Corps et coeur dans Girart de Roussillon
p. 161-186
Texte intégral
1Est-il sage d'examiner, comme nous chercherons à le faire ici, le champ lexical où se distribuent les emplois de mots aussi largement usités que « corps » et « coeur » à l'intérieur d'un seul poème ? La perspective peut paraître bien étroite et par trop limitative. Elle nous semble pourtant légitime à un double titre : toute oeuvre suscite son propre langage et toujours le poète donne « un sens plus pur aux mots de la tribu ». On voit de plus en plus clairement que l'épopée médiévale n'échappe en rien à cette exigence de l'« autrement dit » qui s'affirme comme l'acte fondateur de toute écriture poétique. Ainsi en va-t-il a fortiori de l'auteur du Girart, lui qui s'est forgé une langue d'exception, mêlant savamment formes d'oc et formes d'oïl, usant largement de mots rares et multipliant les hapax en un pur idiome littéraire qui semble bien n'avoir été, tel quel, le « parler » d'aucun groupe ni d'aucun lieu1. D'où la singulière autonomie du poème, monde en lui-même qui par bien des traits échappe à la norme épique et où nous avons pu naguère souligner la richesse et la cohérence du vocabulaire des couleurs2 comme, récemment, celle du lexique propre à la description des mosaïques et des marbres qui révèle l'adéquation d'un imaginaire original et d'une terminologie puisée à des sources savantes3.
2Il peut sembler paradoxal d'affirmer ainsi l'unité formelle d'un poème dont on a beaucoup discuté les contradictions internes, où l'on a relevé de sensibles différences de ton et où l'on a cherché à mettre en évidence les apports de deux, voire de trois couches textuelles différentes4. Même si l'on a sans doute surestimé l'importance de ces disparates, toutes relatives d'ailleurs et fréquentes dans l'épopée5, et sans doute aussi voulu délimiter par trop précisément la part respective des différents « remanieurs », il n'est pas question de nier que le poème, tel qu'il nous est parvenu, procède d'une histoire longue et complexe. Mais, faisant un moment abstraction des points de vue attachés à la constitution du texte pour adopter celui qui ne considère que sa réception6, il convient de souligner la profonde harmonie de l'oeuvre, qui rend chaque laisse solidaire de toutes les autres et qui autorise l'examen des usages du lexique à l'intérieur de ce seul et vaste champ, cohérent du moins en tant que résultat, au terme d'un processus d'écriture et de ré-écriture qui a toujours, quelles qu'en aient pu être les étapes, recherché l'unité.
3En ce qui concerne la répartition des emplois de cors et de cor, cette cohérence repose en partie sur l'ambiguïté d'un système qui fait de ces deux mots, dans un nombre assez élevé d'occurrences, des quasi-synonymes. L'admirable travail de W. Mary Hackett, dont le Glossaire exhaustif7 permet de repérer au premier regard formes et acceptions, met clairement en évidence le recouvrement partiel des domaines respectifs de deux signifiants que la pensée moderne tend à dissocier, voire à opposer, mais entre lesquels le Moyen Age ne marquait pas une aussi nette distinction : le « coeur médiéval », comme d'autres voix n'ont pas manqué de le souligner ici, est infiniment plus « corporel » que le nôtre. Si minutieux qu'ait été le classement opéré par l'attentif éditeur du Girart d'Oxford, nous ne nous sommes pas cru dispensé de le reprendre vers après vers ; pour un petit nombre d'occurrences, nous ne parvenons pas absolument aux mêmes conclusions, sans pour autant remettre en cause le fait même, indéniable, de cette partielle synonymie du coeur et du corps.
4En amont de l'examen des différents sens revêtus par ces deux mots et des perspectives qu'ils ouvrent, quelques remarques générales s'imposent de prime abord à la pensée. La première concerne la tonalité des contextes où ils apparaissent : le relevé montre que, de façon nettement majoritaire, « corps » et « coeur » sont d'abord des mots du discours, non dépourvus d'une certaine résonance rhétorique, et qui agissent souvent comme la projection quasi physique de l'interlocuteur dans son propos, surtout lorsqu'il s'agit du débat ou de l'altercation. La seconde regarde ce que l'on pourrait être tenté d'appeler le « droit au coeur », qui est pour l'essentiel réservé aux protagonistes principaux, et avant tout au roi et à Girart. Même en tenant compte du nombre de vers, évidemment considérable, consacrés à ces deux figures autour desquelles s'ordonne tout le poème, la distorsion est nette par rapport à l'effectif des personnages secondaires qui, si l'on ose dire, n'ont « pas de coeur », du moins pas de coeur mentionné. Il ressort de ces deux observations liminaires que « coeur » et « corps » sont des mots dont l'emploi n'est pas neutre, mais au contraire fortement accentué, vecteur d'un sens fort au sein d'un contexte marqué.
5Relève en particulier de l'ordre du discours la quasi-totalité des emplois de cors où le corps signifie la personne, généralement avec une valeur plus ou moins insistante de solennité. Rien n'est plus significatif de l'ancrage corporel des schémas de représentation de la pensée médiévale que ce type d'expression, auquel nous ne donnons plus guère de postérité, hormis notre « drôle de corps », rare et vieilli, et, plus usité, notre « garde du corps » effectivement commis à veiller, physiquement, sur la personne physique. De ce sens presque disparu aujourd'hui, W. Mary Hackett ne relève pas moins de dix-huit occurrences dans le Girart, dont plusieurs valent d'être examinées ici.
6Trois d'entre elles nous paraissent toutefois devoir être d'emblée retranchées de cette série, puisque cors peut y être rendu, au moins dans l'optique d'une traduction littérale, simplement par « corps », sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir la nuance d'abstraction - d'ailleurs toute relative, on le verra – que suppose la notion de « personne ». Il en est ainsi de la seconde des occurrences classées par W, Mary Hackett dans cette rubrique, au vers 1681 :
Laisseren de Foucon au rare menbrat,
E parlerem d'Aimon le vasselat.
7Ce même critère s'applique tout aussi clairement au vers 5243 où, de la même manière, il s'agit du sens immédiat de « corps » :
Girauz fun chevalers preouz e valerz,
C'anc avers !e son cors un no fu genz.
8Au vers 9659, qui laisse cependant une plus grande marge à l'interprétation, il nous semble que c'est aussi au « corps » de la comtesse, au sens pleinement physique du mot, que s'adresse d'abord l'émotion de Girart :
« Aï ! confesse, amie, bon cors e genç,
E adreiz e corteis e sapienç...)
9Le classement de W. Mary Hackett, comme la traduction de Paul Meyer8 - « belle personne », seule compatible au demeurant avec le respect de la construction de la phrase - ne rendent pas exactement compte de la transition subtilement ménagée en ces vers entre la beauté physique de la comtesse – si singulièrement préservée, comme celle de sa soeur Elissent, à travers la longue durée du récit9 – et ses qualités intellectuelles et morales.
