Nature du leadership dans la supply chain de la grande distribution
Les cas du Brésil et du Japon
p. 63-73
Résumés
De plus en plus de travaux s’intéressent au leadership et au e-leadership dans la supply chain. Le leader émerge grâce au pouvoir et au leadership découlant de ses ressources et de ses compétences. Il assure ainsi à l’ensemble de la supply chain un niveau de performance optimale. Le management de la chaîne relève non seulement de sa gestion opérationnelle mais aussi d’un projet organisationnel et humain et d’une dynamique politique. Deux cas de supply chains dans la grande distribution, au Brésil et au Japon, soutiennent l’analyse de deux formes de leadership : le leadership directif et le leadership partagé.
Recent researches concentrate on leadership and e-leadership within supply chains. Power and leadership of an actor is anchored on its resources and competencies. The leader created an optimal level of efficiency for the entire supply chain. Supply chain management means operations management but also to carry out an organizational vision and a political dynamics. Two forms of leadership, directive leadership and shared leadership, are analyzed through two cases of supply chains in large retailing, in Brazil and Japan.
Texte intégral
1Les organisations qualifiées de leader dans la supply chain se comportent comme les pivots de réseaux centrés stratégiques. Leur rôle se concentre sur la coordination des activités tout au long de la supply chain, notamment au travers de l’organisation logistique. Afin de renforcer leur position et leur légitimité vis-à-vis des autres acteurs, ces entreprises mobilisent des ressources et développent des compétences spécifiques. De plus, savoir gérer et générer les changements nécessaires à un environnement incertain et à l’adaptation à de nouveaux besoins en contexte inter-organisationnel requiert des compétences dynamiques.
2Concept managérial utilisé initialement dans l’industrie pour représenter la communauté des fournisseurs concourant à l’élaboration d’un produit assemblé par une firme pivot ou pilote (une automobile ou un Airbus, par exemple), la supply chain représente
différents types d’acteurs (distributeurs, transporteurs, prestataires de services logistiques, ensembliers, etc.…) unissant leurs efforts, échangeant des informations et ajustant leurs procédures de travail. Cela se traduit par une forte interpénétration de leurs activités. La collaboration entre ces différentes entités tend souvent à être pilotée par l’élément le plus influent de la chaîne (une firme de la grande distribution ou un producteur) (Fenneteau et Naro, 2005).
3Pour Poirel et Bonet (2007), cette chaîne comporte un ensemble d’opérations de distribution, de gestion de production et des approvisionnements, réalisées par un certain nombre d’entreprises de type industriel, commercial ou prestataire de services dans une logique de coordination de l’offre par la demande. Elle représente une organisation tirée par la demande, c’est-à-dire déclenchant la mise en mouvement des flux de marchandises et de matières premières à partir de flux d’informations provenant de l’aval (commandes-clients, ordres de fabrication ou d’approvisionnement). La chaîne intègre, dans une logique de collaboration, des acteurs qui vont des clients des clients aux fournisseurs des fournisseurs au sein de processus tels que ceux identifiés par Lambert et Cooper (2000). Véritable réseau d’entreprises, elle peut être appréhendée comme une organisation virtuelle, résultant en synergies ou création de capacités/potentiels supplémentaires et un management triptyque : formalisation d’un projet collectif commun à plusieurs entités, construction d’un assemblage de compétences industrielles, commerciales et logistiques et pilotage des différents partenaires impliqués (Fulconis et Paché, 2005).
4Partant de l’hypothèse centrale que le leader ou pivot assembleur dynamique organise la supply chain de manière à optimiser la performance globale par des ressources et des compétences spécifiques propres, la question de la nature du leadership (fondé sur les ressources et compétences) se pose. Les concepts de pouvoir et leadership, ressources et compétences permettent de s’interroger à plusieurs niveaux. Quelle est la dynamique de pouvoir caractérisant le jeu des acteurs ? Qui assure le leadership dans la supply chain ? Est-ce l’acteur situé au plus près du client final ? Celui qui maîtrise au mieux la variable temporelle ? Ou bien est-ce la firme « pivot » coordonnant les diverses compétences et ressources des membres de la chaîne pour une création de valeur optimale au client final ? Quelle est la nature de ce leadership ou e-leadership ? Enfin, en contexte international, la supply chain et les configurations de pouvoir et de leadership prennent-elles des formes différentes ?
