Le coeur et le cuir, la moelle et l'écorce
p. 375-392
Texte intégral
1Le règne végétal est une partie obligée des Encyclopédies médiévales qui se proposent de décrire l'Univers. C'est un constituant du monde crée par Dieu au même titre que les anges, les étoiles, l'homme, les animaux et les pierres. Dans le prologue du Livre des Propriétés des choses, Jean Corbechon définit ainsi l'ouvrage de Barthélemi l'Anglais :
« Pourtant, il est venu a vostre noble cueur un desir de avoir le livre des propriétés des choses, lequel est ainsi comme une somme generalle contenante tout matière. Car il traicte de dieu et de ses creatures tant visibles comme invisibles, tant, corporelles comme espirituelles, du ciel, de la terre, de la mer, de l'air et du feu et de toutes choses qui en eulx sont. »1
2Les livres des encyclopédies relatifs aux plantes débutent souvent par des chapitres de généralités ; les deux premiers chapitres du livre XVII de Barthélemi l'Anglais s'intitulent : De arbore et De arbore aromatica2, que Jean Corbechon a traduits par : De l'arbre en general et Des arbres aromatiques. Thomas de Cantimpré3 fait de même pour les trois chapitres qui traitent du règne végétal (De arboribus communis, De arboribus aromaticis, De herbis aromaticis). Dans l'ouvrage d'Albert le Grand, le De Vcgetabilibus4, une grande partie est constituée par la reprise des théories antiques sur la classification, la physiologie, les modes de cultures. Vincent de Beauvais consacre cinq livres du Spéculum naturale aux plantes, et chaque livre commence aussi par des généralités sur les végétaux dans leur totalité ou, de façon plus restrictive, sur les plantes aromatiques, les arbres, les plantes cultivées.
3Les sources communes de ces encyclopédies dont nous n'avons donné que quelques exemples sont assez diverses, mais on peut dégager des tendances principales en ce domaine. Il ne faut pas en effet perdre de vue que l'encyclopédiste se définit lui-même dans la majorité des cas comme un compilateur ; son ouvrage en ce contexte se construit de manière essentielle sous le paravent de l'autorité, apparaissant dans bien des cas comme un véritable accessus.
4On trouvera parmi ces autorités bien évidemment Isidore de Séville et ses Etymologiae, en particulier le livre XVII ; ce dernier fournit l'explication étymologique des termes mais donne une nomenclature plus qu'une synthèse. Mais la pensée des encyclopédistes du xiiie siècle s'appuie curieusement plus sur les auteurs de l'Antiquité, en particulier sur Aristote, que sur les Pères de l'Eglise. Leur raisonnement bien souvent reprend des thèmes et des méthodes qui s'inspirent de la pensée du philosophe grec. C'est le cas, en particulier de la méthode analogique qu'il a développée pour l'étude des animaux. Ses écrits, ou ceux qui lui sont attribués au Moyen Age servent de source et de modèle aux compilateurs médiévaux pour les livres traitant de « l'histoire naturelle ».
5La source des chapitres de généralités est essentiellement un ouvrage que l'on croyait composé par Aristote, intitulé De Plantis5. Aristote ne semble pas avoir étudié lui même les plantes, bien qu'il se réfère de temps en temps à un travail sur les végétaux ; cependant il n'a jamais dissocié, comme nous le verrons, l'étude des plantes de celle des autres êtres vivants. L'ouvrage qui était connu à l'époque médiévale est une traduction latine, faite elle-même sur la traduction arabe d'un ouvrage dû vraisemblablement à Nicolas de-Damas, qui vivait à l'époque d'Auguste, à la fin du premier siècle avant notre ère.6 L'inspiration aristotélicienne est manifeste tout au long de cet ouvrage et la compilation des auteurs médiévaux suit le texte dans ses grandes lignes.
6Le propos de ce travail est d'essayer d'analyser comment, au delà du texte latin du De plantis, on retrouve la pensée d'Aristote, de déterminer le reflet de sa réception par les encyclopédistes et de voir comment la méthode analogique autorise un franchissement des frontières des disciplines et permet ainsi de passer du coeur animal à la structure végétale.
