Comment aborder l’intégration en logistique ?
Des mécanismes de coordination aux objets-frontière
p. 127-135
Résumés
L’intégration entre organisations est une problématique chère à la logistique et au SCM. L’objectif du chapitre est d’analyser l’intégration des organisations dans la chaîne logistique selon une perspective apprenante. À partir du concept de coordination, les auteurs montrent comment nous sommes passés d’une appréhension mécaniste du processus de coordination à une perspective apprenante (dynamique). Nous mobilisons le concept d’objet-frontière qui a le mérite d’apporter un éclairage renouvelé et novateur à la compréhension du processus de coordination dans la chaîne. Il s’inscrit dans la perspective apprenante de la coordination.
Integration is a recurrent issue as far as SCM is concerned. This chapter deals with exploring supply chain integration according to a learning perspective. Based on the coordination concept, the authors outline how contemporary scholars research have shifted from a mechanist perspective to a more learning one. We use the concept of boundary object which offers a new lens to understand supply chain coordination. This concept belongs to the learning perspective of coordination.
Texte intégral
1La nécessité pour l’entreprise d’entretenir des relations proches et intégrées avec ses partenaires de la chaîne logistique est depuis longtemps soulignée. Toutefois, l’accent mis sur le concept d’intégration de la supply chain est récent et coïncide avec l’arrivée de fortes turbulences environnementales impliquant l’intérêt de repenser les relations coopératives et les bénéfices partagés pour les partenaires de la supply chain (Lambert et Cooper, 2000), mais aussi l’intérêt d’aplanir les décalages de contexte et/ou de fonctionnement présents dans la chaîne (Colin et Farah, 2000). Aujourd’hui, la compétitivité et l’efficacité des chaînes logistiques étendues, mais également de toute nouvelle forme organisationnelle, telles que les firmes-réseau ou encore les firmes virtuelles, ne reposent plus seulement sur la coordination efficace des maillons du réseau, mais aussi sur la capacité de tout le système à innover et évoluer (Fabbe-Costes et Jahre, 2008 ; Fabbe-Costes et Lancini, 2009).
2Pour réaliser l’intégration de la supply chain, plusieurs leviers peuvent être actionnés comme, pour n’en citer que certains : les mécanismes de socialisation et la perspective RH (Cousins et Menguc, 2006), le rôle des PSL (Fabbe-Costes et al., 2009) (voir le chapitre p. 83), l’infrastructure en technologies de l’information (Rai et al., 2006). Tous ces leviers soulignent le recours aux principes de coordination. C’est à ces principes que nous nous intéresserons ici, non seulement à travers le partage de flux d’information mais aussi la possibilité de transférer voire créer de nouvelles connaissances. À ce titre, nous présenterons le concept d’objet-frontière qui a le mérite d’apporter un éclairage renouvelé et novateur à la compréhension du processus de coordination dans la chaîne. En effet, il permet de montrer que certaines entreprises de la chaîne mobilisent ou créent des outils de gestion pour assurer leur coordination avec d’autres partenaires. La co-conception de ces outils, et les usages qui en résultent, soulignent que les entreprises peuvent non seulement se coordonner mais aussi transférer voire créer de nouvelles connaissances aux frontières. Aussi, le concept d’objet-frontière s’inscrit dans la perspective apprenante de la coordination et souligne que la coordination peut être définie comme un moyen de travailler ensemble mais également comme un prélude à la gestion des connaissances entre entreprises.
L’intégration de la supply chain
3Depuis les années 1990, les entreprises se doivent d’être toujours plus compétitives pour faire face à des marchés hautement concurrentiels et globalisés. Pour atteindre le niveau de compétitivité souhaité, l’entreprise doit non seulement s’intéresser aux mécanismes internes de production mais aussi être capable de s’aligner sur ce que les fournisseurs proposent et sur ce que les clients souhaitent (Cousins et Menguc, 2006). L’approche lean des années 1990, ainsi que la mass customization et la modularization des années 2000, en sont des illustrations. L’entreprise cherche désespérément comment mieux gérer les relations avec les partenaires de la chaîne dans un souci de réduire les coûts et la durée des cycles, et d’améliorer les innovations et les mises sur le marché de nouveaux produits ou services. Cette recherche peut se réaliser par la volonté d’intégration de la supply chain, la continuité des activités de la supply chain, gommant ainsi les décalages potentiellement existants (Colin et Farah, 2000 ; Frohlich et Westbrook, 2001). Le concept d’intégration peut ainsi être interprété comme le lien entre les fournisseurs, l’entreprise et les clients.
