Les sources économiques et politiques du concept de « l’hypermarché » français dans les années cinquante et soixante
p. 19-40
Texte intégral
Introduction
1Le samedi 15 juin 1963, Carrefour, une petite société de commerce de détail de Haute-Savoie, qui avait été créée en juillet 1959 pour exploiter deux supermarchés, à Annecy-Parmelan (juin 1960, sur 650 m2) et Cran-Gevrier (avril 1963, sur 850 m2), ouvrait, son troisième magasin à Sainte-Geneviève-des-Bois, une ville de classes moyennes de 18000 habitants, en banlieue sud de Paris, à côté du nouvel aéroport d’Orly.
2Ainsi que le mentionnait l’Enseigne sur la façade principale, ce magasin de 2300 m2 de surface de vente constituait son premier « Grand magasin libre-service ». Il ne s’agissait pas d’un nouveau supermarché, ni à proprement parler d’un grand magasin, selon les définitions usuelles de ce type de commerce en Europe et en Amérique du Nord.
3Par sa superficie implantée sur un seul niveau, ses 12 caisses de sorties en ligne, ses 450 places de parking, il ressemblait à un supermarché américain classique des années cinquante. Toutefois, par son assortiment large de gammes de produits alimentaires et non alimentaires à prix discount il pouvait être aussi perçu comme un cas particulier de « grand magasin discount en libre-service », format qui était alors en pleine croissance aux États-Unis sous la dénomination de SSDDS (self-service discount department store), mais essentiellement dans le domaine des produits de base non alimentaires et sur des surfaces de vente de plus de 5000 m2. Son implantation à l’écart du centre commercial de Paris et même loin des zones les plus densément peuplées de la région parisienne était une autre source de curiosité. Cette localisation périphérique apparaissait comme à l’opposé des stratégies de développement des trois grands « Super Bazar » belges qui avaient été créés en 1961 comme « SSDDS » à Bruges, Bruxelles-Auderghem et Anderlecht (Cauwe 1981) et qui venaient juste d’être « importés » dans le centre de Paris par Inno-France en 1962, avec ses trois grands « SSDDS » Inno Pont-Neuf, Inno-Passy et Inno-Montparnasse (Soulabail 2013). De plus, et c’était vraiment nouveau, les 12000 m2 du parking de Carrefour étaient associés à une station-service à prix discount sans marque (0,93 F/L contre 0,99 F/L dans une station normale)1, sur le modèle des supermarchés d’Annecy (Lhermie 2001), configuration inconnue outre-Atlantique.
4Quelles que fussent les caractéristiques de ce nouveau magasin, son ouverture connut un formidable succès (Villermet 1991). Les rayons durent être réapprovisionnés plusieurs fois au cours de la première semaine et, lors du second samedi, six caisses supplémentaires s’ajoutèrent aux douze initiales, tenues par des caissières envoyées d’urgence par avion d’Annecy (Soulabail 2010 ; Brosselin & MV 2015). À la fin juin, un complément d’une centaine de chariots fut nécessaire pour diminuer les queues du libre-service ; mois après mois la croissance du chiffre d’affaires démontrait la pertinence et la réussite de ce nouveau concept de « self-service discount » qui n’avait pas encore de nom (Villermet 1991). La presse et les grands médias audiovisuels amplifièrent l’importance de l’événement en lui conférant une dimension sociopolitique nationale et diffusèrent le récit d’un combat entre le commerce moderne et le « petit commerce » traditionnel. Ils mirent l’accent sur une nouvelle façon d’accéder à la « société de consommation », désormais à la portée de tous. Cette innovation commerciale devenait un symbole tangible de cette période de progrès économique qui s’ouvrait pour le pays, après l’effacement des séquelles de la Seconde Guerre mondiale et la fin des guerres coloniales. La surface de vente passa à 3000 m2 en 1965 et fut encore agrandie à 4000 m2 en 1968.
5Encouragée par ce succès, la société Carrefour va ouvrir un autre magasin en 1964, sur le même modèle que celui de Saint-Geneviève des Bois, de 2600 m2, à Villeurbanne, à l’est de Lyon, puis un troisième en 1966, à Vénissieux, au nord de cette agglomération, la seconde de France. Atteignant 9500 m2 de surface de vente, ce dernier magasin devient à cette date le plus grand « SSDDS » français2. En 1967, des concurrents commencent à copier ce concept consistant à intégrer l’alimentaire et le non-alimentaire « sous le même toit » en libre-service. Pour distinguer ces magasins de la concurrence, dans le numéro du 20 octobre 1968 de LSA (Libre-Service Actualités), Jacques Pictet, rédacteur en chef et fondateur du principal magazine du commerce de l’époque, introduit le terme d’« hypermarché »3 avec la définition suivante : « Grand point de vente supérieur à 2500 m2 sur un seul niveau en libre-service, avec une grande variété de rayons alimentaires et non alimentaires, avec paiements uniques en caisses de sorties, et possédant de vastes possibilités de parking gratuit. » Cette définition va s’imposer rapidement chez tous les professionnels puis auprès des pouvoirs publics. Elle sera même consacrée sur le plan international en 1977 par la NCR4 qui la reprendra dans son « Retail terminology » (p. 21), dans les termes suivants : « Hypermarché : une combinaison de magasin discount, de supermarché et d’entrepôt sous un même toit. En règle générale, il vend à la fois des articles alimentaires et non alimentaires avec un prix inférieur de 10-15 % à ceux de la moyenne du commerce de détail. Il stocke les produits en hauteur, jusqu’à trois mètres. Les hypermarchés sont un phénomène européen. »
6En cette fin 1968, seulement treize magasins en France pouvaient revendiquer ces nouveaux standards5 et en tirer un avantage concurrentiel par rapport aux supermarchés classiques, tant pour les surfaces de vente et les assortiments que pour le positionnement prix : la saga mythique de Carrefour et de ses concurrents, à l’échelle nationale puis mondiale, venait de commencer (Daumas 2006a ; Sordet 2014).
7L’objectif, ici, n’est pas de raconter cette histoire. À l’inverse, il s’agit de s’intéresser uniquement aux conditions économiques et sociales historiques antérieures qui ont déterminé la naissance et le développement du format français de « l’hypermarché », avec ses caractéristiques particulières, et qui ont façonné un type de magasin discount en libre-service européen, différent de celui des SSDDS qui s’étaient imposés en Amérique. Pourtant, deux décennies plus tard, après un long détour dans de nombreux pays, l’hypermarché reviendra finalement s’implanter aux États-Unis, sous le nom de « supercenter »6. Le but de cette recherche est de tenter de comprendre et d’expliquer le « Pourquoi ? » de Saint-Geneviève des Bois et son succès immédiat, alors que les quelques autres SSDDS belges et français, imités du modèle nord-américain commençaient déjà à décliner. Il s’agit d’identifier les causes d’une performance durable à la suite de la mise en place initiale de ce concept innovant, et non de raconter les multiples péripéties qui ont accompagné la dissémination de ce format, bien au-delà de son origine dans une banale « cité-dortoir » de la région parisienne. Pour conduire cette enquête, nous suivrons la méthodologie fondée sur les « échelles d’observation », introduite par Desjeux (1996).
8Dans un premier temps nous décrirons la situation macro-économique et politique de la France entre le début de la reconstruction économique d’après la Seconde Guerre mondiale et la fin des guerres coloniales, notamment celle d’Algérie (1945-1962), et comment celle-ci influe sur le secteur du commerce de gros et de détail et les stratégies de ses entreprises.
9Puis, dans une seconde partie, nous analyserons les rapports de force qui s’établissent entre les différentes classes d’acteurs qui s’affrontent au niveau méso-économique du champ concurrentiel du commerce à cette époque. Enfin, nous examinerons brièvement les relations et les micro-interactions de ces acteurs avec les fondateurs de la société Carrefour qui vont peser sur leurs visions stratégiques et leurs décisions managériales et qui les ont conduits à créer le concept d’« hypermarché ».
