Imagination de la violence
Le porche de l'église Saint Trophime d'Arles
p. 9-17
Texte intégral
1Le porche de l'église Saint Trophime d'Arles, construit entre 1152 et 1180, est un discours de pierre édifiant et persuasif1. Il expose au croyant la façon de mener sa vie pour être au nombre des élus lors du partage qu'effectuera à la fin des temps le Juge Suprême que l'on voit siéger au tympan, comme l'avait annoncé Matthieu, "dans sa gloire, et tous les anges avec lui" (Mat. XXV, 31) installés sur deux rangs dans l'intrado de l'arc, priant les bras levés, et entouré, tel que l'avait vu Jean, des quatre animaux (Ap. IV, 6) tandis que la triple expansion de voussures moulurées figure l'arc-en-ciel dont, selon Jean encore, le trône est entouré (Ap. IV, 3). Message d'espérance qui ne va pas cependant sans quelque effroi car les sculptures du porche rendent manifeste qu'il faut savoir triompher des assauts du mal en cette vie pour mériter de ne pas être livré au malin dans l'autre monde. L'itinerium ad Deum est un temps d'épreuves et qui ne pourra à son terme établir que ses victoires pèsent plus que ses défaites sera condamné à une éternité de malheur. L'illustration de cette catéchèse de mise en garde et d'exhortation est occasion multiple et diversifiée de figurer la violence.
2Dans cette perspective de la conduite de la vie et du jugement ultime le porche se divise en trois grandes parties. La première comprend la figuration monstrueuse du mal et des exemples de l'exercice de sa violence au registre inférieur de la façade, sous le départ des colonnes qui rythment la façade ; puis entre celles-ci, des figures exemplaires de saints qui surent triompher du mal ; et au-dessus, en frise, le récit de l'enfance du Christ, celui à l'imitation de qui les saints ont vécu et au nom duquel ils ont pour la plupart accepté la violence du martyre. L'ensemble constitue une illustration de la vie comme combat, dans une double dimension, historique et tropologique.
3Au-dessus, sur l'entablement couronnant les colonnes et le linteau du portail, la deuxième partie expose la finalité anagogique de ce combat : on y voit, conformément à la prédiction de Matthieu (Mat. XXV, 31), le partage des bons et des mauvais par le juge souverain assisté des douze apôtres.
4Enfin sur les retours latéraux du porche se trouvent les figures antithétiques et complémentaires de saint Michel, peseur d'âmes, et de Satan, responsable du manquement de certaines à peser leur juste poids.
5Le registre inférieur du porche est tout entier consacré à l'illustration du passage de la première épitre de Pierre où il est dit : "Veillez ; votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant qui dévorer. Résistez-lui, fermes dans la foi, sachant que vos frères dispersés dans le monde endurent les mêmes souffrances que vous" (P. 1ère ép. V, 8-9)2.
6La première partie du verset induit des scènes de violence terrifiantes : au plus près du portail, du côté nord, un lion s'acharne sur un homme jeté à terre et étendu de tout son long sur le dos ; au sud un autre lion commence à dévorer un homme dont on voit à la fois le dos et le visage ; un peu plus loin au nord, à la limite de l'embrasure du porche, une lionne accompagnée de ses deux lionceaux déchire un bouc dont un coup de patte a ouvert le ventre, tandis qu'en face, côté sud, un quatrième lion, énorme, achève de dévorer la proie qu'il tient sous sa griffe. A ses côtés un monstre à tête de lion et queue de serpent est en train de manger un petit quadrupède. Sur les piédroits du porche se trouvent encore, successivement, de chaque côté, un lion, puis un masque de lion, et du côté sud, à l'extrémité de la façade le combat d'un bouc et d'un lion luttant, sous le regard d'un autre lion, au-dessus du cadavre d'un deuxième bouc. Enfin sur le retour sud du porche un lion encore se tourne au moment où un centaure s'apprête à lui décocher une flèche3. Boucs, centaures et lions, êtres punais, monstrueux ou terrifiants, sont figures des péchés, comme d'ailleurs cet oiseau qui picore les parasites sur la croupe de la lionne aux mamelles gonflées de lait accompagnée de ses lionceaux : ces sculptures illustrent l'idée que les péchés se nourrissent les uns des autres, que chacun en engendre d'autres, qu'ils se font concurrence et entrent en conflit pour s'emparer de l'âme du faible. La violence des affrontements de ces bêtes est démonstrative de la violence que les péchés font subir aux hommes ; les lions androphages en sont les figures exemplaires.
