La logistique au défi de la décroissance volontaire
p. 205-215
Résumés
La « décroissance volontaire » s’invite dans le débat sur les finalités de notre société de croissance. Si la logistique a été l’un des principaux vecteurs qui a accompagné les développements économiques de cette société, ses coûts cachés en condenseraient aussi tous les dangers. C’est pourquoi la décroissance met au défi la logistique de réformer ses pratiques pour s’adapter à cette nouvelle problématique, mais ceci ne pourra se faire que si l’on parvient en dernier ressort à « décoloniser » l’imaginaire logistique grâce auquel sont pensées ces pratiques.
“Voluntary degrowth” has been added recently to the debate on the purpose of our society of growth. While logistics was one of the main sector to accompany the economic success of that growth, all the dangers to that society has concentrated in the hidden costs of the logistics industry. Degrowth challenges the logistics sector to reform its practices in order to adapt to this new equation. This may only be achieved by “decolonyzing” the logistics to the imaginary on which the industry’s ideas are based.
Texte intégral
« Celui qui croit que l’on peut faire croître une exponentielle à l’infini dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Kenneth E. Boulding
Prix Nobel d’économie
1De même, celui qui prétend s’adonner à un travail sérieux lorsqu’il optimise, sur des milliers de kilomètres, le parcours d’une « poêlée bretonne », cueillie au Brésil, conditionnée sous vide en Chine, ramenée en Europe pour finir dans son conditionnement au fond d’une poubelle, s’il n’est pas fou, ne peut être que logisticien. C’est sur cette logique de l’absurde que nous interpellent les partisans de la décroissance. Leurs arguments mettent au défi le fonctionnement des institutions de la société de croissance parmi lesquelles la logistique occupe une place fondamentale.
La décroissance, un slogan provocateur ?
2« Slogan provocateur » destiné à signifier la nécessité d’une rupture avec notre société de croissance, le terme de décroissance est d’un usage récent dans le débat économique, politique et social. En s’inscrivant dans la continuité de critiques plus anciennes, il retrouve aujourd’hui toute sa pertinence avec l’actualité de la crise.
Une critique déjà ancienne
3La thèse de l’état stationnaire, proposée dans sa version pessimiste par R.-T. Malthus et dans une vision plus optimiste par J.-S. Mill, pose déjà la question d’un état d’équilibre durable sans possibilité d’expansion. Plus près de nous, le rapport du club de Rome vient rappeler comme un principe de réalité les limites des ressources naturelles au moteur thermo-industriel d’une croissance infinie (Meadows et al., 1972). Le terme de « décroissance » apparaît dans le titre de la traduction française du fameux recueil de textes de Georgescu-Roegen (1979). La critique des présupposés de l’économie politique s’appuie sur le référent théorique de la thermodynamique et sur celui de l’entropie, qui régit les systèmes énergétiques. De même, R. Passet remet en question le champ de l’économie au profit d’une vision plus systémique, celle de la bio-économie, où les activités économiques deviennent indissociables de l’équilibre des écosystèmes dans lesquels elles s’insèrent.
4À la même époque, dans le vaste mouvement de déconstruction qui anime les sciences sociales, des critiques plus sociologiques soulignent les incohérences de notre société moderne. Baudrillard (1970) montre que la consommation n’obéit plus à la logique d’une valeur d’usage mais à une épuisante course sociale soumise à l’empire des signes. L’anthropologie, avec Sahlins (1972), conteste le mythe moderne d’abondance où la construction sociale du besoin et du désir précipite notre société dans le règne de la rareté relative et de la frustration. J. Ellul, H. Marcuse ou J. Habermas déconstruisent les illusions d’une émancipation et du mythe du progrès par la technologie. Illich (1973) remet en question la pertinence et l’efficacité présumée de nos modes de vie et des objets valorisés par notre société telle l’automobile. Dans un cadre plus institutionnel, le rapport Bruntland (1987) reformule la question d’un développement sans limite en préconisant qu’il soit soutenable. La prégnance idéologique du néo-libéralisme et le ralliement quasi universel aux exigences de la mondialisation des échanges ont considérablement marginalisé ces critiques.
