La violence dans le Roman de Tristan
p. 85-93
Texte intégral
1Lorsque le film Excalibur de John Boorman sortit en 1981 sur les écrans, le public fut très souvent choqué par la violence des engagements guerriers, par les flots de sang qui s'échappaient des blessures, par l'anarchie régnant dans le royaume d'Arthur, choqué de ne plus voir le Moyen Age idéalisé, édulcoré des films précédents traitant de thèmes médiévaux, tels Robin Hood (1938) ou Ivanhoe (1952), ou encore Knights of the Round Table (1953) ; le Moyen Age est devenu dangereux et sale. A une époque, la nôtre, où la violence est hélas ! reine et présente en tous lieux, la représentation que l'on se faisait du Moyen Age devenait plus réaliste. Compte tenu que le roman de Tristan est une des oeuvres les plus représentatives du Moyen Age, il m'a paru intéressant de l'étudier sous cet aspect.
2Dans son Tristrant Eilhart von Oberg (vers 1170) décrit les combats et batailles avec grand réalisme1. C'est ainsi que le duel de Tristrant contre Morolt (865 sqq.) est brutal et violent : après que Morolt a blessé le héros à travers sa cotte de mailles par un épieu empoisonné, les deux adversaires se portent de grands coups et se font de profondes blessures. Morolt porte alors à Tristrant un coup si violent que le héros fléchit les genoux, mais il se remt bien vite et coupe la main de Morolt qui tient l'épee. Morolt qui, désarmé, ne peut plus se défendre prend la fuite et de derrière Tristrant, avec grande brutalité, lui entaille la tête si bien qu'il tombe mort à ses pieds ; cependant, d'une part, la première phase du combat se déroule suivant les règles du combat chevaleresque (après que Tristrant a désarçonné son adversaire, il descend lui aussi de cheval, et le combat se poursuit à pied) et, surtout au moment où le héros attaque son adversaire en fuite. Eilhart souligne qu'il agit "tel un guerrier expérimenté"2 ; d'autre part, le poète décrit ce combat avec tous les topoi du genre, qu'on retrouve par exemple dans l'Alexanderlied de Lamprecht, le Rolandslied de Konrad ou encore la Chronique des empereurs (oeuvres écrites entre 1150 et 1170). La bataille de Karahes est elle aussi très violente : Tristrant et son beau-frère Kehenis, semant mort et terreur dans l'armée ennemie, se livrent à un monstrueux carnage ; puis, lorsque les soldats d'Havelin, sortant de la ville, surgissent sur l'arrière de l'ennemi qui, pris de panique, est mis en déroute et s'enfuit, ils pourchassent les fuyards et en tuent un bon nombre3 ; cependant, ici aussi, on découvre tous les poncifs du genre ; Eilhart nous la décrit avec toute l'enflure épique : les combats décrits sont les plus violents jamais livrés, les cottes de mailles sont mises en pièces par la pointe des lances, les écus sont mis en pièces, les heaumes déchiquetés, des flots de sang inondent le champ de bataille, les survivants pataugent dans le sang jusqu'aux genoux, les cadavres des ennemis sont destines à servir de pâture aux oiseaux. De plus, pour glorifier davantage encore ses héros, Eilhart les compare aux héros favoris du Moyen âge allemand, Dietrich et Hildebrand, auxquels leur célébrité confère la valeur d'une référence dans le domaine de la bravoure. On remarque donc que le dessein d'Eilhart a été de magnifier son héros et d'en faire un modèle à suivre. Une seule fois il se livre à des exactions : quand l'ennemi reprend plus tard la guerre contre le royaume de Petite-Bretagne, Tristrant se remet en campagne (8600 sqq.), et ici il se conduit de façon fort brutale : il use de représailles contre la ville d'où vient l'ennemi, l'investit et l'incendie. Une seule tour ne veut pas se rendre : montant à l'assaut, Tristrant, qui néglige de relacer son heaume, est