7Les ouvrages d'Aristote utilisés ici comme référence se divisent, grosso modo, en deux classes : ceux que l'on a appelés les « traités de biologie» ou d'«histoire naturelle », tels le De generatione et corruptione, L'Histoire des animaux, les Parties des animaux etc. Par ailleurs des ouvrages philosophiques tels le De Anima ou l'Ethique à Nicomaque, J'ai choisi comme modèle de développement un extrait du De proprietatibus rerum de Barthélemi l'Anglais traduit par Jean Corbechon. C'est un extrait du premier chapitre du Livre XVII consacré aux plantes et qui traite de l'arbre en général :
(folio 274b) Derechief aucuns arbres sont tout pleins de neus par lesquelz les parties des arbres se joingnent l'une à l'autre. Derechief l'arbre a veinnes par lesquelles l'umeur naturelle est gardée et envoiee de terre par toutes les parties de l'arbre. Derechief il a mouelle ou se cuit l'umeur avant qu'elle soit convertie en la substance des fuilles et du fruit ou des branches. Derechief, il a escorce pour la deffence du bois car ce que fait le cuir en la beste, ce fait l'escorce en l'arbre .... et a mouelle dedens a quoy nature a son recours quant nature fault dehors a l'arbre ainsi comme en la beste nature recourt, au sang qui est dedens les veinnés quant le nourrissement de membres leur deffault par dehors....( folio 274va) Derechief, tout arbre si a racine eu lieu de bouche par quoy il trait son nourrissement de la terre et est la racine pleinne de neus qui sont comme les nerfs en la beste qui lient les parties l'un a l'autre... Derechief tout n rbre generalament a racine qui est moyenne (folio 274vb) entre le corps de l'arbre et la terre dont il est nourri et pour ce la racine est appellec la vie selon ceulx de Grece. Derechief, l'arbre a le tronc qui est moyen entre la racine et les branches qui les soubstiennent et. porte les membres. Derechief l'arbre ou tronc qui est dur, a la mouelle qui est molle, qui est d'aucuns appellee la maris de l'arbre pour ce que l'umeur dont vient la semence et le fruit de l'arbre y est nourrie, ainsi comme l'enfant est dedans ln maris. Les autres l'appellent les entrailles de l'arbre pour ce que l'umeur est digeree, les autres l'appellent le cuer de l'arbre pour ce que la vie croissant de l'arbre en vient aussi comme la vie sensible de la beste vient de son cuer.
8La source de ce passage se trouve dans le De Plantis du pscudo Aristote, et particulièrement la phrase sur laquelle je voudrais revenir : « Et cortices et lignum et medulla arboris nascuntur ab humore ; et quidam vocant hanc medullam arboris matrieem, et quidam vocant cam viscera arboris, et quidam cor. » (I, 11, 1.17-21).
9Albert le Grand, à partir de la même source donne un commentaire qui rejoint celui de Barthélemi l'Anglais :
Cortices autem et lignum et medulla et omnia hujusmodi essentialia plantae nascuntur ex humore seminario et cibali plantae. Medullam autem quidam vocant arboris matrieem, eo quod in ipsa videtur concipi et formari semen concrplum... Quidam autem vocant viscera, eo quod primum nutrimentum decurrit in ea in quihusdam plant is, quae cihantur a medio ad superficiem digerendo nutrimentum, sicut diximus superius. Et quidam vocant cor, quia vitalem virtutem confert nutrimento attracto, in his, quae habent medulla ; in lus autem, quae non habeut, confert id, quod est loco medullae, sicut ligni medio. (Lib. I, tract. II, cap IV, 115)
10Nous avons donc, ici, une description anatomique et physiologique des parties do l'arbre, qui est pour cette époque le type le plus évolué du règne végétal, et le type même do la plante. Albert le Grand le dit explicitement : « quia arbores solae sunt perfect iorcs plantae, sicut et. animal in magnorum corporum perfectiora Inveniuntur ... » (Lib T, tract II, cap. I, 118). Cotte description des parties de la plantes suit le raisonnement et les méthodes d'études que l'on retrouve chez Aristote, dans les Parties des Animaux. Nous sommes ici en présence d'un raisonnement par analogie, applicant des connaissances d'anatomie et de physiologie animales aux plantes.