7Cependant les âmes fortes peuvent résister à l'assaut des forces du mal et opposer à leur violence injuste une violence justifiée. Ainsi voit-on, au piédroit nord, Samson déchirer le "lion rugissant" qui l'avait assailli sur le chemin de Thamma (Jg. XIV, 6), et, en parallèle, à l'angle nord de la façade, Hercule, vêtu de la dépouille du taureau de Crête comme d'un manteau, fait de même du lion de Némée, le héros antique, héros local à Arles4, ayant été par effet de typologie rétrospective enrôlé au nombre des personnages dignes de concourir à l'édification des fidèles. Cependant il n'est pas pour autant présenté comme un héros exemplaire5, pas plus que ne l'est son émule chrétien. Car l'on voit sur le même socle de colonne où il triomphe du lion, Samson s'abandonner au sommeil sur les genoux de Dalila et la servante de celle-ci lui couper les cheveux, source de sa force. Ainsi pour avoir cessé de "veiller", le combattant de Dieu se trouve réduit à l'impuissance. L'on sait que Hercule eut de semblables faiblesses auprès d'Omphale, à laquelle il abandonnait sa massue. L'évocation en parallèle des deux héros, de la mythologie et de l'Ecriture, a en conséquence pour objet non pas tant de célébrer des victoires sans lendemain que de mettre en garde contre le relâchement de la garde contre l'Ennemi qui sait recourir aussi à de douces violences, d'autant plus pernicieuses qu'insidieuses, et dont la plus néfaste est la luxure.
8Par contre au piédroit sud, sur un socle de colonne, est représenté Daniel dans la fosse aux lions, entre deux fauves, serein, et, sur le côté du socle, Habacuc survient, apportant au saint de quoi se sustenter. Ainsi est illustré le triomphe de la foi, soutenue par l'espérance et affermie par la grâce de Dieu. Peut-être aussi faut-il voir dans le parallèle impliqué, de part et d'autre du porche triomphal, entre Samson déchu de sa force physique et Daniel constant dans sa fermeté d'âme, une affirmation de la supériorité de la vie méditative sur la vie active pour faire pièce à la violence du péché.
9Au-dessus de ce "registre inférieur consacré à la misère du temps présent" et à la représentation allégorisée des "épreuves et combats de l'homme contre le péché"6 se dressent, se répondant deux par deux de part et d'autre du portail, les effigies de Pierre et de Paul, de Jean et d'André, de Trophime et d'Etienne, de Jacques le Majeur et de Jacques le Mineur, de Barthélémy et de Philippe enfin, tous saints et martyrs, ayant éprouvé dans leur chair la violence et la souffrance que leur firent subir les impies, mais surtout tous ayant par la constance de leur foi et leur fermeté d'âme triomphé de la violence des attaques du démon mettant à l'épreuve leur fidélité au Christ, et pour cela ici magnifiés, montrés de face, dressés en pied, droits, figures de rectitude, dans des niches encadrées de pilastres magnifiquement décorés de rinceaux, principal ornement de cet arc de triomphe qu'est le porche, scandé par le cantique des colonnes.
10Tous sauf un, Etienne, dont est représenté le martyre, mais de telle sorte qu'il vaille illustration de la récompense gagnée par qui en subit la violence sans faillir à soutenir sa foi. Etienne est figuré entre deux bourreaux dont les quatre mains, contenant chacune une grosse pierre, sont levées à même hauteur au-dessus du lapidé. Il est à genoux, mains jointes tendues vers Dieu dans l'attitude de qui prie et confesse sa foi à son dernier souffle. Son âme, en effet, sous la forme d'un petit enfant, s'échappe de sa bouche, bras levés vers Dieu qui assiste à la scène, en haut du panneau, contenu dans le cercle que dessinent les ailes de deux anges qui accueillent l'âme du saint, la prennent par les mains et s'apprêtent à la revêtir de la robe de gloire des élus. Or l'élancement vertical du corps d'Etienne prolongé par son âme et l'alignement horizontal des mains des bourreaux dessinent une croix tandis que l'arrondi des bras des anges accueillant l'âme du martyre et le mouvement de leurs ailes s'enchaînent en un cercle7 : ainsi est rendu sensible le fait que tout martyre accepté réitère le sacrifice du Christ et fait entrer dans la perfection du monde divin. Cette admirable composition fait passer, de bas en haut, selon le mouvement ascensionnel de l'âme, de la représentation de l'événement historique du martyre à la perception de sa signification tropologique et à la démonstration de son enjeu anagogique.
