale, celle du chevalier enfermé dans un tonneau de verre qui s'expose aux regards mais se dérobe à la compréhension, et cela au terme du récit, alors que Perlesvaus découvre enfin le château mystique des Quatre Cornes (trompettes). Une image de résistance douce, de provocation muette, est placée là, en fin de parcours, comme une énigme où se lit un défi à quiconque voudrait forcer l'interprétation comme on force une serrure. Ultime avertissement au lecteur — mais aussi aux praticiens du décodage que nous sommes — pour signifier que "la transparence est obstacle", que toute herméneutique, peu ou prou, est violence. Et que parfois, peut-être, il n'y a rien à décoder !
40Il y a dans le Perlesvaus des images très dures, des images insoutenables, dont la littérature médiévale n'offre par ailleurs aucun équivalent. Ces images d'une violence et d'une cruauté extrêmes, la senefiance, toujours livrée dans un second temps, vient les désamorcer, les délester de toute leur charge d'émotion et de leur puissance d'ébranlement.
41Revenons à Marin le Jaloux. On le voit foncer tout armé sur le chevalier Gauvain qu'il soupçonne, à tort, d'avoir courtisé sa femme. Au dernier moment, le furieux fait dévié la charge de son cheval et vient frapper la malheureuse dame d'un coup de lance en pleine poitrine comme on embroche une quintaine. « Il la fiert parmi le corseocit. Après s'en va grant aleüre vers son recet » note sèchement le texte42.
42Or, quelques pages plus loin, l'ermite chargé de livrer les senefiances explique à Gauvain, qui lui rapporte la scène avec indignation que
«... ce fu molt grant joie de la senefiance de sa mort, car Josephes nos tesmoige que la Viez Loi fu abatue par un coup de glaive sans resociter, et por la Viez Loi abatre se sofri Diex a ferir en coste du glaive, et par ce coup fu la Viez Loi abatue et par son crucefiement. La dame senefie la Viez Loi. » (l. 2207-2211)
«... ce fut une grande joie que la signification de cette mort, car le témoignage de Joséphé affirme que la Vieille Loi fut abattue par un coup de lance sans ressusciter, et pour abattre la Vieille Loi Dieu accepta d'être frappé au côté par le glaive. Grâce à ce coup et grâce à la Crucifixion la Vieille Loi fut abattue. La dame représente la Vieille Loi. »
43Contrairement à la pratique de l'allégorèse comme décryptage indispensable à l'intelligence du récit — pratique fort bien illustrée dans la Queste, par exemple — la senefiance ici n'était nullement nécessaire, et c'est là que réside précisément le coup de force de l'écriture ! La scène se suffisait largement à elle-même. Elle y suffisait trop bien. En elle tout était humain, trop strictement humain, trop étranger aux paradigmes majeurs du récit. La violence de l'écriture consiste ici à refuser le sens littéral, parce que la littéralité n'exprime que du sensible. Cette violence est à rapporter toute entière à la décision de l'instance narrative — instance qui reste à situer — de retourner la littérature contre sa matière première, c'est-à-dire contre les passions humaines. Pour l'anonyme qui a composé ou compilé le Perlesvaus, la littérature ne doit pas s'arrêter à la représentation des actes humains, actes inspirées par les désirs furieux des hommes, car le monde fictionnel ainsi conçu ressemble terriblement à la vie réelle, il possède ses propres causalités, ses propres objectifs, ses propres ressorts et s'organise dans l'espace narratif comme un monde sans Dieu. Tel est, à mon sens, le scandale qu'a dû provoquer dans les milieux où la spiritualité était la plus intransigeante, les milieux cisterciens entre autres, l'avènement du roman courtois tel que Chrétien de Troyes avait pu en élaborer le modèle, un roman qui aurait tendance à vivre de sa vie propre, en oubliant Dieu, comme le Perceval du Conte du Graal.
