La femme mariée entre deux familles dans la littérature narrative allemande au Moyen Âge
p. 247-255
Texte intégral
1La "Quête de la fiancée" (Brautwerbung) est l'un des thèses ou des schémas qui sollicitent le plus l'attention des conteurs allemands lorsque ceux-ci commencent, dans la deuxième moitié du douzième siècle, à délaisser les sujets religieux pour satisfaire à la curiosité du monde, concupiscentia oculorum aux yeux des moralistes chrétiens, désir de voir le monde, mais aussi désir mondain de voir : le monde (aristocratique) veut voir le monde (le siècle) sans trop se soucier de l'après-monde, au moins dans ces moments de détente qu'il demande d'abord à des clercs de lui procurer. Mais très vite des laïcs, de condition plus ou moins chevaleresque, se joindront aux clercs et emprunteront aux auteurs français, qui le 'Roman d'Eneas' (Heinrich von Veldeke), qui le roman arthurien (Hartmann von Aue), pour ne citer que quelques-uns des premiers auteurs. Dans cette production nouvelle de littérature narrative en langue vulgaire, la Quête de la fiancée joue un rôle primordial, parce que, comme tout récit fictionnel d'importance, elle permet à la société contemporaine a la fois d'illustrer et de discuter l'une des normes sociales et morales majeures qu'elle impose ou propose à ses membres. En l'espèce, il s'agit de la règle exogamique dont l'Église s'est faite d'abord l'avocate (comme Georges DUBY l'a montré dans ses ouvrages sur le mariage), avant que la noblesse ne l'utilise pour en faire l'un des modes de sa stratégie matrimoniale, en "quête" de la puissance et du prestige apportées par une grande alliance. Ainsi du Roi Rother (milieu du xiième siècle), l'un des plus beaux fleurons de la littérature dite "de jongleurs", qui montre un roi germanique allant chercher à Byzance (Constantinople dans le récit) la mère de Pépin le Bref. Ainsi du 'Roman d'Eneas', où le roman d'amour entre Eneas et Lavinia était devenu, dans le modèle français déjà, un motif essentiel. Et le Roman de Tristan, dont Eilhart von Oberg propose dès les années 1170 ou 1180 sans doute la première adaptation allemande, n'est-il pas lui aussi pour une bonne part celui de la Quête de la fiancée irlandaise ?
2Cependant ce dernier exempte fait apparaître en même temps, dès qu'on le nomme, un problème qui a visiblement préoccupé les contemporains, face au modèle exogamique : comment se passe l'installation et l'acclimatation de la fiancée conquise, et comment s'en tire-t-elle en cas de conflit entre ses deux familles, la famille consanguine et la famille de l'époux ? L'histoire de Tristan ne met pas en scène un tel conflit, sans doute le plus pathétique, mais elle mentionne quelquefois les "problèmes d'adaptation" de la femme étrangère. Nous jetterons donc d'abord sur elle un bref coup d'œil, mais plutôt sur la deuxième version, le chef d'œuvre de Gottfried de Strasbourg, que sur celle d'Eilhart. Car si c'est celui-ci qui a introduit la matière en Allemagne, c'est Gottfried qui en a porté la mise en forme à son zénith, à l'apogée de la civilisation courtoise. Or c'est la réflexion de celle-ci qui nous intéresse avant tout. Certes, Eilhart s'est lui aussi posé brièvement la question (à moins qu'il ne l'ait trouvée dans sa source, inconnue mais sûrement française) : comment, dit le roi d'Irlande au vainqueur du dragon, celui-ci pourrait-il vivre heureux avec Ysalde, s'il l'épousait, avec le souvenir du meurtre de l'oncle de sa femme entre elle et lui ? C'est pourquoi il vaut bien mieux en effet qu'elle épouse son oncle (2246-2251)1 ! Et plus tard, Ysalde justifiera devant Marke ses témoignages d'amitié pour Tristrant comme celles qu'elle doit au neveu de son mari (3550 sqq.). Gottfried a été plus loin dans sa réflexion sur ce même problème. Il nous montre une Isolde d'abord hostile au héros qui a tué son oncle, et qui la traite comme le seul instrument, voire la victime de la réconciliation entre la Cornouailles et l'Irlande. Elle quitte en pleurs ses parents (vv. 11490 sqq.)2, et jusque sur le bateau qui l'emporte ou l'enlève, avant de boire le philtre d'amour, elle repousse les attentions et les consolations de celui qu'elle considère toujours comme son ennemi (11565-11577). Elle lui en veut et de la mort de Morolt, et de l'avoir arrachée elle même par tromperie à ceux qui l'ont élevée (11585-11588) ; "et vous me conduisez je ne sais où ; je ne sais pourquoi j'ai été ainsi vendue !" (11589-11590) : remarquable et radicale dénonciation des arrangements matrimoniaux par-dessus la tête des femmes ! Radical refus de quitter la famille consanguine pour une nouvelle famille inconnue ! Et puis, avec le philtre, tout