4S’intéresser à l’intégration suppose de modifier le regard que l’on porte sur les partenaires d’affaires. Il faudra, par exemple, considérer le fournisseur non plus comme un ennemi mais comme un collaborateur (Dyer et Singh, 1998). Cela pose la question du modèle de gouvernance choisi dans la chaîne. La littérature propose de nombreuses typologies de l’intégration (Fabbe-Costes et Jahre, 2008). On peut notamment distinguer classiquement deux approches du concept d’intégration de la supply chain, l’intégration « avant » et l’intégration « arrière » :
- L’intégration « avant » (forward) correspond à une gestion « avant » de l’écoulement des flux physiques de la supply chain depuis le fournisseur jusqu’au client. Parmi les pratiques relevant de cette approche de l’intégration, on peut citer le management en JàT ou la mass customization dans la supply chain.
- L’intégration « arrière » (backward) correspond à une gestion « arrière » du partage des flux d’information dans la supply chain depuis le client jusqu’au fournisseur. Cette intégration est notamment possible grâce à la mise en œuvre de l’échange de données informatisé ou plus généralement grâce aux transactions possibles via Internet.
5Faire le choix de l’intégration est fondamental, car cela n’améliore pas simplement le transfert d’information dans la chaîne, mais cela permet aussi à la chaîne (dans sa globalité) de proposer une réelle valeur ajoutée (Cousins et Menguc, 2006 ; Faraj et Xiao, 2006). De nombreux auteurs proposent des travaux interrogeant le lien qui existe entre le concept d’intégration et de performance (pour une synthèse des travaux, voir par exemple Fabbe-Costes et Jahre [2008] ainsi que Flynn et al. [2010]). Ces travaux suggèrent un impact positif de l’intégration de la supply chain sur la performance opérationnelle mais également d’affaires. Cet impact souligne toute l’importance d’une intégration réussie. Aussi, pour atteindre un certain niveau d’intégration, les organisations de la supply chain vont devoir mettre en œuvre des mécanismes de coordination aux interfaces.
La coordination
6Le concept de coordination est ici présenté en indiquant comment nous sommes passés d’une vision mécaniste du processus de coordination à une perspective apprenante. Il s’agit d’une évolution majeure pour la dynamique des organisations.
La coordination des entreprises de la supply chain
7De nombreux auteurs en théorie des organisations ont mené des réflexions approfondies sur le concept de coordination mettant en évidence des mécanismes formels (par exemple la standardisation des procédés de travail), que ce soit au sein ou entre les organisations (Lawrence et Lorsch, 1967 ; Mintzberg, 1982). Des travaux plus récents insistent sur l’existence de mécanismes informels de coordination (comme par exemple l’autocontrôle). Malone et Crowston (1994) ont élaboré une « théorie » de la coordination en soulignant que la coordination n’existe que s’il y a dépendance. Ils mettent en évidence trois sortes de dépendances « classiques », qu’ils relient à des mécanismes de coordination potentiels :
- les dépendances de flux (producer/consumer), où une ressource, produite par une activité, est utilisée par une autre activité,
- les dépendances de partage (shared resource), où une même ressource est utilisée par plusieurs activités,
- les dépendances d’ajustement (fit), où plusieurs activités contribuent à la production d’une même ressource.
8S’intéresser aux configurations inter-organisationnelles implique des questions de recherche spécifiques mais révèle aussi de nombreux points communs avec les recherches s’intéressant à la coordination dans l’entreprise. Ainsi, certains auteurs comme Gittel et Weiss (2004) soulignent les similitudes existantes entre les mécanismes de coordination dans et entre les entreprises. Pour ces auteurs, il est possible d’utiliser les mêmes mécanismes de coordination pour mesurer et analyser des situations intra ou inter-organisationnelles. Toutefois, la coordination « externe » ou inter-organisationnelle s’annonce plus complexe, étant donnés d’une part, les différences potentielles des performances entre les entreprises de la supply chain et, d’autre part, les décalages de contexte et/ou de fonctionnement existants entre les partenaires (Colin et Farah, 2000 ; Prévot et Spencer, 2006) (voir le chapitre p. 137).