44La violence de l'écriture dans le Perlesvaus consiste à reverser massivement le sensible dans l'intelligible. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un brouillage des données celtiques, comme le pensent certains critiques. J'y vois plutôt à l'œuvre un état d'esprit durci en esprit de système, une réaction anti-romanesque, antihumaniste, déniant à l'homme et aux valeurs humaines, toute capacité à devenir matière et finalité de l'écriture. La violence s'acharne ici à réprimer les manifestations du désir humain, soit par l'exaltation de la chasteté, soit par l'exhibition des fantasmes d'horreur qu'inspire la femme castratrice, soit par le spectre de la maladie qui guette les êtres englués dans le désir, soit par la perspective désespérante d'être écarté du salut, soit par le transfert en senefiance des plus grandes souffrances.
45Le Perlesvaus ignore les moyens ordinaires destinés à juguler la violence. Il ignore les procédures rationnelles dans la réparation des préjudices. Il ignore même les combats judiciaires. A plus forte raison, ignore-t-il l'organisation de véritables procès en cour plénière43. En fait de loi, la violence féodale ne connaît que la loi du plus fort, et la loi du Tallion paraît même insuffisante à l'auteur du Haut Livre, ainsi que le montre la terrible vengeance que Perlesvaus tire du seigneur des Mares. Reste à savoir comment une même œuvre peut faire la synthèse de tant de formes antagonistes de violence et leur reconnaître en même temps une certaine légitimité ? La violence contre les ennemis de la Foi est reconnue et même préconisée comme violence légitime. D'une façon plus générale, la violence est légitime chaque fois qu'elle est riposte à la violence de l'autre, «... l'en doit fere guerre encontre guereor, et pes encontre pesible », dit Perlesvaus aux ennemis de sa mère44. Fanni Bogdanow a déjà mis en rapport toute cette violence avec les idées exprimées beaucoup plus tôt par Saint Bernard dans son De laudoe novoe militioe45, idées qui prônaient le recours à l'action lorsque la contemplation pourrait avoir des effets paralysants, ainsi qu'en témoignent les échecs de Perlesvaus et Gauvain devant le Graal. De telles idées faisaient probablement violence à la pensée profonde de leur auteur, mais elles n'en avaient pas moins besoin d'être sérieusement réactivées en ce xiiie siècle où se perdait l'esprit de Croisade, surtout si l'on admet que le Perlesvaus a pu être composé entre le traité de Jaffa (1229) et la chute de Jérusalem (1244). Cette stratégie incorpore aisément l'idée que les chefs de la chrétienté sont doués d'un pouvoir charismatique et que devant eux la violence des forces du mal est vouée à l'autodestruction, position optimiste apte à ranimer bien des prosélytismes essoufflés. Quant à la pression qu'exerce la senefiance pour dévitaliser la violence, elle pourrait bien s'expliquer par l'influence que continuent d'exercer à travers le temps l'œuvre de saint Bernard et la pensée cistercienne. A s'écarter ainsi des lectures "clunisiennes" ordinairement proposées, il faudrait référer l'œuvre au saint Bernard des sermons sur le Cantique des cantiques, à cause de cette volonté farouche de fermer les yeux sur le monde terrestre, de cet acharnement pathétique à ignorer le corps, à ignorer la souffrance, à faire violence à la chair, afin de transposer les réalités sensibles dans l'ordre des valeurs spirituelles, où beauté et violence, devenues de purs concepts, cessent d'affecter les sens.
46MONTPELLIER III, mars 1994
Notes de bas de page
1 La datation du Perlesvaus reste incertaine. On admettra ici, avec Fanni Bogdanow, qu'il a pu être composé autour des années 1230, en tout état de cause après la Queste et le Lancelot en prose. "Le roman jusqu'à la fin du xiiie siècle : le Perlesvaus", Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters, IV-2, Heidelberg, 1984, pp. 43-67.