10Même ainsi émendée, la liste reste longue des « corps personnels » du Girart. La dimension physique de la personne en est rarement absente et demeure le plus souvent au premier plan. Tels, au vers 2519, ces vaillants vassaux qui sont d'abord perçus comme des corps de guerriers :
Devers Carlon Normant e Poerens,
Tan bon cors e vassaus e aelens,
Lor eschales vont joindre, c'uns non refrens10,
11Tel encore, au vers 3000, le cors d'Odilon dans l'émouvante adresse de Girart à son oncle mortellement blessé sur le champ de bataille de Vaubeton :
« Eu coment amerai rei tant felon ?
Teuris, sen consellers de sa maison,
A mort m'a ; mes mon paire, le duc Draugon,
E mees le ton cors, qui mare fon. »
12On mesure ici la perte de sens, inhérente à toute traduction, à laquelle il faut bien consentir en se contentant en français moderne, comme l'a fait Paul Meyer, d'un « et toi aussi » qui laisse de côté la puissante accentuation de la mort physique lisible dans l'original. Dans ces deux cas, l'équivalence « corps » = « personne » s'accompagne d'un incontestable surcroît de signification qui qualifie l'individu comme être de vigueur, là tendu dans les apprêts de l'action, ici mourant au lieu même du combat.
13Plus neutres quant au sens mais serties dans l'ampleur oratoire du serment, de l'engagement ou de l'adresse solennelle, la majorité des occurrences de la série valent surtout par leur contexte. Ainsi au vers 3124 :
« Ne place a Damlideu, au manne rei,
Que ja mais per mon cors nus nom gerrei »
14L'abstraction du « corps » dans la « personne » est ici plus marquée, mais dans une perspective où l'on tient à souligner que tout l'être est engagé par le discours. Même idée, sous une formulation plus retorse, dans le fier propos du roi, au vers 3315 :
« Per itau rars de conte serai preizaz
E cremuz e tensuz e redotas. »
15Ici encore, la traduction « Par vous, comte... » impose sa lisibilité, mais au détriment de la majesté du propos. Sans multiplier les exemples, il faut citer encore deux cas d'adresses d'apparat, lieux privilégiés où se déploie le grand effet du recours au cors pour désigner l'interlocuteur. Ainsi au vers 3660, où la personne est nettement spécifiée comme être physique, comme corps mortel dont la vie et la vigueur sont aux mains de Dieu :
« Se Dex ten cors aloigne e fait vidau,
Melz vaudra li servizes de ton vassau
Ne funt d'aur cuit cargat trente chevau.11 »
16Même idée au vers 4844, toujours dans le grand style oratoire, mais cette fois s'appliquant dans un ordre psychologique dont on mesure pleinement, par la comparaison de ces deux occurrences, toute la corporelle incarnation :
« Si Dex ten cors garis de mespreison,
Que tu retaz non sies de taison... »
17Il s'agit pareillement d'impliquer, dans l'appel lancé, la personne de l'autre saisie dans sa globalité et d'inclure implicitement son corps dans l'engagement pris ou sollicité.
18Cette saisie du corps se fait plus durement sentir dans un autre sous-ensemble d'occurrences, tel le discours amorcé au vers 5631 où la mention du corps contient une menace latente :
« E hoc, sel cors Bosun me rent e liure... »
19C'est bien, certes, de la « personne » de Boson qu'il est question ici, mais perçue comme corps de l'ennemi, siège d'un furor guerrier dont il convient de se venger et qu'il faut à tout le moins neutraliser. Même directe menace physique, au vers 7473, dans les paroles amères de Girart en exil qui ne peut renoncer à se venger du roi :
« Eu sai bien les forez u sout bersar.
Lai me quit de son cors felun venjar. »
20Même nuance encore, mais incluant à l'inverse l'idée de protection physique, au vers 5476, dans les promesses faites à Girart par Begon :
« E si un lai te rete de traicion,
Bu defendrai ton cors eu dan Folcon
Els autre, fors Fulcher e dan Boson. »
21On voit par ces exemples que l'idée de corps physique ne s'efface jamais complètement derrière la « personne », du moins au sens largement désincarné où on l'entend aujourd'hui, et que, dans la promesse comme dans la menace, l'être de l'autre est d'abord envisagé physiquement.
22Rien n'est moins surprenant en ce monde épique -reflet sur ce point fidèle des usages et des mentalités de la société féodale - où les rites majeurs de l'adoubement, de l'hommage, de la prière, pour ne citer que ces trois actes essentiels, s'incarnent tous dans des gestes, des attitudes, des contacts où le corps est investi d'une intense expressivité12. Même le moins marqué des emplois de cette formule, au vers 4033, comporte l'idée de la profonde participation du corps à toutes les formes de l'échange interpersonnel, fusse une simple entrevue :
« El te mande per mei qu'eu te convit,
Que tos cors o parlet el consentit. »
23Dans l'invite ainsi solennellement formulée s'inscrit l'exigence d'un cors garant de la validité de l'entretien et des engagements mutuels qu'il sous-entend. On sent affleurer ici, certes en un simple et léger filigrane mais parfaitement lisible, la même dimension corporelle qui implique ailleurs le recours à l'ordalie ou le serment sur les « corps saints ».
24Il est clair que dans tous ces cas le traducteur se voit contraint de laisser échapper une part du sens – voire l'essentiel du contenu de ce trait lexical spécifique – faute d'un équivalent moderne, non pas tant d'ailleurs dans la langue elle-même que dans le système de représentation dont elle est le vecteur. Cette moderne « perte du corps » est tout aussi sensible lorsqu'il s'agit de rendre compte, au vers 9978, de la nature de la relation inscrite dans le texte entre le « corps-personne » et les qualités dont il est le support :
« Qui vol provar son cors ne sa valor,
Si annent gerreiar gent paienor,
Car trop l'unt mentengut li notre el lor. »
25La traduction de Paul Meyer – « leurs forces et leur valeur » – est aussi satisfaisante que possible, mais ne rend pas pleinement l'idée de cors comme siège de valor, puisqu'elle substitue une dichotomie à la stricte inclusion de l'être moral du guerrier dans son être physique. Comme le vérifient aussi bien l'ambiguïté cors/cor que les multiples occurrences où le coeur est le lieu non du seul sentiment, mais de la plus large mouvance des impressions, des réactions et aussi, on le verra, de la pensée elle-même, les distinctions qui nous sont familières et nous imposent comme un pur automatisme la démarcation entre corps et intellect s'avèrent inopérantes dans l'examen d'un lexique qui repose sur d'autres clivages13.
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26Autant sont indécises et mouvantes les lignes de partage entre corps et coeur comme entre coeur-émotion et coeur-pensée, autant s'affirme avec netteté le dualisme qui oppose le coeur à l'âme, couple conceptuel clairement contrasté qui sous-tend quelques beaux vers, aptes cette fois à franchir sans dommage l'épreuve de la traduction. Quoique située hors du champ de notre propos, cette structure aux contours fermes importe, comme repère et comme point de comparaison, à la perspective où nous entendons le situer. Elle appelle à ce titre une brève digression qui ne retiendra que quelques exemples reflétant d'ailleurs fidèlement la série, assez courte14, des occurrences de l'âme dans le poème.