11Au dernier registre de cette partie de la façade consacrée à l'histoire des hommes se lit l'histoire de l'enfance du Christ racontée en onze épisodes qui, à l'un près (l'annonce aux bergers), sont regroupés deux par deux (annonciation et songe de Joseph, nativité et bain du nouveau-né, arrivée des mages chez Hérode et chevauchée vers Jérusalem, adoration des mages et leur réveil par l'ange, fuite en Egypte et massacre des innocents) en séquences alternées de part et d'autre du portail. C'est sur le massacre des innocents que s'achève donc ce récit, comme pour marquer que la violence fait partie inéluctablement de l'Histoire, et rappeler que ceux qui la subissent pour une juste cause gagnent le salut éternel. La mort des enfants de Bethléem en effet, rassurant Hérode, assure provisoirement le salut de l'Innocent et préfigure son sacrifice par lequel l'humanité sera sauvée. Par leur martyre les innocents sont devenus des saints et le ciel leur a été ouvert après la résurrection de celui pour qui ils avaient été mis à mort ; le Christ, après sa crucifixion, a réintégré le royaume de son père et ceux qui désormais meurent en son nom y ont directement accès, comme en atteste la narration sculptée du martyre de saint Etienne. Il y a donc des expériences heureuses de la violence subie, lorsque, assumée pour assurer la doctrine du Salut, elle ouvre les portes du Paradis.
12Mais celles-ci ne s'ouvrent pas pour tous ceux qui s'y présentent, comme on peut le voir sur la droite du porche, à senestre du Juge. Pour le spectacteur médiéval la plus terrifiante violence imaginable — et imageable — était sans doute de voir refuser à une âme l'accès au paradis par l'ange au glaive de feu qui en garde l'entrée et cette âme rejetée au nombre des réprouvés, comme il en va pour ces deux prélats qui portent la main à leur front en signe de désespoir ou pour ce couple qui se tient par la main et pour tous ces autres qui sont représentés ici, pétrifiés d'épouvante. Mais, comme le marque la main sortant d'un arceau, cette violence est l'expression de la volonté de Dieu ; elle est juste et nécessaire car elle est la réciproque de sa bonté qui a réouvert les portes du ciel aux hommes qui mériteraient d'y entrer après que le Christ ait eu racheté la faute d'Eve et d'Adam, violence originelle contre la volonté de Dieu dont découlent toutes les autres. C'est pour cela que la représentation du péché originel est placée au retour nord du porche, sur l'entablement, à l'endroit d'où part la procession des élus vêtus de leur robe de gloire, pour rappeler à la fois la responsabilité de l'homme et démontrer qu'il ne tient qu'à lui de bénéficier de la bénévolence du Juge ou d'encourir sa vindicte. Sans doute est-ce pour cela aussi que l'annonce de la bonne nouvelle aux bergers est prolongée sur le retour sud du porche où elle interrompt significativement la représentation de l'enfer.
13De cette double affirmation doctrinale de la liberté de l'homme et de la rigoureuse bonté de Dieu résulte que dans l'au-delà toutes les vexations imposées par les démons aux damnés, figurées sur l'entablement et sur les retours du porche, sont violences légitimes, à la différence de ce qu'il en est sur la terre, représenté symboliquement au registre inférieur. Dès après le jugement de Michel l'on voit Hercule emporter les exclus, liés la tête en bas sur une perche qu'il porte à l'épaule, tout comme il traita jadis les Cercopes8, et Satan, à leur réception, tient de même à l'envers ces brigands du monde de la grâce. Tout au long de la frise démesurée qui court sur la droite du porche l'on peut assister à leur avilissement, lorsqu'ils marchent, harcelés par un démon, dévêtus, enchaînés, cassés, pieds nus dans les flammes qui leur montent à mi-cuisse, vers l'enfer où ils s'entassent dans une proximité honteuse, évocatrice du péché qui fut la cause capitale de leur déchéance.