Le commerce de détail en France dans l’économie de la reconstruction et au début des « Trente glorieuses » : 1945-1966
10L’économie de la France d’après-guerre doit faire face à de nombreuses et importantes destructions de ressources et d’infrastructures. Elles concernent aussi bien des moyens de communication, des sites industriels, des entrepôts d’entreprises de gros, que de nombreux magasins de détail. La population est soumise à des cartes de rationnement jusqu’en 1947, et même jusqu’en 1949 pour le sucre, le café et l’essence. Les prix de tous les biens sont contrôlés par l’État, selon un système « d’ordonnances » émises par le ministère de l’Économie et des Finances (ordonnance du 30 juin 1945). Dans une France où prévaut encore une économie semi-rurale, on assiste, dans la continuité de la période de « l’Occupation », à un renouveau de l’autoproduction pour répondre aux besoins de subsistance quotidiens, même dans les régions les plus industrialisées. Les « jardins ouvriers » sont encouragés, les « économats » mis en place par des entreprises, des établissements ou des institutions locales, complètent différentes formes de coopératives pour compenser l’absence ou l’insuffisance d’offres commerciales régulières. La reconstruction du commerce de détail va s’effectuer dans le cadre d’une économie dirigée dans laquelle le poids des pouvoirs publics va être déterminant pour donner forme aux développements des entreprises et orienter leur future évolution.
11Le secteur du commerce français dans les années cinquante sera structuré par deux principaux processus institutionnels qui conduiront finalement à l’émergence du « commerce moderne » des années soixante :
Les modalités de compensation des « dommages de guerre », selon la loi du octobre 1948, et la création en juin 1947 du Plan Marshall (Programme pour la Reconstruction européenne ou ERP) mis en place à partir de début 1948 ;
Le contrôle des prix par l’État, associé à un statut fiscal des producteurs, des commerçants en gros et des commerçants détaillants, selon des réglementations et une législation d’encadrement de l’économie de marché en général et du commerce en particulier.
Les aspects nationaux et internationaux de la reconstruction du commerce
La compensation des dommages de guerre
12L’administration de la « Direction des dommages de guerre » de 1949 à 1965, traitera plus de 6300000 dossiers7 dont 300000 pour des reconstructions immobilières. Pour le commerce de gros et de détail, il s’agira à la fois d’une chance immédiate et de problèmes ultérieurs. Les principaux bénéfices se concrétiseront par la réouverture progressive, mais continue et rapide, des magasins, des plus petits aux plus grands. La reconstruction contribuera très vite à la reconstitution des forces des principaux acteurs du commerce d’avant-guerre : d’une part les magasins populaires, tels Prisunic, Monoprix, Uniprix, etc., filiales des puissants groupes propriétaires des Grands Magasins généralistes, à dominante non alimentaire, et d’autre part les succursalistes ou M.A.S. (Maisons à succursales multiples), à dominante alimentaire, et le plus souvent engagés dans des activités parallèles et complémentaires de grossistes. Paradoxalement, l’efficacité de cette administration qui était implantée dans chaque Préfecture départementale allait créer sur la durée deux sortes de problèmes imprévus : (a) elle offrit de multiples opportunités d’ouvertures à de très nombreuses boutiques familiales de petite taille, le plus souvent inférieures à 40 m2, tant pour les produits alimentaires que non-alimentaires, qui s’avérèrent incapables de s’adapter dans la décennie suivante aux nouvelles tendances de l’économie dite « fordiste » (Moati 2001), et aux niveaux de productivité élevés qui allaient caractériser la production industrielle des « trente glorieuses ». En 1950, le commerce de détail français comptait 795800 points de vente sédentaires (dont 375850 pour les seuls produits alimentaires) (Quin 1964) ; (b) du fait que les compensations ne pouvaient être accordées qu’à condition d’être investies « dans des formes identiques » à celles des propriétés détruites, la politique de reconstruction ne permit pas de promouvoir l’innovation commerciale, même pour les sociétés les plus importantes qui en avaient les projets et les compétences. En pratique, des magasins populaires furent reconstruits sur plusieurs niveaux, dans un environnement urbain dense, sans perspective de facilités de parking. De nombreux entrepôts de succursalistes et de grossistes furent également réinstallés à l’identique (et à l’étroit) dans des quartiers d’habitation qui ne facilitaient pas leur extension, leur modernisation et leur accessibilité (Sordet 2014, 2015). L’urbanisme issu de la reconstruction des années cinquante contenait dès lors en germe l’irrépressible force centrifuge qui orienta le commerce vers le péri-urbain des années soixante. En fin de compte, les effets du Plan Marshall furent plus déterminants du point de vue de l’évolution du commerce que les politiques de reconstruction au sens strict.
L’European Recovery Program (Plan Marshall) en France (1948-1952)
13La France fut le second plus grand bénéficiaire du Plan Marshall après Le Royaume-Uni, avec 23 % des dons et prêts accordés (2,8 milliards de US $ de l’époque). Bien évidemment le secteur du commerce n’était pas directement concerné par de telles sommes. Cependant, dans la mesure où les industries de biens de consommation en bénéficiaient pour accroître leur productivité et leur production globale, le commerce traditionnel apparaissait dès lors comme un goulot d’étranglement, comme un obstacle à faire sauter pour libérer la voie du progrès matériel de la population. Pour atteindre cet objectif, les acteurs du commerce furent ciblés par de nombreux « sous-programmes » afin de les aider à augmenter également leur productivité et de favoriser leurs efforts pour rester en ligne avec la croissance générale de l’économie nationale.
14En 1950, Jean Monnet (Commissaire au Plan) va créer l’AFAP (Association française pour l’accroissement de la productivité) placée sous la supervision du professeur d’économie politique Jean Fourastié8 pour gérer les fonds nécessaires à l’organisation des « Missions de productivité » aux États-Unis, qui doivent faire découvrir aux dirigeants et cadres de haut niveau les modèles de gestion et de croissance de l’économie privée américaine. Ces missions qui concernent tous les secteurs économiques vont faire aussi une place au commerce de gros et de détail (Bossuat 2002 ; Daumas 2006b). En avril-mai 1950, une première mission « Distribution », conduite par Robert Catherine mettra l’accent sur l’importance de l’efficacité du commerce de détail américain grâce aux supermarchés et aux méthodes de libre-service en général. Le rapport final décrit comment la modernisation du commerce permet d’ajuster l’accroissement de la productivité de l’industrie et de l’agriculture avec une augmentation de la consommation de la population9 et par suite conduit à une élévation du niveau de vie de toutes les classes sociales. D’autres missions, en 1952 et plus tard, seront consacrées à la consommation, au marketing et aux études de marché. Toutes mettront l’accent sur l’urgence d’une modernisation du commerce.
15Les conséquences des missions de productivité furent plus qualitatives que quantitatives : en effet si entre 1950 et 1953 elles réunirent au total près de 4000 « missionnaires » tous secteurs confondus, seulement 150 étaient directement impliqués dans les problèmes des entreprises du commerce (Bossuat 1992). En revanche, les élites du monde des affaires, la haute administration, les responsables des organisations professionnelles et des Chambres de commerce, les universitaires de l’économie, du droit et de la gestion partageaient désormais tous les mêmes représentations du commerce et de ses problèmes. La nouvelle « doxa » établissait « l’ardente obligation10 » d’accroître la productivité de la fonction commerciale (gros et détail) afin d’élever rapidement le niveau de vie de la population en suivant le modèle américain. Il s’agissait de diffuser les gains de productivité obtenus dans l’industrie et l’agriculture dans de nouvelles organisations d’accès à une « consommation de masse » (Messerlin 1982 ; Moati 2001). Il fallait éviter que cette nouvelle abondance matérielle restât inaccessible du fait des marges « en cascade » générées par l’inadéquation de trop longs circuits commerciaux. Après 1952, les « missions » se poursuivirent, financées par d’autres initiatives collectives et privées, plus spécialisées et plus orientées vers l’appropriation de pratiques et de techniques immédiatement transposables en France. Parmi les plus connues et parfois sans doute surestimées, on citera les célèbres séminaires MMM (Modern Merchandising Methods) organisés par la NCR (cf. supra) et animés par le « gourou » international de la distribution, Bernardo Trujillo. Entre 1957 et 1965, ils accueillirent 2347 managers français de toutes les formes de commerce, soit plus du quart du contingent européen des « pèlerins » de Dayton (Ohio), au siège de la société (Thil 1966). Puis le retour au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958 permit le développement des politiques économiques publiques en faveur de la modernisation et de l’accroissement de la productivité des entreprises privées. Une liste de priorités fut établie par le Plan Rueff-Armand, présenté au nouveau Premier ministre Michel Debré le 21 juillet 1960, dans laquelle la modernisation du commerce figurait en bonne place, au côté d’une « libéralisation » du marché intérieur11. Ces dispositions ouvrirent la voie pour des projets plus audacieux et innovants pour les nouveaux « distributeurs » qui prenaient chaque jour un peu plus de place face au commerce traditionnel, comme on le verra plus loin.
