Quelques influences du droit du développement durable sur le SCM
p. 169-177
Résumés
La responsabilité sociale des entreprises est un concept devenu incontournable y compris pour les entreprises impliquées dans le SCM. Le droit est à l’évidence présent dans ces nouveaux scenarii. Les Pouvoirs publics que ce soit au niveau international, régional ou interne interviennent pour pousser les entreprises à contribuer au développement durable. Entre droit dur et droit mou, les groupes de sociétés vont se positionner. Ce chapitre tente de porter un éclairage sur quelques influences du droit sur le SCM.
Corporate social responsibility concept is becoming a must, even for companies involved in SCM, law is clearly present in these new scenarios. The public authorities intervene to push firms to contribute in sustainable development at the international, regional, or internal level. Thus groups of firms will position themselves between hard and soft law. This chapter attempts to highlight the influence of law on SCM.
Texte intégral
1Le droit du développement durable ne constitue pas encore une branche du droit mais on ne risque pas gros à parier qu’il est en passe de le devenir. Le concept de développement durable est défini dans le rapport Brundtland comme « un développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre les besoins des générations futures » ; il est étroitement lié au concept de RSE (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004). Bien qu’il existe de nombreuses définitions de la RSE,
il est admis qu’il s’agit de la prise en compte des effets des activités des entreprises sur l’environnement social et naturel et le fait de prendre en considération ces aspects dans leurs stratégies et leur gestion et d’en rendre compte aux tiers concernés (Capron, 2009).
2L’impact des activités des opérateurs économiques est évident. Aussi, leur encadrement par des règles juridiques se place au cœur de nombreuses actions destinées à protéger des valeurs majeures. Ces actions vont être menées par les Pouvoirs publics, mais également par l’ensemble des autres parties prenantes.
3L’ONU, dans le Global Compact, s’adresse aux entreprises pour qu’elles participent à la reconnaissance et la protection de principes relatifs aux droits de l’homme comme l’environnement, les normes sociales ou la lutte contre la corruption. De son côté, l’Union européenne a mis en place des règles qui sont parmi les plus strictes au Monde en ce qui concerne le changement climatique et l’émission des gaz à effet de serre (GES), tandis que la France, avec les Lois Grenelle 1 et 2, évoque le concept de gouvernance écologique. La Charte sociale européenne garantit les droits sociaux et économiques de l’homme, la directive européenne 89/891 pose les principes généraux concernant la prévention des risques professionnels et la protection de la santé et de la sécurité, l’élimination des facteurs de risque et d’accidents, tandis que le Code du travail français, dans son article L.4121-1, impose à l’employeur l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour protéger la sécurité et la santé physique et mentale de ses salariés.
4Les Pouvoirs publics sont donc des acteurs normatifs et, en tant que sujets de droit, les entreprises doivent respecter la législation tant sociale qu’environnementale. Toutefois, leur positionnement par rapport aux règles juridiques est intéressant à observer. L’attente des Pouvoirs publics vis-à-vis des grands groupes privés est tout à fait particulière, il s’agit en quelque sorte de leur confier une mission qui, a priori, n’entre pas dans leur champ de compétences, mais se justifie par leur présence sur l’ensemble du globe et leur pouvoir financier. À eux d’être socialement responsables pour le bien des hommes et de la nature. Les acteurs de la supply chain n’échappent pas à ce mouvement et se trouvent fortement impactés par ces normes reflets de la modernité et la globalisation des échanges. Le SCM, présenté par Lambert et Cooper (2000) comme « l’intégration des processus opérationnels clés depuis l’utilisateur final jusqu’aux fournisseurs originaux de produits, de services et d’informations qui apportent une valeur ajoutée aux clients et aux autres parties prenantes », va devoir prendre en considération les aspects juridiques de la RSE.
5Ainsi, depuis quelques années, des recherches sont effectuées sur le management durable de la supply chain (MDSC), à l’exemple du travail de Hervani et al. (2005) qui définit le MDSC comme
la planification et le management de toutes les activités d’achat, d’approvisionnement, de transformation et de logistique ainsi que la gestion des relations avec les acteurs de la chaîne (fournisseurs, prestataires de services logistiques, clients) dans une optique de respect de l’environnement et des normes sociales, afin de créer de la valeur durable pour les différentes parties prenantes.