27Nette et sonore s'affirme, au vers 1348, la séparation des âmes et des corps, dans un sombre tableau de violence et de mort :
Cil ferent fu pareir as brans sens fum,
E mesclar e moillar sanc e ferai,
E tan cors jaçer blouz d'ame jeüm ;
Unques puis au rei Carie uns nen rescum15.
28Ainsi durement retranchée du corps mais toujours affirmée comme principe de vie dont l'immortalité est inscrite dans le retour à Dieu, l'âme revient à plusieurs reprises dans des constructions pareillement symétriques, non sans puissance dans l'expression, comme par exemple au vers 3193 :
Folche e Girarz i pert cascuns son paire.
E ne nos caut des mors mais hui retraire ;
Les anmes aient Deu, li cors suaire.
29Nul élan mystique, au demeurant, dans ce constat qui recherche l'effet mais se refuse à l'émotion : le poète du Girart, dont la religion même est tout entière de ce monde, se situe ici aux antipodes exactes de celui du Roland qui fait de la mort des preux l'instant sublime d'un envol. On retrouve la même tonalité impavide dans la sèche formulation du vers 7371, où s'inversent d'ailleurs les données que nous avons examinées plus haut et où la « personne », cette fois, se substitue au « corps » :
Per hoc fait lo vassal confeisoner,
E l'âme sopartit del chevaler.
30Rien n'est plus significatif, tant de la conception de l'âme comme principe distinct de l'enveloppe charnelle que de la complète identification du guerrier à son corps, lisible dans la substitution du couple âme/chevalier à celui que forment habituellement, en pareil cas, l'âme et le corps.
31A la différence du corps comme du coeur, que qualifie une ample gamme d'adjectifs, l'âme se suffit dans une entière abstraction et n'entretient aucune relation ni avec l'ordre des émotions ni avec celui de la pensée. Abstraite et comme d'avance isolée du corps qu'elle doit un jour quitter, elle n'intervient ailleurs que dans les formules de l'engagement (v. 770) :
« Ja Dex nen aie m'anme en poestat.. »
32et surtout, comme au vers 9523, de la mémoire des morts gardée par le monde des vivants :
E la comtesse part de sa pesance ;
Par l'arme de son fil fet grant enprance
De son aver donar e sa substance.
33Somme toute relativement sporadiques, les mentions de l'âme manquent surtout là où, logiquement, on les attendrait le plus : dans les dernières laisses, lorsque le poème s'achève pieusement dans la paix et l'humilité. Or, à l'exception de ce passage et d'un vers sur lequel nous reviendrons, c'est le coeur qui, en un dense réseau d'occurrences, occupe alors tout le champ comme agent actif d'une dévotion essentiellement terrestre, qui substitue enfin à la guerre l'amour de Dieu dans les oeuvres et le respect de l'autre.
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34Dominé de haut et comme de loin par l'absolu isolement de l'âme et son apparente vacuité, ce coeur si lié au corps qu'il se confond en partie avec lui dans la graphie du poème assume à lui seul l'ensemble des fonctions de la vie affective, psychologique et intellectuelle. Laissant de côté les mentions de cors qui n'entrent ni dans les formules du type « corps-personne » ni dans le champ où cors et cor se recouvrent partiellement, c'est sur la série de ces emplois ambigus que portera maintenant notre attention. Si active qu'elle ait pu être à l'origine de ce phénomène de quasi-synonymie, la proximité phonétique et graphique qui unit les deux mots dans la langue du poème n'explique pas tout : il faut, pour que l'analogie formelle ait entraîné ce chevauchement sémantique, que celui-ci ait pu s'enraciner, au niveau des structures profondes du langage, dans la perception des multiples fonctions du coeur comme relevant d'abord et essentiellement de la matérialité de l'être.
35Deux passages où cors et cor se trouvent employés à peu de vers de distance avec des significations exactement semblables suffisent à montrer que la proximité de sens peut aller jusqu'à l'exacte similitude, au point que l'on peut se demander si, en pareil cas, l'alternance cors/cor ne fonctionne pas en partie sur le modèle de la déclinaison. Les deux mots voisinent ainsi avec la même valeur aux vers 8937-8939 :
Li bibes paraulet, qu'a cors senat :
« Reis, non fait bon parlar a tei irat,
Car tu non as ton cor en pœstat. »
36On les trouve à nouveau pareillement rapprochés et tout aussi clairement identiques sur le plan du sens aux vers 9108 et 9110 :
« Dex ! por que vol ris on astar privat,
N'erbergar en son cor escarcetat ?
Car per verguigne e prez e cobaitat,
Bien a cors recredant de malvaistat
Qui se part per son grat de tal bernat ! »16
37A l'examen de tels passages, on mesure à quel point l'itinéraire sémantique qui aboutit à l'identité cors = cor est parallèle à celui qui permet à cors de désigner la « personne » : dans les deux cas de figure, un même processus d'abstraction partiellement inabouti conduit à la polysémie de deux mots dont les valeurs multiples et ambiguës s'opposent radicalement au sens clairement délimité, univoque et purement abstrait d'« âme ».
38Cors se substitue ainsi à cor aussi bien dans les emplois du sens propre que dans ceux du sens figuré. Il désigne ainsi très clairement le coeur-organe au vers 2752, sans que l'on puisse hésiter ici, compte tenu de la précise localisation du coup, entre « corps » et « coeur » :
E Polchers fiert si lui en la forcele,
Tot li trence le cors sos la mamele.
39Même contexte, même précision et même sens au vers 5283 :
Trencel cuir el cabel ab es la test,
E lo pez e lo cors, tot cant en uest,
E lui e son cheval trestot un est.
40Quoique clair encore, le sens est peut être moins net au vers 3414 où l'on pourrait, à la limite, maintenir la traduction de cors par « corps » :
Ains fu fait en bataille bien grant canpane ;
Hais de mil en vira : per camp e plane,
C'uns de ces nen a cors ne teste sane.
41Cependant, la traduction « au coeur ou à la tête » retenue par Paul Meyer et suivie par le classement de W. Mary Hackett est à l'évidence plus satisfaisante, comme rendant mieux l'idée de gravité des blessures. Les trois occurrences de cors au sens propre de « coeur » peuvent donc être regardées comme ne présentant pas de réelle difficulté d'interprétation.