Contrôler le marché, la formation des prix et les relations industries-commerce
16L’histoire du contrôle des prix et de leur formation par l’État est aujourd’hui bien documentée (Grenard 2010 ; Chélini 2013). L’administration en charge du contrôle des marchés, « la Direction générale du Contrôle économique », avait été instituée en 1942 par le gouvernement de Vichy et maintenue en fonctions par le gouvernement provisoire du général de Gaulle en juillet 1944, avec le même directeur, l’inspecteur des finances Jean de Sailly. De 1944 à 1952, sa mission essentielle fut d’éviter toute hausse des prix à la consommation, par un contrôle strict de toute la chaîne d’approvisionnement des producteurs aux détaillants. Cette politique anti-inflationniste de la DGCE fut poussée à l’extrême par le gouvernement Blum en 1947, avec l’imposition d’une baisse générale des prix de 5 %. Si celle-ci fut bien évidemment impossible à réaliser, elle contribua à répandre l’idée que les commerçants, comme au temps du « marché noir », étaient largement responsables de « la vie chère » et elle prépara l’opinion publique à recevoir les arguments des « discounters » qui allaient apparaître progressivement dans la décennie suivante. De fait, après le décret du ministre des Finances Maurice Petsche, en 1949, le contrôle direct des commerçants fut assoupli et en janvier 1952 la DGCE devint la « Direction générale des prix et des enquêtes économiques » (DGPEE), ce qui signifiait le passage à un contrôle a posteriori de l’évolution des prix, en collaboration avec le SEEF (Service des études économiques et financières) de l’Insee et du Commissariat général du Plan. Il s’agissait désormais d’influer sur l’inflation au moyen de politiques réglementaires et fiscales plutôt que par la coercition, qui au demeurant s’était avérée impossible à appliquer techniquement et politiquement.
17Ce changement d’orientation dans l’encadrement d’un « marché libre » allait donner des opportunités favorables, avec un écho croissant et inattendu dans l’opinion publique, aux initiatives des quelques commerçants qui se battaient pour « les prix bas », et dont le plus célèbre fut très rapidement Édouard Leclerc. En décembre 1949, ce jeune homme de 29 ans venait de créer avec son épouse un commerce de gros qu’il va ouvrir au public, à Landerneau, dans les Côtes-du-Nord, en Bretagne. De fait, il ne s’agissait que d’une modeste épicerie de moins de 20 m2, mais qui pratiquait des prix inférieurs de 20 à 30 % à ceux des autres épiciers de la ville en renonçant à la marge brute du détaillant, autorisée par le contrôle des prix. Ce fut le début d’une très sévère lutte entre les différents acteurs du commerce, sur laquelle on reviendra plus loin. Cette « expérience » ouvrait la porte à une modification profonde des rapports de forces entre grossistes et détaillants, et par suite entre producteurs et commerçants. Elle prit une ampleur nationale grâce à une alliance discrète mais bien solide entre le charismatique « discounter » breton et les pouvoirs publics, notamment au niveau du ministère des Finances, puis de la Présidence de la République elle-même (Soulabail 2016). Ce fut une succession d’affrontements juridiques, politiques et médiatiques pendant plus de quinze ans dont la narration détaillée excéderait le cadre de cet exposé. On notera seulement que par la durée et l’importance de son retentissement dans l’opinion elle créa définitivement l’attrait des consommateurs pour le prix bas et servit de modèle à toutes les stratégies dites « EDLP » (everyday low prices) qui suivirent, notamment celle du futur Carrefour. Elles se différenciaient du discount de « l’îlot de pertes dans l’océan de profits12 » des SSDDS nord-américains et de leur bouture belge. Pour revenir au cadre institutionnel français, cette « guerre » du commerce se déroula sur deux fronts principaux : (a) la lutte contre le refus de vente des fournisseurs et leurs tarifications de prix imposés à la vente au client final des commerçants (1949-1960) ; (b) la lutte pour l’harmonisation de la fiscalité indirecte des acteurs du commerce et pour l’extension à tous de la TVA (1954-1966).
La lutte contre le refus de vente et les prix imposés : 1949-1960
18Dans l’économie contrôlée des années quarante, chaque agent économique du commerce (entrepreneur individuel, boutiquier indépendant, société de détail, société de gros, société de production) relève d’un statut fiscal particulier, notamment en ce qui concerne les contributions directes et surtout indirectes. Chacun est soumis à une « patente » qui correspond à un droit d’exercer son activité comme détaillant, comme grossiste ou comme grossiste détaillant. Ce dernier statut correspond à celui des MAS, des magasins populaires, des grands magasins, et de toutes les sociétés qui exploitent plus de quatre points de vente13. En fonction de ce statut, chaque partie obtient de ses fournisseurs des tarifs différents (contrôlés) et détermine ses prix de vente finaux (contrôlés). L’idée d’E. Leclerc fut de payer une patente de grossiste pour obtenir les tarifs d’achat de gros de ses fournisseurs et de renoncer à une marge de détaillant lorsqu’il vendait au public, contrairement aux MAS et aux magasins populaires, qui, dans des proportions variables, cumulaient une marge de grossiste au niveau de la société qui effectuait les achats et l’approvisionnement et une marge de détaillant au niveau de la gestion des magasins, considérés comme des entités comptables autonomes, même dans le système des succursales14. Bien que modeste jusqu’en 1952, et ne concernant qu’une petite ville, « l’expérience » d’E. Leclerc fut remarquée et immédiatement critiquée par les grossistes et MAS locaux, qui comprirent immédiatement la folie mais surtout le danger de cette concurrence, tant pour leurs clients de petits épiciers indépendants que pour les succursales qui vendaient à ce même niveau de prix. Ils demandèrent donc à leurs fournisseurs de cesser l’approvisionnement du « faux » grossiste Leclerc, qui avait pris la dénomination de « Centre Distributeur » pour désigner l’originalité de son système de vente. La guerre qui commençait ne devait que s’amplifier avec l’évident succès du magasin de Landerneau, lorsqu’il s’agrandit en 1953 (Thil 1964). De plus Leclerc faisait des émules en Bretagne où plusieurs autres « Centres distributeurs » s’ouvrirent entre 1955 et 195715, selon les conseils et les méthodes du pionnier, en sollicitant le droit de partager la même enseigne « Centre Distributeur Leclerc » (Thil 1964 ; Soulabail 2016). Dès lors cette nouvelle communauté de « distributeurs » s’autoproclama « Mouvement Leclerc » en décembre 1959 et exigea pour chacun de ses membres la même égalité de traitement que les autres grossistes de la part de ses fournisseurs. Le « Mouvement » pouvait s’appuyer sur le Code du Commerce français, qui même en système de contrôle des prix, interdisait en droit que le vendeur puisse imposer à son client revendeur un prix de vente final16. Le décret du ministre des Finances Laniel du 9 août 1953 réaffirma cette interdiction des prix imposés et du refus de vente des fournisseurs qui implicitement cherchaient à contourner la loi en privant d’approvisionnement ceux qui ne respecteraient pas un prix défini à l’avance. Malgré ce nouveau cadre réglementaire, plus les Centres Leclerc s’ouvraient dans de nouvelles villes et départements, plus les grossistes, les MAS et certains fournisseurs soumis à leurs pressions, s’efforcèrent d’entraver cette expansion au moyen d’arguments non légaux. Ils usaient de multiples excuses pour ne pas livrer les membres du « Mouvement », mobilisant des soutiens politiques, voire suscitant des attaques en justice sur d’autres sujets, comme la présomption de fraudes fiscales, le non-respect des lois sociales, la publicité mensongère, etc. (Soulabail 2016). L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958 modifia la situation : le nouveau ministre des Finances, Antoine Pinay, par les décrets du 24 juin 1958, non seulement réaffirma l’interdiction du refus de vente mais aussi la présentation de différents tarifs discriminatoires en fonction des statuts des acheteurs, pour des volumes équivalents d’achats. Dans la pratique, la cause des « discounters » et du Mouvement Leclerc fut finalement entendue par la circulaire du 31 mars 1960 du secrétaire d’État au Commerce intérieur, Joseph Fontanet, qui interdit à nouveau toute forme de refus de vente et étendit la notion de prix imposé « à toutes les situations de prix suggérés » par le vendeur à son revendeur. Grâce à cet encadrement légal désormais solidement établi, les « discounters » allaient partir à la conquête du marché et changer en quelques années le rapport des forces concurrentielles (Moati 2001).