5Le cadre théorique repose sur le pouvoir, le leadership, le e-leadership et leurs liens avec les ressources et les compétences ; il renvoie à deux cas de supply chains dans le domaine de la grande distribution, celui du Brésil et celui du Japon. Ceci permet de conclure le chapitre par une discussion des résultats, un résumé des apports, des limites et des perspectives ouvertes.
Pouvoir et leadership dans la supply chain
6Le pouvoir et le leadership dans les relations inter-organisationnelles ont fait l’objet de nombreux travaux depuis des décennies (Emerson, 1962 ; Cox, 2001 ; Colin, 2005 ; Fulconis et Paché, 2005 ; Bonet et al., 2010). Dans le contexte spécifique des relations industrie-commerce, conjointement à la dynamique économique qui règle ces relations, existe une dynamique politique, le pouvoir et le leadership ayant un impact décisif sur les échanges.
7Les relations de l’entreprise au sein d’une supply chain se caractérisent par leur multidimensionnalité (coopération, confiance, engagement, etc.). Quelle que soit la littérature, en marketing, en économie ou en psychosociologie, les définitions convergent vers une caractérisation unifiée du pouvoir comme la capacité d’influencer autrui (Emerson, 1962 ; El-Ansary et Stern, 1972 ; Crozier et Friedberg, 1977). El-Ansary et Stern (1972) proposent une définition du pouvoir dans les canaux de distribution :
Le pouvoir d’une institution […] est sa capacité à contrôler les variables de décision des stratégies marketing d’une autre institution intervenant à un niveau différent. Pour que ce contrôle soit qualifié de pouvoir, il doit être différent du contrôle initial que l’institution dominée avait sur sa propre stratégie.
8Dans cette perspective, « pouvoir » et « contrôle » (leadership) peuvent être considérés comme deux concepts proches mais distincts qui renvoient au processus d’influence d’un acteur par rapport à un autre (Bonet et al., 2010).
9Le leadership est un processus par lequel un individu (ou un partenaire) influence le groupe auquel il appartient afin d’atteindre un objectif commun (Northouse, 2010). Les concepts clés de « processus », « influence », « groupes » et « buts » sont ainsi mobilisés. Le leader agit dans le but d’influencer les politiques et les stratégies marketing des autres membres et de contrôler différents aspects des opérations (Schul et al., 1983). On conçoit aisément que celui qui détient le leadership, de par ses sources de pouvoir, est considéré comme « commandant du canal ». Les nombreux projets collaboratifs de mutualisation des moyens logistiques inter-entreprises sont des exemples de l’influence d’un leader sur une supply chain (Chanut et al., 2011) (voir le chapitre p. 187).
10Le leadership repose sur la capacité du leader à créer, non seulement des échanges économiques efficients mais aussi, des échanges relationnels complexes : implication personnelle des acteurs, développement graduel et de longue durée, espoir de coopération ultérieure, de bénéfices, de charges et d’obligations communes et d’une attitude d’unité et de confiance. Des normes relationnelles participent alors à ces échanges en favorisant un comportement de « stewardship » (accompagnement) ayant pour objectif d’améliorer la bonne santé de la relation dans son ensemble. Les normes relationnelles principales comprennent la flexibilité, la solidarité (sentiment d’appartenance à la relation) et l’échange d’information (MacNeil, 1980), ainsi que les normes de mutualité (qui reprend en partie le domaine de l’échange d’information), d’intégrité du rôle de chaque acteur et de résolution des conflits. Potentiellement, chaque norme relationnelle peut être soutenue (créée, protégée, étendue) par un ou plusieurs membres du canal de distribution. Pour qu’un acteur adopte ce type de comportement stratégique, il doit posséder des ressources adéquates et exprimer une volonté stratégique dans ce sens (voir l’annexe 1).
11Au fil de la revue de la littérature sur le leadership et le pouvoir s’est confirmé le lien indissociable entre ces deux concepts. Le leadership est apparu, plus que le pouvoir, comme le concept déterminant à mobiliser. Compte tenu du caractère virtuel de l’organisation supply chain, les travaux sur le e-leadership apportent aujourd’hui un éclairage pertinent et novateur, renforçant le rôle du climat relationnel et de la confiance sur la performance. Par e-leadership, Avolio et al. (2009) entendent le processus d’influence sociale « médiatisé par les technologies d’information avancées, en vue de produire un changement dans les attitudes, les sentiments, les modes de pensée, les comportement et/ou les performance d’individus, de groupes ou d’organisations ». Ceci dépend des ressources et des compétences du leader et font l’objet de la deuxième partie.