La décroissance et la crise
5La grande crise du xxie siècle, initiée aux États-Unis avec la crise des subprimes, souligne l’urgence de remettre en cause notre modèle global de croissance. Les tenants de la « décroissance » stigmatisent cette évolution particulière de l’économie qui semble aboutir à une impasse écologique, sociale et sociétale. La dynamique de la société de croissance repose sur une vision toute occidentale d’un progrès essentiellement conçu sur un plan matériel et justifiée par le projet émancipateur à l’égard de la nature grâce à la science et à la technologie. Elle articule productivisme et consumérisme, chacun des versants étant la condition de perpétuation de l’autre. Selon Latouche (2010),
les trois piliers du système consumériste sont : la publicité, qui recrée inlassablement le désir de consommer, le crédit, qui fournit les moyens de le faire même à ceux qui en sont dépourvus (grâce au surendettement) et l’obsolescence programmée, qui assure le renouvellement obligé de la demande.
6Ainsi, la logique du système se boucle sur elle-même.
7La mondialisation en tant qu’extension et approfondissement des logiques économiques de notre société diversifie et accroît les risques systémiques. La croissance accélérée de pays émergents de taille continentale avec l’adhésion de milliards d’individus aux standards de la société de consommation exerce désormais une pression considérable sur l’acquisition des ressources naturelles et sur l’empreinte écologique des activités humaines. L’échec de plus en plus avéré des grandes conférences gouvernementales de coopération en matière d’environnement suscite le désenchantement. L’évidence d’une absence d’alternative crédible au modèle de croissance dominant et la montée des périls, généralisée à l’échelle mondiale, donne un nouvel élan au thème de la décroissance.
8Les décroissants ne se satisfont pas de la notion de « développement durable » jugée comme un oxymore sans grande portée, facilement récupérable par les entreprises et le marketing, et perpétuant les illusions d’une société de croissance verte (voir le chapitre p. 179). Ils redoutent surtout un « effet rebond » où les gains en éco-efficience par unité de marchandise se trouvent anéantis par la multiplication de leurs usages, si bien que pollution et consommation globales augmentent finalement (Latouche, 2003). Ils prônent la simplicité volontaire face au mythe de l’abondance, « vivre avec moins de biens mais plus de liens » (Ariès, 2010), en s’appuyant sur une « auto-limitation des besoins et l’élaboration d’une norme du suffisant » (Vivien 2005), une reconquête de l’autonomie dans son sens étymologique : autos nomoï, « qui se donne ses propres lois », face aux dépendances (du marché, de la technoscience, des réseaux) (Castoriadis, 2005), un ré-enchâssement de l’économie dans la société, une nouvelle éthique de la « bonne vie » fondée sur la phronesis aristotélicienne, la « raison » raisonnable en toute chose.
9Mais sortir de la société de croissance impose un travail de décolonisation de l’imaginaire car celui-ci reste imprégné des valeurs et des concepts économiques considérés comme des fins en soi, le PIB comme approche du bien-être. Si bien que le ralentissement de la croissance, voire la récession sont perçus d’abord comme une régression dans une dynamique de progrès dont chacun cherche à éluder le caractère nécessaire. Cela ne rend pas très claires la prise de conscience et l’anticipation des limites qui, tôt ou tard, imposeront la décroissance. Or, la décroissance « subie » est la pire des choses dans une société socialement construite autour des capacités offertes par la croissance. Elle en détruit la cohérence, les mécanismes de financement de solidarité et de transfert, la possibilité d’accès à la consommation par des emplois plus raréfiés et précaires. Pour les tenants de la décroissance, « cette décroissance subie n’a évidemment rien à voir avec la décroissance choisie. Le projet d’une société de décroissance est radicalement différent de la croissance négative » (Latouche, 2010). Il ne s’agit pas de substituer le projet absurde et bien peu mobilisateur d’une décroissance infinie au mythe d’une croissance infinie, mais simplement de sortir de cet imaginaire pour réinventer un projet sociétal dans lequel la croissance, au sens où nous l’entendons, n’est pas plus la finalité que le moyen absolu des réalisations humaines.
Grandeur et misère de la logistique
10Les partisans de la décroissance évoquent les exemples d’agressions environnementales occasionnées par les activités logistiques, et notamment les transports. Les commentaires restent néanmoins allusifs et participent d’une remise en cause plus générale du règne de la consommation. Or, la logistique occupe désormais une place si décisive dans ce processus de croissance qu’elle est sans aucun doute le vecteur essentiel de son succès. Il peut être intéressant alors de replacer la logistique et sa démarche de manière plus systématique avant de la soumettre à l’appareillage critique proposé par les approches de la décroissance.