11L'analogie est un des fondements de la méthode de classification chez Aristote ; son raisonnement procède par comparaisons entre les règnes, les espèces et les genres, par analogie de structures mais surtout de fonctions. Dans les Parties des animaux7, Aristote explique son système de classification des animaux et les méthodes employées pour y parvenir :
Il est nécessaire, d'abord, d'analyser pour chaque genre les caratères accidentels qui appartiennent essentiellement à tous les animaux, et ensuite essayer de discerner les causes. Or, nous avons dit précédemment que beaucoup de parties sont communes à un grand nombre d'animaux, tantôt au sens strict du terme, comme les pieds, les ailes, les écailles et d'autres caractéristiques de ce genre, tantôt suivant l'analogie. J'entends par analogie le fait que certains animaux ont un poumon alors que les autres n'en n'ont pas, mais que ceux-ci ont un autre organe qui tient lieu du poumon que possèdent les premiers. De même, les uns ont du sang tandis que les autres ont un liquide analogue qui a la même fonction que le sang chez les animaux sanguins... En effet les animaux possèdent des caractères communs tantôt selon l'analogie, tantôt selon le genre, tantôt selon l'espèce. Ainsi donc, pour toutes ces fonctions qui sont subordonnées à d'autres il est évident que les organes auxquels correspondent ces fonctions sont dans le même rapport que les fonctions elles-mêmes. (I, V, 645a-615b)
12L'analogie de fonction dépasse le règne animal et suppose une continuité entre les règnes qui est souvent soulignée dans ses traités d'histoire naturelle : « Quant aux ascidies, leur nature diffère peu de celle des plantes, cependant elles sont plus proches des animaux que les éponges ; celles-ci, en effet ont tout à fait le caractère de la plante. Car la nature passe sans solution de continuité des êtres inanimés aux animaux doués de vie par l'intermédiaire d'êtres qui ont la vie sans être à proprement parler des animaux, en sorte que, d'un être à un autre la différence n'apparaît que minime tant ils sont proches les uns des autres. » (Parties des animaux, IV, V, 681a)
13L'analogie est poussée jusqu'à la contradiction apparente dans le traité intitulé La marche des animaux8, où Aristote assimilant les racines de la plante à la bouche des animaux justifie la position «tête en bas» des plantes :
« ...la partie du haut et la partie du bas appartiennent à tous les êtres vivants. En effet, le haut et le bas n'existent pas seulement dans les animaux, mais aussi dans les végétaux. Ils se distinguent par leur fonction et pas seulement par leur position par rapport à la terre et au ciel. Car la partie d'où s'opère la distribution de la nourriture et la croissance pour chacun des êtres, c'est celle qui constitue le haut ; et celle où la nourriture parvient en dernier lieu est le bas : car le haut et le bas n'ont pas la même position chez les plantes et chez les animaux. Par rapport au tout, la disposition est différente, mais il y a similitude pour la fonction. En effet, les racines constituent le haut des plantes : c'est de là que lu nourriture se distribue aux végétaux qui la reçoivent par elle, comme les animaux par la bouche. » (III, IV, 705a-b).
14Dans cet exemple limite il est bien évident que la fonction est le plus important ; on pourrati dire en langage moderne que la physiologie prime sur l'anatomie.
15Dans le De plantis et dans les deux encyclopédies médiévales citées, la moelle de l'arbre est ainsi reliée à diverses parties du corps des animaux, la matrice, les entrailles et le coeur. On remarque déjà l'analogie de positionnement, c'est un organe interne où s'élaborent des phénomènes reliés à la vie profonde, le développement, la nourriture et le principe même de la vie. Il faut pour expliquer cela revenir une fois encore aux livres biologiques d'Aristote : Parties des animaux et De la Generation des animaux9 et surtout nu traité De la Jeunesse et de la vieillesse10 où l'on trouve une compararaison constante entre les animaux et les plantes et où le rôle de la partie centrale des êtres vivants est privilégié. L'auteur explique que le développement des plantes à partir des graines ou des boutures a pour origine le centre des graines ou le centre des arbres, c'est à dire le tronc :
Leur développement à partir des semences, pour toutes, a en effet comme origine le centre, car, toutes les graines étant bivalves, le milieu appartient à chacune des deux parties là où elles se soudent. C'est de là en effet que sortent et la tige et la racine des plantes ; et le principe de toutes deux, c'est le centre. C'est ce qui arrive surtout pour les troncs, soit dons les greffes, soit dans les boutures. Le tronc est eu effet un principe pour le rameau et il en est aussi le centre ; par suite ou bien on enlève ce tronc ou bien on y insère le sujet, pour que le rameau ou les racines en viennent, comme si le principe de la tige et de la racine venant du centre (468b 20-27).