42Il n'en va pas absolument de même de celles qui en reçoivent le sens figuré ; trois d'entre elles nous semblent discutables et l'une au moins, au vers 2323, nous paraît devoir être exclue de cette rubrique du Glossaire pour rejoindre celle du « corps-personne » :
« Per Deu », co dist Girarz, « mes cors es sans :
Ma coupaigne est cregude des plus butina
43Le « je suis sauvé » de Paul Meyer rend parfaitement le sens, qui ne regarde en rien le « coeur » mais bien ce « corps » dont nous avons examiné la valeur d'affirmation de la personne dans l'ordre du discours. De même, encore qu'avec une marge d'appréciation plus grande qui ne permet pas de trancher avec certitude, peut-on suggérer que dans ce beau portrait de Fouque, le cors du vers 8560 est susceptible d'être interprété comme « corps » aussi bien que comme « coeur » :
Folche fu duiz de gerre e essaiaz,
E de grant coite esaies e menbraz,
El chevauz granz e forz e abrievaz,
E sos cors fun ardiz, entalentaz.17
44En de tels contextes affleure une latente ambiguïté de sens où s'exprime plus nettement la dense matérialité attachée au coeur comme siège de qualités guerrières dont le corps est l'immédiat agent.
45Avec le Cors ardiç du bon chaval du vers 4595 et le cors seguran du vers 5370 se dessine ainsi une série analogue à celle que forment parallèlement les occurrences de cor accompagnées d'adjectifs du même type. Analogue, certes, mais non pas identique : une certaine spécificité semble en effet réserver à cors l'association avec ardiz, que l'on ne rencontre pas dans le paradigme des adjectifs susceptibles de qualifier cor ; cela dit, le corpus est à l'évidence trop restreint ici pour permettre de donner à cette observation une portée autre que subjective. Il nous semble discerner cependant, en ces trois derniers cas (vers 4595, 5370 et 8560), une tonalité plus immédiatement « corporelle » d'ailleurs assez naturelle s'agissant de hardiesse et d'intrépidité – que dans les vers ou cors équivaut exactement à cor. On peut donc conclure, encore qu'avec prudence, que la synonymie n'est pas toujours complète et que l'emploi d'une forme plutôt que de l'autre s'accompagne, dans ce petit nombre de cas, d'un contenu sémantique légèrement différencié où le « coeur » retient comme une empreinte du sens de « corps ».
46Regagnons un terrain plus ferme pour relever les attributions négatives de ce cors - « coeur » : cors felon e d'ire plain du vers 1067, cors felun à nouveau au vers 3856. Rien, cette fois, n'y vient marquer la moindre nuance par rapport aux emplois similaires de cor (vv. 9487, 9746) et de cuer (v. 647). Dans l'ordre des valeurs positives, le cors jauent du vers 1413 est lui aussi parfaitement symétrique du cor elegrat du vers 9095. De même, se trouvent placés en facteur commun aux deux formes cors/cor les qualificatifs qui définissent le coeur comme lieu de la tristesse, du chagrin, de la douleur. Il n'y a donc pas lieu, pour la suite de notre étude, d'examiner séparément les deux formes concurrentes, et c'est à un coeur indifférencié que nous nous attacherons désormais pour en examiner les diverses fonctions dont le régistre étendu va des émotions les plus immédiates jusqu'à la pensée la plus abstraite, celle qui conçoit desseins et projets.
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47Nous retiendrons surtout le coeur de la colère, aux nombreuses occurrences que l'on pourrait placer sous le signe emblématique de ce cor ner que la langue occitane associe assez volontiers à l'humeur sombre18 et dont on a étudié il y a peu quelques singulières mentions épiques19. Couleur certes métaphorique, mais dont l'unique mention en ce contexte, au vers 2088, fait ressortir l'aura de dure matérialité, au terme de la séquence de trois adjectifs qui la fait sonner à la rime :
« Eu giderai », dis Eimes, « molt volunters,
Hais mes cors es iraz e tris e ners
D'aquest emperador que s'est tan fers.)
48De même se lit, sous le sens figuré de la formulation du vers 517, la belle idée du coeur comme contenant douloureux de la colère, celle que Girart sent se dénouer devant l'amour de Berthe, après l'amer échange forcé des fiancées :
E li cons l'en drecet entre ses bras ;
Aichi li estaint l'ire qu'el cor li jaz.
49Ce coeur des émotions semble parfois trop étroit pour en contenir la violence et, dans une série de formules bien connues mais qui paraissent souvent incongrues au lecteur moderne non prévenu, conquiert à son tour, au sein de l'être physique qui l'enclôt, une brutale autonomie.
50De ce « coeur au ventre » qui menace si souvent de se rompre ou de se fendre, le poète du Girart n'a usé qu'avec une remarquable discrétion, puisque l'on n'en relève qu'une seule occurrence, au vers 8338 :
De poor li traubla lo cor el ventre.
51Encore celle-ci se borne-t-elle à une formule modérée et dépourvue d'outrance. C'est à une notation psychologique plus nuancée qu'il préfère recourir pour exprimer, par exemple, au vers 7161, l'âpre chagrin de Girart vaincu et contraint à l'exil :
Ere s'en vait Girarz molt solement,
Car i sunt remasu sui bon parent,
Tal dol en a au cor, per tot s'en sent ;
Sobre el col del chaval paume sovent.
52Pourtant, même sous cette forme plus délicate, l'étroite imbrication de la souffrance morale et de la douleur physique, si caractéristique de l'expression médiévale de la vie du coeur, demeure parfaitement lisible. Ce coeur qui souffre le chagrin et la colère et peut à peine les contenir, c'est d'abord le coeur-organe dont la littéralité ne s'efface jamais complètement de ce que l'on a un peu trop vite fait de considérer, par souci de classification, comme un pur « sens figuré ».
53Sens dérivé, certes, mais où la « figure du coeur » demeure toujours en son entier lisible et inscrite dans une géographie du corps qui joue volontiers sur des associations telles que celle du vers 646, où s'établit une riche articulation, en ce vouloir des pauvres, entre le besoin du coeur et la convoitise des yeux :
« Non ia un tan paubre, s'a mei acuel,
Nou doigne quan voldra de cor ne d'uel »
54Même type de distribution du sens aux vers 4337-4338, dans le noble courroux de Pierre de Montrabei :
E Peires quant l'oit a cor gainait ;
Cors a d'enperador, vis de leupart.
55Nous retrouvons ici un « corps-personne », ou plutôt, tel que l'interprète excellemment la traduction de Paul Meyer, un corps compris comme « prestance », formant avec le visage et le coeur une triade expressive où il serait tout à fait erroné de lire une dichotomie du type âme/corps. Coeur et corps sont si étroitement solidaires que, lorsqu'en une unique occurrence (v, 647) une opposition est effectivement marquée entre eux, celle-ci est implicitement présentée comme une déplorable anomalie de la personnalité du roi :
Caries a cor valent e cuer felon20.
56Même si l'épopée n'a pas ignoré de telles failles et même si en quelques portraits nuancés, tel celui de Ganelon dans le Roland21, elle a su jouer sur la discordance de l'être et du paraître, c'est vers l'unité de la personnalité qu'elle tend spontanément, confiante dans l'accord des aptitudes physiques et des qualités morales jusqu'à ne point marquer entre elles de différence véritable, comme le montre l'assez large commutabilité des adjectifs susceptibles de qualifier le corps aussi bien que le coeur22.