La logistique au service d’une société de croissance à la conquête du monde
11Une mise en perspective historique révèle un phénomène d’inhérence mutuelle entre logistique militaire moderne et capitalisme commercial, puis industriel. Colin (1996) constate de quelle manière la logistique des arsenaux de la marine française du xviiie siècle anticipe de manière très systématique sur l’organisation industrielle moderne en mettant en œuvre des méthodes préfigurant les concepts logistiques modernes d’anticipation, de standardisation, de flexibilité. La logistique apparaît donc doublement marquée par les exigences de la guerre et du capitalisme. Néanmoins, le projet commun reste la maîtrise des flux, la rationalisation de la production en masse, le soutien à l’expansion diversifiée des besoins dans un processus de projection de forces stratégiques ou commerciales. La logistique se présente alors comme « l’intendance » de ce projet et, selon l’expression populaire, « l’intendance doit suivre » en se mettant au service du productivisme, du consumérisme et de la mondialisation.
12Lorsque le capitalisme évolue vers la forme achevée d’une société de croissance, la logistique devient le soutien essentiel des processus économiques. Au niveau industriel, elle doit assurer, par un approvisionnement et un ordonnancement adéquat, la continuité d’exécution de la chaîne de montage fordiste, figure emblématique de la production en masse. La gestion des stocks et la planification en sont les techniques obligées, tandis que le discours de la méthode descend jusqu’au détail des tâches élémentaires. Son effet socio-écologique est un degré d’approfondissement dans l’aliénation au travail et l’exploitation systématique des ressources naturelles non renouvelables. L’extension des transports par supports mobiles coordonnés (camions, convoyeurs) devient la condition de la soumission de l’espace et du temps à la mise en valeur du capital et au cycle productif de la marchandise. Les schémas de la logistique de distribution avec ses entrepôts et ses plates-formes de groupage et dégroupage, ses hypermarchés, sont proposés comme autant de pré-positionnements stratégiques pour la conquête de la consommation de masse et la réalisation de la valeur marchande. Le groupage de la zone commerciale péri-urbaine précipite finalement les ménages eux-mêmes dans une logistique du dernier kilomètre, centrée sur l’automobile, à la fois objet et moyen logistique de consommation.
13Quand le schéma économique se grippe quelque peu avec la crise des années 1970, la logistique démontre encore ses capacités d’adaptation à un nouvel ordre productif et marketing étendu à l’échelle planétaire. L’objectif de production personnalisée de masse fait émerger des solutions innovantes (atelier flexible, JàT, flux synchrones), fondées sur un continuum de flux tirés d’approvisionnements dont le modèle inspire également la logistique de distribution (ECR, GPA). Le développement de grandes flottes de porte-conteneurs, les stratégies de concentration et d’extension internationale des PSL, la sophistication des outils NTIC de maîtrise de l’information apportent un soutien décisif aux processus de transnationalisation productive et commerciale les plus élaborés (e-commerce). Le secteur de la logistique « a été capable de croître à peu près au même rythme que le commerce international : c’est donc un des rouages majeurs, au moins autant que les politiques commerciales, de la mondialisation actuelle » (Daudin, 2003). Pour autant, la proportion des coûts logistiques reste modérée dans le prix de revient des marchandises internationales et, si elle augmente légèrement, c’est aussi en raison de l’effet rebond d’une exigence plus grande sur la qualité de prestation, la vitesse et la fiabilité d’approvisionnement.
L’impasse sociétale
14Cette puissance logistique permet par sa réussite même l’extension et l’approfondissement d’une société de croissance. Elle rend économiquement opportunes des solutions socialement déstabilisantes de délocalisations low cost généralisées. Elle autorise des mises en concurrence désastreuses d’espaces socio-écologiques éloignés, comme celles opposant les productions de l’agrobusiness du Nord à l’agriculture vivrière africaine, participant de l’extinction de la bio-diversité des systèmes productifs eux-mêmes. Elle relève surtout d’un « modèle iceberg » qui voile d’importants coûts cachés. Ces coûts apparaissent surtout sous la forme d’externalités négatives : préemption des espaces par les infrastructures logistiques, défiguration des zones périurbaines par l’immobilier logistique, coûts de congestion de la logistique urbaine, des trafics routiers, des grands ports et des hubs aéroportuaires, consommation d’énergies fossiles, rejets de GES, génération de déchets etc.