La même TVA pour tous : « la main visible » de l’État pour changer les règles de la concurrence et imposer la productivité des entreprises du commerce : 1954-1966
19Comme noté plus haut, entre 1945 et 1954, différentes taxes s’appliquaient aux activités des entreprises selon leurs statuts, correspondant à leur « patente », contribution directe qui remontait à l’abolition des corporations en 1791 et ne fut supprimée qu’en 197517. Les deux principales taxes étaient la taxe à la production, d’une part, et la taxe sur les ventes, d’autre part. La première était payée par les industriels et par les grossistes et les succursalistes pour leurs activités annexes de transformation des produits et de « prestations de services »18. La seconde était une taxe pour les collectivités locales payée par tous les opérateurs de transactions (d’où son deuxième nom de taxe locale)19. À partir de 1948, la taxe locale fut uniformisée sur tout le territoire et devint donc une taxe sur les ventes de chaque agent de commerce. Le système était cumulatif et le vendeur final répercutait dans son prix de vente la totalité des taxes qui avaient été payées en amont dans toute la chaîne de ses fournisseurs. À nouveau on comprend la colère des petits commerçants traditionnels quand ils constataient que les grossistes-détaillants comme ceux du Mouvement Leclerc échappaient en partie à « l’effet de cascade » en payant leurs taxes sur les ventes avec un niveau de moins qu’eux, alors qu’ils devaient subir dans leurs achats le coût de la taxe payée par les grossistes sur leurs ventes. Plus les « discounters », en tant que grossistes-détaillants (ou détaillants-grossistes) se développaient plus la situation concurrentielle du commerce traditionnel se détériorait. D’autre part, pour les producteurs, le calcul de la taxe à la production devenait techniquement très difficile à établir du fait qu’il leur fallait calculer en déduction les taxes pesant sur les achats qui avaient permis cette production. Il s’agissait de ne pas pénaliser les investissements, source de la sacro-sainte « productivité ». À partir de 1952, le Commissariat général du Plan étudia la simplification des contributions indirectes, toujours dans l’esprit de favoriser les gains de productivité (Tristam 2005). Maurice Lauré, auteur d’un projet de taxe à la valeur ajoutée (TVA) fut nommé en 1953 rapporteur du Comité fiscal du Commissariat20. Le 10 avril 1954, le projet de loi sur la TVA fut adopté. Le projet « Lauré » avait été introduit par le ministre des Finances Edgard Faure pour remplacer simultanément la taxe à la production et la taxe sur les ventes, mais seulement pour les producteurs industriels et les grossistes transformateurs. Les autres opérateurs « revendeurs en l’état » continuaient à payer la taxe sur les ventes. Toutefois, par le décret du 30 avril 1955, chaque grossiste et grossiste-détaillant fut libre de choisir entre le régime de la TVA et la taxe locale sur les ventes. Bien évidemment, comme la TVA ne pesait que sur la marge brute et non pas sur le chiffre d’affaires, la plupart, dont tous les discounters, choisirent la TVA, rendant la concurrence avec le commerce indépendant encore plus dure, accélérant le processus de disparition de nombreux points de vente, surtout en milieu rural. Les conséquences politiques furent à l’avenant avec l’essor de l’UDCA21 de Pierre Poujade et son succès aux élections législatives de janvier 1956 (Souillac 2007). À nouveau, le retour au pouvoir du général de Gaulle modifia le rapport des forces et mit fin au poujadisme en 1958. En 1963, le ministre des Finances Giscard d’Estaing reprit le projet d’une extension générale de la TVA à tout le commerce et lança les « Assises du Commerce » pour obtenir un (difficile) consensus entre toutes les parties prenantes. Un projet de loi fut introduit en 1965 et adopté en janvier 1966. Les jeux étaient faits et désormais des règles communes permettaient à tous les concurrents de fixer librement leurs marges pour s’imposer sur le marché.
Le champ concurrentiel du commerce français : de l’introduction du libre-service à la reconnaissance de l’hypermarché (1948-1968)
20Quand cessa le rationnement des biens de consommation, entre 1947 et 1949, le secteur du commerce de détail se scinda en deux parties inégales. Les petites affaires familiales indépendantes, on l’a vu plus haut, représentaient probablement plus de 85 % des parts de marché et plus de 90 % des 1100000 points de vente, compte tenu des commerces non sédentaires (Chelini 2013). Elles faisaient face au commerce concentré, qui lui-même pouvait se décomposer en quatre groupes principaux :
les groupes de Grands Magasins avec leurs filiales de sociétés de magasins populaires, qui avaient retrouvé leur importance d’avant-guerre, mais qui se limitaient surtout à Paris et à quelques grandes métropoles régionales comme on le verra plus loin ;
les MAS, essentiellement alimentaires, avec aussi quelques chaînes importantes dans l’équipement de la personne (vêtements et chaussures) ;
les grossistes détaillants, dont on l’a vu, le Mouvement Leclerc constituait l’aile marchante, suscitant toujours plus de nouvelles vocations ;
les coopératives de consommateurs et les coopératives de commerçants indépendants, pouvant bénéficier des regroupements des achats et ensuite adopter la TVA pour suivre le train du « progrès ».
21Au cours de ces deux décennies qui commencent avec l’apparition du libre-service à Paris en 1948 et se termine par la reconnaissance en 1968 du format de l’hypermarché comme symbole de la « société de consommation », toutes ces formes du commerce concentré se développèrent rapidement, bien qu’à un rythme inégal en fonction de leur productivité respective. Cette progression générale eut pour conséquence de réduire considérablement l’importance des indépendants isolés (Moati 2001). Chaque entreprise, en fonction de sa catégorie, prit appui sur ses avantages comparatifs pour défendre et améliorer ses positions concurrentielles. On analysera d’abord les multiples solutions envisagées et leur pertinence dans le cadre de l’émergence du « commerce moderne ». Puis nous examinerons les réactions et les réponses des parties prenantes à l’irréversibilité des changements, tant du côté des fournisseurs du commerce que du côté des consommateurs.
La course aux parts de marché et l’implantation des formes plus productives du commerce moderne concentré
Résurrection, croissance et limites des magasins populaires
22Dans les années trente, la croissance rapide des magasins populaires provoqua la « première onde de choc » (Sordet 2014) qui annonça le déclin du commerce indépendant. Ceux-ci s’inspiraient du modèle américain, puis britannique des « variety stores » (Woolworth créé en 1879), qui introduisirent des offres de produits de base à bas prix, essentiellement non alimentaires, pour une clientèle à faibles revenus, d’où leur dénomination en français de « magasins populaires ». Leur développement plus tardif en France était le résultat direct de la grande crise économique d’avant-guerre. Cependant, à la différence de leur modèle anglo-saxon, les magasins français proposaient à la fois des assortiments non alimentaires et alimentaires « sous le même toit »22 ce qui préfigurait dès cette époque le futur concept de l’hypermarché (Chariot & Chessel 2006). Afin de maintenir des prix bas, les produits alimentaires étaient pré-emballés et pré-embouteillés, mais sans une politique bien définie de libre-service. Pourtant, leur succès fut immédiat, créant une vive résistance du commerce traditionnel qui réussit à stopper net leur expansion, en faisant interdire de nouvelles ouvertures par une loi de mars 1936, renouvelée par le Front Populaire (Badel 2013). Leur nombre resta figé à 130-140 unités jusqu’en 1945. La reconstruction (cf. supra) permit leur résurrection et une nouvelle envolée du nombre de magasins, principalement dans les centres des villes les plus importantes, avec une surface de vente augmentée (entre 400 et 2000 m2). Monoprix (Galeries Lafayette) passa de 47 magasins en 1947 à 234 en 1960 ; Prisunic (Printemps) de 100 en 1950 à 250 en 1963. Dans cette période les magasins populaires introduisirent le libre-service pour leurs rayons alimentaires et le libre-service assisté en non-alimentaire (Brosselin & MV 2015 ; Gallo & MV 2014). Ils s’efforçaient de maintenir un écart de 10-15 % plus bas que les prix habituels affichés dans les magasins du commerce traditionnel, grâce à une centralisation des achats et l’adoption de méthodes modernes de gestion et de contrôle des stocks. Ils furent les premiers en France à se doter de systèmes informatiques de statistiques et de calcul de marges (Salto & MV 2015). Ils avaient également développé leurs marques propres de distributeurs à forte marge et la communication d’enseigne, notamment par l’organisation d’événements promotionnels tout au long de l’année.