9Les décalages de contexte sont intrinsèques aux entreprises de la supply chain avant tout processus de coordination et font référence à des différences techniques, technologiques, spatiales mais aussi culturelles, temporelles ou structurelles existant entre les firmes de la supply chain. Les décalages de fonctionnement concernent les décalages se produisant lorsque la coordination est mise en œuvre, les plus classiques en logistique sont des décalages de qualité, de quantité ou de temps (Colin et Farah, 2000). Concernant la réduction des décalages de contexte, certains auteurs s’intéressent au transfert de compétences (Prévot et Spencer, 2006), depuis un faible niveau de transfert et de partage, limité à des informations et connaissances formalisées (échange de messages électroniques, de documents et de manuels de procédures, réunions et conférences), jusqu’aux mécanismes permettant un plus fort niveau de transfert qui favorise l’interaction et la socialisation, autorisant le partage de connaissances tacites et un réel apprentissage (visites d’entreprise, travail en équipes, échange de personnel et envoi d’experts chez les partenaires).
10La coordination inter-organisationnelle, si elle fait face à des décalages potentiels, va permettre non seulement aux partenaires de travailler ensemble grâce à la création d’un climat de partenariat favorable, des normes et un langage communs et des processus et procédés compatibles, mais aussi de favoriser différents types d’apprentissage. Cet apprentissage peut aller de l’acquisition de nouvelles connaissances et compétences des partenaires, jusqu’au développement et à la création des nouvelles connaissances aux interfaces.
La perspective apprenante de la coordination
11Parmi les auteurs s’intéressant à la perspective apprenante de la coordination, on identifie notamment les travaux issus des champs des systèmes d’information, de la gestion des connaissances et des sciences de l’organisation. Parmi eux, Tsaï (2002) s’interroge sur le lien entre mécanismes de coordination et partage de connaissances à l’intérieur d’organisations multi-sites. Carlile (2002, 2004) s’intéresse également à la coordination dans le cadre du développement de nouveaux produits impliquant plusieurs entreprises. Kellogg et al. (2006) ont apporté un prolongement aux travaux de Carlile (2002, 2004). D’autres auteurs ont utilisé les apports de Carlile (2002, 2004) dans un contexte de coordination logistique plus classique (Levina et Vaast, 2005 ; Faraj et Xiao, 2006 ; Levina et Vaast, 2008). Il en résulte trois approches de la coordination entre entreprises :
- L’approche syntaxique. Cette approche suppose qu’une syntaxe commune et stable est le gage d’une bonne coordination et communication entre les différents groupes en présence. Cette approche insiste sur la nécessité d’établir des répertoires et taxonomies partagés et de mettre en œuvre conjointement des structures de codage et de rétention de l’information afin d’en faciliter sa restauration.
- L’approche sémantique. Parfois la présence d’une syntaxe partagée ne suffit pas à se coordonner. Il faudra également être capable de traduire des éléments d’un groupe vers l’autre, et de partager un cadre commun d’interprétation (Carlile, 2002). Les difficultés de coordination seront ici relatives à la création d’une compréhension commune, et au partage de normes et de valeurs entre plusieurs organisations.
- L’approche pragmatique. Cette approche émerge lorsque la nouveauté implique des intérêts divergents entre les groupes et la nécessité de résoudre une situation potentiellement conflictuelle (Carlile, 2004). La coordination à la frontière n’est plus simplement un problème de communication et de compréhension mais une capacité à faire bouger les lignes en faisant évoluer ses propres savoirs et en transformant éventuellement les connaissances utilisées par les autres groupes (Carlile, 2002). L’adaptation de savoirs existants ou la création de nouveaux savoirs pourra ici se réaliser.