15Le secteur des transports (30 % des émission de CO2 de l’OCDE) est tout particulièrement sur la sellette par l’intensité des trafics, mais aussi par le choix privilégié de certains modes énergivores et polluants (routier, aérien) opérés par les rationalisations logistiques (JàT, flexibilité). Or, 45 % des rejets CO2 du transport routier seraient imputables au fret (Jouenne, 2010), qui croît trois fois plus vite que le PIB. La plupart des auteurs qui posent le problème de la logistique et du développement durable mettent en cause « l’éclatement spatial de la chaîne de valeur » ainsi que les modèles en hubs qui optimisent la gestion du stockage sans forcément garantir le remplissage des véhicules (El Khadiri, 2008). « On estime aujourd’hui que 20-25 % des parcours sont effectués à vide et que ce taux passe à 35 % pour le transport en compte propre » (Jouenne, 2010). Il en résulte alors un gaspillage polluant de ressources et de capacités, masqué par le très bas niveau des prix du fret routier obtenu par la déréglementation, l’extrême concurrence et divers soutiens publics (défiscalisation du carburant, infrastructures). Une réelle internalisation de ses différents coûts et nuisances dans les prix relativiserait profondément la vision idéale d’une « excellence logistique ».
16Par ses facilités, la logistique a généré de multiples effets rebonds qui ne sont pas sans conséquences sur son empreinte écologique et sa participation aux travers les plus communément admis d’une société de croissance. La première tendance est le découplage entre le besoin brut et la consommation des moyens. De 1970 à 2000, les tonnages transportés évoluent peu, voire régressent à long terme, alors que les transports exprimés en tonne km sont multipliés par 2,5. L’essentiel provient donc de l’effet kilomètre (Joignaux et Verny, 2004). La deuxième tendance est l’utilisation quelque peu pervertie des effets d’aubaines de la logistique, comme la possibilité de gérer les stocks dans le camion. La troisième tendance est la sur-qualité. Certains initiateurs de la slow logistics appuient leur démarche sur le fait, par exemple, que les PSL fournissaient dans leurs solutions une rapidité coûteuse dont leurs approvisionnements n’avaient nul besoin.
17La dernière tendance, et non la moindre, est celle de la surexploitation foisonnante et déraisonnable de ses capacités. Un produit aussi banal qu’un vélo, conçu par Décathlon, fait intervenir 30 pays différents. Les éléments d’un complet veston parcourent 60000 km. Les langoustines écossaises s’expatrient en Thaïlande pour être décortiquées à la main dans une usine Findus, puis retrouvent l’Écosse pour être cuites avant d’être vendues dans les magasins Marks & Spencer (Latouche, 2011). Les mêmes aberrations se retrouvent dans la logistique de produits frais banals facilement substituables par des productions locales. Quand la tête de laitue californienne arrive à Londres par avion, elle a consommé 127 fois plus d’énergie qu’elle ne contient de calories (Cochet, 2005). Selon une étude commandée en 2007 par l’ADEME, le transport par avion des fruits et légumes ne représente que 1 % de leur importation, mais 10 % de l’énergie qu’elles consomment et 24 % de leurs émissions de GES ; l’importation des melons d’Espagne coûte quatre fois plus en énergie et en GES que les melons de France. Or, l’impact environnemental de la logistique des derniers kilomètres dans la voiture du consommateur depuis les grandes surfaces est encore 1,6 fois plus élevé que son importation d’Espagne.
18Le consommateur y gagne t-il au moins en qualité de vie consommatoire ? La réponse statistique est cruelle : selon diverses études, 25 à 30 % des biens alimentaires achetés achèvent leurs parcours logistiques à la poubelle (FNE, 2010), et y retrouvent d’ailleurs 80 % des biens mis sur le marché qui ne sont utilisés qu’une fois (Latouche, 2007). Si la logistique est l’art d’acheminer le bon produit où le besoin se manifeste dans les meilleures conditions de rationalité et d’optimisation, alors cet « art » atteint sans nul doute son âge baroque, maniériste, exubérant de raffinements, mais décadent à coup sûr.
