La représentation théâtrale de la violence dans quelques Miracles de Nostre Dame par personnages
p. 55-67
Texte intégral
1A la fin du xive siècle, la représentation de la violence physique et morale dans les Miracles de Nostre Dame par personnages1 a une signification religieuse. La création dramatique reflète un univers troublé par le péché et signale la rupture de l'ordre providentiel2.
Les puissances énergétiques
2La vision de la dualité du monde partagé entre le bien et le mal génère la structure profonde du Miracle. Dans cette optique, chaque acteur du drame met en jeu une puissance énergétique, efficace dans une situation donnée. Ainsi, le diable et ses représentants sont des forces négatives qui retardent le dénouement de l'aventure spirituelle. Dieu et Notre Dame sont des puissances surnaturelles, donnant le sens positif à l'histoire. Les acteurs, témoins du merveilleux chrétien, sont des forces opérationnelles dans la quête du salut.
3Le Miracle de saint Ignace (Mir XXIV) met en scène le martyr, résistant à toutes les pressions destinées à lui faire renier sa foi. La victoire du sujet sur la souffrance montre la progression de l'amour spirituel alors que la haine devient inopérante. Les situations mettent en jeu un procès affectif, afin d'établir une correspondance entre le voir et le croire. Le spectacle de l'endurance du saint provoque la pitié et la conversion des païens. Dans ce Miracle, l'intelligence du coeur est le moteur de l'action, alors que le culte des idoles est incompatible avec les rites chrétiens :
Ha ! sire Dieux, par ta puissance
L'entendement des cuers leurs euvres
Si qu'ilz puissent en bonnes euvres
Et en ta foy si exercer
Que de servir veillent cesser
A leurs ydoles. (v. 9-14)
4A partir d'une structure profonde de la conversion, la représentation théâtrale de la violence rend compte des mouvements opposés de fermeture et d'ouverture à l'Esprit3. L'intérêt dramatique naît des retournements de situation. L'action de l'agresseur, au lieu de détruire la victime, contribue à son élévation spirituelle et suscite l'admiration de deux païens, Abbanes et Gondofore. L'empereur Trajan ordonne qu'on attache Ignace à un poteau afin de le lacérer de pointes de fer, mais le saint ne faiblit pas. L'épreuve du feu n'est pas plus efficace, grâce à l'intervention surnaturelle et au réconfort des anges. La pensée positive annule les effets négatifs de la torture. Trajan, exaspéré par la fermeté du saint, augmente ses tourments dans l'intention de l'affaiblir. Il ordonne qu'on déchire le dos d'Ignace avec des ongles d'acier tranchant, mais cette agression est encore sans effet ; l'empereur envoie le martyr en prison et exige qu'on le laisse trois jours sans boire ni manger. Un ermite réconforte le saint et le soutient dans son jeûne. C'est pourquoi, l'empereur ordonne d'amener les lions afin qu'ils dévorent Ignace. Cependant, les fauves le laissent intact. Trajan renonce à poursuivre la torture, rempli de crainte et vaincu par la force divine. Le Miracle s'achève par la montée de l'âme du glorieux martyr. Abbanes et Gondofore se chargent d'ensevelir le corps. Ces scènes de violence ne sont pas faites pour satisfaire l'instinct de cruauté des spectateurs ; au contraire, elles contribuent à montrer le progrès de la foi et de l'amour spirituel. Un programme spécifique oriente les déplacements des acteurs et représente les forces complexes d'interaction4.
5Le Miracle de Robert le Dyable (mir XXXIII) représente un personnage dont la force est celle d'un ouragan qui ravage tout sur son passage. Dans la situation initiale, son père, le duc de Normandie, reproche à son fils de persévérer dans le mal :
Robert, a quoy tens tu, ne tires ?
Il semble que tu empires
Et vaulx pix nui que devant hier (v. 1-3)
6La première réplique de Robert peint l'escalade de la violence, une accumulation de méfaits :
De ces moines batie et lober
Et de leur tolir et rober.