Ressources et compétences dans la supply chain
12La notion de leadership, appréhendé comme un ensemble de compétences dans la gestion commune des ressources, est peu présente dans la littérature ; et pourtant, la coordination et la dynamique de la chaîne sont une question centrale dont dépendent l’efficience et l’efficacité de l’ensemble.
Les ressources, sources du pouvoir dans la supply chain
13Une distinction existe entre les sources de pouvoir liées au jeu des acteurs (récompenses, sanctions, valeur de référence et légitimité, communication ou utilisation des règles organisationnelles) et celles dépendant des ressources des membres de l’organisation (expertise, maîtrise de l’information, accès au marché, diversification, taille, etc.). On constate que les sources de pouvoir proposées dans la littérature sont d’essence comportementale et organisationnelle, à la suite des travaux fondateurs de French et Raven, (1959). Elles caractérisent le « jeu des acteurs ». Les sources alternatives de pouvoir sont fondées prioritairement sur les ressources (Cox, 2001).
14En France, l’analyse de Crozier et Friedberg (1977) définit les sources de pouvoir comme les ressources et forces de chacune des parties en présence, leurs capacités stratégiques. Les ressources sont à la fois de nature individuelle, culturelle, économique et sociale. Ils identifient quatre sources de pouvoir : (1) l’expertise « qui tient à la possession d’une compétence ou d’une spécialisation fonctionnelle difficilement remplaçable » ; (2) la maîtrise des relations avec l’environnement où « l’information est du pouvoir… et permet de mieux maîtriser les incertitudes devant affecter l’organisation » ; (3) la communication « ayant une grande valeur stratégique » ; (4) l’utilisation des règles organisationnelles selon lesquelles « les membres d’une organisation sont d’autant plus gagnants dans une relation de pouvoir qu’ils maîtrisent la connaissance des règles et savent les utiliser ». Les auteurs proposent ainsi une analyse stratégique du comportement des acteurs dans les organisations.
15Dans une logique de ressources, Cox (2001) identifie trois sources de pouvoir : (1) la proposition de valeur faite au client final lors de l’acquisition d’un produit ou d’un service ; (2) l’apport d’une valeur ajoutée au niveau des processus qui optimisent les relations entre chaque partie prenante du réseau ; (3) l’appropriation de la valeur pour permettre la viabilité à long terme des investisseurs. On constate que les sources de pouvoir sont centrées à la fois sur la création de la valeur et sa captation, dans la logique de ressources qui caractérise la supply chain. Les auteurs avancent qu’un management de pouvoir est plus performant pour la chaîne lorsque la relation acheteurs-fournisseurs est équilibrée (interdépendance des deux parties) ou de type domination de l’acheteur sur le fournisseur. À l’inverse, lorsqu’il y a indépendance entre acheteurs et fournisseurs ou domination du fournisseur sur l’acheteur, le jeu de pouvoir peut avoir un impact négatif sur la performance globale de la chaîne. On observe que le terme de « pouvoir » est souvent associé au rapport de forces. Cependant il n’a pas toujours un impact négatif.
16En résumé, le pouvoir s’obtient par la possession et le contrôle de ressources valorisées par une autre partie. Ces ressources sont les actifs, attributs et conditions qui caractérisent les relations et génèrent la dépendance, l’endettement ou l’allégeance d’un membre à un autre. Même dans une relation asymétrique, le pouvoir demeure bilatéral. En effet, chaque membre de l’organisation dispose de ressources valorisées, bases de leur pouvoir dans la relation (Stern et al., 1996). Enfin, la dépendance que crée l’appartenance à la chaîne constitue une source de pouvoir supplémentaire. En ce sens, la dépendance se présente comme un composant ou une dimension des sources de pouvoir, plutôt qu’un phénomène séparé. Dans le contexte de la chaîne, l’interdépendance plus que la dépendance est un concept pertinent de même que ne doit pas être omis le concept de contrepouvoir, facteur équilibrant en permanence les relations de pouvoir (Pfeffer et Salancik, 1978).