La logistique au défi de la décroissance
19Selon Latouche (2007, 2010), l’enclenchement d’un cercle vertueux de décroissance sereine suppose que l’on soumette au préalable les activités économiques à la méthodologie critique en 8 R : réévaluer, relocaliser, réduire, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, réutiliser et recycler, les 3 premiers étant particulièrement stratégiques. Il est intéressant d’appliquer cette méthode pour évaluer la possibilité d’une logistique plus « décroissante ».
Une autre logistique est-elle possible ?
20« Réévaluer », c’est poser un droit d’inventaire citoyen sans concession sur la « logistique qui se fait », sur le choix à courte vue des modes de transport qui veut qu’en France, par exemple, le fret routier ait été multiplié par 2,5 entre 1985 et 2005 tandis que le ferroviaire régressait. Mais c’est aussi questionner les certitudes et la confiance dans les tendances adaptatives de la logistique aux nouvelles exigences du développement durable : une activité de service passablement néguentropique, dont la professionnalisation serait un gage de bonnes pratiques engagées dans l’élaboration d’une supply chain verte. Or, ce secteur spécialisé issu des externalisations industrielles a subi, ces trente dernières années, un processus d’industrialisation (concentration, intégration de grands systèmes techniques spécialisés, division du travail, logiques capitalistiques) qui le banalise comme lieu et institution du productivisme. Ce service est donc faussement immatériel, et le chariot électrique de l’entrepôt ne fait oublier ni l’empreinte environnementale des immobilisations ni la noria incessante des camions et des dessertes aériennes.
21De même, la professionnalisation et le recours aux sophistications des NTIC (ERP, EDI, RFID) suggèrent la possibilité d’une logistique néguentropique (Fabbe-Costes, 2002a), où la maîtrise parfaite de l’information restaure un « ordre » optimal d’un système et limite la charge de travail, l’énergie et les ressources dépensées. Mais au-delà de l’illusionnisme éthéré des 5PS ou de l’hétéronomie inhérente à la technologie, on se heurte aussi à la polysémie trouble, voire vénéneuse, de la notion d’« ordre » lorsqu’elle s’exprime dans un organisation scientifique du travail high tech ou dans la traçabilité tout azimut des choses et des hommes qui les animent. Là encore, l’évaluation citoyenne est nécessaire, du conducteur routier suivi par satellite, au préparateur de commande zombie guidé par le voice speaking, jusqu’au consommateur « tracé » par le jeu des cartes de fidélité du pistage du commerce électronique et de l’inquisition du data mining.
22Au final, réévaluer la logistique verte, c’est éviter qu’elle ne se limite à un slogan contenu dans les logiques de toujours plus de croissance badigeonnée de vert. C’est aussi comprendre en quoi les expériences réelles de supply chains vertes restent contraintes par les missions et les critères d’évaluation assignés par le paradigme économique actuel. Elles sont rares car coûteuses (l’entrepôt HQE du futur pourrait multiplier par trois le coût de location actuel), partielles et sélectives car elles relèvent la plupart du temps de la simple obligation réglementaire et de l’adaptation aux pressions des donneurs d’ordre (voir le chapitre p. 169) ; les motivations avouées mettent d’ailleurs en avant l’économique et le mercatique (El Khadiri et al., 2007), et surtout très incomplètes, ne retenant du développement durable que les dimensions environnementales et économiques (Akono et Fernandes, 2009), en éludant les dimensions sociales (c’est vrai des pratiques comme d’ailleurs des recherches sur la question). En reprenant les trois cercles intersectés du développement durable, c’est finalement la dimension du « développement viable » qui s’exprime et non celle du « développement vivable » qui fait appel à la RSE et au sociétal.
23« Réduire » signifie en premier lieu, réduire l’empreinte écologique générée par les activités logistiques en sachant exploiter les expérimentations de la supply chain verte, du lean, des optimisations en matières de remplissage des moyens de transport, de la mutualisation des flux (voir le chapitre p. 187) ; réduire les déchets des emballages et des effets mistigri sur le consommateur dont le volume des poubelles est bourré à moitié de conditionnements « d’excellence logistique ». Mais c’est aussi songer à maîtriser l’expansion d’un secteur dont la croissance est plus rapide que la production. L’espace préempté est devenu considérable en termes d’infrastructures routières exigées et de périmètres horizontaux des zones logistiques. Le productivisme logistique accélère les vitesses et le stress au travail. Une approche slow logistics (Paché, 2007), raisonnée et raisonnable en termes de flux, de véhicules, de temps de travail et de conduite, participerait tout à la fois des économies d’énergie, de la sûreté, de la sécurité, comme de la convivialité des activités et du travail. Mais la grande difficulté restera de contenir les effets rebonds quand tous les progrès en motorisation par exemple ont été dévorés depuis trente ans par la puissance, la multiplication des véhicules ou la diffusion de gadgets énergivores (climatisations).