23Cependant, si leur puissant développement dans les années cinquante et soixante contribua à relancer la modernisation du commerce, cet élan avait des limites. Par leurs localisations ils ne s’adressaient qu’aux classes moyennes urbanisées qui, justement, cherchaient à s’extraire des modes de vie « populaires » et aspiraient à bénéficier de la nouvelle prospérité de l’après-guerre. Ce qui faisait leur réussite était aussi leurs faiblesses : manque de facilités de parking, limitation du libre-service, tendance à « la montée en gamme » pour attirer une clientèle aisée, absence de « discount » dès que les prix semblaient plus bas que les concurrents directs de la ville. Cette stratégie, qui fut affichée longtemps d’une façon exemplaire par la devise de Prisunic « Qualité-Prix-Style », annonçait leur future incompréhension de la concurrence de l’hypermarché et de la « seconde onde de choc » des années soixante-dix, que ces enseignes avaient pourtant contribué à préparer.
Le pouvoir des MAS (succursalistes)
24Les MAS furent les principaux acteurs de la période d’après-guerre. Ils pouvaient bénéficier d’une riche et ancienne histoire où ils avaient acquis l’expérience des multiples évolutions du commerce et des modes de vie des populations depuis le milieu du xixe siècle. Les plus anciennes de ces « Maisons » étaient toujours en activité : L’Économique de Reims depuis 1866, Goulet-Turpin depuis 1886, Les Docks Rémois-Familistère depuis 1887, La Ruche Picarde depuis 1895, Les comptoirs français depuis 1897, Casino depuis 1898, Docks du Centre devenu Docks de France depuis 1904/1931, Guyenne et Gascogne depuis 1913, Comptoirs modernes depuis 1928, etc. (Sordet & Brosselin 2011). Elles avaient survécu à deux guerres mondiales et semblaient prêtes à répondre au nouveau défi de la « productivité », car l’organisation des achats et de la logistique étaient leurs points forts. Elles exploitaient principalement des épiceries entre 40 et 50 m2, dispersées sur l’ensemble du territoire, le plus souvent dans les campagnes et les petites villes de moins de 5000 habitants. À leur apogée, au début des années soixante, elles comptaient plus de 25000 points de vente (Quin 1962) qui représentaient environ 21 % des dépenses d’épicerie et boissons des Français (Moati 2001). Malgré l’importance de ce chiffre, cela représentait moins de 7,5 % du chiffre d’affaires national des produits d’alimentation. Elles achetaient au meilleur tarif grâce à leur volume de commandes, et, en ces temps de contrôle des prix, elles profitaient de leur double patente de grossiste et de détaillant. Achetant bas, elles vendaient haut, car elles s’alignaient sur les prix des épiciers indépendants qui souvent étaient aussi leurs clients pour leur activité de gros, auxquels elles ne souhaitaient pas faire concurrence : ces fortes marges consolidées furent leur faiblesse cachée. Leurs directions et leurs encadrements connaissaient bien les nouvelles méthodes américaines et la plupart avaient fait le voyage de Dayton pour écouter le Maître de la NCR. Mais ils pensaient n’avoir pas besoin de toutes ses recettes. Toutefois, dans la mesure où l’exode rural et la reconstruction urbaine les conduisaient à « entrer en ville » elles devaient affronter les magasins populaires et elles furent surtout intéressées par le libre-service, qui augmentait la productivité par réduction des coûts et non par abaissement des taux de marges brutes. C’est ainsi que Goulet-Turpin, dont le dirigeant avait été pionnier dans la découverte des supermarchés américains, ouvrit la première épicerie en libre-service, le 6 juillet 1948, à Paris, rue André Messager, dans le populaire XVIIIe arrondissement (Leroy 2007).
25La concurrence avec les magasins populaires exigeait des réponses innovantes tels le merchandising « ouvert » (open display) puis le libre-service. Cependant, hors des villes, la diffusion du libre-service sur les petites surfaces des épiceries, même augmentées à 150-200 m2 en supérettes, fut très lente pendant toute la décennie cinquante. Les MAS choisirent plutôt de s’allier avec le commerce indépendant pour lutter sur le terrain politique contre la montée des « discounters », avant d’en comprendre l’impasse. En effet, ces nouveaux « libres-services », à l’instar des magasins populaires, ne proposaient pas vraiment des prix de vente calculés sur de faibles marges. Ils se satisfaisaient de promotions ponctuelles, déjà négociées avec les fournisseurs. Ils représentaient surtout un nouveau « style de vie », « à l’américaine », destiné à séduire les nouvelles classes moyennes qui se constituaient partout en Europe par l’extension de l’État-providence, de la salarisation et la mensualisation des revenus et de leur sécurisation par le système des conventions collectives (Moati 2001). À l’inverse, entre 1949 et 196623, les véritables « discounters », tels ceux du Mouvement Leclerc, ignorèrent longtemps le libre-service, qui améliorait bien moins la productivité d’une petite surface que la baisse de la marge brute. De plus, le statut de grossiste qui obligeait à établir une facture à la main pour chaque client limitait la possibilité technique des caisses de sorties, au moins jusqu’à l’adoption de la TVA en 1955 (cf. supra).
26Paradoxalement, le format plus efficient du supermarché fut introduit d’abord par les MAS, toujours pour obtenir des gains de productivité « au m2 » sans avoir à baisser les marges tant que la concurrence le permettait. À nouveau Goulet-Turpin fut le pionnier, en prenant l’initiative d’ouvrir à Rueil-Plaine24 le premier supermarché français le 15 octobre 1958 sur 560 m2 de surface de vente, à l’enseigne Express-Marché. Cette implantation dans un nouveau quartier urbanisé de la banlieue ouest était explicitement justifiée par un désir de prendre de vitesse les magasins populaires de la zone de chalandise (Leroy)25, comme le montra la rapide seconde ouverture d’un Express-Marché un mois plus tard à Nanterre, le 13 novembre 1958. La signification même de l’enseigne « Express-Marché » montrait bien que la différentiation concurrentielle ne portait pas sur les prix, mais sur la rapidité et la praticité du libre-service et du concept de supermarché par rapport au magasin populaire qui, malgré son évolution, apparaissait comme un format en voie de dépassement, dans une société où le temps « des courses » devenait un enjeu de « mode de vie », à niveau de prix comparable pour les produits de base de la vie quotidienne (Leroy)26.
