Les syntagmes du coeur dans la geste des Lorrains
p. 461-470
Texte intégral
1"Li cuers d'un home vaut trestot un païs." La Geste des Lorrains a beau être un univers de guerre inextinguible où le sang coule en ruisseaux sur une terre incapable de l'absorber, un univers de rupture irréversible où tous les tabous sont transgressés au travers de crimes commis dans les églises et les retraites monastiques, de morts d'enfants au berceau, voire même d'épouses, un univers de deuil perpétuel, c'est aussi, comme en témoigne ce célèbre vers de Garin, la geste de l'amour fraternel qui unit Garin et Begon, amour oû communient tous leurs parents et amis. En effet, le sang qui coule, le coeur qui bat sont aussi liés que la mort l'est à la vie et c'est pourquoi j'ai entrepris d'examiner les chansons de Garin, Gerbert et Anseys1 pour étudier le mot cuer et son fonctionnement en texte : s'agissait-il essentiellement de l'organe concret, du viscère ? Retrouve-t-on le cuer/corage, siège de la pensée et du sentiment, de l'amour et de la tristesse, ou le coeur principe d'action et de vie ? Ce terme contient-il toujours l'idée d'intériorité attendue ou peut-il acquérir un statut d'indépendance ? Où allait-on trouver ce substantif : pouvait-on le repérer à la rime (Monsieur Lecoy disait, à son cours des Hautes Etudes qu'on pouvait reconstituer tout le vocabulaire épique d'après les rimes et assonances) et dans les enchaînements ? Quelle fonction grammaticale préférentielle occuperait-il, serait-il au singulier, au pluriel, dans les principales ou les subordonnées, modifié par un ou des adjectifs ? Quel mécanisme relationnel allait-on voir se mettre en place ?
2Pour étudier le coeur-viscère, les scènes de combat et de meurtre semblaient tout indiquées ; à ma profonde surprise, j'ai dû constater que mourir frappé au coeur était une mort peu fréquente dans la geste et que la thématique de ce motif utilisait une mise en scène violemment dramatisée. Tuer son adversaire consiste généralement à "li mètre le f er (espié/penon/coutiau) el pis (/el cors) ou "le ferir par mi le cors"). Si on se reporte à la Chanson de Rolant (comme texte de référence épique), on trouve un rapport encore plus net2 ; cette chanson contient vingt exemples de compléments locatifs fdix-sept "el/par mi le cors", deux "el pis", un "fors de la teste"), dix exemples de construction directe du type "trenchier pis/cors/eschine/teste" ; mais, et cela paraît tout à fait étonnant, un seul exemple de coeur, en complément direct :
3"Trenchet li le coer, le firie et le pulmun" (v. 1278) Si le motif du coeur percé est quand même nettement plus fréquent dans notre geste, les verbes utilisés sont aussi plus variés et plus expressifs ; il s'agit dans la très grande majorité de verbes transitifs (le coeur est le quasi partenaire, non le lieu de l'agression) et, comme dans l'unique exemple du Rolant, si plusieurs compléments se suivent, le mot "cuer" occupe logiquement la première place, la plus importante d'une énumération :
4"Trenche le cuer et le foie et le pis" (Anseÿs, v.7903) On ne trouve de constructions prépositionnelles que dans la seule chanson d'Anseÿs : elles sont réservées à des morts collectives ("es cuers ferir et es pis" V.7080) ou à des morts particulièrement dramatiques comme celle de Ludie tuée par son propre époux ("li fere passer son coutel par mi le cuer" v.9812, li fere sentir le fer el cuer" v.8097 et 8763, "li fere baignier le fer parmi le coer" V.8782).