Edition utilisée dans cet article : Le Haut Livre du Graal : Perlesvaus, William A. Nitze et T. Atkinson Jenkins, Chicago, The University of Chicago Press, 1932- 1937, 2 vol., (rééd.1972).
TRADUCTIONS : Nigel Bryant, The High Book of the Grail, A translation of the thirteenth Century Romance of Perlesvaus, Cambridge, D. S. Brewer, 1978. Christiane Marchello-Nizia, introduction et traduction de la majeure partie du texte (résumés des passages non traduits), dans La légende arthurienne, Paris, Robert Laffont, collection "Bouquins", 1989, pp. 117-309.
2 Prologue, l. 10-12.
3 Op. cit., introd. p. 121-122.
4 Charles Mêla, La Reine et le Graal, Paris, Seuil, 1983, p. 194.
5 C'est du moins ainsi que j'entends l'expression « wild and unfamiliar beauty », Nitze, éd. du Perlesvaus, op. cit., introd. p. 9.
6 Jeanne Lods, « Symbolisme chrétien, tradition celtique et vérité psychologique dans les personnages féminins de Perlesvaus », Mélanges Le Gentil, Paris, 1973, p. 516.
7 L'expression est de Bernard Guidot, (« Le monde de la guerre dans Aliscans, horreur et humour », Mourir aux Aliscans, études recueillies par J. Dufournet, Paris, Champion, 1993, pp. 81), qui cite encore cet abrégé de la « philosophie de la violence » que l'auteur des Aliscans a placé dans la bouche de Guillaume : « Puis que li hom n'aime crestïenté / Et qu'il het Deu et despit charité, / N'a droit en vie, jel di par vérité ; / Et qui l'ocist, si destruit un maufé ; / Deu a vengié, si l'en set mout bon gré. »
8 J.-Ch. Payen, « Une poétique du génocide joyeux : devoir de violence et plaisir de tuer dans la Chanson de Roland », Olifant, 6, Spring-Sommer 1979, pp. 226-36.
9 Telle est par exemple la problématique retenue par l'historienne Christiane Raynaud opérant sur l'iconographie : La violence au Moyen Age, xiiie-xve siècle, d'après les livres d'histoire en Français, Le Léopard d'Or, 1990.
10 Perlesvaus, l. 5527-39.
11 Ibidem, br. IX, p. 258.
12 Ibid., br. IX, pp. 241-43.
13 Voir sur ce sujet le livre de Thomas E. Kelly, Le Haut Livre du Graal : Perlesvaus. A structural Study, Droz, Genève, 1974.
14 Sur le concept de crime majeur dans le monde antique, voir Alain Moreau, « A propos d'Œdipe : la liaison entre trois crimes, parricide, inceste et cannibalisme », Etudes de littérature ancienne, Presses de l'E.N.S., Paris, 1979, pp. 97-126.
15 Sur l'aventure fantastique dans ses rapports avec la violence, le lecteur pourra se reporter à mon livre Aspects fantastiques de la litérature narrative médiévale. L'Autre, l'Ailleurs, l'Autrefois, Champion-Slatkine, 1991, t. II, pp. 777-807.
16 Ce qui n'empêche pas d'ailleurs la violence d'advenir, ainsi qu'en témoigne l'agression sauvage à laquelle se livre Marin le Jaloux contre sa propre femme, en se fondant sur les accusations mensongères proférées par le nain, comme si les paroles du nain avaient pour seul effet de libérer l'agressivité latente que le jaloux entretenait dans sa rumination obsessionnelle.