27Goulet-Turpin était membre de la plus importante Association des MAS, Paridoc, une centrale d’achats et de services, créée en 1927 par Henri Toulouse, fondateur des Docks du Centre, devenus Docks de France en 1931. À la fin des années cinquante, Paridoc regroupait 22 « Maisons » qui étaient moins concernées par la concurrence des « discounters » que par la dépopulation rurale qui asséchait inexorablement leurs zones de chalandise (Messerlin 1982 ; Jaunait & MV 2013). Elles virent dans le supermarché le meilleur concept pour effectuer leur transition de la campagne vers les villes pour y prendre une meilleure place que les magasins populaires en matière d’alimentation, avec des gammes plus larges et diversifiées de produits de grandes marques qui correspondaient à leur « savoir acheter ». Elles pouvaient aussi mieux ajuster la création des nouveaux points de vente au développement des nouveaux quartiers et concevoir des parkings en conséquence. Le modèle « Express-Marché » fut examiné avec attention puis imité par tous les membres de Paridoc et au-delà par tous leurs concurrents. En 1959, Docks de France ouvrit deux supermarchés « DOC », puis deux de plus en 1960 et dix en 1961 (Sordet & Brosselin 2011). En 1961, un adhérent Paridoc, la SASM, de Strasbourg, apporta au groupement l’enseigne de son supermarché « SUMA », qui était l’abréviation de « SUper/MArché ». À partir de cette date, tous les supermarchés de Paridoc prirent cette enseigne qui symbolisait la volonté des « Maisons » de s’approprier collectivement le concept générique de ce format en France. Fin 1961, 108 supermarchés ayant plus de 400 m2 de surface de vente étaient ouverts, essentiellement détenus par des MAS. En 1966, un siècle après l’établissement de la première « Maison » à Reims, les MAS possédaient 200 supermarchés. Elles avaient appris depuis 1948 le merchandising « ouvert », le libre-service, les politiques nationales d’enseigne, l’agrandissement des surfaces de vente, l’implantation des points de vente accessibles avec parking dans les nouvelles « banlieues » et, peut-être le plus important pour leur avenir, un nouveau management des ressources humaines fondé sur le salariat. Elles s’éloignaient de l’archaïque système des « gérants mandataires » qui n’étaient pas responsables des prix de vente ni des marges, mais seulement intéressés à la tenue des stocks et du magasin par un pourcentage sur le chiffre d’affaires27. Elles n’avaient oublié qu’une seule leçon du modèle américain : le discount. À terme, pour la plupart d’entre elles, ce fut leur perte28.
Les grossistes-détaillants et la passion du discount
28Comme nous l’avons vu plus haut, les grossistes détaillants commençaient à bouleverser les règles et les routines du champ concurrentiel en introduisant le discount par les marges et non par des dispositifs de vente plus efficients, qu’ils ignorèrent longtemps. En vérité, il ne s’agissait que d’une petite troupe, certes bruyante, mais en manque d’effectifs. En 1962, elle ne comptait que 210 points de vente : 155 Centres Distributeurs Leclerc et 38 Maisons du Savon Berthier (une sorte de droguerie-épicerie), plus 16 Saveco Berthier-Haas (Jacques 2015). À la différence des Centres Leclerc, les Saveco (« savoir économiser ») étaient de petits magasins (60 m2 en moyenne) déjà en libre-service29, implantés dans des centres-ville importants comme Lyon, Saint-Étienne, Dijon et Grenoble, et sans facilités de parking. Mais, comme Leclerc, Les Maisons du Savon et Saveco suivaient une stratégie EDLP, avec un taux unique de marge brute à 11,88 %, puis augmentée à 14 % du fait des charges locatives plus lourdes en centre-ville (Jacques 2015). En 1966, Berthier-Saveco rejoignit la SOCADIP, une centrale d’achats créée par un autre grossiste détaillant, Raymond Berthault, exploitant les petites boutiques et supérettes en libre-service « VINIPRIX », en association avec quatre autres grossistes-détaillants. SOCADIP regroupait : La Beaujolaise-Végaprix, Baud, créateur des petits magasins discount Franprix, Catteau et Valentin-Disque Bleu. En 1968, Berthault-Viniprix, Berthier-Saveco, Baud-Franprix, La Beaujolaise-Végaprix, Valentin-Disque Bleu et Copanor unirent leurs forces pour ouvrir à Saint-Michel/ Orge l’un des dix premiers hypermarchés français (cf. supra), premier de la future chaîne Euromarché, qui fut plus tard rachetée par Carrefour, en 1992.
29Finalement, la croissance régulière du Mouvement Leclerc, l’intégration du libre-service et du discount par les Saveco, suivie progressivement par les Centres Leclerc, et le succès de la SOCADIP pour lancer l’enseigne d’hypermarchés Euromarché avaient montré à tous que le salut des grossistes face à la crise du petit commerce indépendant passait par le développement du discount au détail et que celui-ci pouvait améliorer sa profitabilité par l’adoption des grands formats efficients du libre-service. Les grossistes étaient capables, comme les succursalistes, de générer des centrales d’achats puissantes et efficaces en amont30 qui procuraient les ressources nécessaires à l’intégration du gros et du détail, condition du discount à l’aval sur tous les produits alimentaires et non alimentaires. Ils furent donc, après Carrefour, les ardents promoteurs de l’hypermarché, bien qu’aucun d’entre eux n’ait pu à ce jour compenser l’avantage pionnier du leader français.
30Le meilleur exemple d’une telle stratégie fut illustrée en 1961 par Paul-Louis Halley, dirigeant des « Établissements Halley », la principale société de gros en Normandie, qui fusionna avec son plus proche concurrent Duval-Lemonnier et six autres petits grossistes de l’ouest de la France pour créer un groupe puissant, PROMODES, en vue de développer les supermarchés « Champion », puis des hypermarchés à partir de 197031.
31Grâce à la compréhension de la complémentarité du discount, du libre-service sur grandes surfaces, de la massification des achats, et de la gestion précise des stocks, ces nouveaux grossistes détaillants avaient dessiné les grandes lignes du « business model » de l’hypermarché, comme nous le verrons plus loin.
Les coopératives de consommateurs et les associations de détaillants
32Comme beaucoup de pays européens, la France possédait une longue expérience des coopératives dans le commerce de détail. Après la guerre, les coopératives de consommateurs connurent le même essor que les succursalistes dont elles avaient adopté le modèle de gestion et de développement. Elles exploitaient 10500 magasins qui détenaient environ 3,17 % du marché de l’alimentation, soit moins de la moitié des MAS (cf. supra ; Quin 1962). Les « Coops » suivirent le mouvement d’innovation des années cinquante et soixante vers le libre-service, puis le supermarché, avec en général un décalage d’un à trois ans par rapport à leurs concurrents succursalistes « capitalistes ». Mais d’un autre côté, elles innovèrent en matière de marques de distributeur de bonne qualité, avec, en avance pour l’époque, un grand souci des tests de qualité et de la sécurité alimentaire, à partir d’unités de production qui leur appartenaient en propre (Gallo & MV 2013). Finalement, elles aussi créèrent des hypermarchés à l’enseigne « Rond-Point », dont le premier fut ouvert à Charleville-Mézières en décembre, 1969 (Soumagne 1988).
33Les associations de « purs » détaillants étaient déjà présentes à la fin du xixe siècle. La première coopérative formelle d’épiciers fut sans doute « La Rémoise » créée en mai 1885 (Holler 1997), en réponse à la concurrence des nouvelles MAS dans cette même région champenoise (cf. supra). Dix ans plus tard, on notera la création à Perpignan de la « Guilde des Orfèvres » (1895) pour partager les coûts de promotion et de communication de cette enseigne commune à un groupe de bijoutiers-joailliers qui ensuite devint national. Avant-guerre les associations de commerçants, principalement en épicerie, eurent pour objectifs de répondre à la concurrence des MAS, puis des magasins populaires. La plus importante fut CODEC, créée en 1924. Elle rassemblait 400 membres en 1950 et ouvrit son premier supermarché en 1962. Elle fusionna avec UNA (Union des Négociants de l’Alimentation) en 1973 pour dépasser les 1000 membres, avec 409 supermarchés et 8 hypermarchés en 1986. En 1958 fut créée Unico (Union des commerçants indépendants) qui fédéra 20 coopératives régionales d’épiciers, puis 70 en 1962, et finalement 110 en 1967. Unico lança son premier supermarché « Super U » en 1975 et mit en place l’organisation nationale « Système U » en 1983 (Jaunait & MV 2013). Les associations et coopératives de commerçants jouèrent un rôle essentiel pour améliorer la productivité des petites affaires familiales et permirent la modernisation des magasins indépendants, depuis le libre-service jusqu’à l’hypermarché. Par leur simple présence dans la durée, elles constituèrent aussi un modèle à suivre pour le Mouvement Leclerc qui était resté un rassemblement informel autour d’une même enseigne jusqu’en 1962, lorsque les « compagnons » mirent en place le GALEC (Groupement d’achat Leclerc) qui préfigura l’ACDLEC (Association des Centres Distributeurs Leclerc), fondée en 1963 (Carluer-Lossouan 2008). Dans la perspective du futur succès des hypermarchés, les coopératives et les associations de commerçants avaient démontré leur capacité de modernisation du commerce indépendant, y compris pour la gestion de ce nouveau format, qui leur permit pour certaines (Leclerc, Système U, Intermarché) d’atteindre des niveaux de performances équivalents, voire supérieurs, à ceux des grands groupes capitalistes.