5Les verbes employés sont infiniment plus variés pour le complément "cuer", que pour les compléments "pis/cors/teste" on trouve "le cuer couper en .II. moitiés (Garin, v.438), /crever (Anseys, v.6426 et 11448)/ fendre (Garin v.6526 et 13704, Gerbert v3958 et 6755) /trenchier (Garin v.580, 641, 11271,14986 et 16165, Anseys v.7903, 8031 et 12611) /rompre/ desrompre (Garin v.10599 et 15024 /avoir parti (Garin v.4315) /prendre (Garin v.6533) /traire/oster/avoir (Anseys, v.9304, 9444 et 9444)... Le verbe "veoir" indique en outre que le coeur apparaît, jaillit et se détache du reste du corps aux yeux de tous les assistants ; on peut citer, dans Gerbert, la mort de l'engigneor Maurin :
"Dont le feri, ne sai .II. cols ou .III.,
Ne le laissa s'en pot le cuer vooir. "(v.2838-39)
6Le complément direct coeur est en tête de la proposition, même dans les subordonnées (il n'y a que des consécutives) ; on ne trouve, dans ce dernier cas l'ordre canonique seulement lorsque deux compléments se suivent, ou s'il y a changement de sujet :
"que il li tranche et le cuer et le pis" (Garin v.641)
"par un petit qu il n'ot le cuer parti (id. v.4315)
7ou alors
"si que la pane du cuer li ront parmi" (Garin, v.15024)
"si que le cuer li a tranchié parmi" (id v.14986)
8Les principales se présentent toutes comme le dernier élément d'une juxtaposition, une série d'actions précède la blessure au coeur, avant la chute finale réservée alors pour la consécutive. L'expression figée "coer dei ventre" occupe alors tout le premier hémistiche :
"Li quens Guilliaumes le fiert enmi le pis,
L'escu li perche et l'aubère li malmist.
Le cuer del ventre li a fendu par mi
9Que mort l'abat devant le roi Pépin."(Gerb. v.6753-56) On peut trouver une dizaine d'exemples de ces séquences et si le mot coeur occupe une autre fonction, ce n'est que pour apporter une dimension dramatique supplémentaire, comme dans le passage de la mort de Begon :
10"la maistre vainne du cuer li desrompié"(Garin v.10599) L'horreur atteint son comble avec le motif du coeur arraché, offert en guise de présent douloureusement insultant ou présenté comme un plat ce coeur se retrouve par trois fois ; ce motif est lié aux forrmulés' "épiques"d''Insulte et de menace :en effet, donner un présent, detemprer une sauce, servir à table, donner à son ennemi un met de moult froide cuisine" tous ces gestes de la vie sociale peuvent être réinterprétés de tout autre façon dans les chansons de geste .
11Dans Garin, le coeur d'Isoré le Gris, le menteur vaincu en duel judiciaire est utilisé par le vainqueur comme l'objet rituel jeté dans les gestes de défi :
"Le cuer du ventre entre ses mains en prist,
Puis est venus en la cit de Paris ;
Fiert en Guilleaume de Monclin enz ou vis,
Puis li escrie, con ja porrez oïr :
"Tenez vassal, le cuer de vostre ami,
Or le poez et saler et rostir !
12Onques Garin vers le roïne mesprit !"(Garin v.6527-34) Dans Anseÿs, le coeur de Bauche est arraché pour être, par pur sadisme, offert à ses amis ; on compte jusqu'à sept occurrences (v.9304, 9443, 9445, 9448, 9684, 9761, 9893) du mot, ponctuant une série de scènes dramatiques. Mais la justice immanente frappera l'un des dix assassins, dont le coeur sera l'objet des mêmes macabres insultes :
13"S'ont le veut cuire, tost l'avront apresté !" (v.11448) Ce motif eSC repris, une cinquantaine d'années plus tard, dans Auberi le Bourgoin, une chanson apparentée à notre geste : Gasselin, à la fin de la chanson, tue le traître Lambert, jette à terre le coeur de ce dernier, en dérision de l'hommage que ce dernier feignait de lui rendre pour racheter sa vie (dans un autre manuscrit, Gasselin prend la tête de son ennemi en guise de gage (ms.C, B.N. fr. 860, f° 271a)
"Puis le portent comme beste savaige ;
Le cuer li trait, si le jeté el rivaige.
Trois mos a dit Gasselins au cuer saige :
"Par foi, Lanbert, or vos doing avantaige,
14Trestout ce pre vos doing en eritage.(ms.R, Vat.Reg. lat. 1441, f°360° v.°)
15Le coeur est donc bien dans ces textes l'organe, le viscère mais ces scènes de transgression prouvent que le coeur dépasse ce statut pour se charger de toute la valeur affective d'une personne véritable.