57Autant que l'idée de la latente séparation du corps et de l'âme, l'enracinement du coeur au corps est une donnée fondamentale de la représentation médiévale de l'être. Elle régit directement les modes d'expression de l'émotion, positive comme négative, dont les exemples que nous venons d'examiner permettent de mesurer l'immédiate répercution physique et dont le chagrin de Berthe, au vers 7742, offre l'exemple le plus classique en même temps que le plus émouvant :
E ac tal dol el cor, par poi ne fent
L'aige li chiet des uelz e l'en descent ;
Sor la barbe Girart li vait chaent.
E li cons se drecet, dis son talent : « Donne, or sai ke tes cor vers mei repent. »
58Rien ne saurait mieux montrer que ces quelques vers combien l'apparition, la manifestation et la communication de ce que nous appellerions un « état d'âme » le définissent au contraire comme un état du corps, qui d'un corps à l'autre se transmet aussitôt dans l'effusion des larmes, sans que soit nécessaire l'échange du moindre mot23. Souffrir la peine et l'exprimer sont ainsi un seul et même moment où ne s'introduit nulle distance réflexive, dans l'absolue et immédiate lisibilité des signes que le corps prête aux mouvements du coeur.
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59S'étonnera-t-on de nous voir si longtemps différer d'aborder, en ce parcours du coeur, le domaine du sentiment amoureux ? C'est sur ses marges, mais sur ses marges seulement, celles de la tendresse, que nous ont conduit les larmes de Berthe. À vrai dire, nous n'irons guère plus avant : à s'en tenir, comme nous l'avons voulu faire ici, au ras des mots et de leurs aptitudes combinatoires, la part de l'amour dans les attributions du coeur est des plus limitées. Deux occurrences seulement se rattachent explicitement à l'amour, l'une et l'autre pour en souligner la sincérité avec une valeur assez voisine de celles que revêtent corps et coeur dans les formules d'engagement du discours féodal24. Tel est le cas au vers 7807, lorsque Berthe évoque l'anneau que la reine a autrefois donné à Girart en gage de son amour :
« Baille li ist anel qu'eu te dirai,
Qu'ele vos donet de cor verai. »
60Encore la relation coeur-amour est-elle fort indirecte et dépourvue de spécificité, puisque l'on retrouve un semblable cor verai en un tout autre contexte, au vers 9532, où Dieu est témoin de la pureté du coeur de la comtesse :
E cel, qui bien conoist son cor verai,
Li monstret per samblant que ne s'esmai
D'amar lui e servir, quar molt li plai.
61Gardons-nous ici d'un hâtif parallèle entre amour sacré et amour profane : les deux passages n'ont en commun que l'idée de cette « vérité » qui est comme une transparence du coeur, indépendante de son objet.
62La seule mention où s'associent directement coeur et amour est en même temps l'unique emploi de cor à la rime ; à cela près, elle n'appelle guère d'observations, puiqu'elle se borne à souligner, au vers 8607, la profondeur de l'attachement de Fouque pour Aupais :
Folche receit Alpais, qu'ama de cor.
63Partout ailleurs amor et amar, en leurs différentes acceptions25, se suffisent à eux-mêmes sans que la localisation du coeur leur soit sentie comme nécessaire au même titre qu'elle l'est pour l'expression de la joie, du chagrin et de la colère, à l'enracinement physique infiniment plus précis que ne l'est celui d'un amour dont la portée, du moins lorsqu'il s'agit de celui qui unit Girart à la reine, excède les limites du coeur comme du corps. Le dossier lexical du coeur-sentiment s'avère donc beaucoup plus mince que celui du coeur-émotion, et plus léger aussi, si paradoxal que cela puisse paraître au lecteur moderne, que celui du coeur-pensée.
*****
64La même logique qui permet au coeur de dessiner à lui seul le siège commun de toutes les émotions le conduit à figurer pareillement celui de la pensée sans marque supplémentaire d'abstraction, du moins dans la forme : l'idée que l'on a « en pensée » et celle que l'on entend « mettre dans l'esprit » de quelqu'un se localisent aussi dans la topographie du coeur, sous les mêmes termes empreints de corporelle matérialité. Du lieu de l'émotion au lieu de la pensée, la transition est d'ailleurs insensible dans les passages qui montrent l'idée naissant directement de l'impression reçue comme « en plein coeur » : ainsi de Girart dépossédé, au vers 1040, lors de la première prise de Roussillon par l'armée royale :
De mautalent se plaint e d'ire grunt,
E porpense en son cor con reis ahuant
65Pour être porpensée, avec tout ce que l'emploi de ce verbe sous-entend de réflexion, voire de méditation, cette haine n'en est pas moins d'abord et surtout sentie, dans la sombre violence qui étreint si souvent le coeur épique, y compris en ce Girart pourtant infiniment plus mesuré que les grands « poèmes barbares » de la Geste des Lorrains, pour ne citer que cet exemple privilégié de la démesure guerrière26.
66De même s'avère indissociable de l'émotion qui la suscite, en un contexte analogue, la conscience que prend Girart de sa condition d'exilé, au vers 7258, conscience elle aussi toute entière insérée dans les fibres mêmes du coeur :
Ere s'en vait Girarz com faidis,
E fu molt grans li dols CAN s'en partis,
El sat bien en son cor com on marris.
67La même où s'esquisse la distance d'un regard sur soi, celle-ci demeure toujours contenue dans l'étroit enclos du coeur, avec cette sorte d'amère complaisance à la souffrance de celui-ci, comme ailleurs à celle du corps27, que manifestent souvent les héros des chansons de geste.
68Comme il est naturel en ces poèmes de l'action, les héros n'y ont certes guère le loisir de prendre par rapport à celle-ci le recul d'une pensée tant soit peu détachée. Il nous semble toutefois qu'il convient de voir dans cette immédiateté de la psychologie des personnages épiques moins un trait propre au genre qu'un fait de civilisation que reflète parallèlement le roman, encore qu'à un moindre degré, et qui traverse aussi bien l'épopée « pure » que celle où, comme dans le Girart ou dans la Prise d'Orange, se dessine l'inflexion d'une tonalité romanesque28.
69Cette distance malaisément établie par rapport au moi que résume le coeur se reflète symétriquement dans l'incertain pouvoir qu'ont nos héros, presque tous hommes de colère et de premier mouvement, sur ce coeur à la fois si prompt et si proche dans l'acte comme dans la parole. C'est un tel défaut de « maîtrise du coeur » – où notre abstraite lecture de l'être verrait simplement la maîtrise de soi - que le roi s'entend vertement reprocher par l'évêque de Saint-Sauveur29 dans le passage que nous avons déjà cité, au vers 8939 :
« Reis, non fait bon parlar a tei irat,
Car tu non as ton cor en pcestat
Qu'i te menbre de rien que Deu agrat. »
70Centre absolu de la personnalité et menaçant en même temps d'échapper au contrôle de la volonté, ce coeur que la colère est susceptible de faire tour à tour source de noble ardeur comme de néfaste démesure est toujours implicitement redoutable.