change ; il ne sera plus question de la famille irlandaise jamais revue, d'une quelconque nostalgie du pays quitté. A vrai dire, il ne sera pas davantage question de la famille du mari, sauf une fois, pour le tromper. A l'exemple de l'Ysalde d'Eilhart, Isolde prétendra, durant le rendez-vous épié, qu'elle n'a manifesté de l'amitié pour Tristan que par amour pour -celui qu'elle doit aimer" (11778-11779), car "il me semblait qu'il était juste et que cela m'honorait moi-même d'honorer quiconque était cher à mon seigneur Marke ou était son parent". Cependant, nous le savons, ce n'est qu'un prétexte, comme l'idylle dans la forêt va bientôt le montrer : à l'apogée de leur bonheur (dans cette version hypercourtoise), les amants se passent très bien de toute société, y compris la société familiale : "Qui donc aurait du se joindre à eux ? "demande Gottfried, "ils formaient un nombre pair ; s'ils avaient admis quelqu'un d'autre en leur compagnie, ils seraient devenus nombre impair" (Gottfried joue ici sur les deux sens de gerade/ungerade, "droit, pair/ pas droit, impair "), "ils auraient été encombrés par ce nouveau-venu " (16851-16858). L'idylle amoureuse parfaite exclut toute société, y compris la société familiale. On pourrait presque aller jusqu'à résumer l'histoire d'Isolde ainsi : parce qu'elle avait été "vendue" par sa famille à celle de son mari, Isolde les a laissé tomber toutes les deux, elle a déjoué la stratégie matrimoniale des lignages en s'évadant dans un monde qui les ignore, celui de l'amour.
3Un peu avant Gottfried sans doute, au tournant du siècle, l'auteur anonyme de la Chanson des Nibelungen, recueillant et mettant dans la forme courtoise une tradition orale antérieure, avait déjà montré une femme, une reine (comme Isolde), Kriemhild, au centre de rencontres pacifiques ou guerrières entre lignages. C'est en prince belliqueux que Siegfried s'était d'abord présenté à Worms, pour conquérir la jeune fille aimée "de loin" (troisième aventure, strophes 107 sqq.)3, c'est pour prix de leur commune aventure guerrière en Islande à la "quête" de Brunhild que Gunther la "donnera" à Siegfried. Mais la grande différence entre l'histoire de Kriemhild et celle d'Isolde, c'est que Kriemhild est plus que consentante, elle est déjà secrètement amoureuse du héros : leur mariage est un mariage d'amour, même s'il allie en fait deux dynasties royales, géographiquement assez proches. Mais Kriemhild, comme Isolde, épouse un homme, non un lignage : lorsque son mari aura été assassiné par son lignage à elle (dont le farouche Hagen est finalement le représentant), Kriemhild refusera la proposition de son beau-père de le suivre à Xanten, et elle lui abandonne même le fils qu'elle a eu de Siegfried, en disant : "Quoi qu'il m'arrive, il me faut rester ici, auprès de mes parents, qui m'aideront à porter mon deuil" (str. 1088) Ainsi, même le meurtre de l'être qui lui était le plus cher n'a pu la séparer de ses frères, pourtant responsables, sinon directement coupables, de cette mutilation définitive de sa personne morale : ils restent "les siens". Pourtant, dans la seconde partie de l'épopée, Kriemhild la veuve acceptera de se remarier avec le veuf Etzel (Attila), d'autant plus "étranger" qu'il est paien (str. 1248), dans l'intention explicite de venger, plus tard, la sort de son premier mari (str. 1259, v. 4). Quand enfin l'occasion lui en sera donnée, bien des années plus tard, elle sacrifiera tout, l'armée des Huns, leurs alliés germaniques, son royaume, sa vie même, pour accomplir cette vengeance. Certes, c'est à Hagen, "parent" à la relation consanguine indéfinie, qu'elle en a, plus qu'à ses frères ; certes encore, le trésor des Nibelungen, qu'ils lui ont volé, tient une place non négligeable parmi les motifs affirmés de sa vengeance. Mais ce trésor est intimement lié à la personnalité héroïque de Siegfried (pour ne pas dire qu'il la symbolise), comme Hagen est le représentant transpersonnel du lignage burgonde : ses félonies sont destinées à en préserver l'honneur et la puissance. C'est donc bien "pour Siegfried" que Kriemhild fait massacrer "les siens", et pourtant elle n'a pas plus "épousé" le lignage de Xanten que celui d'Etzel ; en témoigne le fait que chaque fois elle sacrifie le fils qui devrait les prolonger, le fils d'Etzel (str. 1912) comme jadis celui de Siegfried (abandonné, on l'a vu, à son grand-père). C'est pouquoi Kriemhild agit seule et meurt seule - elle fait tuer Gunther, tue elle-même Hagen, et succombe au courroux de Hildebrand sans que son mari Etzel intervienne : l'amour l'a coupée de sa famille originelle sans lui en donner une autre, malgré ses deux "alliances" successives.