16Le coeur épique acquiert-il pour autant la valeur qu'il a dans la littérature romanesque ? Le coeur est-il le siège des sentiments, amour, joie et tristesse ? En fait, personne ne s'étonnera de ne pas trouver ce mot avec la connotation qu'il peut avoir dans le Tristan en prose, par exemple : si on lit un seul paragraphe de l'épisode de Kahedin (§ 89 du tome 1 de l'édition Ménard), on compte sept emplois du mot "cuer" lié à une passion dévorante, ne pouvant conduire qu'à la mort. Même si dans Garin, la tendresse conjugale est un élément important de la thématique, le "cuer" n'est jamais cité pour l'exprimer : lorsque Gerbert parle de "la bele que ses cuers ainme tant" (Gerbert v. 775), il s'agit de la France de Pépin. On voit bien une femme charmante s'adresser à de jeunes et beaux chevaliers en les appelant "mes cuers et mes amis" , "li miens cuers", "mon franc cuer et mon loial ami" (Garin v.12181, 13382, 16300), mais il faut savoir que, même si elle éprouve sincèrement de l'amitié pour les fils et neveux de Garin, elle ne s'adresse ainsi à eux devant son époux Pépin que pour affirmer leur appartenance à son proche lignage, appartenance qu'elle sait avoir été inventée de toutes pièces par les traîtres, mais qui lui sert désormais à pouvoir favoriser ses amis et à tenir tête à Pépin.
17Le vieux Fromont envoie chercher sa fille Ludie sous le prétexte de favoriser ses amours :
Je li ferai ce que ses cuers désire.
Je li donrai Hernaut de Gironville."(Gerb. v.5426-27)
18Les messagers ont beau répéter les paroles paternelles avec exactitude, la belle ne témoigne que d'un profond ahurissement devant une nouvelle fort inattendue. Et la fille d'Anseys ne parle de ses sentiments à Gerbert que pour lui signaler qu'elle ne l'aime plus :
"Et j'ai de toi mon cuer si départi
Ne te penroie..." (Gerb. v.10425)
19Le sentiment qui domine est en fait celui de la tristesse, tristesse causée par la mort des parents et des amis ; on a un seul exemple de "cuer joiant"(et c'est dans une phrase négative de serment ; Gerbert v.12219) et de "cuer cler"(id v.7366). Ce mot ne se trouve pratiquement jamais à la rime, alors qu'on en trouve deux exemples dans le Rolant : "trop avez tendre cuer" (v.317), dit le roi à Ganelon, qui s'apitoie à l'avance sur sa propre mort qu'il envisage comme sûre au cours de l'ambassade à Marsile. Le "coer" du célèbre vers "Si esclargiez vos talenz et vos coers" (v.3628) est également lié au deuil.
20Dans nos textes le mot cuer fait groupe avec l'adjectif dolant (neuf occurrences), marri (dix-sept occurrences, ce qui est normal étant donné la fréquence des laisses en -i)et irié (trois occurrences). Comme l'a montré N. Andrieux dans sa thèse sur Le rése&u lexical de "Joie" dans le cycle de Guillaume (Paris, 1987), l'emploi du mot "cuer",constamment précédé du déterminant article "confère le trait intériorisé à l'adjectif "avoir le cuer jolant' dit N. Andrieux ou "le cuer du SN estre joiant" sont totalement équivalents.
21On trouve ces syntagmes après des séquences verbales conco-mittantes, à valeur causale (par simple juxtaposition), contenant les verbes de perception voir et oïr ; on observe toujours la coréférence des sujets des deux propositions juxtaposées :
"Gerbers le voit, le cuer en ot marri" (Gerb. v.12112)
22On trouve même dans Anseÿs (laisse CXCI) un enchaînement sur ce motif :
"Oit le Gautier, le cuer en ot marri.
Gautiers d'Artois ot le cuer moult dolent..."
23On les trouve aussi après les joncteurs "dont", "si" :
"Celui ocist le comte Fromondin, Ton jentil oncle, dont j'ai le cuer marri."(Ans.-v273)
24La réaction est intérieure mais elle n'exclut pas ensuite des manifestations gestuelles beaucoup plus concrètes : soupirer"de cuer" peut se joindre aux pleurs :
"L'iave du cuer li est montée au vis
Que toute chaude seur sa fasse cheï" (Ans, v.719-20)
25Le "cuer" est le siège de la souffrance, souffrance liée à la mort dans la thématique de nos textes ; mais peut-on dire qu'il est le doublet de "corage" la pensée profonde qui anime les êtres de valeur ?
26Le "cuer" est peut-être bien plus encore : en effet alors qu'on ne trouve jamais "corage" en fonction de sujet (il en a pourtant un emploi exceptionnel dans le Rolant, au vers 256, mais habituellement on a " dire/monstrer/muer/changier son corage) le "cuer" est toujours sujet et agent, et sujet de verbes comportant de façon contraignante le trait animé humain : dire et mentir. Le coeur est donc un être doué de pensée, qui sent et qui peut s'exprimer par l'intermédiaire de son possesseur.