grièvement blessé à la tête par une lourde pierre. Mais alors que dans le manuscrit 103 du Roman en prose française, qui selon notre hypothèse remonte pour ses parties anciennes au texte qui a servi de modèle a Eilhart et l'a suivi de fort près (on peut considérer 103 pour ces passages comme la mise en prose de l'archétype), et qui raconte donc en gros les mêmes faits, le héros blessé a encore la force de mener à bien l'assaut de la tour, d'y faire mettre le feu et d'en faire pendre tous ses défenseurs4, le héros d'Eilhart est trop grièvement atteint pour entreprendre quoi que ce soit, et on l'emmène comme mort (8618-21), et c'est Kehenis lui-même qui se livre à une sanglante répression : pas un des défenseurs de la tour ne demeure en vie et ils sont tous pendus comme en 103. Il est possible qu'Eilhart ait voulu faire paraître son héros sous un jour meilleur, en atténuant sa responsabilité dans te massacre des Nantais : dans la première phase de l'opération - l'attaque de la ville -, le preux a le droit pour lui (l'ennemi avait recommencé les hostilités en ravagant Karahes ; et Tristrant lui rend la pareille), dans la seconde phase il s'agit de représailles horribles contre des hommes qui ne faisaient que se défendre, et e poète a réservé cette vile besogne à Kehenis.
3Dans le Tristan de Gottfried von Straβburg (vers 1205-10) aussi, les combats se distinguent par une violence inouïe, bien plus grande encore que chez Eilhart, inégalée dans les romans contemporains : Tristan montre en effet dans ses interventions une brutalité dangereuse, sans égale, qui n'omet pas les ruses de combat. Cela se manifeste dès la rencontre avec Morgan (5310 sqq.). Il s'approche de lui, avec une petite troupe d'élite, alors que l'ancien suzerain de son père est à la chasse. Tristan et ses gens ont dissimulé sous d'amples manteaux leurs hauberts et leurs armes. A la suite du duel oratoire qui culmine dans l'outrage mortel que Morgan fait subir Tristan, laissant entendre que le héros est un bâtard, Tristan sort brutalement son épée du fourreau et en frappe avec violence la tête de Morgan si bien que lame lui fend de haut en bas le cerveau et le crâne, s'arretant à la langue. Mais ce n'est pas tout : Tristan retire l'épée de la tête pour la plonger tout aussitôt dans le coeur de son adversaire déjà mort. Il en va de même du combat de Tristan contre Morold (6906 sqq.). D'abord l'Irlandais frappe Tristan avec tant de violence que le héros perd presque conscience, puis il porte à Tristan, qui tient son écu trop haut et trop loin de lui, un si mauvais coup qu'il met à nu sa chair et ses os à travers les houseaux et le haubert si bien que le sang jaillit et ruisselle sur le sol. Lors d'un nouvel assaut Tristan, encore à cheval contre toutes les règles du combat chevaleresque, frappe de son épée Morold, tombé à terre avec sa monture, sur le heaume qui va voler au loin. Dans sa riposte Morold fait tomber Tristan en tranchant au-dessus du genou, à travers le carapaçon, une jambe antérieure du coursier du héros. Puis il ramasse son heaume et, au moment où il s'apprête à remonter en selle, Tristan lui coupe d'abord de son épée la main droite qui avait déjà saisi l'arçon si bien que l'épée et la main droite tombent sur le sable avec la cotte de maille ; ensuite, tandis que Morold tombe, Tristan lui enfonce son épée dans la tête non protégée, et il arrache l'arme avec une telle violence qu'un fragment de l'épée reste fiché dans le crâne de Morold. Celui-ci va titubant et s'effondre. Pour finir, Tristan prend son épée à deux mains et tranche la tête de son adversaire tombé à terre. Le combat de Tristan contre le dangereux géant Urgan n'est pas moins violent, brutal, cruel et sanglant (16012 sqq.). De sa lance Tristan crève d'abord l'un des yeux de son adversaire qui avait l'avantage sur lui, lui tranche la main droite et lui donne encore un coup à la cuisse si bien que des flots de sang coulent de ses blssures. Dans la seconde partie du combat Tristan crève l'autre oeil de son ennemi, enfin il précipite de toutes ses forces le géant aveugle au fond du ravin si bien qu'Urgan va s'écraser sur la roche. Enfin, dans la guerre qui oppose le duc Jovelin d'Arundel à ses ennemis (18769 sqq.), Tristan use d'une grande violence pour soumettre ces derniers. Sachant qu il n'est pas de force a livrer bataille en rase campagne, il porte atteinte au territoire des ennemis par le pillage et l'incendie : "Puis il alla jusqu'à la marche ; il pilla et mit le feu, ouvertement, partout où il savait qu'if y avait des citadelles et des villes de l'ennemi." (18829-33)5. Puis, dans la dernière phase - décisive - de la bataille qui s'engage, comme chez Eilhart, la garde du château de Karke sort par les portes et prend l'ennemi par derrière ; Gottfried souligne qu'elle livre de "furieux combats" (18888) et la compare à "des sangliers parmi des moutons" (18891). Enfin, la victoire militaire assurée, Tristan et Kaedin rassemblent leurs troupes et pénètrent dans les territoires des ennemis qu'ils mettent à sac : "et pénétrèrent [...] dans le territoire : partout où ils trouvaient des ennemis ou bien savaient qu'étaient leurs possessions, biens, villes ou places fortes, tout était perdu [...]. Ils envoyèrent à Karke leurs prises et leur butin. Quand ils eurent par force range totalement sous leur puissance les marches ennemies, bien fait payer leur courroux et soumis toute la région..." (18919-29). Pour finir, à la conclusion de la paix, les prisonniers sont remis en liberté et Tristan leur fait rendre un certain nombre de leurs biens "avec l'assurance de son pardon" (18942).
4Cette cruauté et cette brutalité sanguinaire, avec laquelle Gottfried décrit les combats de son héros, et qui contrastent avec les tendances idéalisantes du roman arthurien, ne semblent pas viser à glorifier son héros littéraire, à l'inverse de ce qui se passe pour Eilhart. Il est possible que le poète strasbourgeois ait innové par rapport à son modèle, le poème de Thomas : en effet, dans la Saga les combats singuliers sont certes également brutaux, mais d'une part Morgan donne d'abord de toute sa force un coup de poing à Tristan, si bien que celui-ci le tue en légitime défense (pp. 543-4)6 ; d'une autre part, dans le combat contre Morholt, Tristan n'attaque pas son adversaire à terre, mais alors que Morholt l'attaque (p. 553) ; enfin, dans le combat contre Urgan, celui-ci attaque toujours le premier, Tristan ne lui crève pas les yeux, enfin ce n'est pas intentionnellement que Tristan le précipite dans le vide, le géant se penche pour esquiver un coup, Tristan le frappe alors si fort qu'Urgan passe par-dessus le pont et tous les os de son corps se brisent (pp. 610-1) ; pour ce qui est de la bataille de Karke, le poète alsacien a sans doute amplifié le récit de son modèle, en effet dans la Saga il est dit brièvement que Tristan dépouille ses ennemis de leurs châteaux et met leurs cités à sac (p. 619). Au contraire d'Eilhart, qui se conduit en idéologue de la société féodale, s'attache à instruire son auditoire pour lequel la guerre était la principale occupation et veut rendre hommage à son mécène. Henri le Lion, grand homme de guerre, le citadin Gottfried avait sans nul doute l'intention de provoquer chez son public urbain, composé de patriciens, une réaction de dégoût et de recul face au caractère effrayant, sanguinaire de tels affrontements qui impliquent le mépris de la vie humaine.