16La première analogie relie donc la moelle à la matrice, ce n'est pas une comparaison que l'on trouve chez Aristote, qui dit que l'embryon trouve sa nourriture, par l'intermédiaire de l'utérus, comme la plantule trouve sa nourriture des réserves de la graine :
Chez les animaux qui se meuvent la femelle est distincte du mâle... au contraire chez les végétaux ces deux fonctions sont mêlées et la femelle n'est pas distincte du mâle. Et voilà pourquoi ces êtres se reproduisent d'eux-mêmes et n'émettent pas de sperme, mais un embryon qu'on appelle les graines. En effet l'oeuf est un embryon dont une partie donne naissance à l'animal, tandis que le reste lui sert de nourriture ; de même la plante naît d'une partie de la graine, tandis que le reste devient nourriture pour la tige et la première racine. (De la gen. des animaux, 1, 23, 730b-731a)11
17Le commentaire médiéval, aussi bien chez Barthélemi que chez Albert, fait de la moelle, pour justifier le texte de la source, le lieu où se conçoit la semence qui plus tard se trouvera dans les graines de la plante.
18Le mécanisme de la nutrition des êtres vivants est étudié chez Aristote, à la fois pour les animaux et les plantes :
Mais puisque la nécessité exige que tout être qui s'accroît prenne de la nourriture et puisque la nourriture est pour tous à base de matières liquides ou sèches, dont la coction et la transformation s'opèrent sous l'influence du chaud, il est nécessaire que tous les animaux et toutes les plantes possèdent pour cette raison, à défaut d'une autre, un principe naturel de chaleur et que ce principe ait un rôle comparable. (Parties des Animaux, II, 3, 650a).
19Cependant les textes des encyclopédies diffèrent ici des théories d'Aristote qu i pense que la nourriture arrive à la plante toute élaborée par la chaleur de la terre, mais néanmoins il y a une correspondance dans la localisaton du viscère :
Les plantes, en effet, puisent clans la terre avec leurs racines leur nourriture tout élaborée (et c'est pourequoi les plantes n'ont pas d'excréments : la terre avec la chaleur qui est en elle, leur sort de ventre), tandis que presque tous les animaux... ont en eux-mêmes l'équivalent de la terre, c'est a dire la cavité du tronc, d'où ils doivent comme le font les plantes avec leur racines, tirer leur nourriture avec quelque organe, jusqu'au terme de la coction en cours. (Parties des animaux, II, 3,650a).
20Chez Aristote, le ventre est dans la terre, et les entrailles des animaux ont une fonction analogue à la terre. Chez Barthélemi et Albert, le ventre est dans le tronc de l'arbre comparé au tronc de l'animal. On trouve cette croyance, presque sous une même forme, dans une autre partie du texte de Darthélemi décrivant les parties de l'arbre : « Derechief (l'arbre) a ventre c'est assavoir la mouelle ou se cuit l'umeur avant qu'elle soit convertie en la substance des fuilles et de fruit ou des branches. » (folio 274b). Chez les auteurs médiévaux, la moelle est vue comme relais, lieu où l'humeur puisée dans la terre s'affine sous l'action de la chaleur intrinsèque de la plante.
21La chaleur nécessaire à la coction et à la digestion des humeurs et des aliments est également située dans la moelle, assimilée au coeur de la plante et, la encore, par analogie, elle est le siège du principe vital de la plante comme le coeur est le siège de la chaleur animale et du principe vital des animaux :
C'est pourquoi, quand (les animaux) vivent, ils paraissent chauds, tandis que, quand ils sont morts et privés de vie, c'est le contraire. Il est donc nécessaire que le principe de cette chaleur se trouve dans le coeur, chez les animaux qui ont du sang et dans une partie analogue chez ceux qui n'ont, pas de sang, car tous élaborent et digèrent la nourriture, grâce à cette chaleur naturelle, et c'est surtout l'organe principal qui remplit cette fonction » (De la Jeunesse et de la vieillesse 469b 3-13).