27On ne s'étonnera pas en constatant qu'il s'agit de pressentiments de catastrophe, pressentiment que son ennemi n'est pas mort :
28"Li cuers me dist qu'il est encore vis" (Gerb. v.5027) ou pressentiment que son ami est mort :
29"Li cuers me dit que mon pere est ocit"(Anseys v.380) ou presssentiment que la guerre ne cessera pas et que l'on va soi-même mourir. Tout cela est sûr, car le coeur ne peut, ne peut mentir, on trouve une trentaine de fois cette expression dans Garin.
30Les expressions, "servir de loial cuer, ferir de fin cuer conseillier de fin cuer, fere homage de bon cuer et antier, proier de fin cuer"(on trouve même dans Anseys, un "recevoir de cler cuer" (v.4956) seul exemple de cuer à la rime dans nos textes) abondent dans les chansons. On trouve aussi partout des relatives déterminatives :
""Garins parole qui ot cuer enterin" (Ga. v.14753)
"Dist Baionés qui ot cuer de lyon" (Ans, v.5617)
"Li quens Fromons qui a cuer de mastin"(Gerb. v.237)
31Le roi Pepin a un coeur "enfantieu' et si personne ne peut se fier en "cuer de fame", Hernaut et Gerin sont caractérisés par leurs coeurs "verais".
32Mais même le coeur le plus fort peut céder sous l'empire de la douleur et je terminerai par l'étude des expressions qui me paraissent les plus étonnantes du type "li cuers me/li faut", non Das qu'elles ne se trouvent que dans la geste des Lorrains,3 mais parce qu'elles persistent dans la langue classique, dans la prose du xixe siècle et qu'on les trouve encore à notre époque ("faillir" ayant été définitivement remplacé, mais en conservant son sens ancien, par "manquer").
33Ces expressions du français moderne (le coeur me manque, la tête me tourne, les yeux me piquent, l'estomac me brûle, la peau me démange) paraissent difficiles à expliquer : on constate que les sujets sont contraints, il ne s'agit que de parties du corps ; ces parties sont alors le siège d'un procès d'état, transitoire ; le pronom indirect représente le sujet possesseur et le je se trouve donc réduit à l'état d'actant partenaire et c'est un non humain, le coeur, qui joue le rôle de disposant, ce qui est curieux pour un non humain.
34Les choses ne sont pas plus simples en ancien français : le sémantisme des verbes est fort curieux, on s'attend à des verbes concrets, mais "atenrir" et "mentir" n'en sont certainement pas et "sourire" avec le sujet "coer" est très bizarre.
35Examinons ces expressions plus en détail : ces structures sont précédées soit par une subordonnée temporelle soit "d'un syntagme de perception simplement juxtaposé, les deux jouant un rôle causatif. On trouve quatre exemples de "li cuers me faut" (Garin v. 11382, Gerbert v. 10953, Anseÿs v. 378 et 1643). On trouve aussi "afebloier, fendre, croissir"
"...toz li cors et li cuers m'afebloie" (Anseys v. 3058)
"Por un petit que li cuers ne li fent" (Gerb. v. 4387)
"par mautalent li croist li cuer sos pis" (Ans, v. 6638)
"Li cuers li croist, d'aïr prist a nercir" (Ans, v. 8552)
36Mais on a aussi les trois verbes cités plus haut et exigeant (tout au moins on aurait pu le croire) un sujet humain ; toutefois on trouve dans le Tobler-Lommatzsch un exemple tiré d'Otinel, v. 16, "Le paien chiet quand son cheval li ment", exemple qui prouve que "mentir" peut avoir un sens proche de celui de "faillir", cesser de fonctionner de façon régulière) :
"La dame l'ot, li cuers li atenrie" (Ans. v. 13476)
"...toz li cuers l'en sourist" (Gerb. v4312, 4512)
"Faut li l'alainne et li cuers li menti" (Gerb. v. 8766)
37Ces verbes présentent une autre restriction de sélection et si l'on excepte "mentir", ils ont une seule valence et n'admettent que l'actant sujet. ces séquences attestent que le coeur présente une similitude de comportement avec son propriétaire ; en fait les conditions pour qu'un sujet grammatical se voit assigné une interprétation d'agent doué d'autonomie, dépendent de la lecture sémantique que l'on fait de ces verbes qui expriment tous un changement d'état. On peut décider dans un certain univers de discours d'attribuer au syntagme nominal sujet (presque toujours mis en première position dans ce type de formule) une quasi volition Dans cette situation actancielle, les causes extérieures et le coeur ont les rôles textuels de personnes communicantes, agissant ensemble par rapport au héros réduit à l'état d'objet. Ce rôle textuel rempli par le pronom régime semble inexplicable par rapport à des verbes qui ne signifient pas "faire défaut à quelqu'un (par son absence, comme lorsque l'on dit "l'air me manque", ou par une trahison), mais qui signifient "cesser d'avoir le bon fonctionnement interne prévu", comme un moteur qui "fait des ratés", ou comme dans l'expression anglaise "my heart is missing a bit" ; ou encore "s'affaisser", comme un ballon d'enfant qui brutalement crève ; dans le cas tout à fait exceptionnel de "sourire", il faudrait penser à un fonctionnement soudainement revenu à la normale.