4Fondamentalement, Kriemhild est donc dans le même cas qu'Isolde, mais en pire : la famille abandonnée a commencé elle-même par la trahir (pas sa pauvre mère Ute, bien sur ...), de sorte qu'il lui faut la faire venir, la "retrouver" ... pour l'exterminer. Tout autre est le comportement de Gyburc, dans le Willehalm de Wolfram von Eschenbach, composé une vingtaine d'années plus tard (autour de 1220). Avec elle, empruntée ainsi que toute cette "matière" à la chanson de geste carolingienne, plus précisément à la Bataille d'Aliscans, Wolfram a réussi une recréation - terme beaucoup plus juste ici que celui d'adaptation - tout a fait sensationnelle. L'amour conduit cette Gyburc, bien plus lucidement et résolument, bien plus spirituellement que la Guibourc de la Chanson française4, non pas à sacrifier ni même à oublier, mais au contraire à sauver et à réconcilier en son coeur ses deux familles : la famille païenne quittée avec le premier mari, la famille chrétienne gagnée avec le second. Mais par "famille" il nous faut entendre ici toute la "nation" qui les entoure. C'est cela, entre autres, le génie de Wolfram, que d'avoir fait entendre à ses contemporains (de langue allemande du moins) tout ce que la parenté pouvait "signifier" : une race, une religion, un peuple. Mais les différentes races, les différentes religions, les différents peuples existent dans le même univers ! Chrétiens et païens, séparés par une grande mer, se rencontrent pour se combattre, et pourtant ils font partie de la même Humanité. Wolfram ne donne pas de majuscule à ce concept, puisque la majuscule "n'existe pas" (puisque la graphie des scribes n'est pas régulatrice), mais c'est tout ce qui lui manque. La double fidélité de Gyburc la conduit en effet à prendre une vue peut-être unique en son temps de l'unité du genre humain. C'est dans l'expérience de la douleur que Gyburc puise cette lucidité. Après la première bataille, où les troupes de Willehalm ont succombé sous le nombre, Gyburc pleure la perte de son neveu par alliance, Vivianz, et celle des autres héros chrétiens, mais elle pleure aussi ses parents sarrrazins morts au combat : "Je pleure d'abord sur le jeune et beau Vivianz ... (Mais) apprenez aussi combien de parents la mort m'a pris à Alischanz ; il me convient bien de les pleurer, même s'ils n'étaient pas baptisés, car les liens du sang me font resentir leur mort comme une perte" (253,23 - 254,20)5. Or Heimrich (= Aymeri), père de Willehalm, à qui elle confie cette double plainte, l'avait félicitée et remerciée, lors de son arrivée à Orange, uniquement du point de vue chrétien bien sûr (250,5 sqq.), et il avait explicité ce remerciement un peu plus tard, au début du banquet de bienvenue : "Ce qu'un ‘ami' peut attendre de ses amis charnels, mon fils le marquis et tous ses parents peuvent dire qu'ils l'ont reçu de vous : vous avez réparé la défaite mortelle de notre race" (251,27 sqq.) Il avait donc vu la résistance de Gyburc aux armées païennes assiégeant Orange uniquement sous l'angle de la fidélité à la race des Aymerides : Gyburc a bien mérité du lignage de son mari, puisuqu'elle a fait pour lui ce qu'on ne peut attendre en général que d'un "ami charnel" (d'un consanguin) !. Mais Gyburc, dès les premiers mots de sa réponse, entrecoupés de sanglots, le force à regarder plus loin : "Je suis un fléau pour toutes les créatures de Dieu, lui qui a créé et conserrve et les païens et les chrétiens ; j'ai causé leur perte aux uns et aux autres ... " (253,9 sqq.). Mais elle ne s'arrête pas à ce constat de double responsabilité et de double deuil. Lorsque les princes chrétiens venus du Nord et du Sud se réunissent dans le palais d'Orange pour délibérer avant l'ultime bataille, Gyburc est présente et, avant que l'assemblée ne se sépare, elle se lève et s'adresse à elle. D'emblée elle leur adresse une prière qu'elle va justifier par des considérations théologiques et des références à la Bible : " Si Dieu vous accorde l'honneur de venger par les armes, à Alischanz, le jeune Vivianz de mes parents