24« Relocaliser » constitue un enjeu majeur et une thématique d’actualité. La plupart des récentes relocalisations industrielles font état des coûts logistiques cachés des délocalisations (Akono et Fernandes, 2011). Plus généralement, relocaliser la logistique signifie l’adapter et l’ancrer dans un territoire dont elle pourrait revivifier l’activité en articulant production et consommation locales. La logique du circuit court ouvre un champ d’adaptation aux contraintes de proximité qu’explore déjà la logistique urbaine. Des solutions de transports non carbonés (véhicules légers, électriques, « petite reine »), combinées à des problématiques de petits lots, représentent de bonnes sources d’inspiration. Aller plus loin dans un idéal décroissant consisterait à proposer des micro-solutions à des formes émergentes d’autonomies (AMAP, SEL, espaces coopératifs).
25« Restructurer » la logistique signifie repenser en profondeur les organisations et les schémas actuels qui structurent les flux (Flipo, 2008). Le transport longue distance massifié non carboné est très lent aujourd’hui (moins de 25 km/h en moyenne par train en trans-européen en raison de divers problèmes, notamment de connectivité de réseaux) tandis que celui carboné faiblement massifié est rapide sur longue distance (routier, aérien). Une optimisation décroissante devrait articuler une massification des flux dans des réseaux de transports rapides et adaptés (ferroviaires et multimodaux) tandis que ramasses et distributions locales seraient organisées par d’autres moyens sur un mode décentralisé et autonome au sein des bassins de vie.
26« Redistribuer », pour les décroissants, c’est d’abord réduire les inégalités sociales. Mais la réflexion peut être engagée à partir des inégalités de captation de valeur entre les acteurs des chaînes logistiques. Elles résultent souvent d’une asymétrie entre des grands donneurs d’ordre ou affréteurs surplombant une multitude de petits transporteurs routiers en concurrence qui n’ont d’autres choix qu’une surexploitation de leurs moyens et de leurs salariés pour survivre. Un rééquilibrage réglementaire, tel que suggéré dans le chapitre p. 169, assainirait les pratiques et permettrait des modifications de préférences modales donnant leur chance à des solutions non carbonées. Réutiliser, recycler. Les deux termes ne sont pas assimilables. Le premier doit être privilégié car il fait référence à un prolongement de vie active d’une matière ou d’une ressource qui agit sur la durabilité, tandis que le second suppose un nouvel engagement dans un processus de production qui n’est pas neutre sur les ressources et l’énergie. Cela concerne en premier lieu des améliorations substantielles sur la question du traitement des déchets, des emballages recyclables, de la gestion des palettes et des contenants consignés plutôt que perdus. Le développement de la reverse logistique ou les services rendus par les prestataires aux éco-organismes en matière de collecte, tri, recyclages (DEEE notamment) sont également directement impliqués.
Déconstruire l’imaginaire logistique par une analyse de ses paradigmes fondateurs
27Reste à envisager la nécessaire « reconceptualisation » de la logistique. En fait, elle invite à recycler son outillage méthodologique afin de proposer des solutions adaptées aux finalités et aux valeurs d’une société décroissante. Mais au-delà des adaptations de la « logistique qui se fait », c’est tout le cadre paradigmatique de la « pensée logistique » elle-même qui doit être questionné (voir le chapitre p. 17). Pour reconceptualiser, il semble indispensable et d’une façon plus radicale de déconstruire notre imaginaire logistique. Celui-ci a constitué un ensemble de réflexions pour accompagner, anticiper, favoriser ou justifier les mutations qui ont lieu dans ces pratiques. Il a connu trois modes de structuration autour de ce que nous pourrions appeler un grand paradigme. Chacun renvoie à une conception de la performance de l’organisation logistique, à son fonctionnement idéal, ainsi qu’à une rationalité de référence.