17 La Reine des Tentes éprouve pour lui un véritable coup de foudre. Elle sait pourtant que Perceval a tué Cahot le Roux, lequel était jusque-là son défenseur. Incapable de résister à la "semonce du cœur" elle déclare son amour, prête à rejouer en un raccourci vertigineux l'aventure romanesque que Laudine conduisait avec tant de finesse dans le Chevalier au Lion. Et la violence de son désir s'exprime dans les termes utilisés par ailleurs dans la représentation de l'agression physique : « La roïne l'esgarda parmi le vis et esprent de s'amor si durement que près va qu'el ne li cort seure » (br. VII, pp. 152-153). Eveillé par la violence, le désir s'exprime avec violence. Mais Perlesvaus, qui se voit offrir aussi brutalement la place et la femme du mort, reste ici insensible.
18 Dans l'édition bilingue que nous préparons du Perlesvaus, nous proposons en effet de corriger « en fers » (ligne 2767 et passim de l'édition Nitze-Jenkins) en « enfers » (infirmas), en seul mot, ce qui permet une lecture beaucoup plus satisfaisante.
19 Je me permets de renvoyer ici encore le lecteur à mon propre ouvrage, op. cit., t. I, pp. 610-13.
20 Elle connaîtra, imposé par les démons, un châtiment à la hauteur de la faute : condamnée à transporter des cadavres à moitié dévorés par les animaux et à les entasser dans une maison perdue au cœur de la forêt (br. IX, p. 274 et sq.).
21 Perlesvaus, br. X, p. 316.
22 Jeanne Lods, art. cit., p. 520-522.
23 L'importance des enjeux attachés à la souveraineté se trouve soulignée dans cet épisode dont les attaches folkloriques sont incontestables. Accepter la souveraineté implique aussi d'accepter de mourir au bout de l'an, mais Lancelot, qui en d'autres circonstances ne se dérobe pas aux rendez-vous avec la mort, refuse ici le contrat. Un nain l'accepte, comme si pour ce sous-homme, la mort était sans conséquences. Cf. Alexandre H. Krappe, « Sur l'épisode de la Ville Brûlante du Perlesvaus », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, t. LXII, 1939, pp. 404-408.
24 Le délai d'un an renvoie à un autre personnage de haute violence, Aristor d'Amorave, le ravisseur de Dandrane, et la Barbe-Bleue du récit, qui use (de) ses femmes pendant un an, après quoi il les tue (br. X. p. 355).
25 Le Roi Pêcheur gît "en langeur" dit le texte. (l. 2788, et 3732), et cela depuis l'échec de Perceval devant le Graal.
26 Perlesvaus, br. V, l. 1636-39.
27 Ne serait-ce pas un nouvel indice en faveur de la chronologie basse et d'une datation du Perlesvaus en relation avec la période où l'influence de Blanche de Castille fut la plus contraignante pour Louis IX, avec, comme terminus ad quem, la période 1240-44 au cours de laquelle absorbé par les préparatifs de la croisade le roi s'émancipe totalement de sa mère (l'émancipation pouvant s'interpréter symboliquement comme un meurtre) ?
28 Cf. Nicos Nicolaïdis, La Théophagie, Oralité primaire et métaphorique, Dunod, 1988.
29 Perlesvaus, br. VIII, l. 4920-50.
30 C'est le nom d'un dieu sarrasin dans certaines chansons du cycle de Guillaume (Couronnement de Louis, éd. E. Langlois, v. 621 et 1225, Aliscans, éd. Cl. Régnier, v. ; Siège de Barbastre, éd. J.-L. Perrier, v. 1476) d'un démon dans le Miracle de Théophile de Rutebeuf,
31 Selon les analyses désormais classiques de René Girard, La Violence et le Sacré, Grasset, 1972.
32 Pour la conscience claire, cette mort reste inexplicable. Du moins a-t-elle pour effet de poser de manière insistante la question de l'origine, et de la poser en ce lieu inaugural du récit, où il vient d'être dit que le Haut Livre procède de Dieu. Dans ces conditions, d'où procède le mal ? Quelle puissance ironique et cruelle a pu ainsi transformer les images du songe en horrible réalité de sang et de mort ? Cahus meurt d'un mauvais rêve ; il meurt de rêver qu'il meurt. Serait-il mort pour rien ? Du strict point de vue événementiel, sa mort en effet ne sert à rien, n'a aucune incidence sur l'histoire. Mais il en va tout autrement du point de vue de la production du sens.