et de leur armée ... écoutez le conseil d'une pauvre femme, épargnez en eux les créatures de Dieu" (306,20-28). A la fin de cette allocution (la fameuse Toleranzrede de Gyburc), elle dira encore : "Sa puissance (celle du vrai Dieu) m'a enlevée à Mahomet et conduite au baptême, et c'est pourquoi mes parents me haïssent ... ils pensent que je suis responsable de cette guerre " (310,3 - 8). Un sentiment de culpabilité indéniable, et double, habite Gyburc, vis-à-vis de ses deux "familles" et, au-delà, de ses deux "nations". Mais au lieu de se morfondre dans la douleur, elle tire de cette expérience exceptionnelle de déchirement une vision de la parenté universelle des races et des peuples, tous enfants de Dieu (même si le terme n'est pas employé, c'est bien ce que signifie au fond hantgetât), qui va bien au-delà de ce qu'on peut trouver d'analogue à l'occasion chez Walther von der Vogelweide par exemple, et qui annonce au début du treizième siècle l'humanisme des Lumières. La chose est peut-être inconcevable, inadmissible pour un déterminisme historique qui enferme rigoureusement tous individus, même les plus géniaux, dans les limites intellectuelles - définies par lui ! - de leur époque, mais ... que celui qui a des oreilles accepte d'entendre, même l'incroyable !
5On voit donc comme la double appartenance de la femme mariée peut la mener loin, elle, c'est-à-dire le poète qui la crée ou la recrée et s'imagine sa situation - loin dans la réflexion éthique et l'invention de nouveaux modèles de comportement. Eilhart, Gottfried, l'auteur du Nibelungenlied s'étaient arrêtés beaucoup plus tôt, pour la simple raison que le problème essentiel de leur héroïne transplantée dans une nouvelle "famille" n'était pas cette transplantation-même, mais celui de la menace ou de l'attentat du "monde", quel qu'il soit, contre l'amour. En fait Kriemhild, Ysalde, Isolde sont rendues par le destin étrangères à toutes les familles : "Familles, je vous hais ... ". Gottfried a beaucoup "inventé", lui aussi, dans le domaine de l'"éthique narrative"6, mais ce travail intellectuel porte avant tout sur l'élaboration et la spiritualisation de l'amour. Il a traité le monde alentour, et notamment les familles, au fond, par le mépris. Le seul personnage auquel il se soit vraiment intéressé, à part les amants (et leurs prédécesseurs Riwalin et Blanscheflur), c'est Marke, et Marke est lui aussi sans famille - à part eux ... Wolfram, au contraire, a ais la double appartenace "familiale" et de ce fait "nationale" de Gyburc au cœur de sa dramatique aventure. L'amour conjugal ne l'éloigné pas de ses deux familles, il l'amène au contraire à mieux les voir, à mieux les aimer, à mieux les comprendre comme ce par quoi toute humanité, toute l'Humanité lui est donnée. Méditation épique sur un cas-limite, le Willehalm découvre ainsi dans le déchirement de la femme mariée, poussé à l'extrême, la force du dépassement, de la synthèse quasiment hégélienne des antinomies : pour "conserver" ses deux familles, Gyburc est obligée de les "nier", de les "oublier" au profit du genre humain qui les comprend toutes deux.
Notes de bas de page
1 Eilhart von Oberg, Tristrant, éd. D. BOSCHINGER (av. trad. française), Göppingen 1976. Cf. aussi, de la même, la trad. parue dans 10/18, 1986.
2 Gottfried von Strassburg, Tristan und Isolde, éd. F. RANKE, Dublin/Zurich 1968 ; cf. aussi la trad. française de D. BUSCHINGER/ J. M. PASTRE, Göppingen 1980.
3 Entre autres éditions, celle de Helmut BRACKERT, Das Nibelungenlied, 2 vol. (avec trad. allemande), Francfort 1970.
4 Je dois renvoyer ici à ma communication sur "Guibourc de la Chanson de Guillaume au Willehalm de Wolfram" parue dans : Guillaume et Willehalm, éd. D. BUSCHINGER, Göppingen 1985.
5 Wolfram von ESCHENBACH, Willehalm, éd. O. KARTSCHOKE (avec trad. allemande moderne), Berlin 1968.
6 Cf. sur l'"éthique narrative" de Gottfried le livre de Dietmar MIETH, Dichtung, Glaube und Moral, Mayence 1976.
Auteur
Université de Provence
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