12Ces approches de la coordination soulignent qu’il ne s’agit plus seulement de comprendre comment les acteurs parviennent à travailler ensemble, mais aussi comment la connaissance se partage ou comment une nouvelle forme de connaissance peut apparaître aux interfaces. Les approches sémantique et pragmatique insistent sur les aptitudes que chaque entreprise doit détenir si elle souhaite aller au-delà du simple transfert de connaissances. Parent et al. (2007) évoquent la dynamic knowledge transfer capacity, leur modèle se base sur quatre types de capacités organisationnelles, à savoir capacité générative de connaissances, capacité disséminatrice, capacité d’absorption et capacité d’adaptation et de réaction. En effet, les connaissances sont développées dans un contexte spécifique, et liées à un système social (Parent et al., 2007).
13Dans le cas de la coordination inter-organisationnelle, les connaissances sont supposées traverser et transgresser plusieurs frontières pour atteindre leurs cibles. Ainsi, des barrières plus importantes, un contexte et une distance organisationnelle plus éloignés, vont imposer des actions d’ajustement et d’adaptation plus conséquentes de la part des entreprises de la supply chain. En bref, la coordination se révèle être un élément socle incontournable pour opérer une gestion des connaissances aux interfaces. Toutefois, la question de la réalisation concrète de la coordination se pose. Nous allons voir maintenant comment les objets-frontière peuvent s’imposer en tant qu’outil de gestion permettant la réalisation de la coordination.
Les objets-frontière
14S’intéresser à l’intégration des entreprises de la supply chain souligne l’existence de frontières plus ou moins hautes selon les décalages existants entre les entreprises de la supply chain. Pour réussir à se coordonner, à coopérer, il faudra dépasser ces frontières. Une manière d’y parvenir est d’avoir recours aux objets appelés objets-frontière (boundary objects).
Définition et caractéristiques des objets-frontière
15Star et Griesemer (1989) sont les premiers à introduire la notion d’objet-frontière (OF) à partir d’une étude ethnographique des mécanismes de coopération et de coordination entre les scientifiques du musée d’histoire naturelle. Les OF sont définis comme des
objets, abstraits ou concrets, dont la structure est suffisamment commune à plusieurs mondes sociaux pour qu’elle assure un minimum d’identité au niveau de l’intersection tout en étant suffisamment souple pour s’adapter aux besoins et contraintes spécifiques de chacun de ces mondes. Ils sont supposés maximiser à la fois l’autonomie de ces mondes sociaux et la communication entre eux (Trompette et Vinck, 2009).
16Wenger (1998) s’intéresse aux travaux de Star et Griesemer (1989) pour étudier les frontières des communautés de pratiques. Il propose alors de qualifier les OF par quatre principales caractéristiques : la modularité, l’abstraction, la polyvalence, la standardisation. Chanal (2000) souligne que tous les éléments communs à plusieurs mondes sociaux distincts, comme les parties prenantes de la supply chain, ne pourront être qualifiés d’OF. L’auteur prend l’exemple d’une maquette qui a une fonction dédiée à une pratique et sera difficilement réutilisable dans un autre contexte. En revanche, des logiciels, des procédures qualité ou des éléments de vocabulaire peuvent constituer des OF et être utilisés par plusieurs entreprises.
Typologie des objets-frontière
17Comme cela a été vu précédemment, Carlile (2002, 2004) identifie trois perspectives pour considérer la coordination entre les organisations, à savoir syntaxique, sémantique et pragmatique. Dans des contextes empiriques de développement de produits nouveaux, il met en évidence le lien entre coordination et gestion des connaissances (GC). Pour cet auteur, chaque perspective de la coordination à la frontière recouvre une activité de GC différente. Ainsi, il parle de transfert dans la perspective syntaxique, de traduction dans la perspective sémantique et de transformation dans la perspective pratique. Chaque activité de GC sera facilitée par la mise en œuvre de certains OF spécifiques :
- Le transfert et les OF. Il s’agit d’un échange de connaissances entre deux groupes ou deux organisations. L’activité de transfert de connaissances correspond à une dépendance de type flux, c’est-à-dire qu’une connaissance produite par une organisation A est utilisée séquentiellement par une organisation B (Malone et Crowston, 1994). Ce transfert se réalise dans le cas d’une relation stable et de l’existence d’un langage commun. Ainsi, dans ce cas, les OF correspondent à tout objet facilitant ce transfert comme, par exemple, les répertoires, les glossaires, etc.