Se je scé qu'ilz aient joyaux
Ne saintuaires bons ne biaux (v. 23-26)
7L'auteur du Miracle montre le mouvement du personnage, manipulé par une puissance diabolique. La représentation théâtrale met en scène cette recherche obsessionnelle d'occasions de nuire à autrui. Dans la situation d'une scène de pillage, le réalisme dramatique, tout en soulignant la prospérité du monde rural, accentue la souffrance du riche paysan, dépendant de la volonté capricieuse du seigneur.
8Il fait aussi apparaître la cruauté de Robert, qui dépouille progressivement sa victime de tous ses biens. Ces images violentes évoquent peut-être la fin du xive siècle, période de trouble et de mutation5.
9Puis Robert accélère le rythme de ses actes ; il s'empare du trésor d'une abbaye, tue sept ermites sans hésiter. Cependant, son père, afin de le châtier, ordonne qu'on le bannisse. La révélation de la duchesse, qui a donné son fils au diable, provoque le changement subit de Robert : alors qu'il était un objet, il devient le véritable sujet de l'action. Médiateur de la vengeance divine, il supprime deux de ses compagnons, qui lui renvoyaient une image négative de lui-même. Puis, il demande à l'abbé, qu'il a volé, de donner la clef de son manoir à ses parents, afin qu'ils veillent à la restitution des biens dérobés. Après cette démarche, Robert part à Rome et dit au pape son regret d'avoir commis tant de méfaits. Celui-ci l'écoute et l'envoie à un ermite, qui lui donne l'absolution et lui révèle la pénitence que Dieu lui ordonne d'accomplir. Il devra simuler la folie, rester muet et manger la nourriture qu'il aura enlevée aux chiens. Cette violence qu'il se fait à lui-même sera un moyen de régénérer son âme. Recueilli par l'empereur, il lutte avec un chien pour lui arracher un os et va dormir dans le chenil. Cette scène pénible, symbole de la cupidité bestiale, permet à Robert de progresser vers le bien spirituel.
10Lorsque l'armée des païens arrive à Rome, Dieu désigne Robert pour les attaquer. La bataille est à peine représentée. Le mouvement de la mêlée est seulement évoqué. L'auteur insiste davantage sur la force surnaturelle du personnage devenu le chevalier aux blanches armes. La fille de l'empereur, muette de naissance, montre le vainqueur, mais son père refuse de la croire. Un chevalier blesse le mystérieux guerrier, lui laissant dans la plaie son fer de lance en signe de reconnaissance. L'empereur promet de donner sa fille et la moitié de son empire à celui qui montrera le fer. Alors, le sénéchal, désirant épouser la jeune fille, invente un stratagème. La jeune fille, choquée violemment par cette imposture, retrouve la parole, dénonce le traître et découvre l'endroit où le fou victorieux a enterré le fer. L'ermite, messager de Dieu, désigne Robert comme le héros, méritant la main de la fille de l'empereur. Ce Miracle multiplie les scènes de violence afin de démontrer l'erreur du personnage ancré dans le mal, mais pouvant accéder au pardon divin grâce au sentiment du repentir et à l'action de la pénitence.
Les structures familiales : les femmes
11Les structures familiales génèrent l'histoire de nombreux Miracles. La désignation des personnages par des termes généraux (le mari, la femme, la fille, l'oncle, le cousin) attire l'attention du spectateur sur l'importance des liens de parenté dans la représentation théâtrale6. Les femmes sont des figures centrales dans les Miracles de Nostre Dame par personnages7. Le problème de la peur du sexe est formulé explicitement sous l'angle du péché et de la luxure. Le personnage de la fille non mariée fait souvent l'objet d'un traitement défavorable. Manipulée par les forces du mal, victime du diable, elle provoque des péripéties par son pouvoir de séduction. Les scènes de mariage valorisent cette institution, en accord avec la morale du théâtre religieux. La vie des époux est envisagée du point de vue dramatique. Le mariage ne doit pas être une entrave à la vie spirituelle du couple. Les tableaux de la vie conjugale représentent le conflit entre la chair et l'esprit dans la vie quotidienne. Ainsi, le Miracle de l'enfant donné au diable (Mir I), marqué par une morale sévère, met en lumière la nécessité de l'ascèse et de la chasteté, incompatibles avec le plaisir. En revanche, le Miracle de saint Alexis (Mir XL) évoque l'entente harmonieuse des époux et l'amour spirituel, conformes à l'éthique religieuse.