71Du coeur de l'autre, fut-il ennemi, on peut tout attendre s'il est un cor franc (v. 7646), s'il agit de bon cor (vv. 7457 et 7519), mais on peut aussi tout craindre s'il est un cor felon (vv. 647, 9487 et 9746) et l'on doit en tout état de cause redouter ses brusques et imprévisibles mouvements. De cette conscience de la mutabilité du coeur procède la confiance dans l'efficace attendue de la prière de Girart, au vers 7770, qui demande à Dieu d'inspirer au roi des dispositions plus favorables à son égard :
« Reis del cel, met en car au seinor meu
Que ne pardunt sa ire, el e li seu,
Per quel rende lmas terres e mon feu.)
72C'est une semblable foi dans la part positive de l'être qui préside à la conversion des coeurs dans le lumineux final du poème, telle que l'appelle, à la laisse DCXXXVI, le discours du pape prêchant la réconciliation et la paix :
« Ostaz vos tot de gerre e de granor,
De viel'ire e d'orguel e de feror,
E toz vos cors d'envie e de felor.30
9400
73Alors se multiplient les occurrences de cor, en ces dernières laisses où le coeur de haine et de colère s'efface enfin devant le coeur d'humilité. Conformément à la conception de la vie intérieure que nous avons déjà analysée, c'est dans le seul champ du coeur qu'opère la grâce31, tandis que l'âme n'intervient en ces pages qu'au plus haut niveau d'abstraction qui est le sien, comme enjeu du salut :
« Car ou ne put morir en veil'iror
9405
Nol convenge de l'arme aver poor.)
74Les mentions du cor sont particulièrement insistantes dans le récit du miracle de Vézelay (laisses DCLXII-DCLXIV) où le thème de l'amour de Dieu s'entrelace à celui de la tendresse mutuelle des vieux époux, lorsque Girart se repent d'avoir un moment douté de la vertu de la comtesse :
Girarz lai vait corant e dist : « Eui las !
9770
Ai ! contesse, amie, cum bon cor as,
E eu mal e felun e satanas ! »
……………………………
Dunc ot le cor pilant humeliant.
9789
75De même, plus loin, au vers 9814, c'est par le coeur encore qu'est ressentie, avec une émotion où l'on sent passer un afflux de sang, une palpitation, une chaleur toutes physiologiques, la reconnaissance pour la grâce reçue :
« Eu le vuel », dis Girarz, « Se Deus l'ajut
E me sat bon au cor.....................
...............................la vertut 9815
Que Deux nos i tremest per grant salut.)
******
76Ainsi, en son singulier cheminement depuis le coloris courtois des premières laisses, à travers les sombres feux des embuscades, des sièges et des batailles, jusqu'à la tonalité presque liturgique de sa sereine conclusion, le poème dessine-t-il un véritable itinéraire des coeurs. Si diverse qu'en soit la matière, si complexe qu'en ait pu être la sédimentation, il est clair qu'un même et ample dessein conduit l'oeuvre de bout en bout, et l'examen de l'« écriture du coeur » qui guidait ici notre lecture confirme cette unité, cette conduite si sûre du récit depuis les prémices jusqu'au dénouement, cette vision si claire de l'évolution du climat psychologique. L'argument si souvent tiré de la disparité des différentes parties en faveur de leur hétérogénéité peut fort bien en définitive être retourné : certes remaniant des strates textuelles déjà constituées mais les redistribuant avec une parfaite maîtrise, l'auteur du Girart s'est montré plus soucieux que la majorité des poètes épiques de mener ses personnages d'un état d'esprit – lisons « état de coeur » – à un autre. Faut-il alors s'étonner de voir le cor fier (v. 7013), le cor noble tant e baron (v. 655) de Girart se changer sous nos yeux en un cor humeliant profondément renouvelé par l'expérience morale ?32
77Le ferme dessein du poète est d'ailleurs inscrit en toute clarté dans le prologue qu'il a placé en tête de la bone cancon (v. 1), prologue où l'on a autrefois voulu voir, à tort, une interpolation33 et dont on a depuis parfois méconnu la véritable portée34. Loin d'être un hors-d'oeuvre ou une introduction factice en quête d'une facile auctoritas, ces vers qui dessinent une remarquable figure de l'inspiration poétique nous montrent l'auteur méditant le projet même de son oeuvre. Il importe au premier chef à notre propos que ce soit une fois encore dans l'enclos du coeur :
Es vos passat iveir, marc e febrer,
20
Vient estiuz, que florissent cist verder,
A laudor juglar e cevaler.
Tres er sunt remasut sen freite e ner.
Sest un mongres coiteiz, clerz de moster,
S'estaveit desos l'onbre d'un auliver,
25
E fermat en son cuer un cosier35
78Nous voici à première vue aussi loin que possible de l'immédiateté des émotions et du direct enchaînement de celles-ci à une pensée elle-même toute tournée vers l'action. Le coeur trouve ici son ultime degré d'abstraction pour abriter une opération purement intellectuelle, ou du moins qu'aujourd'hui nous regarderions comme telle. Pourtant, les étroites imbrications que nous avons mises ici en évidence entre les différentes fonctions du coeur invitent à croire que, même en ce cas limite, le coeur-pensée retient une part de sens qui le rattache encore à une implicite mouvance émotionnelle et qui rencontre en outre, en cette page nourrie de culture classique, les réminiscences du topos de l'inspiration poétique où la transe à sa part autant que la raison.
79Parallèlement, on retrouve en ces vers la belle idée du coeur comme contenant, comme centre et réduit ultime de l'être à l'intérieur de lui-même, qui précieusement « renferme » le cosïer de l'oeuvre en genèse. Même si fermar garde ici le sens d'"affermir", il nous semble y entendre aussi l'écho de la signification seconde de « fermer » que dès cette époque il revêt et qui participe à la beauté et à l'expressivité de l'image. Autant nous avons vu dans la majorité de ses acceptions le coeur se montrer perméable aux impressions reçues du dehors, autant il trace ici autour du poème encore à naître comme l'enceinte d'un inviolable sanctuaire. C'est en ce vers sans doute, comme dans les occurrences qui gravitent autour du thème de la conversion finale, que le coeur du Girart s'avère le plus profondément original : ici lieu de l'affirmation précoce d'une haute idée de la mission et du statut de l'écrivain, là théâtre d'une sorte de psychomachie où triomphent la paix et l'amour, il échappe en ces deux domaines au strict déterminisme des passions qui pèse généralement sur les héros épiques et leur assigne des destins où le choix n'a guère de part ; il est dans cette étroite mais notable mesure un rare espace de liberté.