- La traduction et les OF. Elle consiste à traduire des éléments d’un monde à un autre, à construire une vision partagée, un cadre commun de compréhension. Elle correspond à une dépendance de type « partage », c’est-à-dire qu’une connaissance est simultanément utilisée par plusieurs organisations, d’où la nécessité de créer un cadre commun (Malone et Crowston, 1994). La traduction est nécessaire notamment s’il y a un changement, un nouveau contexte, s’il y a de forts décalages entre les groupes ou si l’on crée volontairement des équipes trans-fonctionnelles. L’OF correspond ici à un médiateur « cognitif » (Trompette et Vinck, 2009), comme, par exemple, la mise en place de format, de standard, de méthodes ou pratiques de travail partagées.
- La transformation et les OF. Elle consiste à élaborer un compromis face à des intérêts divergents. Cela implique une évolution des connaissances respectives, voire la création de nouvelles connaissances. Elle correspond à une dépendance de type « ajustement » (fit), c’est-à-dire que plusieurs organisations vont collectivement créer de nouvelles connaissances, d’où la nécessité de compromis, d’ajustement mutuel et de mise en cohérence d’informations, d’opérations (Malone et Crowston, 1994). La transformation se produit dans des situations de changements organisationnels forts impliquant une remise en cause des pratiques et des connaissances de tous. L’OF correspond ici à des modèles cognitifs partagés, des cartes ou des procédés favorisant ainsi les ponts entre des organisations différentes.
18La coordination se révèle être un élément incontournable pour favoriser la gestion des connaissances aux interfaces. C’est par la mise en œuvre des OF que se réalise la coordination et, par-là même, l’intégration par la gestion des connaissances aux frontières. Nous proposons dans une quatrième partie, une structuration des résultats des recherches ayant étudié le lien intégration/coordination/performance ainsi qu’une première formalisation du modèle de recherche qui sous-tend notre réflexion.
Les impacts de l’intégration sur la performance
19Le travail conduit permet de formaliser un premier modèle de recherche qu’il conviendra de confronter au terrain (voir la figure 1). Plusieurs auteurs ont déjà pris soin d’étudier avec détail le lien qui existe entre l’intégration de la supply chain et la performance des entreprises de ladite supply chain. Les résultats de ces travaux sont structurés afin de montrer que le lien intégration/performance existe et qu’il peut être éclairé par la coordination ainsi que par le partage et la création de connaissances aux interfaces. Dans la perspective apprenante de l’intégration, les mécanismes de coordination reposent sur deux objectifs principaux : la volonté de réduire les décalages entre les acteurs de la supply chain et le développement des compétences organisationnelles des partenaires de la supply chain afin de les rendre plus performants et compétents.
20Le premier objectif, relatif à la réduction des décalages, a pour conséquence une amélioration de la performance opérationnelle. Il consiste à réduire les décalages de contexte existants entre acteurs (confiance, intention, valeurs, etc.), et de réduire les décalages fonctionnels pour permettre une meilleure communication entre les personnes et une meilleure compatibilité entre les systèmes et les procédés de chaque entreprise. On ne cherche pas ici à créer de nouvelles connaissances mais simplement à fonctionner efficacement ensemble. Par exemple, Bosch et Renault ont mis en place des manuels de procédures, des méthodes de travail et une terminologie commune : ce partenariat vise à travailler efficacement ensemble sans forcément créer de nouvelles connaissances. En effet, Bosch offre un niveau de qualité suffisant et Renault ne cherche pas à lui apprendre à mieux travailler. Cette coordination cherche juste à faciliter les échanges aux interfaces et réduire au maximum les décalages potentiels. Cette coordination aura pour impact une meilleure harmonisation des entreprises de la supply chain, améliorant ainsi la performance opérationnelle. Dans ce cas, on se situe dans l’approche syntaxique ou sémantique de la coordination.