14En effet la luxure est sans cesse désignée comme la cause principielle de la perte de la grâce et de l'espérance de salut. Parmi les damnés entassés en deux rangs au milieu des flammes se distingue une femme attaquée par un serpent que vomit un démon appuyé sur une longue fourche : représentation sans équivoque et qui, à la fin des temps et à l'extrémité de l'entablement où se déroulent les scènes contrastées de l'admission des élus au paradis et de la conduite des réprouvés en enfer, répond à celle qui, à l'autre extrémité de l'entablement, ouvre l'histoire du salut et de la réprobation, la faute d'Eve et d'Adam tentés par le serpent. C'est la luxure qui fait perdre à Samson et à Hercule leur virtus ; pour Samson, on l'a vu, la chose est explicitement exposée : c'est sur les genoux de Dalila qu'il est dépouillé de sa chevelure ; pour Hercule elle n'est qu'impliquée par le parallèle des deux héros, mais lorsque Hercule est représenté, de dos, dans sa fonction de psychopompe, il n'est pas possible de ne pas voir entre ses jambes ses attributs virils qui le caractérisent comme luxurieux. Parmi les monstres symbolisant les péchés se distingue un âne ithyphallique9 et le combat des lions, symboles bibliques du mal, et des boucs est celui des vices les plus redoutables, l'orgueil et la luxure.
15C'est aussi la luxure qui règne en enfer, chevauchant, nue, un monstre sur lequel, derrière elle, se tient, debout, jambes écartées, le Satan bestial qui s'empare des damnés. Cette scène dans son organisation est tout le contraire de celle, sur l'autre retour du porche, du pèsement des âmes, dont les acteurs, juxtaposés, sont nettement distincts les uns des autres, chacun tenant sans ambiguïté son rôle dans la séparation des bons et des mauvais. Ici, au contraire, monstre, luxure, démon sont superposés et confondus en une image confuse dans laquelle la luxure masque de sa tête le bas du tronc du maître d'indécence. Le spectateur qui partout ailleurs voit représentés dans tous leurs détails les personnages et les événements se trouve ici devant une image où il lui faut imaginer partie de ce qui est mis en scène. C'est évidemment que la chose n'est pas imageable. Parce que surnaturelle et démoniaque elle n'est pas non plus vraiment imaginable10. Ce déni d'image et ce suspens de l'imagination sont en conséquence la plus efficace et la plus durable des caractérisations de Satan comme maître de toutes violences car ils violentent l'imagination.
Notes de bas de page
1 L.H. Labande - L'église Saint Trophime d'Arles - Laurens 1930.
J.M. Rouquette - Saint-Trophime d'Arles in Provence romane - La Provence rhodanienne - Zodiaque 1974 - rééd. 1980.
J. Thirion - Saint Trophime d'Arles in Congrès archéologique du pays d'Arles 1976.
2 Traduction Crampon.
3 Nous suivons ici au plus près la lecture attentive de ces motifs sculptés faite par J.M. Rouquette dans sa Provence romane - op. cit.
4 F. Benoit - La légende d'Hercule à Saint Trophime d'Arles - Latomus IX 1950.
5 Le fait qu'au retour nord de la façade Hercule fasse fonction de psychopompe, transportant les réprouvés en Enfer comme autrefois il avait porté les Cercopes, contribue aussi à lui conférer un statut ambigu : assesseur de saint Michel ou serviteur de Lucifer ?
6 J.M. Rouquette - Provence romane - op. cit.
7 Cette structure est imitée de la représentation de l'anastasis sur deux sarcophages paléochrétiens d'Arles - cf. V. Lassalle - L'influence antique dans l'art roman provençal - 1970.
8 F. Benoit - op. cit.
9 Deuxième motif à partir du portail sur la gauche. Nous en croyons J.M. Rouquette, meilleur connaisseur qui soit de ce porche, qu'il a fait si splendidement et si précautionneusement restaurer : "Un relief aujourd'hui bien mutilé représente un quadrupède assis, sans doute un âne ithyphallique, symbole de la luxure" -J.M. Rouquette - Provence romane - op. cit.
10 En d'autres temps, elle sera imaginée et imagée par Félicien Rops dans Le Sacrifice, gravure de la série des Sataniques. où il figure le déploiement effarant du sexe du démon copulant. Cf. Jean Arrouye - Rapsodie ropsienne in Eros fantastique - Les Cahiers du C.E.R.L.I. 20 - Presses de l'Université de Provence 1991.
Auteur
Université de Provence
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003