Notes de bas de page
1 Sur la langue du poème, voir M. Pfister, Lexikalische Untersuchungen zu Girart de Roussillon, Beihelte zur Zeitschrift für romanische Philologie, Tubingen, 1970, et W.M. Hackett, La Langue de Girart de Roussillon, Genève, 1970 ; les conclusions tenant compte d'oeuvres éventuellement perdues – qui aurait également donné naissance, sans doute un peu plus tard, à Aigar et Maurin ? Après R. Louis (De l'histoire à la légende, II, Girart, comte de Vienne, dans les chansons de geste : Girart de Vienne, Girart de Fraite, Girart de Roussillon, Auxerre, 1947, t. I, pp. 278-289), W.M. Hackett a de cette étude (pp. 108-114) ont montré de manière définitive qu'il s'agit d'une langue artificielle, forgée dans un dessein exclusivement littéraire. Fut-elle la langue d'un seul poète, ou bien d'une sorte de cercle -nécessairement restreint, même en souligné les nombreux traits communs aux deux poèmes (voir son Appendice, pp. 115-118) et conclu à la dépendance d'Aigar et Maurin par rapport à Girart de Roussillon (Conclusions, p. 109). Les travaux de Cl. Galley (voir en particulier « Aigar et Maurin témoin de la civilisation et de la littérature des marches occitanes du Nord-Ouest », dans Marche romane, 33, 1983, pp. 75-87, et « L'eau dans Aigar et Maurin et dans Girart de Roussillon », dans L'eau au Moyen Age, Senefiance, 15, 1985, pp. 157-169) ont remis en question cette dépendance, du moins en tant qu'« imitation ». Le rapport entre les deux oeuvres nous semble devoir être compris dans une perspective respectant entièrement l'originalité d'inspiration d'Aigar et Maurin, qui n'aurait vraiment en commun avec le Girart que le recours à ce même idiome littéraire, témoin de préoccupations esthétiques comparables, mais non identiques.
2 « Couleurs et lumières du palais dans Girart de Roussillon », dans Les couleurs au Moyen Age, Senefiance, 24, 1988, pp. 171-200.
3 « Marbrin, musée, metau : marbres et mosaïques dans Girart de Roussillon. Le vocabulaire mosaïstique du poème et ses sources savantes », dans Bulletin de la Société des Fouilles Archéologiques et des Monuments Historiques de l'Yonne, 8, 1991, en collaboration avec B. Ribémont.
4 Voir P. Meyer, Girart de Roussillon, chanson de geste traduite pour la première fois par P.M., Paris, 1884, rééd., Genève, 1970, Introduction, pp. XXXVIII - XLIV, et R. Louis, op. cit., t. I, pp. 240-256, et t. II, pp. 72-83. Contre l'opinion de P. Meyer, qui faisait du Girart l'oeuvre de deux auteurs, et de R. Louis qui distingue l'apport d'un premier auteur, d'un continuateur et d'un renouveleur, F. Lot (« Encore la légende de Girart de Roussillon, à propos d'un livre récent », dans Romania, t. LXX, 1948, pp. 192-233 et 355-396, article repris dans Etudes sur les légendes épiques françaises, Paris, 1958, rééd., 1970, pp. 105-178) a défendu l'idée d'un auteur unique. Ces théories ne sont qu'apparemment inconciliables : il y a bien eu intervention d'un renouveleur, mais celui-ci, poète de génie, a su si profondément faire sienne la matière préexistante et l'orienter dans une perspective personnelle qu'il est pleinement et hautement le créateur du poème qui nous est parvenu. Voir, en ce sens, l'utile note de S. Gaunt dans son récent article, « Le pouvoir d'achat des femmes dans Girart de Roussillon », dans Cahiers de civilisation médiévale, t. XXXIII, 1990, n° 4, pp. 305-316, n. 5, p. 307.
5 Nous dirons plus loin que ces ruptures de ton sont précisément, à nos yeux, la marque la plus originale du dessein du poète ; quant aux contradictions internes, elles s'inscrivent dans une très large série épique et sont peut-être en définitive, comme l'a récemment noté S, Kay (« Le passé indéfini. Problèmes de la représentation du passé dans quelques chansons de geste féodales », dans Au carrefour des routes d'Europe : la chanson de geste. Actes du Xe Congrès International de la Société Rencesvals. Strasbourg, 1985, Aix-en-Provence, 1987, Senefiance, 20-21, t. II, pp. 697-715), une marque de l'esthétique même du genre.
6 Tel fut le point de vue adopté par P. Le Gentil, dans son article « Girard de Roussillon : sens et structure du poème », dans Romania, t. LXXVIII, 1957, pp. 328-389 et 463-510.
7 Tome III de son édition du Girart, Paris, S.A.T.F., 1953-1955, pp. 601-926, s.v. cor et cors. On trouvera dans le présent volume l'analyse d'une ambiguïté analogue dans la langue des troubadours, dans l'article d'A. Tavera ; la situation est cependant plus nette dans le Girart où cor et cors sont clairement différenciés tant par la graphie que par la phonétique. Quant à la forme septentrionale cuer, elle ne se rencontre qu'au début du poème (vv. 26, 32, 365, 481, 647, 1485), là où le copiste du manuscrit d'Oxford – qui a eu assez généralement tendance à franciser les graphies (voir W.M. Hackett, La langue (...), p. 63) – semble avoir eu le plus de mal à comprendre son texte.
8 Voir W.M. Hackett, Glossaire, p. 674 ; P. Meyer, op. cit., p. 306.
9 Sur la beauté immuable des deux soeurs, ibid, Introduction, pp. XLII - XLIV, et M. de Combarieu du Grès, « Le personnage d'Elissent dans Girart de Roussillon, dans Studia Romanica. In memoriam Paul Remy », éd. H. E. Keller, J. M. D'heur, G. R. Mermier et M. Vuijlsteke, Kalamazoo, 1986, t. II, pp. 23-42, p. 29 ; sur les personnages féminins dans le Girart, voir également son grand ouvrage, L'idéal humain et l'expérience morale chez les héros des chansons de geste, Aix-en-Provence, 1980, en particulier t. II, pp. 676, 711, 751-752, et passim, ainsi que l'article cité de S. Gaunt ; sur le personnage de Berthe, voir notre article, « L'amour et la vie d'une femme : la comtesse Berthe dans Girart de Roussillon », à paraître dans les Actes du XIIe Congrès International de la Société Rencesvals, Edinburgh, 1991.
10 Nous ne donnons la traduction des citations – librement inspirée de celle de P. Meyer et tenant compte des Notes et commentaires ainsi que du Glossaire de l'édition Hackett – que lorsque la compréhension du passage pose problème au lecteur moderne. Du côté de Charles sont les Normands et les Picards ; ce sont gens courageux, vaillants et nobles guerriers. Les corps d'armée s'affrontent, sans qu'aucun ne recule.
11 « Si Dieu prolonge la vie de ton corps et le maintient vigoureux, mieux te vaudra le service de ton vassal que trente chevaux chargés d'or cuit. »
12 Sur l'intense participation du corps à la prière épique, voir notre article, « Ciel météorologique et ciel mystique dans les chansons de geste », dans Observer, lire, écrire le ciel au Moyen Age. Actes du Colloque d'Orléans, 22-23 avril 1989, éd. B. Ribémont, Paris, 1991, pp. 127-152, pp. 149-150. Cette éminente fonction du corps dans les rites de la féodalité est bien lisible au vers 9442, lorsque Girart obtient enfin le pardon du roi pour lui et pour les siens :
Girarz li rent s'espade per pua daurat,
E puis li a son cors al pie plassat.