Les réactions des fournisseurs et des consommateurs face aux changements du commerce
Le rôle des fournisseurs, de l’opposition tactique au soutien stratégique
34Comme indiqué au début de cet exposé, l’ERP ou « Plan Marshall », fut avant tout le moyen d’améliorer la productivité des industries françaises en général et celles des biens de consommation en particulier. La création du Marché Commun en 1957 et l’implantation sur le marché domestique des grandes multinationales, comme P & G, Colgate, Coca-Cola, 3M, Unilever, etc., contribua à augmenter considérablement le volume et la variété de l’offre aux consommateurs. Les produits et les marques de ces nouveaux fournisseurs avaient besoin de magasins et de commerçants efficaces (Moati 2001). Leurs forces de ventes concentrèrent d’abord leurs efforts vers le commerce organisé, à savoir les magasins populaires et les MAS, ainsi que vers les plus importantes centrales d’achats des groupements indépendants. Elles favorisèrent le merchandising « ouvert » et le libre-service, puis les supermarchés et introduisirent le système des promotions et des plans de communication annuels selon une logique de prix « high-low32 », qui supposait une étroite coordination avec les enseignes dans un contexte de contrôle des prix (Perrigot & Cliquet 2006). En conséquence, les producteurs furent hostiles initialement aux expériences du discount qui entravaient le développement de leurs meilleurs clients, et par contrecoup leurs propres marges calculées sur des prix de vente moyens élevés. À l’inverse, elles préféraient le dialogue et les consultations informelles avec les organisations professionnelles, comme l’AIDA (International association of the food distribution), créée en 1952 par Paridoc, et placée sous la direction de son secrétaire général Jacques Pictet, pour « moduler » la concurrence (Sordet & MV 2013). Pour étendre l’efficacité du marketing et du merchandising moderne en collaboration avec ces grands fournisseurs, Pictet mit en place le « Conseil des ventes et de la publicité » pour tous les adhérents de Paridoc. Le Conseil diffusait également deux magazines à destination de l’encadrement et des responsables de magasins, qui devinrent ensuite une seule publication : LSA (cf. supra). En 1958, Pictet quitta Paridoc pour s’adresser avec son support de presse à toutes les parties prenantes du commerce moderne, y compris les fournisseurs de biens de consommation qui étaient les principaux annonceurs du nouveau magazine.
35Mais, après les décrets Pinay et la circulaire Fontanet, en 1960, les grands fournisseurs parièrent sur le développement rapide des discounters et ils anticipèrent le tournant des MAS vers des supermarchés plus agressifs puis, après 1966, vers l’hypermarché. Par exemple, le Groupe Lever apporta très tôt son soutien à La Maison du Savon et aux Saveco de Berthier (Jacques 2015). L’ouverture de Carrefour renforça ces convictions et la majorité des marques renommées de grande consommation s’impliquèrent dans l’extension des enseignes, en accordant un « crédit fournisseur » qui permettait de financer les stocks initiaux des nouveaux points de vente. Ils favorisèrent « l’onde de choc » de l’hypermarché qui leur apportait des volumes de ventes encore inconnus, même si dans certains cas ils ne firent que répondre à l’insistante pression des centrales d’achats33 (Chain 1993).
Le changement démographique et les attentes des consommateurs.
36Le développement de la consommation de masse en Europe de l’Ouest et en France est maintenant bien documenté (Insee 2009 ; Chessel 2012). Le problème historique ne concerne pas la réalité de la croissance du commerce moderne qui l’accompagna, et la manifesta au quotidien, mais la réponse à la question : quels formats ont le mieux anticipé les attentes des consommateurs et pourquoi, en France, l’hypermarché fut celui qui a répondu avec succès au changement démographique et aux changements sociaux du pays ?
37Un diagnostic initial doit prendre en compte les données démographiques de la France entre 1945 et 1960. En 1946, la population urbaine représente 53 % de la population totale, en 1962, à la veille de la percée de Carrefour, le ratio s’élève à 63 %34. La migration urbaine fut très rapide (quinze ans), en comparaison d’autres pays européens, et elle modifia en quelques années les modes de vie de millions d’habitants, accentuée par les retours des « rapatriés » d’Afrique du Nord. Dans les nouveaux quartiers qui sortaient de terre, des milliers de personnes se concentraient dans les nouvelles « zones » d’HLM (habitations à loyers modérés) et/ou pavillonnaires, avec peu d’expériences du « shopping » en centre-ville. L’État-providence assurait un revenu régulier, en progression continue. Les dépenses de consommation progressèrent en moyenne de 4,6 % par an pendant la décennie 1950-1960, contre une moyenne de -1,1 % par an dans la décennie 1929-1939 (Moati 2001)35. Ce fut la plus forte croissance décennale du siècle (et au-delà) en France. L’équipement des ménages en automobile s’établit à 37,5 % en 1962 et celui des réfrigérateurs à 40 % (Messerlin 1982). L’adéquation du commerce de détail avec cette élévation du niveau de vie nécessitait de nouvelles implantations de points de vente et de nouvelles techniques de magasinage. Le déplacement vers la périphérie de magasins de grandes surfaces était une solution pour résoudre à la fois le problème de la proximité avec les nouvelles zones d’habitation et celui de la disponibilité foncière et des coûts de construction compétitifs pour aménager des surfaces de vente plus vastes, adaptées au libre-service et aux marges faibles des discounters. Ces localisations permettaient l’accessibilité rapide, en voiture, à ces nouveaux formats, pour l’achat « sous le même toit » tant des produits alimentaires que d’équipement de la personne et du foyer, qui pouvaient être transportés en un seul déplacement dans le coffre du véhicule (Chain 1993). Enfin l’abondance de l’offre induisait un pouvoir de choisir, voire de découvrir des biens de consommation inconnus ou inaccessibles jusqu’alors, que seuls les prix bas permettaient maintenant d’acquérir.
38Le principal mérite des fondateurs de Carrefour fut de comprendre les premiers toutes les données de cette équation et de la résoudre en pratique par la conception du magasin de Sainte-Geneviève-des-Bois, puis d’en faire le modèle de développement de leur enseigne.