6Prisme désormais incontournable pour les décideurs, y compris pour les PME (Bonneveux, 2009), la RSE et le MDSC sont sources d’obligations et donc de responsabilités sur le plan juridique. Cette vision globale doit s’approprier diverses difficultés tant au niveau de la complexité des opérations menées par les acteurs économiques que par celles liées aux méandres juridiques dus en grande partie au morcellement des droits applicables. En effet, même s’il existe un droit international et un droit de l’Union européenne, ces systèmes juridiques souffrent d’imperfections ; trop flous ou trop rigides selon les cas, ils peuvent être ressentis comme des obstacles par les acteurs de la chaîne logistique. L’immiscion du développement durable dans la règle de droit a des impacts sur les décisions prises par les supply chain managers.
7L’objet du chapitre est de tenter de mettre en évidence les aspects « énergisants » pour la supply chain, c’est-à-dire ceux où la règle juridique a impulsé une meilleure performance. Par exemple, les économies réalisées par les entreprises ayant opté pour du transport durable (camions aux normes Euro 5, plan de transport et formation des chauffeurs à une conduite économisant de l’énergie), et celles où la règle juridique rencontre davantage de résistance des acteurs, notamment au niveau social. Il appartient au droit de se munir des outils nécessaires non seulement à la répression de tels comportements parce qu’ils sont anti-concurrentiels et parce qu’ils compromettent les droits de l’Homme, mais aussi à l’incitation des parties prenantes à être socialement responsables.
La réglementation moteur de performances pour le SCM
8C’est au niveau mondial et régional que la production normative « énergisante » pour le MDSC va prendre sa source. Le droit communautaire est, dans un contexte de globalisation, un relais pour faire circuler les objectifs déterminés lors des Sommets de la Terre (Nairobi en 1982, Rio de Janeiro en 1992, et Johannesburg en 2002). Il détermine, dans des directives, un socle commun de règles qui sont ensuite transposées dans chacun des droits nationaux des pays membres. La France, dans son ordre juridique, a opté pour une solution à deux vitesses, entre obligations et incitations. Les entreprises doivent respecter les règles issues du droit dur (hard law), qui représente un ensemble de règles impératives qui s’imposent aux acteurs, et se positionner en ce qui concerne le droit mou (soft law), qui est représenté par les incitations. C’est dans l’ensemble des contrats liant les acteurs de la supply chain que vont se révéler les choix opérés résultant de l’incitation. L’État français, par l’élaboration normative, va encadrer les actions de la RSE des sociétés commerciales, tout en laissant à ces dernières une certaine souplesse.
Le cadre donné aux entreprises par le législateur français
9La Loi sur les nouvelles régulations économiques (dite NRÉ) du 5 mai 2001 oblige les sociétés cotées à publier annuellement dans leur rapport de gestion des commentaires sur le volet social et environnemental de leurs activités. Traditionnellement, le droit des sociétés établit des obligations de publication de certaines informations destinées aux actionnaires ou aux investisseurs. Le reporting des performances sociales et environnementales tend à être lié aux intérêts des actionnaires (Gregor, 2007), mais les autres parties prenantes interagissent fortement. Les Pouvoirs publics ont déterminé une série d’obligations portant tant sur le fond que sur la forme dans une série de textes. Le décret d’application du 20 février 2002 a précisé la liste des informations à fournir. Internes et externes, elles portent sur la politique sociale (effectifs, organisation du temps de travail, hygiène, formation, licenciements, etc.) et sur l’environnement (rejet dans l’air, l’eau, le sol, etc.).
10L’ordonnance du 20 décembre 2004 portant adaptation de dispositions législatives relatives à la comptabilité des entreprises aux dispositions communautaires dans le domaine de la réglementation comptable, issues de la directive 2003-51-CE du 18 juin 2003, ajoute une nouvelle obligation. Le rapport de gestion doit comporter désormais une information sur les principaux risques et incertitudes auxquels la société est confrontée (c. com. art. L. 225-100, al. 4 nouveau). La Loi 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement souligne l’importance de la qualité des informations transmises par les entreprises, afin de prévoir une harmonisation des indicateurs sectoriels au niveau communautaire. La Loi 2010-788 du 10 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement élargit le dispositif NRÉ aux sociétés anonymes et aux sociétés commandites par actions non cotées à partir d’un seuil fixé par un décret en Conseil d’État en fonction du bilan, du chiffre d’affaires et du nombre de salariés.