12Le désir incestueux du père pour sa fille est représenté dans les Miracles de la fille d'un roy (Mir XXXVII) et de la fille du roy de Hongrie (Mir XXIX). L'héroïne, persécutée, démontre son innocence en surmontant toutes les épreuves. Le comportement négatif d'une mère possessive envers son fils modifie l'action et provoque une perturbation. Celle-ci rejette violemment sa belle-fille, qui subit les conséquences de la jalousie. Dans les Miracles de la fille du roy de Hongrie et du roy Thierry, (Mir XXXII) le personnage vainc les assauts de la haine grâce à son courage.
13L'affectivité est orientée dans le sens positif lorsqu'elle se distingue de la passion égoïste. Ainsi, l'auteur du Miracle de un enfant que Nostre Dame resucita (Mir XV) accentue les effets pathétiques de la noyade d'un enfant durant le sommeil de sa mère. La scène dramatique de la résurrection du corps est un témoignage, particulièrement attendrissant de l'amour maternel. De même, le Miracle de saint Sevestre (Mir XX) montre la douleur des mères, apprenant que l'empereur Constantin veut sacrifier leurs enfants :
Nous sommes les dolentes méres
Qui avons porté en noz flans
Et norriz ces petiz enfans
Que mettre voulez a martire. (v. 268-271)
14Le discours des femmes éplorées ébranle la pitié des spectateurs.
15L'idéologie qui anime les Miracles oriente la représentation des liens de parenté8. L'exemple de la mère du pape punie de son orgueil (Mir XVI) illustre le projet apologétique, inscrit dans les sermons intégrés à certains Miracles. Une tension entre la nature et la raison produit la structure profonde du drame. Dans le cycle de la femme injustement accusée9, la mère du roi est l'opposant au bonheur des époux. La force négative de la trahison et du mensonge régit l'action. La fonction familiale est ainsi adaptée au rôle actantiel dans une optique théâtrale. L'auteur dramatique peint des passions en réorientant les données sociales, mises en situation. Dans les circonstances concrètes du réel, les personnages symboliques ont une dimension humaine. L'interférence ou la dissociation des valeurs font naître l'harmonie ou la rupture.
L'expression dramatique de la violence
16La parole dramatique, en particulier les gestes vocaux, est un catalyseur de la charge émotionnelle, signe de la violence perturbatrice. Ainsi, le cri de guerre "haro !" annonce la venue démoniaque. Le Miracle de saint Jehan le Paulu, hermite (Mir XXX) peint la brutalité de l'agresseur, voulant s'approprier une âme :
Haro ! ne sçay conment je brasse
Que cel hermite la déçoive (v. 39-40)
17L'interjection dramatique fait percevoir au spectateur l'irruption des forces du mal. Le Miracle de l'evesque que l'arcediacre murtrit (Mir III), selon un procédé stéréotypé mais efficace, représente l'explosion de joie mauvaise de l'opposant :
Haro ! de joye vueil uller,
Quant tu si bien besongnié as (v. 908-909)
18Le geste vocal transcrit également la souffrance et le remords du pécheur, qui a commis un acte de violence contre les autres ou contre lui-même. Le langage émotionnel révèle le bouleversement du personnage, ayant perdu sa sérénité. Dans le Miracle de l'enfant donné au diable (Mir I) la mère, ayant fait un pacte avec Satan, exprime sa douleur d'une manière intensive :
Lasse ! bien me doy destourber
Quant ensement me suis forfaite (v. 200-201)
19La désorganisation de l'octosyllabe rend compte de la brisure de l'être. La sémantique de l'affectivité est renforcée par le signifié rythmique et le référent situationnel, la transgression. A la différence du Miracle de Théophile10, le nombre d'interjections est réduit au minimum, alors que l'expression du désarroi atteint son paroxysme :
Lasse my ! Vous avez voir dit
Onques puis je n'oy joie au cuer (v. 542-543)
20La douleur qui se chante n'est pas la douleur qui se voit. Dans le Miracle de Berthe (Mir XXXI), Blancheflour, croyant avoir perdu sa fille, injustement accusée et condamnée à mort, crie sa douleur :
Hay ! Berthe, mon enfant doulx
Vostre mort chiérement compére (v. 2045-2046)
21La parole spectaculaire appuie l'extériorisation des sentiments dans une situation conflictuelle, à un moment crucial du drame11.