5Mais la violence se trouve également ailleurs que dans les combats et les batailles : nous pensons en premier lieu à l'épisode des lépreux chez Béroul et chez Eilhart (de même que dans le ms. 103 de la Prose française, donc dans l'archétype, dont dérivent nos trois textes). En 103, ce sont les gens de Cornouailles qui demandent à Marc de livrer la reine aux lépreux : Livrés la aulx meseaulx : illeuc sera plus tormentee que s'elle estoit arse ; et Tristan soit ars." Et le roy dit qu'il s'y accorde bien"7 Iseut demande qu'on la tue avant de la livrer à des gens si vils, mais les lépreux la prennent par vive force"8. Dans le poème français, les lépreux étaient venus assister à l'exécution des amants ; après l'intercession vaine de Dinas auprès de Marc, on amène Iseut devant le bûcher ; c'est alors qu'Ivein, le chef des méseaux, se détache de leur groupe horrible et demande à Marc de leur livrer la reine afin de lui infliger un châtiment pire que la mort : elle doit leur être commune, et le lépreux fait allusion à l'ardeur sexuelle, l'un des symptômes de la maladie, qui aura tôt fait de punir la reine (1195 sqq.) ; le lépreux évoque également la vie qu'elle mènera avec eux, vie humiliante pour une reine habituée aux honneurs : Iseut "voudroit miex morir que vivre" (1213) et "mex voudroit estre arse en un ré" (1216). Dans le texte allemand, c'est seulement quand le roi Marke a prononcé son arrêt de mort contre Isalde qu'intervient un duc lépreux, ce qui cause un effet de surprise, et le ladre insiste sur le côté infamant de la mort que doit subir Isalde : Eilhart projette toute la lumière sur l'horreur du sort qui lui est réservé : le duc amènera la reine à ses compagnons qui, l'un après l'autre, devront faire l'amour avec elle ; la reine ne pourra survivre à ces étreintes successives et devra bien vite mourir. Dans les deux textes, le roi abandonne son épouse aux lépreux ; chez Béroul la foule présente éprouve de la pitié pour la reine, dans le texte allemand elle juge l'attitude du roi comme infamante et s'en prend violemment à lui : pour le poète allemand, c'est bien une vengeance privée, dont on parlera aussi longtemps que le monde existera (3964-65). Déjà Thomas d'Angleterre dans son adaptation de l'archétype avait supprime l'épisode des lépreux qu'il aura juge, comme celui du bûcher, trop brutal et trop violent. Mais il n'est pas le seul parmi les médiévaux à avoir porté ce jugement : Heinrich von Freiberg, le second continuateur (vers 1285-89) de l'oeuvre, restée inachevée de Gottfried, l'élimine, alors qu'il conserve toute la trame du poème d'Eilhart, y compris la condamnation à mort des amants, de même que le traducteur tchèque (deuxième moitié du xivème siècle) : celui-ci, qui traduit le poème d'Eilhart pour ce qui est de la prise en flagrant délit des amants, de leur condamnation à mort sur le bûcher, abandonne ce texte au milieu de la scène de la chapelle, c'est-à-dire juste avant l'horrible scène des lépreux, pour passer à la traduction du texte de Heinrich von Freiberg, qui comme on vient de le voir a omis l'épisode des lépreux, mais avait raconté la scène de la chapelle dans l'esprit d'Éilhart ; il revient à Eilhart pour le récit de la vie dans la forêt.