11Les obligations de reporting des groupes sont élargies à leur périmètre de consolidation comptable. Les informations fournies concernent non seulement la société elle-même, mais aussi l’ensemble de ses filiales ainsi que les sociétés qu’elle contrôle. Par ailleurs, la Loi impose, à compter du 31 décembre 2011, la vérification des informations fournies par un organisme tiers indépendant. Cette promotion juridique de la RSE devrait favoriser « une utile politique de prévention à l’intérieur des groupes » (Rolland, 2009). Les actions menées doivent désormais être « évaluables », ce qui n’est pas aisé (voir le chapitre p. 179). En présence d’un cadre légal de plus en plus structurant, les entreprises vont « afficher » le respect de leurs obligations légales dans le rapport de gestion et en faire un « copié/collé » dans leur rapport développement durable. Ces déclarations revêtent une force juridique incontestable et modulable. Simples déclarations ou interpellations, elles peuvent aussi constituer un véritable engagement vis-à-vis des parties prenantes. Les rapports sont un véritable outil de stratégie pour les entreprises, elles choisissent de se positionner au regard des lois, mais aussi de leurs partenaires.
Le positionnement des entreprises par rapport au cadre légal
12Respecter la législation peut apparaître comme une obligation sine qua non pour une entreprise socialement responsable. Mais puisque le droit produit des normes de RSE, les entreprises ne vont pas hésiter à afficher leur respect du droit et à en faire un outil de communication vis-à-vis de leurs parties prenantes. Dans certains cas, toujours dans un souci de satisfaction de certaines parties prenantes, elles peuvent aller au-delà des obligations légales ; par exemple, le groupe Carrefour interdit l’utilisation d’OGM dans la fabrication des produits vendus sous ses marques propres (MDD). Pourtant, l’utilisation des OGM n’est pas interdite en France à condition qu’elle soit précisée sur l’étiquetage. Ces actions, loin de constituer des déviances, sont la marque d’une souplesse voulue par les Pouvoirs publics. D’autres illustrations permettent de démontrer les interactions positives existant entre droit, RSE et supply chain à l’exemple de : la prise en compte des émissions des GES dans les supply chains, la gestion des flux retour et la mutualisation dans l’entreposage (voir le chapitre p. 187).
La prise en compte de l’émission de GES dans les chaînes logistiques
13Le 25 avril 2002, l’Union européenne a ratifié le Protocole de Kyoto qui impose des objectifs contraignants de baisse des émissions aux signataires. La directive 2003/87/ CE traduit cet engagement en propositions concrètes, elle met en place un système d’échanges de quotas non applicables au secteur du transport routier de marchandises, pourtant à l’origine d’un quart des émissions nationales. Le 14 février 2007, le Parlement européen, dans une résolution sur le changement climatique, insiste sur la nécessité de procéder d’ici 2020 à une réduction globale des émissions, dans tous les pays industrialisés, de 30 % par rapport aux niveaux atteints en 1990. Une directive 2009/33/CE du Parlement européen et du Conseil est relative à la promotion de véhicules de transport routier propres et économes en énergie.
14Le choix du réceptacle de la règle est l’indication de la volonté de l’Union européenne de laisser une marge importante de liberté aux États. En effet, les directives fixent des objectifs à atteindre, mais les États disposent du libre choix des moyens pour y parvenir. Dans la Loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, la France opte pour une politique fiscale incitative. Dans son article 13, la Loi dispose que l’État étudiera la modulation des tarifs des péages autoroutiers notamment en fonction de leur efficacité énergétique.
15En revanche, les constructeurs de véhicules sont soumis à un règlement du parlement européen et du conseil du 18 juin 2009 relatif à la réception des véhicules à moteur qui leur impose un cadre concernant les émissions des véhicules. Il s’agit d’un droit dur qui impose la création de véhicules conformes à la norme Euro 6 à compter de 2013. Les entreprises de transport routier de marchandises sont encouragées à rouler « vert » et quand elles renouvellent leur parc, elles achètent des véhicules peu polluants. Si l’investissement est important, il va en résulter une consommation plus économique du carburant et une réduction des émissions de GES.
16La gestion mutualisée des approvisionnements s’inscrit dans ce même courant : quand plusieurs industriels s’engagent à livrer ensemble à partir d’un même site logistique un ou plusieurs distributeurs afin d’optimiser leurs coûts de stockage et de transport, cette démarche entraîne une baisse des émissions de CO2 (Chanut et al., 2011). Les actions juridiques mises en place sont résolument modernes. L’État reste un arbitre et confie aux marchés la protection de l’environnement en donnant aux droits d’émissions le statut de biens meubles. Parallèlement, ce sont les démarches volontaires des entreprises qui sont encouragées pour améliorer leur efficacité énergétique rapidement. Leur inscription dans des codes de conduite annexés aux contrats conclus avec les partenaires commerciaux diffuse les obligations efficacement. Le système juridique contribue à l’amélioration de la performance, ce qui est l’objectif du SCM, tout en agissant positivement sur l’environnement.