22Dans le Miracle de l'enfant donné au diable, le plaidoyer de Notre Dame, en faveur de la mère, en proie au remords, montre l'efficacité de la violence surnaturelle pour sauver le personnage du désespoir. A la requête de l'avocate des pécheurs, la volonté de Dieu neutralise l'action des opposants. Dans cette visée, l'exposé des faits, le contenu informatif est moins important que l'effet, le dépassement de la situation dramatique. L'énoncé du procès est la mise en oeuvre de l'action providentielle. Progressivement, les diables perdent le pouvoir de la parole. Les arguments surnaturels suppriment les possibles reparties des adversaires. L'autorité des locuteurs divins conduit à l'expulsion des agresseurs :
Or alez tendre ailleurs vo roit :
A ceste prise avez failli (v. 1251-1252)
23La repartie du diable ne peut être actualisée dans l'ordre de la grâce.
24La relation, qui existe entre l'objet scénique et le discours théâtral, est transformationnelle. L'acte de symbolisation sous-tend l'expression de la violence psychologique. Dans le Miracle de l'empereur Julien (Mir XIII), l'humiliation subie par le personnage passe par l'information visuelle, non linguistique. L'empereur, ayant accepté les pains offerts par Basile, lui donne du foin en retour. Le geste et l'objet montrent le mépris du païen pour le chrétien. L'inférence est inscrite dans la représentation sensible. C'est pourquoi, la distance entre la scène et le spectateur est réduite au minimum. Le support imagé oriente le déchiffrement du message ; dans ce théâtre de l'imaginaire, le geste et l'objet signalent l'instant de la parole, la trajectoire de la pensée. Le discours est porteur d'un sens implicite dont la valeur illocutoire est connotée dans la dérivation allusive : le signe d'une agression humiliante. Dans cette visée, la réplique de Basile est moins une réponse au discours du locuteur qu'une interprétation du message implicite, émis par l'objet et le geste symboliques :12
Et tu l'as pris en tel vilté
Que tu me fais yci pour pain
Donner de tes chevaulx le fain.
Ce n'est pas grant honneur a faire
A homme de si hault affaire (v. 174-178)
25La compétence du spectateur est d'ordre culturel. Il sait à l'avance que le foin se donne aux chevaux et non aux hommes. Le sujet regardant voit le jeu de scène en même temps qu'il perçoit la parole dramatique. La réception du discours est conditionnée par le contexte extra-linguistique, le support de l'image mentale.
L'espace-temps
26Le temps de la violence représentée, à la différence du temps raconté, est signifié directement par une image spatialisée. Aussi l'auteur dramatique donne-t-il une densité concrète à la succession des instants. Dans la dynamique de l'action motrice, le temps est quelque chose du mouvement bien qu'il ne soit pas mouvement13. Les déplacements des personnages dans l'espace théâtral créent un temps fictif, celui de l'histoire. La nonne, qui fut séduite par un chevalier et qui laissa son abbaye (Mir VII), rompit la continuité de l'espace-temps :
Et ja quant nuit sera venez
Et m'atendez en ce lieu la
Et quant le convent dormira
Tout coiement m'en ysteray (v. 234-237)
27Le dialogue inscrit la mutation de l'être, enregistrée sur une courbe temporelle de la représentation. L'imminence du procès de l'action, la violence de la pulsion sont mises en scène et visualisées par le spectateur, qui se rend compte de l'accélération des événements. La soudaine intervention surnaturelle brise le rythme de l'élan amoureux. A deux reprises, l'obstacle de la statue empêche la nonne de réaliser son désir. Cependant, le projet humain, s'opposant au projet divin, le personnage s'efforce de s'arracher à la stagnation du temps :
Or ne vueil je plus longuement
Demourer que je ne m'en voise (v. 572-573)
28Le brusque départ est souligné par les mots de la précipitation. Le geste prend le relais de la parole. Dans l'optique du théâtre religieux, l'action tend à la catastrophe, la damnation de l'âme. La transgression de l'interdit est vécue comme un conflit entre la chair et l'esprit. Dans le Miracle de l'abbesse grosse (Mir II), le désir est senti comme une aliénation, une agitation dans l'espace-temps de la conscience :
Tant m'est et oultrageuse et fiére
Ceste amour qui si me demaine (v. 332-33)
29L'impression de malaise est perçue dans l'instant théâtral de la perte de la maîtrise de soi :
Car votre amour si me maistrie
Que tout mon sens surmonté a (v. 416-417)
30L'auteur du Miracle a l'art de montrer la violence du désespoir de la nonne après la transgression. La prière pathétique suscite l'intervention de la Vierge, qui la délivre et donne l'enfant qu'elle a conçu à un ermite. Deux religieuses malveillantes, ayant accusé l'abbesse auprès de l'évêque, celui-ci se rend à l'abbaye et fait constater que la nonne est pure ; la confession théâtrale de l'abbesse souligne le retour à un état initial de virginité, humainement impossible, mais rendu divinement possible. L'effacement du temps au plan du corps contraste avec l'écoulement du temps au plan de l'âme, ayant régressé vers l'origine et progressé vers Dieu.