La mort de l'écuyer fonde le récit sur une donnée qui par la suite ne sera plus jamais explicitée, sur le désir de la reine, un désir au demeurant fort respectable puisqu'il visait à donner au roi un compagnon capable de lui porter secours dans l'aventure périlleuse. Or cette aventure n'a rien à voir avec la catégorie du sentiment et les dérisoires attentions humaines alourdies d'affectivité. Elle exige que se mette en aventure un héros solitaire, conformément aux surdéterminations occultes inscrites dans les structures profondes de l'errance chevaleresque à vocation initiatique. Arthur partira donc le lendemain, mais seul. Blessé à son tour, il reviendra vivant, guéri et même régénéré dans sa conscience et dans son cœur.
33 Paul Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du Roi, Aix-en-Provence, 1982, t. I, p. 384. Jean-Pierre Martin, « D'où viennent les Sarrasins ? A propos de l'imaginaire épique d'Aliscans », Mourir aux Aliscans, Etudes recueillies par Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, p. 126.
34 Pour une interprétation voisine, cf. Michel Zink, « Le rêve avéré. La mort de Cahus et la langueur d'Arthur du Perlesvaus à Fouke le Fitz Waryn », Mélanges René Fromilhague, Littératures 9-10, 1984, Université de Toulouse-Le Mirail, pp. 285- 294. Art. Repris dans Michel Zink, Les voix de la conscienc. Parole du poète et parole de Dieu dans la littérature médiévale, éd. Paradigme, Caen, 1992, pp. 137- 144.
35 Cette ambivalence qui structure tout le récit est inscrite dans la violence fondatrice du sacré avec la décapitation de saint Jean-Baptiste et le sacrifice de la Croix. La décapitation du Baptiste relève de la violence impure. Elle résulte, on le sait, d'une scandaleuse décision humaine à l'origine de laquelle se trouve le conflit du désir et de la loi. Rappelons qu'Hérode-Antipas avait épousé la femme de son frère après avoir répudié sa propre épouse. Le Baptiste s'était indigné de cette faute et l'avait publiquement dénoncée en rappelant la Loi : « Tu ne dois pas avoir la femme de ton frère ». Furieuse, Hérodiade avait exploité l'emprise que sa fille Salomé exerçait sur Hérode pour faire exécuter le prophète et obtenir sa tête. Or, le souvenir de cette violence impure hante le Perlesvaus à travers le personnage de Gauvain. Pour Gauvain, la quête du Graal passe par un préalable, la reconquête de l'épée perdue, de l'épée qui a servi à la décollation du Baptiste. Sainte relique et souvenir de haute violence, elle se trouve pour l'heure aux mains d'un roi païen, lequel ne la restituera qu'au prix d'un autre sacrifice qui réitère la mort du Fils. Ainsi se rejoue dans le monde arthurien le scénario violent qui est à l'origine de la nouvelle Loi. Cette pérennité de la structure est soulignée par le miracle de l'épée, qui devenant sanglante chaque jour à l'heure de midi rappelle le chrétien au devoir de violence et de vengeance. Cf. Jean-Guy Gouttebroze, « Saint Jean-Baptiste et Gauvain dans le Perlesvaus. Un phénomène de résurgence narrative structurale », Hommage à Jean Onimus, Nice, 1979, n° 37-38, pp. 41-49.
36 Trahison du sénéchal Keu, à la suite de son crime abominable. Conflits internes opposant le nouveau sénéchal, Brien des Isles et Lancelot. Injustice à l'égard de ce dernier. Série de meurtres accomplis par le diabolique Chevalier au Dragon Ardant, terrifiant vengeur du géant Logrin, qui envoie à la cour du roi les corps carbonisés de ses victimes (br. VIII, l. 5445-69).