22En effet, le coeur est pour Aristote la partie primordiale du corps, celle qui se développe en premier lieu chez, l'embryon, celle qui est le principe même de la vie. Si nous nous reportons encore au traité De la Jeunesse et de la vieillesse le rôle du coeur est d'être le siège du principe vital :
Quant au coeur, c'est la partie la plus importante et il ajoute la fin a tout le reste. Par suite, nécessairement le principe de l'âme a la fois sensible et nutritive se trouve dans le coeur, chez les animaux qui ont du sang (469a 8-12). ...Il est donc évident, d'après les faits, qu'en fonction de ce que nous avons dit le principe de l'âme sensible et celui de l'âme qui fait croître et de l'âme nutritive se trouvent à la fois dans cette partie et nu centre des trois parties du corps. (469a 24-27) ...Si donc l'animal est défini par la possession de l'âme sensible, nécessairement, chez les animaux qui ont du sang, ce principe réside dans le coeur, et, chez ceux qui sont privés de sang, dans une partie analogue (469b 3-6)
23Le problème de « l'âme » des plantes est une préoccupation essentielle des encyclopédistes, suivant en cela le De plantis du pseudo Aristote « Vita in animalibus et plantis inventa est, in animalibus manifesta apparens, in plantis vero occulta, non evidens. » (I, 1.). Voici par exemple ce que dit Barthélemi l'Anglais, dans la traduction de Jean Corbechon :
Aristote ou livre des plancttes dit que les arbres ont vie et vertu croissant aussi comme les bestes mais yl y a différence en tant que elle est occulte es plancttes et es bestes elle est manifeste et parfaite et complète, car les arbres n'ont point de mouvement vouluntaire et ne vont pas d'un lieu a un autre ainsi comme les bestos et si n'ont point (le desir ne de joye ne de tristece aussi comme ont les bestes. » (folio 273vb).
24De même Albert le Grand, dans son ouvrage, le De Vegetabilibus aut plantis, donne au premier chapitre de son traité le titre suivant : An vivat planta vol non, dans lequel, après avoir exposé, à lit manière d'Aristote, les théories précédent celles du Philosophe, il reprend les conclusions du De plantis au sujet de l'âme des végétaux.
25Pour comprendre l'importance de ces questions, nous quittons les localisations purement anatomiques ou physiologiques pour préciser ce que représente la notion d'âme pour Aristote et ceux qu'il a inspiré. Pour le philosophe grec, l'âme est la forme du corps. Elle ne peut donc se concevoir sans corps ; cette union étroite se justifie pour lui dans la fonction même de cette âme, acte premier du corps ; l'exercice même des fonctions vitales, c'est « l'entéléchie première d'un corps naturel organisé », c'est la fonction globale et la vie elle-même12. Il n'est pas ici question de reprendre les différentes parties du traité de l'âme, mais il faut cependant rappeler comment Aristote propose une première classification des facultés de l'âme. Ceci est particulièrement fondamental pour le Moyen Age, et sera à l'origine de nombreux débats. La faculté nutritive, correspondant à l'âme végétative est partagée par tous les êtres vivants, puis vient dans la hiérarchie l'âme sensible nécessitant la présence de sensations et d'organes des sens et sous tendant le désir, (désir de se mouvoir, désir de rechercher le plaisir ou de fuir la douleur). Enfin certains êtres sont capables de pensée et de raisonnement. Dans cette hiérarchie, il est évident que les plantes, qui n'ont pas de sensation, ne possèdent que la vie végétative, « la vie croissant », comme le traduit Jean Corbechon.
Ce qui distinguo l'animé de l'inanimé, c'est la vie. Or il y a plusieurs manières d'entendre la vie, et il suffit qu'une seule d'entre elles se trouve réalisée dans un sujet pour qu'on le dise vivant : que ce soit l'intellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le mouvement qu'implique la nutrition, enfin le dépérissement et. la croissance. C'est pour cette raison que toutes les plantes mêmes sont considérées comme des vivants... (mais) elles ne possèdent ... aucune autre puissance de l'âme... l'animal n'est constitué primitivement que par la sensation... Nous appelons faculté nutritive cette partie de l'âme dont les végétaux ont leur part. (De l'âme, II ,2, 413a)13
26Ainsi donc, il est bien reconnu, au xiiie siècle, suivant les théories d'Aristote, que les plantes sont des être vivants possédant la première des fonctions de l'âme qui consiste en la reproduction et la croissance. La localisation de cette fonction se trouve dans la moelle qui est la partie analogue du coeur, où se trouve le siège de la vie végétative et de la vie sensible chez l'animal.