Conclusion : l’hypermarché comme synthèse des innovations commerciales et sociales des « Trente glorieuses »
39Les associés qui créèrent la société anonyme Carrefour le 11 juillet 1959, les familles Fournier, Badin, et Defforey, avaient vécu directement, à titre personnel et collectif, toutes les expériences et tous les événements que l’on vient de décrire. Ils connaissaient tous les problèmes et les enjeux importants du commerce d’après-guerre en France, auxquels ils étaient confrontés eux-mêmes dans leur vie professionnelle et sociale. Les Badin et les Defforey, deux familles de grossistes en épicerie-mercerie, associées dans les « Comptoirs Badin-Defforey », établies à Lagnieu dans l’Ain, relevaient le défi de la crise du commerce de gros et des MAS, tant en alimentaire qu’en non-alimentaire. L’exode rural du Jura et des départements alpins enlevait toute perspective d’avenir à leur société. Gustave Badin avait fait le voyage de Dayton et il était convaincu que l’avenir était au libre-service et au discount. Marcel Fournier, notable, et conseiller municipal d’Annecy, vivait comme élu et comme investisseur immobilier la révolution urbaine des années cinquante. Prospère commerçant en « confection-nouveautés », il connaissait bien la puissance des centrales d’achats, étant membre de la principale d’entre elles pour les produits non alimentaires, le GAGMI (Groupement d’achat des Grands Magasins Indépendants). Il avait suivi les expériences des Centres Leclerc et des Saveco dans sa région Rhône-Alpes et voulait devancer l’ouverture d’un Leclerc à Annecy, prévue après celle de Grenoble en 1958. Propriétaire d’un immeuble avec une surface de vente potentielle dans le nouveau quartier du Parmelan, il souhaitait y ouvrir un supermarché discount, mais n’avait pas l’expérience de l’alimentaire. La rencontre avec Louis Defforey en mai 1959 apporta des solutions aux problèmes des deux parties. Marcel Fournier trouvait avec les Badin-Defforey des associés complémentaires sur le plan professionnel et les Badin-Defforey bénéficiaient de l’investissement immobilier de Marcel Fournier, dans un nouveau quartier populaire pour implanter rapidement un supermarché. Le succès de celui-ci en 1960, 1961 et 1962, les convainquit tous que les discounts EDLP, d’Edouard Leclerc et de Berthier-Saveco étaient supérieurs aux pratiques HILO des supermarchés SUMA et des autres concurrents succursalistes. Les fils de Louis, Jacques et Denis Defforey assistèrent à leur tour aux séminaires NMM en 1962, après Marcel Fournier en 1961. À leurs retours, le projet d’un SSDDS à la française fut programmé. Jacques trouva le terrain de Saint Geneviève-des-Bois, et reçut un accueil bienveillant de la municipalité communiste de l’époque. La construction du magasin fut confiée à l’entreprise Bouygues et réalisée sans retard, avec l’appui de l’administration et du ministère des Finances pour les différentes autorisations, notamment pour les plans de circulation36. L’ouverture du 15 juin 1963, on l’a vu, dépassa toutes les prévisions. Mais aucun des acteurs, ce jour-là, ne savait qu’ils venaient d’inventer l’hypermarché. En effet celui-ci pouvait se prévaloir de nombreuses caractéristiques et méthodes déjà existantes : le libre-service de grande surface, importé des États-Unis, par Goulet-Turpin dès 1958 puis par Inno en Belgique en 1961 ; le non-alimentaire réuni à part quasi égale avec l’alimentaire à bas prix, sous le même toit, ce que les magasins populaires français avaient initié dans les années trente ; l’organisation scientifique de la gestion des stocks et des approvisionnements que les MAS maîtrisaient mieux que personne et qui permettait une collaboration étroite avec les fournisseurs pour les promotions et la politique publicitaire tout au long de l’année ; les méthodes de centralisation des achats qui permettaient d’obtenir les meilleurs tarifs, déjà en place pour tout le commerce concentré, y compris sous forme coopérative, dès les années cinquante ; et enfin, sans doute l’essentiel, une politique de discount fondée sur l’EDLP, une faible marge brute sur tout l’assortiment, défendue par E. Leclerc comme une religion (Soulabail 2016), et non la théâtralisation des prix bas par les marges compensées, préconisée comme alternative par Trujillo37. Non seulement le talent de l’équipe fondatrice fut de faire cette synthèse, mais il faut y ajouter une vision lucide de l’insertion de l’entreprise dans la société telle qu’elle évoluait depuis la guerre. Tant Marcel Fournier que les frères Defforey furent toujours en étroit contact avec les pouvoirs publics, les collectivités locales, et les différentes organisations de la société civile, sans doute avec plus de constance et d’engagements que d’autres grands entrepreneurs du commerce de leur temps. Mais ceci est une autre histoire…
Bibliographie
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Annexe
Interviews du Programme Mémoire vivante – MSHS Poitiers
BROSSELIN, Claude, MV, 2015.
GALLO, Gérard, MV, 2014.
JAUNAIT, Jean-Claude, MV, 2013.
SALTO, Léon, MV, 2015.
SORDET, Claude, MV, 2013.
Notes de bas de page
1 La station-service fut seulement ouverte en septembre 1963.
2 Il dépasse désormais les 6500 m2 de l’Inno-Montparnasse, qui commence à connaître à la même époque des problèmes de fréquentation.
3 Jacques Pictet était par ailleurs directeur général de l’Institut français du libre-service (IFLS), qui formait les cadres de toutes les entreprises « modernes » de la profession depuis 1958. L’IFLS avait défini le supermarché comme un magasin en libre-service supérieur à 400 m2 et pouvant atteindre 2500 m2. D’où l’introduction du préfixe « hyper- » pour différencier le nouveau concept au-delà de 2500 m2.
4 NCR : National Cash Register, la première firme américaine et mondiale de caisses enregistreuses, qui contribua à partir de l’après-guerre à la promotion inlassable du libre-service dans le monde entier, source de sa prospérité d’industriel. Elle a contribué à financer en France le lancement de LSA et de l’IFLS (Sordet 2014).
5 Les trois Carrefour cités, Super Suma Montfermeil (1967), Auchan Roncq (1967), Record Nantes Saint-Herblain (1967), Rallye Brest (1968), Mammouth Montceau-les-Mines (1968), Record Laval (1968), Euromarché Saint-Michel-sur-Orge (1968), plus trois nouveaux Carrefour : Annecy, Quétigny et Chambéry (voir infra).
6 Création du premier Wal-Mart supercenter en mars 1988, à Washington, Missouri.
7 Archives nationales, 19970272/1.
8 L’auteur de l’expression « les Trente Glorieuses », extraite du titre de son ouvrage Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979.
9 Commerce américain et productivité, rapport de la mission d’étude des structures et des techniques commerciales américaines, Paris, PUF, 1951.
10 Pour paraphraser la fameuse injonction du général de Gaulle, à propos de « l’ardente obligation du Plan » (mai 1961).
11 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/074000508/index.shtml.
12 Selon le premier « commandement » de Trujillo dans les séminaires MMM.
13 Ce qui explique la multiplication des filiales locales des Grands Magasins pour développer les magasins populaires.
14 Grâce à la mise en place d’un système de « gérant mandataire », examiné plus loin.
15 http://www.histoireetarchives.leclerc/chronologie.
16 Article 3 de l’ordonnance du 30 juin 1945 (cf. supra).
17 Remplacée au 1er janvier 1976 par la taxe professionnelle.
18 Cette taxe créée en 1936 au taux de 6 % fut modifiée en 1948 au taux moyen de 15,35 %.
19 Cette taxe fut créée en 1940 (taxe sur les transactions au taux de 1 %), puis modifiée en 1941 par incorporation des taxes locales (« octrois ») variables selon les régions. Elle devient nationale en 1948 au taux global de 2,75 % (taxe sur les transactions + taxe locale).
20 http://www.lajauneetlarouge.com/article/petite-histoire-de-la-naissance-de-la-tva.
21 UDCA : Union de défense des commerçants et artisans.
22 Environ 25 à 30 % d’alimentaire avant-guerre (Brosselin & MV 2015).
23 Avec l’ouverture du premier Leclerc libre-service supermarché (2000 m2) à Landerneau.
24 64 rue Estienne d’Orves.
25 http://www.leroy-goulet-turpin.com.
26 Ibid.
27 Ce qui ne les incitait pas à baisser les prix.
28 Paridoc disparaît en 1996, suite au rachat des Docks de France par Auchan.
29 En 1962, un seul Centre Leclerc était un « supermarché » : le « super-centre distributeur » de Brest (mars 1962), 1200 m2, en partie en libre-service, en centre-ville et sans parking.
30 Ce qui provoqua une scission dans le Mouvement Leclerc en 1969 avec le départ des adhérents Intermarché.
31 D’abord sous franchise Carrefour puis avec leur propre enseigne « Continent » en 1972.
32 Succession de prix élevés et de prix bas promotionnels.
33 Ce fut le jugement de la Cour d’appel de Paris qui donna le droit à Carrefour de vendre les produits Nivea à prix discount (1969), établissant une jurisprudence qui fit date.
34 Insee : le mouvement économique de la France : 1949-1979, mai 1981, 392 p.
35 Credoc, Consommation 1961.
36 Roger Priouret, Face à face avec Marcel Fournier, L’Expansion, juin 1973, p. 21 (mentionné par Soulabail [2013]).
37 En tant que porte-parole de la NCR, Trujillo devait défendre les différentes stratégies prix qui reposaient sur la connaissance des marges par catégories et donc l’utilisation des machines de caisses multirayons, bien adaptées au pilotage des « îlots de pertes dans l’océan de profits ».
Auteur
Maître de conférences en sciences de gestion, coordinateur de projet à la MSHS de Poitiers. Agrégé d’histoire, docteur en Sciences économiques, il a été chercheur au CNRS, puis directeur de recherche dans différents instituts d’études interprofessionnels et privés dans le domaine du commerce et de la distribution. Il a participé à plusieurs projets de la Commission européenne relatifs à l’étude des cadres sociopolitiques de la régulation du commerce en économie de marché, notamment en Chine, au Vietnam et en Asie du Sud-Est. Cofondateur de l’association Étienne Thil en 1997, dont il fut président jusqu’en 2016, il est l’auteur d’une soixantaine de communications, d’articles, chapitres d’ouvrage et ouvrages, consacrés aux différents aspects des relations marchandes.
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