6Evoquons en second lieu l'épisode où, dans le poème d'Eilhart, et à sa suite dans ceux des continuateurs de Gottfried qui se sont appuyés sur Eilhart, Ulrich von Türheim (aux environs de 1235)(vers 2252 sqq.), Isalde fait violemment frapper Tristan venu la voir déguisé en lépreux pour se justifier auprès d'elle après la calomnie de Pleherin (celui-ci poursuivant les valets de Tristan, qu'il prend pour le héros et son beau-frère. et les conjurant vainement par l'amour de la reine de faire demi-tour, dénonce Tristan auprès de la reine - il rapporte l'incident en soulignant le refus du héros de se retourner à l'appel du nom d'Iseut -, ce qui provoque la colère de cette dernière contre son amant) et elle rit de la scène : dans les deux textes, Tristan est très affecté par ce traitement brutal, et dans celui d'Eilhart cette bastonnade infligée sur l'ordre de son amie, comportement discourtois, sert à justifier la consommation par Tristrant de son mariage avec Isalde II, autre acte anticourtois, qu'il ne voulait pas abandonner. Le motif de la bastonnade du héros est également présent chez Thomas, cependant le poète anglo-normand, sans doute choqué, transforme le texte : c'est Brangien, à laquelle on vient raconter la prétendue fuite de Tristan et de Kaherdin et qui, considérant Tristrant comme le complice du couard Kaherdin, à laquelle elle a cédé sur l'injonction formelle d'Iseut, fait battre et renvoyer le héros par les valets ; c'est pour ménager la reine que Thomas reporte sur Brangien le rôle que joue Isalde chez Eilhart : la meschine se venge de celui qui l'a soi-disant livrée à un couard, et Iseut qui chez Eilhart est l'actrice de la scène, n'en est plus que la spectatrice qui ne peut intervenir et elle assiste, impuissante et malheureuse, à la bastonnade.. Quant à Heinrich von Freiberg, il supprime tout l'épisode. Cette aversion pour la violence qu'on rencontre en plusieurs endroits de l'oeuvre de Heinrich ne l'empêche pas d'écrire des scènes d'une violence extrême, quand il s'agit des ennemis de Tristan : c'est ainsi que le héros, déguisé en fou, veut frapper de sa massue le roi qui lui a tiré violemment les oreilles ; Antret se place devant le roi pour le protéger, et c'est lui que le coup atteint : sous la violence du choc il reste sur le sol, étourdi et prive de connaissance, rendu sourd des deux oreilles par le coup de Tristan : c'est ainsi qu'il se venge pour tout le mal qu'Antret lui a fait (5202 sqq) ; plus tard, dans le même épisode, Tristan verse une sauce au poivre bouillante sur le visage du nain maudit, Melot petit von Aquitan, un autre de ses ennemis, si bien qu'elle brûle ses yeux qui coulent hors de ses orbites. "Enfin je me suis vengé de ce monstre !" pense-t-il alors en lui-même (5281 sqq.) ; enfin, au moment où le héros s'enfuit, il abat de sa massue d'abord le cheval de Pfelerin, puis porte au courtisan de Marke un coup d'une telle puissance qu'il l'étend mort sur le carreau : "homme, épée et bouclier tombèrent l'un sur l'autre (5610-11).
7La réticence que Thomas par exemple ressent devant l'expression de la violence en actes - il a pour habitude, comme le souligne Emmanuèle Baumgartner9 "de donner une certaine tonalité courtoise à l'histoire, de gommer la brutalité [...] des situations et des comportements tels que les représentent Béroul et Eilhart" - ne l'empêche pas de représenter la violence en paroles. Un premier exemple de violence verbale est le monologue ou Tristan débat s'il doit épouser Iseut-aux-Blanches-Mains ou non ; nous avons déjà étudié ce monologue ailleurs10 en le comparant à l'adaptation qu'en a faite Gottfried, nous nous nous bornons ici à un résumé. Chez Thomas, Tristan se plaît à accabler Iseut de façon fort discourtoise : il exprime à trois reprises l'idée selon laquelle Iseut, satisfaite par le roi, son mari, oublie son amant (Sn1, 17 sqq.). Puis il se reprend : il pense qu'Iseut lui est fidèle, qu'elle l'aime et ne l'abandonne pas, 'aussi n'ai-je pas le droit de l'abandonner' (61 sqq.). Mais aussitôt il rechute : 'non, elle ne m'aime pas, sinon elle aurait trouvé le moyen de me rassurer' (83 sqq.). Ensuite il l'excuse : c'est à cause de son mari qu'elle craint et qui la comble. Mais Tristan tient ces propos inouis pour un amant courtois : 103 sqq. 