27Le raisonnement analogique utilisé dans ce chapitre est un mode de pensée familier aux auteurs du Moyen Age. S'il est chez Aristote une façon d'appréhender les connaissances et un moyen de classification qui s'appuie sur des analogies naturelles, il est pour les encyclopédistes un moyen de tisser un réseau de correspondances dans la nature ; ils suivent la pensée d'Aristote qui est basée sur l'expérience et qui va du connu à l'inconnu. Mais au delà de l'exposé de ce que nous pourrions appeler de l'anatomie et de la physiologie comparées, ce principe d'analogie permet d'expliquer et de comprendre les correspondances symboliques entre les choses, par exemple les pierres qui correspondent aux planètes ; et surtout l'homme qui, en tant que microcosme, contient en lui des parties en relation analogiques avec toutes les parties du monde, reflet qu'il est du macrocosme. Il est à noter que cette conception, fort ancienne (on la trouve en particulier chez Némésius d'Emèse), est l'objet de profonds développements avant la connaissance par l'Occident latin de la philosophie naturelle arabo-péripatéticienne. Les Cisterciens en particulier, lorsqu'ils débattent de l'union du corps et de l'âme, se réfèrent souvent à cette conception dont un exemple mystique essentiel est offert dans les visions d'Hildegard de Bingen et dont un autre exemple, naturalo-scientifique, dont l'orthodoxie est. cette-fois ci bien ambiguë, est donné dans la Cosmographia de Bernard Sylvestre.
28Dès lors, le principe aristotélicien d'analogie appliqué dans le cadre qui nous préoccupe ici, et qui, on l'a vu, ouvre lui aussi sur un débat concernant le siège de l'âme, peut s'intégrer aisément dans des considérations théologiques. Ces considérations ne sont jamais, rappelons-le, absentes d'une écriture qui se veut plus ou moins savante. Il convient peut-être ici de rappeler le prologue de Barthélemi au chapitre des plantes :
Puis que a l'aide de Dieu nous uvons acompli le traicté des proprietés des choses qui sont engendrées dedens la terre... nous dirons seulement des arbres et des herbes qui sont nonmees en la Saincte Escripture ou tieuxte ou on la glose et en ce faisant nous procedrons selon l'ordre des lettres de la S.E au plus prés que nous pourrons. (f° 273v)
29L'affirmation de Barthélemi ici inscrit son texte dans la tradition d'une orthodoxie toute augustinienne. Plus loin, au delà du seul commentaire affirmé des Ecritures, il y a la spéculation scientifique se profilant sur un horizon dont la rencontre de méthodologies inspirées aussi bien par des principes aristotéliciens que par une inspiration dyonisienne permet l'ouverture. Sans oser le moindre parallèle, pensons aux études de Saint Thomas pour essayer d'intégrer l'aristotélisme à la doctrine chrétienne. La question de l'analogie de l'être procède du même type de raisonnement : entre l'être de Dieu et l'être de la créature, il n'y a pas seulement homonymie ou rapport de ressemblance, il existe une continuité : l'analogie de l'être unit tout en distinguant. La plante, créature la plus humble dans la Création, se voit, ainsi attribuer une place précise dans un procès de hiérarchisation tout en jouissant dans les textes de procédés d'analyse communs à toutes les espèces. Cette continuité qui, du coeur ou de l'âme du monde, mène au végétal en passant par l'organe animal et peut-être par le siège de l'âme humaine donne au végétal une fonction elle-aussi essentielle qui, en etour pourra autoriser l'émergence créatrice du sone et du symbole.
Notes de bas de page
1 BN, Ms. fr. 22531, r° 2.
2 DN, Ms. lat. 1609S, f° 162v-167r.
3 Liber de natura rerum, ed. Walter de Gruyter, Berlin, 1973.
4 Ed. E.. H. F. Moyer, Berlin, 1867.
5 Ed. E. H. F. Meyer Leipzig 1841 ; Le texte grec est édité dans les oeuvres mineures d'Aristote avec une traduction anglaise, Loeb Classical Library, Ileinemann, 1980.
6 Paul Horeaux : Les listes anciennes des ouvrages d'Aristote, Louvain 1951, p. 109.
7 Aristote : Los parties des animaux, ed. Piere Louis, Les Belles Lettres, 1956.
8 Aristote : Marche des animaux, Mouvement des animaux, Index des traités biologiques, ed. Pierre Louis, Les Belles Lettres, 1973.
9 Aristote : De la génération des animaux, ed. Pierre Louis, Les belles lettres, 1961.
10 in, Petits traités d'histoire naturelle, ed. R. Mugnier, Les belles lettres, 1965.
11 Aristote : De la génération des animaux, ed. P. Louis, Les belles lettres, 1901.
12 J.H. LEBLOND : Aristote, Traité sur les parties des animaux avec introduction et commentaires, Aubier s.d., p. 28
13 Aristote : De l'âme, ed. A. Jannone et E. Barbotin, Les belles lettres, 1966.
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