Le paradigme de l’optimisation
28Le premier paradigme est celui de l’optimisation. Il revendique l’application de la démarche scientifique à la prise de décision sur des opérations particulières. La logistique regroupe l’ensemble des opérations qui facilitent la production et la distribution physique des marchandises. L’imaginaire logistique trouve sa raison d’être dans la recherche et l’application d’outils de décision pour réduire les principaux coûts opérationnels (voir le chapitre p. 117). Ainsi, ces outils servent à résoudre les problèmes de localisation des sites logistiques ainsi que ceux des tournées de livraison. Au niveau de la production, ces méthodes trouvent des solutions aux questions d’ordonnancement et de gestion de stocks. Au niveau des transports, les applications de cette démarche concernent le choix et la gestion optimale des moyens de transport. Le paradigme d’optimisation utilise les avancées de la recherche opérationnelle, mais ne trouve une véritable légitimité qu’en référence à la forme de rationalité qui a cours en économie.
29Les hypothèses de la rationalité économique sont toutefois limitatives (Van Parijs, 1990). Selon l’hypothèse « paramétrique », les données de départ décrivent un environnement qui ne réagit pas aux décisions prises par le décideur. Ensuite, deuxième hypothèse, la rationalité est parfaite, c’est-à-dire que les données sont suffisantes pour décrire tout l’univers de choix où se prend la décision. Enfin, une dernière hypothèse est que la rationalité économique est « archimédéenne ». Toutes les dimensions du choix peuvent se ramener à une grandeur commune, ce qui permet de tout mesurer, donc de tout comparer. La prise de décision se ramène à un calcul où s’agrègent les avantages et les inconvénients dans un critère unique. En conséquence, cette rationalité élimine toute dimension qualitative et effets non marchands de la décision. La décision ne peut faire l’objet d’une délibération délicate qui pèserait le pour et le contre selon une multiplicité de points de vue. Avec la rationalité économique, l’imaginaire logistique contient un excès de mesure qui élimine toutes les conséquences non quantifiables et évalue la valeur sociale de tout fait ou de toute chose au seul prix de marché.
Le paradigme du contrôle
30Avec le paradigme de contrôle qui lui succède, l’imaginaire logistique adopte une démarche de gestion pro-active où la réussite d’une organisation logistique dépend de sa capacité à devenir maître des éléments qui conditionnent sa performance. Il fait émerger l’idée de regrouper différentes tâches dispersées dans plusieurs services pour qu’apparaisse une véritable fonction transversale pour gérer la chaîne logistique. Il va promouvoir le principe de planification systématique et hiérarchisée pour coordonner l’ensemble des flux traversant l’entreprise. Pour cela, elle utilise une classification reprise à Antony (1965) pour proposer une démarche de planification. Les décisions sont classées selon l’horizon temporel dans lequel elles sont prises. Les processus de planification de type MRP symbolisent de façon presque parfaite le paradigme de contrôle appliqué à la gestion des flux. Pour assurer sa dimension transversale, il convient de trouver une meilleure synchronisation des flux par un pilotage par l’aval. Le marché gouverne la logistique.
31Ce paradigme de contrôle emprunte à la gestion une nouvelle rationalité de référence, la rationalité de maîtrise. Celle-ci vise à maximiser le rendement d’un effort et cherche donc à atteindre la variation maximale des effets escomptés par la manipulation des causes maîtrisables. Si les deux rationalités sont de type instrumental, il existe un renversement de l’ordre lexicographique entre les fins et les moyens. L’économie part des ressources pour en déduire la situation optimale, alors que la rationalité de maîtrise pose la finalité de l’action avant d’envisager les différentes façons d’agir sur les moyens. Cette décision finalisée définit le souhaitable avant d’envisager le possible. Dans cette formulation, la rationalité de maîtrise contient le risque d’un volontarisme excessif, voire de démesure dès que le champ des possibles est mal défini ou que la connaissance des relations fins-moyens conduit à de mauvais choix. La décroissance nous invite à une attitude plus « prudentielle » où les deux mécanismes de filtrage sont mis en œuvre simultanément. Les objectifs et les contraintes servent aussi bien dans le processus de recherche de solutions, où il peut être rationnel de limiter ses objectifs, que dans celui de l’évaluation.