31Les péripéties accidentelles du Miracle de la femme du roy de Portigal (Mir IV) sont représentées dans un rythme saccadé. Le roi, sur le point d'épouser la fille d'un châtelain, a l'imprudence de confier la clef de la chambre de sa fiancée au sénéchal. L'agresseur, voulant abuser de la jeune fille, exprime sa volonté d'arriver à ses fins :
De li feray ma volenté (v. 643)
32La victime, ayant pris conscience de la trahison, décide de couper la tête au sénéchal. Celle-ci passe de la décision à l'acte sans transition :
Vez la, c'est fait (v. 718)
33L'expression tragique de l'irrémédiable, une formule lapidaire, souligne le résultat du geste14. Lors de la nuit de noces, la reine demande à sa cousine de se mettre à sa place dans le lit nuptial et de se lever aussitôt qu'elle le lui dira. Sa complice n'ayant pas tenu sa promesse, la reine veut accomplir un second meurtre et mettre le feu dans le lit afin de faire fuir le roi. L'action est projetée en avant par le discours et la pensée du personnage si bien que le dire et le faire s'enchaînent dans la représentation théâtrale de la pulsion.
34L'auteur du Miracle de saint Guillaume du désert (Mir IX) s'inspire de la Vita sancti Guilielmi eremitae15. Les correspondances textuelles sont nombreuses, mais l'expression du mimétisme de la violence est originale. Dans la scène d'exposition, la prière de saint Bernard de Clervaux met l'accent sur le passé de Guillaume, enfermé dans une prison mentale :
La femme son frére a fortrait (v. 9)
35Le personnage a donc un comportement identique quelle que soit la situation ; il reproduit la même attitude négative. Ainsi, sa décision de ne pas reconnaître le pape Innocent est due à un mouvement irrationnel de destruction. La manière brutale dont il chasse l'évêque, qui refuse d'accepter le schisme, montre son obstination à faire le mal :
Vuidiez, Vuidiez (v. 131)
36Alors, l'évêque Jeffroy de Chartres, accompagné de saint Bernard, se rend auprès de Guillaume pour essayer de guérir son âme. La prière et la vision de la croix suffisent à provoquer la métamorphose immédiate du personnage, touché par la grâce. La parole dramatique et le geste théâtral, l'effort de Guillaume pour se relever signifient le passage de la violence à la douceur, le désaveu de sa brutalité et le désir de réparer le mal qu'il a fait. La deuxième partie du drame représente Guillaume, retiré dans le désert. Celui-ci, harcelé par ses serviteurs et les diables, qui le poussent à rentrer en possession de ses terres, s'enfuit et se réfugie dans un ermitage de l'île de Rhodes. Notre Dame, accompagnée de sainte Christine et de sainte Agnès, descend sur terre pour le réconforter et le soigner. L'intervention surnaturelle signifie que le temps de Dieu va remplacer le temps de la violence.