Les flux retour
17La question du traitement des déchets est à l’origine de l’instauration des chaînes logistiques inversées (voir le chapitre p. 195). Chaque année, deux milliards de tonnes de déchets sont produits dans les États membres. Le droit de l’Union européenne se doit de définir un cadre de gestion coordonnée des déchets à l’échelle de l’Union. La directive 94/62 CE du Parlement européen et du conseil du 20 décembre 1994 relative aux emballages et aux déchets d’emballage met en évidence la priorité à accorder à la prévention des déchets en soulignant les impacts sur le développement durable et les économies qui en résulteront. Elle incite les États membres à progresser en matière de prévention et de valorisation des déchets d’emballage. Une directive 2004/12 CE du 11 février 2004 précise la définition du terme emballage et insiste sur la nécessité pour les États membres d’établir des mesures de prévention. En France, un décret 98-638 du 20 juillet 1998 impose aux entreprises (industrielles, artisanales, commerciales) qui conçoivent ou fabriquent des emballages de prendre en compte les exigences essentielles liées à l’environnement. Ces exigences portent sur la prévention par la réduction à la source, la réutilisation et le caractère valorisable de l’emballage par recyclage, valorisation énergétique, compostage ou biodégradation. Pour prouver la conformité de leurs emballages, les entreprises peuvent utiliser les normes européennes existantes (EN 13427 à 13432).
18Soumises à ce cadre légal, les entreprises ont « découvert » des comportements éco-responsables, sources d’économies. Car réduire la production de déchets agit directement sur le coût complet, en diminuant les coûts de production et les coûts de gestion des déchets. Comme la plupart des emballages proviennent des fournisseurs de l’entreprise, cela implique des négociations avec eux. Ce qui représente une prise en compte dès l’amont de la supply chain de la question environnementale. Le poids des obligations réglementaires réside dans les mesures mises en place par les États pour introduire dans leur droit interne la directive de 1994 ; la France va les inscrire dans son code de l’environnement.
19Selon l’article L.541-2, la responsabilité d’une entreprise commence dés la production du déchet et s’étend jusqu’à la phase finale d’élimination. Une peine d’emprisonnement de deux ans et une amende de 75000 euros sont prévues pour les infractions les plus graves par l’article L.541-46. En raison de cette pression légale, et aussi d’un souci de légitimité vis-à-vis de leurs parties prenantes, les entreprises industrielles, et aussi celles de la grande distribution, ont élaboré des chaînes logistiques inversées. La complexité et la spécificité de la filière les poussent à recourir fréquemment à des externalisations. Le contrat conclu à cet effet leur permet de confier le SCMD à un spécialiste et d’en tirer non seulement un avantage concurrentiel mais aussi un bénéfice. Le respect de la législation écarte le risque de la mise en cause de leur responsabilité pénale, entraîne des bénéfices et participe au marketing.
Le contrat : un outil complémentaire de performance pour la SCM
20L’arsenal juridique peut aussi être ressenti comme une contrainte trop forte, nuisible aux objectifs économiques poursuivis par l’entreprise. Il peut également, dans un contexte de mondialisation, apparaître comme source d’obligations clairement définies mais difficilement sanctionnables. Ces situations apparaissent dans les supply chains internationales, voire européennes, quand on est en présence de sous-traitants situés dans des pays low cost. Pour pallier ces comportements, quand ils constituent des déviances, le rôle des entreprises et la force des engagements contractuels sont une solution envisageable.