21Le second objectif, relatif au développement des connaissances et compétences des partenaires de la supply chain, permet non seulement de réduire les décalages contextuels et fonctionnels mais conduit, dans un premier temps, à une amélioration globale de la performance de la supply chain. Parmi les impacts, on peut citer une amélioration de la qualité finale des produits et services, la réduction des coûts de fabrication et de stockage, la baisse des ruptures et des cycles de fabrication et de livraison. Dans un second temps, cela conduit à une capacité d’innovation accrue de la supply chain, due à l’accès et l’acquisition de connaissances des partenaires et au développement de nouvelles connaissances en commun aux interfaces. Ceci est possible grâce aux multiples interactions et actions d’adaptation et d’ajustement réalisées par les acteurs de la supply chain générant ainsi de nouvelles idées et de nouvelles applications pour développer de nouveaux produits et méthodes (Prévot et Spencer, 2006). Ce type d’approche peut être illustré par le cas Toyota et ses fournisseurs où les mécanismes de coordination mis en place ont pour objectif de réduire les différentiels de performance entre l’entreprise Toyota et certains de ses fournisseurs. Ils vont non seulement créer un cadre commun de travail (procédures conjointes et partagées) mais aussi favoriser l’apprentissage et le développement de connaissances et compétences nouvelles chez les fournisseurs pour combler le différentiel de performance. Cet apprentissage favorise la capacité d’innovation des acteurs de la supply chain de Toyota (Dyer et Nobeoka, 2000). On se situe ici dans l’approche sémantique et pragmatique de la coordination. Il semble que pour mettre en œuvre une approche pragmatique, il soit nécessaire d’avoir au préalable réalisé une coordination syntaxique et sémantique.
22La vision contingente du lien existant entre intégration de la supply chain et performance ne doit pas omettre certaines exceptions. En effet, dans certains cas, l’importance des décalages entre les acteurs de la supply chain est telle que, même une approche sémantique ou pragmatique ne conduit qu’à une amélioration de la performance opérationnelle. Le partage de connaissances permet ici seulement de combler les décalages et profite ainsi essentiellement à celui qui sait le moins. Il en résulte alors simplement une amélioration de la performance opérationnelle de tout ou partie de la supply chain. Le choix d’une approche de coordination ne conduit donc pas systématiquement à un certain niveau de performance, encore faut-il un lissage préalable des décalages les plus importants entre les acteurs de la supply chain.
23Cette discussion sur l’impact en termes de performance soulève une nécessaire réflexion sur le « territoire » concerné et le « territoire » impacté. En effet, à propos du territoire concerné, il sera nécessaire de se demander si les OF permettent d’assurer la coordination de deux organisations, ou plus, voire la coordination de la chaîne dans sa globalité. Il semble que certains OF seront plus pertinents dans un contexte de dyade tandis que d’autres pourront être utilisés par tous les acteurs de la chaîne. Cela dépendra notamment des caractéristiques des OF mises en évidence par Wenger (1998), à savoir la modularité, l’abstraction, la polyvalence, la standardisation. Concernant le territoire impacté, il sera intéressant de s’interroger sur la captation de la valeur créée dans la chaîne. En effet, la mise en œuvre de certains OF permet la réduction des décalages et améliore la performance de tout ou partie de la chaîne. L’entreprise à l’origine de ces démarches d’amélioration de l’intégration n’est pas toujours la seule bénéficiaire de la valeur créée. Il sera important de mener des recherches futures en ce sens, afin de mieux comprendre comment la création de valeur se répartit dans la supply chain.
Conclusion
24La coordination ne se limite plus au « bien travailler ensemble ». La perspective apprenante de la coordination souligne tout l’intérêt de développer les connaissances aux interfaces pour favoriser une intégration réussie et, in fine, une performance accrue de la supply chain. Toutes les intégrations ne se valent pas. Selon la finalité recherchée, les entreprises devront privilégier certains types de coordination et mobiliser les OF ad hoc pour parvenir à l’amélioration de la performance visée. Ce travail propose un premier balayage de la perspective apprenante de la coordination permettant aux entreprises de réfléchir à leur positionnement en termes de coordination, d’OF, d’intégration et de performance souhaitée. Son apport essentiel est de faire le lien entre le concept d’OF et la littérature logistique sur l’intégration et la coordination. Il sera toutefois souhaitable d’approfondir ce cadre de réflexion en se questionnant notamment sur l’impact de variables exogènes aux entreprises mais endogènes à la supply chain, telles que le niveau de décalage entre les entreprises ou l’importance des menaces environnementales sur la capacité d’intégration de la supply chain.
Auteurs
Maître de conférences en sciences de gestion à Aix-Marseille Université
Doctorant en sciences de gestion
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