'Elle est si heureuse avec le roi qu'elle ne peut qu'oublier ma tendresse et Marke lui suffit au point qu'elle n'a pas besoin de moi. Mon amour ne fait pas le poids en face de ce que lui donne son époux... Caresses et baisers fui rendront l'affection du roi. Elle y éprouvera tant de joie qu'elle ne se souviendra plus de son amant.' Il est absolument inouï de penser que son amour à lui, l'amant, ne vaut rien à côté de l'amour du mari, quand on sait qu'au Moyen Age, il ne pouvait y avoir d'amour entre personnes mariées, puisque le mariage était une affaire politique. Certes, immédiatement après, Tristan se demande : 'mais comment éprouver de la jouissance sans amour, comment aimer son mari, et comment oublier le passé, quand c'est le poids du souvenir ?' (v.123 sqq.) - avant de formuler une dernière accuation : 178/9 ' comme la présence de son époux lui a permis de vivre sans moi' et 167 sqq. ' ce qui la sauve c'est qu'elle vit en épouse légitime, car c'est son mari qui la guérit 'de notre amour. Cette constatation aberrante le pousse lui-même à prendre épouse 'pur saveir cum aime lu roi' (pour savoir comment elle aime le roi). Chez Thomas ce sont donc trois terribles accusations que Tristan porte contre la reine. Gottfried n'a pas pu supporter la violence du texte anglo-normand, et il l'édulcore fortement.
8Le second exemple, encore plus violent, est la longue et violente altercation aux multiples rebondissements qui oppose la sinon toujours fidèle et dévouée Brangien à Iseut (Douce 3-344), dont le point de départ est la dénonciation fallacieuse de Kaherdin, que nous avons évoquée plus haut. Brangien maudit l'heure où elle a connu Iseut et Tristan, maudit l'amour des amants, qu'elle traite de "fol curage", "folle passion" (v.7), de "puterie" (v.36) car cet amour lui a fait perdre sa virginité, elle lui reproche la tentative de meurtre sur sa personne qu'elle lui avait pardonnée, et voilà qu'Iseut récidive avec la ruse concernant Kaherdin : Iseut la déshonore une nouvelle fois, l'humilie, pour satisfaire sa méchanceté et la plonge dans la honte ; elle traite la reine de Richeut, personnage de prostituée et d'entremetteuse, et elle promet de se venger d'elle comme de son ami Tristan - menace qu'elle mettra à exécution, comme on l'a vu -. Quand Iseut entend Brangien l'insulter aussi violemment, elle a un accès de fureur et profère à son tour une série de malédictions : elle maudit avec véhémence l'amour et Tristan, qu'elle accuse maintenant d'être la cause de tous les malheurs qui fondent sur elle : "Tristran, vostre cors maldit seit !" (v.88), "Mar acuintai unc vostre amur,/Tant en ai curuz e irur !" (101-2), c'est à cause de Tristan que Brangien veut lui infliger la honte, c'est Tristan qui lui enlève le seul réconfort qu’elle ait, c'est-à-dire Brangien, et elle accuse son amant de vouloir l'emmener avec lui pour veiller sur Iseut aux Blanches Mains. Là-dessus Brangien s'emporte encore davantage : elle accuse Iseut de félonie, de perfidie, de perversité, d'adorer la méchanceté, d'être si habituée au vice qu'elle ne peut s'en séparer car elle l'a appris et y a plongé dès sa jeunesse, elle l'accuse d'avoir donné dans le folie en aimant Tristan et elle fui lance que le mal est un plaisir pour elle. Iseut qui s'est un moment dominée et a supplié Brangien de lui épargner sa haine, car peut-être le calomniateur n'a-t-il médit de Kaherdin que par envie (v.164-172), se laisse aller quand Brangien, qui se dresse en défenseur de 1 amour conjugal et de la morale, la menace de tout découvrir