Les faiblesses de la protection des droits des salariés
21Le management de la supply chain passe aussi par l’organisation du travail. Certaines recherches ont mis en évidence la nécessité d’adopter une approche globale pour les entreprises afin de gérer leur RSE à travers « les processus de production disloqués traversant les frontières organisationnelles et géographiques » (Lerberg Jorgensen et Steen Knudsen, 2006). Une étude de Akomo et Fernandes (2009) souligne que les questions environnementales sont beaucoup plus analysées que les aspects sociaux du MDSC. Pourtant ces derniers sont au cœur des organisations. La question relative aux droits sociaux des salariés des fournisseurs/sous-traitants est un critère mis en lumière quand ces derniers relèvent d’un droit social moins protecteur que le droit français. En Chine, en Inde, dans les pays du Maghreb et même dans les pays de l’ex-Europe de l’Est, les droits sociaux des travailleurs sont peu ou moins protégés. Dans une recherche empirique conduite en 2007 auprès de 3836 managers issus de 16 pays européens, Reynaud (2007) a démontré que les managers des pays fondateurs privilégient les valeurs d’altruisme, à cause du niveau de performance économique plutôt que d’un héritage politique.
22Aujourd’hui, de plus en plus de chaînes logistiques sont organisées en réseau (Paché et Paraponaris, 2006). Elles sont constituées d’une chaîne d’acteurs (industriels, PSL, distributeurs), mais aussi d’une multitude de sous-traitants, équipementiers et autres. Ceci répond à une recherche de flexibilité, de compétences externes, mais divise autant le collectif de travail. Pour les salariés des organisations éclatées, il en résulte souvent une protection sociale plus faible, surtout quand sont externalisées les fonctions logistiques ou de transport puisque, dans ces secteurs, les conventions collectives sont traditionnellement moins protectrices que celles des secteurs de l’industrie. De plus, le donneur d’ordre est la partie en position de force, les sous-traitants ne sont pas assurés du renouvellement du contrat arrivé à son terme. Ainsi existe-t-il une véritable précarité des salariés de ces derniers qui, pourtant, participent aux mêmes objectifs que ceux du donneur d’ordre. Force est de constater que le droit du travail n’est plus adapté aux nouvelles formes d’organisation du travail et le décalage est encore plus criant quand les sous-traitants sont des entreprises étrangères dans des pays émergents, à bas coût de main-d’œuvre.
23Dans les pays émergents, le coût du travail reste faible, du double fait de salaires bas et d’un niveau de protection sociale faible. Les limites du droit social international résident essentiellement dans la quasi-impossibilité de sanctionner efficacement les entreprises qui ne respecteraient pas les droits de l’homme au travail, pourtant sacralisés dans les conventions de l’OIT. Cette déviance, même si elle est incriminée en Europe, reste quand même inquiétante. De même, le recours à une chaîne logistique non durable peut apparaître, en l’absence de contrainte juridique, comme une solution économiquement avantageuse. On peut donc imaginer des organisations qui écartent tout aspect social et environnemental afin de bien se positionner sur le marché. Ce schéma a d’avantage de chances de se trouver dans les pays émergents comme notamment ceux du Maghreb qui possèdent un réel potentiel logistique, à la fois sur le plan des infrastructures (la création du port Tanger Med à 15 km des côtes espagnoles) et d’une main-d’œuvre à bas coût.
La force potentielle du contrat
24La RSE du donneur d’ordre prend ici toute son ampleur et c’est cette RSE qui détient le pouvoir juridique le plus performant pour protéger les travailleurs. C’est la relation contractuelle qui porte en elle la capacité d’obliger le sous-traitant à assurer à ses salariés des conditions de travail décentes, des salaires minima et une protection sociale acceptable. L’utilisation des chartes éthiques et des codes de bonne conduite est une solution juridique efficace pour inciter les sous-traitants à respecter les droits sociaux. Car s’ils ne les respectent pas, ils s’exposent à des sanctions prévues explicitement dans les contrats signés avec leurs donneurs d’ordre. C’est le cas de l’entreprise IKEA qui n’hésite pas à déréférencer ses fournisseurs non respectueux des valeurs reconnues par l’enseigne. Le contrat porte en lui même la force nécessaire à la dissémination des valeurs de la RSE. Il peut être le relais structurant quand, par exemple, le système juridique du pays du sous-traitant n’est pas suffisamment abouti. Ainsi, les pays du Maghreb possèdent un dispositif législatif qui proclame les droits des travailleurs (code du travail, syndicats, comités d’entreprises, inspection du travail, etc.), mais dans les faits, les textes ne sont guère appliqués (Rochdy, 2010). De plus, les conditions de travail sont souvent pénibles et les salaires très bas.