38Ce changement de valence du verbe4 (on passe de la simple valence sujet à la valence sujet plus partenaire) s'explique si l'on pense que ces structures résultent de la transformation de tournures factitives comparables à celles qu'a étudiées le générativiste Ruwet ( 1972), tournures très répandues en ancien français. Il faut évidemment que la partie du corps soit sujet de l'infinitif : dans ce vers de Gerbert :
"Celle froidorz li fist cuer recovrer" (v. 8946),
39"cuer" est évidemment objet du verbe régi, ce qui explique que, dix vers plus loin, lorsqu'Hernaut a repris ses esprits, le pronom personnel datif soit repris en fonction de sujet
"Et cant li quenz a son cuer recovré" (v. 8960)
40On remarque l'emploi du morphème possessif, ce que nous ne touvons jamais dans les formules que nous étudions.
41Les tournures factitives ne sont pas rares dans nos textes ; on trouve dans Gerbert :
"Toz les boiax li fist du cors saillir
Et dedenz Muese firent le cors flatir" (v. 201-2)
42Lancelin est évidemment mort à la suite de la première action, ce qui est noté par la disparition au pronom dans le deuxième vers.
"Gerbers le fiert...
Que de la barbe li fist voler .III. poils" (v. 4748)
43Cette coercition déviante explique le rôle textuel du pronom, il s'agit de sauvegarder l'idée d'une action sur l'adversaire, dédoublé d'une part en patient (la partie du corps), et en cible (l'être humain). Ceci permet d'employer le verbe en survalence et d'attribuer à un verbe qui n'admet qu'un sujet une sorte de partenaire phatique. On peut appliquer alors la règle que les générativistes appellent "montée du sujet", en faisant disparaître le verbe factitif mais en conservant le pronom datif :
"A poi i li oil del chief ne li volerent" (v. 4769) "tot le sovine...
Que .I. des piez li vola de l'estrier" (v. 5068)
"Au parcheoir que fist li quenz Garins
li cols double, si li ronpi par mi" (v. 6914-5)
44Ce morphème phatique à valeur d'emphase ressemble d'une part au datif d'intérêt, et de l'autre au morphème pronominal réfléchi qui marque l'intérêt particulier, intime, avec lequel le sujet fait une action. Ces structures sont utiles à un narrateur qui veut assurer des différences de profil informatif. Ces structures persistent encore en français moderne, mais uniquement dans la langue orale.
45Nous avons donc trouvé dans la geste des Lorrains, un coeur viscère, mais un viscère transformé aussitôt en symbole de la personne humaine, puis un coeur capable non seulement de penser et de sentir, mais encore de parler, de mentir, de pleurer et de sourire. La grammaire textuelle reconnaît l'utilité des études anthropologiques en linguistique et je suis obligée de constater que dans ce type d'univers, les traits concret/abstrait ne sont pas pertinents pour étudier le fonctionnement en texte du mot "cuer". Le coeur des Lorrains est un coeur doué de l'autonomie d'un véritable être humain.
Notes de bas de page
1 Nous avons utilisé :
J. Vallerie, Garen le Loheren, New York, 1947
P. Taylor, Gerbert de Mez, Lille, 1952.
H. J. Green, Anseys de Mes, Paris, 1939.
2 Nous avons utlisé l'édition Moignet, chez Bordas.
3 On peut citer dans Huon de Bordeaux, éd ? Ruelle : "La chars nou tremble, li cuers nous asouplist" v. 641
4 Pour les problèmes de grammaire textuelle, on peut consu-ter :
H. Weinrich, Grammaire textuelle du français, Didier, 1989 et pour la grammaire générative : N. Ruwet Théorie syntaxique et syntaxe du français. Le Seuil, 1972
Auteur
Université Paris X-Nanterre
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