Le paradigme de la flexibilité
32Enfin, dans un monde économique de fortes turbulences où l’incertitude devient la situation courante, l’attitude pro-active pour maîtriser l’environnement devient problématique. L’imaginaire logistique fait alors la promotion de la flexibilité pour l’appliquer principalement au niveau de l’organisation. Il s’affirme comme détenteur de la clé de la réduction de l’inertie du système de production-circulation et adopte la démarche réactive « au plus juste ». L’automatisation des systèmes productifs offre une réelle opportunité pour accélérer la rotation des marchandises. Face à la complexité, la performance logistique passe aussi par une plus grande autonomie des individus et par la remise en cause de la dichotomie décideur-exécutant en abandonnant le principe d’une coordination hiérarchique. Le groupe de travail, la forme réticulaire (Paché et Paraponaris, 2006), les limites de l’organisation logistique avec la question de l’externalisation, deviennent les thèmes principaux de ses réflexions. La réactivité et la flexibilité se pensent dans un nouveau cadre conceptuel (David et Paraponaris, 1993), où la rationalité cognitive sert de référence.
33Pour la rationalité cognitive, l’homme est considéré comme un processeur d’informations. En tant que tel, il dispose de capacités cognitives limitées. Face aux systèmes complexes dont il ne peut appréhender tous les éléments, il utilise des règles heuristiques pour simplifier les situations. C’est donc un processus interactif non-déterministe entre des informations stockées et des informations extérieures. Cette rationalité ne peut aboutir qu’à une décision subjectivement rationnelle selon l’expression de H.-A. Simon. Dans ce cas, l’individu utilise la meilleure procédure pour maximiser ses chances de réussite compte tenu des connaissances dont il dispose. Cette rationalité limitée est surtout le signe de la complexification croissante de nos sociétés où la possibilité d’être maître de son destin s’éloigne.
Conclusion
34Au terme de notre réflexion, nous pouvons constater que les pratiques et l’imaginaire logistique restent, malgré toutes nos bonnes intentions, soumis à une rationalité instrumentale que les décroissants repèrent comme très largement hétéronomes. Cette rationalité définit dans son champ la réponse à la question du « comment », mais la question du « pourquoi » et du « pour qui » lui demeure étrangère. Cette situation tient à ce que les trois rationalités s’inscrivent dans une métaphysique sociale qui domine toute notre société de croissance. Celle-ci instaure une dialectique particulière pour assurer la cohérence entre l’individuel et le collectif. Dans les trois paradigmes, la rationalité individuelle et la rationalité collective fonctionnent selon deux logiques totalement indépendantes l’une de l’autre.
35La rationalité individuelle est soumise malgré elle à une rationalité de système. La dimension collective est médiatisée dans le fonctionnement d’une institution. La rationalité de système s’appuie sur des « régulateurs » systémiques, comme des signes monétaires (prix) ou des règles (mécanismes collectifs de régulation), qui apparaissent complètement étrangers à l’individu. Les formes institutionnelles ont pour fonction principale de soumettre le comportement des acteurs économiques à une forme générale qui les transcende. De ce fait, la rationalité de système contenue dans nos institutions est très souvent vécue comme le signe d’une soumission des individus au collectif. Quel que soit le paradigme de notre imaginaire logistique, cette métaphysique rend impensable la discussion des fins, puisque seul le choix des règles institutionnelles qui nous gouvernent peut se poser.
36En définitive, penser la logistique en décroissance choisie nous invite à sortir d’un cadre paradigmatique traditionnel et à raisonner depuis ce « lieu de nulle part » (u-topia) dont les principes sont déconcertants car inédits. C’est accepter que le « mieux » logistique puisse passer par le « moins », non par misérabilisme ou par goût du régressif, mais parce qu’il garantit une simplicité socialement maîtrisable et qu’il évite le piège de l’effet rebond. C’est envisager que « l’autonomie diversifiée » puisse être plus riche de valeur et plus robuste que le réseau densifié. C’est remettre en question les méthodologies et les critères d’efficience en les soumettant à l’interrogation dialectique : quels coûts cachés derrière un prix, quelle destructivité subsume la productivité, quel niveau de nuisance s’exprime dans un taux de service ? C’est, enfin, considérer que face aux limites humaines des rationalités instrumentales, celui « qui pense logiquement » (logistikos) doit laisser guider son action et ses décisions par la « raison raisonnable ».
Auteurs
Maître de conférences en sciences économiques à Aix-Marseille Université
Maître de conférences HDR en sciences économiques à Aix-Marseille Université
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