25Alors que les pays du Maghreb sont en train de travailler à l’élaboration de chantiers logistiques pour devenir des plates-formes incontournables des supply chains internationales, il est important que les droits des travailleurs soient garantis. Les donneurs d’ordre détiennent le pouvoir de participer, voire de provoquer l’amorce du respect de ces droits. Ce sont eux qui peuvent montrer l’exemple des valeurs à respecter, et au vu du printemps arabe, force est de constater que les peuples arabes adhérent à l’universalisme des droits de l’homme. Le contrat, par sa souplesse, permet de rattraper le « retard » des Pouvoirs publics. Le SCMD est ainsi un vecteur potentiel d’une meilleure protection des droits sociaux dans ces pays. Ces actions des donneurs d’ordre occidentaux pourront par ailleurs être décrites dans les rapports de gestion et entraîner une satisfaction de l’ensemble des parties prenantes. La responsabilité des entreprises s’élargit. Le risque pris en compte s’étend à de nouvelles obligations, qui restent toutefois volontaires, mais qui révèlent la force des grands groupes. Ce sont eux qui, en ce moment, détiennent le pouvoir de faire respecter les droits sociaux des travailleurs dans certaines régions du globe. Ces « politiques responsables » dépassent les aspects sociaux des salariés du groupe, la firme choisit ses partenaires, en garantissant leurs qualités éthiques, la responsabilité s’étend ainsi à une collectivité plus étendue (Pesqueux et Biefnot, 2002).
26La logistique inter-organisationnelle est née de la prise de conscience que les flux logistiques ne s’arrêtent pas aux portes de l’entreprise (Colin, 2005). Le pilotage de la supply chain endosse une importance substantielle au-delà de l’optimisation de la gestion des flux en tant que tels, et en ne se fixant pas comme seule limite le respect des règles issues du droit dur. Ces dernières sont incontournables car dans les cas les plus graves, ne pas respecter la réglementation génère un risque pénal important (Daoud, 2011). Le rôle stratégique du droit répressif est reconnu car la sanction pénale reflète une désapprobation importante de la société qualitativement différente de celles du droit civil ou administratif (Canivet et Guihal, 2004). Bien plus que le montant de l’amende prononcée, c’est le statut de délinquant qui constitue une externalité à prendre en considération. L’opinion négative de différentes parties prenantes peut s’avérer fort coûteuse. Les clients, les associations de consommateurs, les ONG, les concurrents peuvent, par leurs réactions, être à l’origine de la chute du cours des actions pour les sociétés cotées. Sans compter l’intervention des agences de notation, ou autres fonds d’investissements socialement responsables (ISR) chargées d’évaluer les performances sociales et environnementales des entreprises.
27On voit ainsi apparaître une interdépendance entre le droit, la RSE et le SCM, avec des enrichissements réciproques (Tricot et Estay, 2011). Il convient de souligner la place majeure occupée par le contrat, car lui seul est à même de prévoir avec précision non seulement les obligations mais aussi les répartitions des bénéfices entre les différentes parties. En effet, si les entreprises jouent des rôles de garants des valeurs éthiques, elles le font dans la mesure où cela leur permet d’optimiser leurs profits (voir le chapitre p. 179). Optimiser une supply chain en mutualisant l’entreposage, en roulant aux normes Euro 5, en veillant à ce que les droits sociaux des employés des sous-traitants soient respectés, va dégager des bénéfices, mais pour qui : le donneur d’ordre, le PSL, le consommateur final ?
Conclusion
28L’encadrement par les Pouvoirs publics demeure la pierre angulaire d’un système où doivent exister des limites et des sanctions à côté de la prévention et l’incitation aux comportements vertueux. En France, la Loi Grenelle 2 rend possible la mise en cause de la société mère en cas de faute caractérisée et de préjudices environnementaux causés par sa filiale en difficulté. Le législateur entend lever le voile sociétaire (Blin-Franchomme, 2010), et l’initiative ne peut qu’être approuvée. Mais le rôle des Pouvoirs publics ne doit pas se cantonner à sanctionner pénalement les comportements les plus graves, la structuration des réseaux logistiques doit en partie être pensée et régulée par l’État (Camman et Livolsi, 2010), non seulement au niveau national mais aussi à l’échelle européenne. Plus de structuration permettrait une meilleure lisibilité, y compris au niveau des responsabilités juridiques. Pourquoi ne pas instaurer un véritable régime de responsabilité pour les acteurs de la chaîne logistique ? Cette interrogation ouvre de nouvelles perspectives de recherche. De profondes modifications bouleversent notre Monde, le droit est au défi de parvenir à instaurer un équilibre stable.
Auteurs
Maître de conférences HDR en droit privé à Aix-Marseille Université
Doctorant en sciences de gestion
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