au roi dont elle prend la défense et loue la mansuétude (s'il n'a pas châtié son épouse infidèle c'est à cause du grand amour qu'il a pour elle)(265-298) ; tout d'abord Iseut prononce des paroles irréparables : si elle est elle-même menteuse ou parjure ou déshonorée, si elle a commis le mal, comme le dit Brangien, c'est toujours sur les conseils de sa suivante qui mérite donc davantage qu'elle-même d'être blâmée, puis elle s'abaisse en implorant Brangien de ne pas révéler au roi son secret et d'oublier sa colère envers elle (303-340). De fait, Brangien va dire à Marc que la reine a un amant, mais, à la grande surprise du roi et de l'auditeur, elle nomme Cariado. Pierre Jonin s'est appuyé sur cette scène d'une grande violence verbale, où les injures fusent des deux côtés et dans laquelle le critique a vu une dénonciation de la fin'amor, pour montrer que le Tristan de Thomas était une oeuvre non courtoise11. Il vaut cependant mieux y voir, à la suite de Pierre Le Gentil12, l'expression de la déception ressentie par Brangien devant la couardise présumée de Kaherdin et de Tristan. Cependant cela n'explique pas la violence des paroles d'Iseut : celle-ci est expliquée par la peur de la reine de voir Brangien l'abandonner sans ami en pays étranger, elle qui toujours l'a aidée à surmonter les difficultés de l'exil et celles de son amour adultère, et de voir son secret révélé au roi Marc, ce qui la perdrait.
9On le voit aisément, la violence est omni-présente dans toutes les versions du Roman de Tristan que nous avons étudiées, aussi bien dans les versions dites "courtoises" que dans celles dites "vulgaires". Elle est une composante quasi-naturelle de la vie : il y a d'une part une violence qui est inhérente au système social et qui mène à un affrontement entre deux personnages ou deux groupes humains dans la guerre, c'est-à-dire à l'intérieur d'un système de règles établies ; il y a d'autre part la violence issue du conflit entre l'individu et l'ordre social. Ces deux types de violence sont illustrés à la perfection par les romans médiévaux de Tristan, qui jouent avec la dialectique de la violence afin de rétablir finalement un équilibre qui a été momentanément perturbé.
Notes de bas de page
1 Cf. D.B. "Tristan guerrier dans le roman d'Eilhart von Oberg". In : Le monde des héros dans la culture médiévale, Greifswald 1994 (WODAN 35), pp. 59-64.
2 Eilhart von Oberg, Tristrant, texte établi et présenté par D.B. et Wolfgang Spiewok. Paris 1986 (10/18)0 p. 65. Une nouvelle édition du texte avec traduction allemande est parue au Reineke Verlag (Greifswald) en 1994 (WODAN 27).
3 Pour plus de détails voir notre article déjà cité de "Tristan guerrier".
4 cf. notre thèse, Le 'Tristrant' d'Eilhart von Oberg. Paris/Lille 1974, pp. 804 sqq.
5 Gottfried von Strassburg, Tristan, traduit par Danielle Buschinger et Jean-Marc Pastré. Göppingen 1980 (GAG 207).
6 Tristan et Iseut. Les poèmes français. La saga norroise. Textes originaux et intégraux présentés, traduits et commentés par Daniel Lacroix et Philippe Walter. Paris 1989 (Le Livre de Poche.
7 Le Roman de Tristan par Thomas, poème du douzième siècle, public par Joseph Bédier. Tome second (Paris 1905), p. 359.
8 ibid. p. 358.
9 Tristan et Iseut. De la légende aux récits en vers. Paris 1987, pp. 79-80.
10 D.B." L'adaptation des romans courtois en Allemagne". In: The Spirit of the Court. Selected Proceedings of the Fourth Congress of the International Courtly Literature Society. Toronto 1983. ed. by G.S. Burgess & R.A. Taylor. Cambridge 1985, pp. 93-101.
11 Les personnages féminins dans les romans français de Tristan au xiiè siècle. Etude des influences contemporaines. Aix-en-Provence 1958, pp. 324-330.
12 "La légende de Tristan vue par Béroul et par Thomas. Essai d'interprétation". In : Romance Phylology, VII, 1953, pp. 111-129.
Auteur
Université d'Amiens
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