37L'auteur du Miracle établit un système de correspondances entre une réalité mouvante et la fiction théâtrale, afin d'effacer les effets négatifs de la violence. Au dénouement du Miracle de saint Jehan le Paulu, hermite (Mir XXX), Dieu accorde au pécheur de faire apparaître la fille du roi qu'il a assassinée et jetée au fond d'un puits. L'espace de l'agression se métamorphose en espace de résurrection. Jehan est le meneur de jeu :
Sire se vo vouloir l'accorde,
Jusques a ce puiz ci venez,
Et lez moy estant vous tenez ;
Et vous, biaux seigneurs, en atour
Vous mettez d'estre ci entour (v. 1472-1475)
38Les acteurs privilégiés, participant à l'action, Jehan, le roi et les deux chevaliers prennent place à l'intérieur du cercle des spectateurs16. Au centre du puits rond se concentrent les forces de vie, luttant contre les ténèbres de la mort et de la fatalité. Les deux chevaliers descendent dans le vide et tirent la demoiselle hors du puits. Le temps circulaire, expression du recommencement, annule la fin tragique. De même, au dénouement du Miracle de la fille du roy de Hongrie, le clerc rapporte la main de l'héroïne, qui s'est mutilée afin d'échapper à l'amour de son père. Le pape demande aux acteurs de se placer autour du seau d'eau dans lequel baigne la main. Le silence et la prière génèrent la réparation miraculeuse. Le simple geste de joindre la main au bras est le signe d'une intervention surnaturelle. Dans cette optique, l'amour est plus fort que la haine.
39L'auteur du Miracle souligne l'aspect dramatique de la violence. Cependant, les images spectaculaires sont intériorisées dans l'espace de la conscience des personnages résistants ou perturbés. Le discours théâtral montre les effets dégradants du temps destructeur de l'être ; mais dans le sens de l'édification des spectateurs, l'action divine recrée l'ordre et l'harmonie du monde.
Notes de bas de page
1 Miracles de Nostre Dame par personnages, Puhl. par G. Paris et par U. Robert, 8 tomes, Paris, S.A.T.F., 1876-1893.
2 C. Raynaud, La violence au Moyen Age, xiiie-xve siècle. Paris. Le léopard d'or, 1990 : "Les attentats dûs au péché de l'homme", pp. 25-30.
3 A.I. Greimas, Du sens II, Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1983 : "Rôles aclanliels", pp. 52-53.
4 Voir E. Landowski, "De quelques conditions sémiotiques de l'interaction", Actes sémiotiques. Documents, V. 50, Paris, CNRS, 1983.
5 R Fossier, Le Moyen Age, III, Paris, A. Colin, 1983-1990 : "Crise ou mutation de la seigneurie", p. 84.
6 Voir W. Noomen, "Pour une typologie des personnages des Miracles de Notre Dame", Mélanges L. Geschiere. Amsterdam, 1975, pp. 71-85.
7 A ce propos, voir M. Gonnerman, Realism in Ihe Miracles de Nostre Dame par personnages, P.H.D., University of Missouri-Columbia, 1985.
8 Sur ce point, voir "Les relations de parents dans le monde médiéval" Senefiance, 26, Aix-en-Provence, C.U.E.R.M.A., 1989.
9 A. Micha, "La femme injustement accusée dans les Miracles de nostre Dame par personnages", Mélanges G. Cohen, 1950 : "Le thème de la femme vertueuse, victime d'une machination", pp. 85-92.
10 Rutebeuf, Oeuvres complètes, tome II, Paris, A.J. Picard, 1976 : "Hé ! Laz, chetis, dolenz que porrai devenir ?" (v. 384), p. 194.
11 P. Larthomas, Le langage dramatique, Paris, Presses Universitaires de France, 1989 : "Ce qui caractérise ces interjections c'est qu'elles ne signifient pas, au sens strict du terme", p. 75.
12 Voir C. Kerbrat-Orecchioni, l'Implicite, Paris, A. Colin, 1986.
13 A ce propos, voir P. Ricoeur, Temps et récit, le temps raconté, tome III, Paris Seuil, 1945, p. 21.
14 P. Larthomas, op. cit., p. 161, (analyse des "instruments stylistiques de la fatalité").
15 Edition dans Acta Sanctorum, Joannes Bollandus, febr. X, col. 452-462.
16 H. Rey-Elaud, Le cercle magique. Essai sur le théâtre en rond à la fin du moyen âge, Paris, Gallimard, 1973 : (une nouvelle image du lieu théâtral).
Auteur
Savigny
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