37 Le Perlesvaus ne reproduit pas la catastrophe œdipienne de La mort le Roi Artu, avec sa réciprocité violente qui donne à l'aventure arthurienne son accomplissement tragique dans les brumes de Salesbiere.
38 Voir sur ce point les analyses de Dominique Boutet, Charlemagne et Arthur, ou le roi imaginaire, Paris, Champion, 1992.
39 La dernière branche du récit, la branche XI, peut -être considérée de ce point de vue comme la phase ultime de résolution de la violence par la violence. Perlesvaus y mène une série d'actions décisives : vengeances, victoires sur les Païens, conversions des reines païennes qui renoncent symboliquement à leur ancien nom pour adopter un nom chrétien où l'allégorisme exorcise la violence, ces reines s'appellent désormais Céleste et Salubre. Toujours dans cette br. XI, il abandonne l'écu du Miles Christi où figurait une croix de sang, pour adopter l'écu blanc où ne subsiste plus aucun symbole de violence. Toutefois, même sous l'écu blanc, Perlesvaus aura encore à exercer quelques actions violentes, à la place de Gauvain en mauvaise posture, il vengera la mort de Méliot de Logres ; il délivrera son cousin Calobrus enchaîné sur une île et son dernier geste de chevalier consistera à envoyer à ses frères en chevalerie, Gauvain et Lancelot, la tête de son dernier adversaire, qu'il a décapité uniquement à leur intention, semble-t-il !
40 Ce qui lui vaut d'être attaqué et tué à son tour par le lion blanc, auxiliaire de Perlesvaus (br. IX, p. 265).
41 Le suicide est rare dans la fiction médiévale, bien que la tentation du suicide y soit assez fréquente (cf. M.-N. Lefay-Toury, La tentation du suicide dans le roman français du xiie siècle, Paris, Champion, 1979). C'est l'image parfaite du retournement de la violence contre elle-même, ainsi que le souligne le détail de la mise en scène : Li rois estait as crenaus dou mur. Il voit que li chevalier sont mort e que li lions aide a ocire les desraainz. Il se mist eu plus haut liu des murs, puis haucha le pan de son hauberc, puis tint s'espee nue. Il s'en feriparmi le cors e chaï par desor les murs en l'aiguë, qui rade e parfonde estait, si que Perlesvaus vit e tôt li prodomme, qui se merveilierent de ce qu 'il s'ert ocis en itel maniezre (l. 6212- 217). Le suicide est l'acte hautement répréhensible que commettent les êtres perdus qui ont déjà pactisé avec Satan, comme le roi de Chastel Mortel à qui est dévolu ici le rôle de Judas, le rôle du traître. Dans un dernier geste de double violence, il se donne la mort et se damne, se perce la poitrine de sa propre épée et se précipite du haut des crénaux dans l'eau profonde des fossés où il disparaît.
42 Marin le Jaloux s'était comporté au préalable de façon particulièrement odieuse avec sa femme la traitant avec brutalité, la faisant traîner par les tresses, la contraignant à pénétrer en chemise dans une source glacée, après quoi il s'était mis à la battre avec une poignée de verges "parmi le dos et par les mameles si que li rus de la fontaine estoit toz sanglenz" (pp. 76-77).
43 Pour châtier le plus odieux des crimes, le meutre de son fils Lohout par le sénéchal Keu, Arthur « n'ose fere escondit » mais déclare « qu'il ameroit molt celui qui vengance l'en porroit prendre », Perlesvaus, br. X, l. 7920-26
44 Br. VIII, l. 5333-34.
45 « Le roman en prose en France au xiiie siècle », Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters, op. cit., IV-2, pp. 54-67.
Auteur
Université Paul Valery (Montpellier III)
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