13 Dans cette perspective, on notera la belle formulation du vers 9181, lorsque la comtesse apprend la mort de son jeune fils :
Ne pot ses curs suffrir ne sostener ;
Vuelge u non, l'aven del dol cader.
Le corps est si bien le lieu de la manifestation physique de l'émotion et, comme nous le verrons plus loin, le direct prolongement du coeur, que la malheureuse mère, littéralement, ne peut plus « supporter son corps ».
14 Voir W.M. Hackett, Glossaire, s.v. ame, p. 616, 10 occurrences.
15 Ils font paraître au choc des épées un feu sans fumée, mêlent le sang et la poussière et laissent gisants tant de corps privés d'âmes ; jamais plus nul d'entre eux ne viendra au secours du roi Charles. Sur le sens de ferum (< ferrume : « crasse » ?), voir W.M. Hackett, Glossaire, p. 743.
16 « Dieu ! pourquoi un homme riche voudrait-il vivre à l'écart et loger en son coeur la mesquinerie ? Car, que ce soit par honte, par vanité ou par cupidité, il faudrait avoir le coeur bien lâche pour se séparer volontairement d'un tel baronnage ! »
17 Fouque était habile et exercé à la guerre, sage et sagace dans la conduite d'une offensive. Sur son grand cheval puissant et rapide, il avait le coeur vaillant et résolu.
18 Voir notamment F. Mistral, Lou Tresor dou Felibrige, Aix-en-Provence, 1879-1887, t. I, s.v. cor, et t. II, s.v. negre.
19 Voir A. M. Colby-Hall, « L'héraldique au service de la linguistique : le cas du cor nier de Guillaume », dans Au carrefour des routes d'Europe (...), t. I, pp. 383-397.
20 Nous avons ici le seul cas indiscutable où s'inverse le processus de substitution cors/cor, puisque c'est ici cor qui fonctionne avec le sens de cors ; sur l'emploi de cuer et les difficultés du copiste à maîtriser son texte, voir supra, n. 7.
21 Voir en particulier, à la laisse XX, ce portrait majestueux de celui dont la critique a trop souvent donné une image sans nuance :
De sun col getet ses grandes pels de martre
E est remés en sun blialt de palie
Vairs out les oilz e les costez out larges ;
Tant par fu bels tuit si per l’en esguardent.
Nous ne croyons pas que ce soit là, comme le voudrait Ġ J. Brault (voir l’Introduction de son édition, University Park-London, 1978, t. I, p. 103), la « beauté du dialbe », mais au contraire la marqsue de la présentation exceptionnelement nuancée d’un personnage copmlexe.
22 Les relevés d'occurrences montrent, sinon une absolue similitude, du moins une grande proximité sémantique entre le paradigme des adjectifs susceptibles de qualifier le cor et celui qui se rapporte au cors, là même où les deux mots sont nettement différenciés.
23 Cet épisode, qui n'est pas sans rapport avec celui des larmes d'Enide dans l'Erec de Chrétien de Troyes, doit comme lui être rattaché au très ancien thème du « repos amoureux du guerrier », déjà présent dans le Waltharius et dans l'épopée byzantine de Digénis Akritas ; voir à ce sujet R. Louis, « L'épisode des larmes d'Enide dans le roman d'Erec et Enide de Chrétien de Troyes », dans Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1952-1953, pp. 166-167 ; voir également la Bibliographie analytique et critique (...) établie par A. Moisan, dans La chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René-Louis, 1982, t. I, pp. LXXXIX-XCI.
24 Sur la reprise du vocabulaire féodal pour l'expression de l'amour dans le Girart - où le poète suit en cela, tout en le renouvelant, un usage courant chez les troubadours -, voir W.M. Hackett, « L'élément courtois dans le vocabulaire de Girart de Roussillon », dans Mélanges René Louis, t. II, pp. 729-736.
25 Voir ces rubriques dans le Glossaire de l'édition Hackett, pp. 615-616.
26 Sur la violence dans le Cycle des Lorrains, voir les Postfaces de B. Guidot à sa traduction de Garin le Lorrain (Nancy, Presses Universitaires, 1986, pp. 255-262) et de Gerbert de Metz (Nancy, Presses Universitaires, 1988, pp. 265-273), ainsi que son article, « Fixité et dérive dans le Cycle des Lorrains », dans Actes du XIe Congrès International de la Société Rencesvals (Barcelone, 22-27 août 1988), Memorias de la Real Academia de Buenas Lettras de Barcelona, XXI-XXII, Barcelone, 1990, t. I, pp. 321-330.
27 Nous reviendrons sur ce point dans un article à paraître dans les Actes du Colloque du Centre d'Etudes Médiévales d'Orléans, 1992 : « Le corps de Roland. Remarques sur la physiologie des héros épiques. »
28 Sur l'atmosphère romanesque de certaines chansons de geste de la fin du xiie et du xiiie siècle, voir B. Guidot, Recherches sur la chanson de geste au xiiie siècle d'après certaines oeuvres du cycle de Guillaume d'Orange, Aix-en-Provence, 1986, p. 489 ss., en particulier pp. 494-495, et, dans une perspective que nous ne rejoignons pas entièrement, Cl. Lachet, La « Prise d'Orange » ou la parodie courtoise d'une épopée, Paris, 1986.
29 Il s'agit de l'évêque de Troyes, dont la cathédrale est dédiée à saint Pierre mais qui était célèbre au Moyen Age pour sa chapelle du Sauveur. On y voyait jusqu'en 1779 une croix-reliquaire qui passait pour un don de Charlemagne à la cathédrale, où cette chapelle avait titre de paroisse ; voir R. Louis, De l'histoire à la légende, II, t. II, pp. 188-190.
30 « Renoncez à la guerre et à la rancune, aux vielles rancoeurs, à l'orgueil et à la haine ; chassez de vos coeurs l'envie et la malveillance. »
31 Sur la postérité de cette idée à l'époque moderne et son utilisation dans les images pédagogiques des Missions depuis le xviie siècle jusqu'à nos jours, voir le remarquable ouvrage d'A. Sauvy, Le miroir du coeur. Quatre siècles d'images savantes et populaires, Paris, 1989.
32 Voir dans cette perspective les analyses de M. de Combarieu du Grès, L'idéal humain (...), passim.
33 Telle était l'opinion de P. Meyer (op. cit., Introduction, p. CLXXV, n. 4), qui a écarté ces trois laisses de sa traduction.
34 Voir notre « Marbrin, musec, metau (...) », n. 67.
35 Voici passés l'hiver, mars et février ; vient l'été, où fleurissent les vergers. Heureux les jongleurs et les chevaliers : c'en est maintenant fini du temps froid et noir. Là était assis un moine courtois, clerc de monastère ; il se tenait sous l'ombre d'un olivier et affermissait en son coeur une résolution.
Auteur
Université de Paris IV – La Sorbonne
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