Compétences et leadership directif ou partagé
17L’approche par les compétences souligne que l’important ne réside pas tant dans la possession de ressources matérielles et immatérielles que dans leur coordination efficace (Paché et Paraponaris, 2006 ; Bonet et al., 2010). L’avantage concurrentiel s’explique donc par l’existence de compétences distinctives et le management stratégique consiste à protéger et à déployer ces compétences et à en créer de nouvelles. Ces compétences correspondent à des capacités de leadership et permettent, par un déploiement judicieux des ressources, d’atteindre une position concurrentielle unique.
18Pour atteindre cet objectif, le leader peut exercer son pouvoir de deux manières différentes (Schul et al., 1983). La première correspond à un style directif, proche de la domination ; le leader organise, définit les taches et évalue les performances de manière unilatérale. La seconde est partagée, elle s’apparente davantage à l’autorité et à la persuasion ; le leader consulte les autres membres de manière à décider collectivement de la répartition des opérations et de leur coordination. Schul et al. (1983) ajoutent une forme intermédiaire où le leader prend en considération les besoins et les émotions des autres membres lors de ses décisions pour créer un environnement plus convivial et plus agréable et développe des normes relationnelles (voir l’annexe 1).
19En conclusion, rappelons que la condition essentielle d’efficacité opérationnelle de la supply chain tient à la fluidité du passage des produits depuis la production jusqu’au marché, dépendant de la nature des relations entre les acteurs de la chaîne. Cependant, la plupart du temps, le niveau requis de coordination ne peut être atteint car la chaîne subit une dynamique de pouvoir hostile à cette fluidité en raison de l’appropriation de la valeur par quelques acteurs. L’appropriation non équitable de la valeur réduit la performance et l’efficience de la chaîne jusqu’au consommateur final. Cette situation caractérise les chaînes dans lesquelles la dimension politique prévaut du fait de quelques acteurs en position de dominance et centrés sur leur intérêt. Le leadership directif caractérisant ce type de relation n’œuvre pas à l’optimisation de la création de valeur et à sa répartition équitable pour l’ensemble, sous optimisant ainsi la valeur pour le client final. En revanche, le leadership partagé permet aux acteurs de la supply chain de bénéficier de conditions d’échange plus équilibrées. Les deux illustrations que nous présentons dans la troisième partie nous permettent d’aborder les contextes de leadership directif et partagé dans la supply chain, en contexte international.
Deux illustrations du leadership dans la supply chain
20Au sein du CRET-LOG, l’étude de la supply chain et de ses acteurs s’appuie sur une multitude de terrains empiriques : domaines divers (grande distribution, industrie automobile, industrie du bois…) et pays différents (Maroc, Tunisie, Viêt-Nam, Chine, Brésil, Cameroun, etc.). Dans la grande distribution, les configurations de la supply chain dépendent des spécificités nationales. Le leadership exercé dépend du contexte socioculturel du pays d’accueil. Dans certains cas, le leader utilise majoritairement des sources de pouvoir coercitives et use de son poids économique et de négociation sur les autres acteurs de façon plus directive que participative. Dans d’autres cas, le leader utilise sa capacité à faire travailler ensemble les acteurs par l’usage de normes relationnelles pour favoriser la participation. Il apparaît alors moins clairement comme leader et partage avec d’autres un pouvoir plus diffus (leadership partagé). Afin d’illustrer ces deux types de leadership, nous nous appuyons sur deux terrains internationaux très différents : la supply chain de la grande distribution au Brésil et au Japon. Chacun d’eux reposent sur des analyses qualitatives effectuées lors de recherches antérieures ou des recherches en cours par les auteurs de ce chapitre.
La supply chain de la grande distribution au Brésil : le leadership directif du distributeur
Contexte de la grande distribution alimentaire
21Le Brésil, avec une population en augmentation constante, est considéré par les pays développés comme un pays à fort potentiel pour la consommation. Cela explique la forte croissance des investissements étrangers par de grands groupes internationaux installés dans de nombreux domaines, dont la distribution alimentaire. Actuellement, trois groupes se partagent le marché de la distribution qui est très concentrée. Il s’agit des Groupe Pão de Açucar/Casino, Groupe Carrefour et Groupe Walmart qui représentent à eux trois environ 80 % du chiffre d’affaires total de la distribution.
Leader directif
22Les grands distributeurs détiennent le pouvoir vis-à-vis de leurs fournisseurs locaux (PME). En effet, le pouvoir de négociation de ces derniers est faible et ils subissent la pression et les exigences de leurs clients. Ces fournisseurs subissent une relative vulnérabilité dans ces relations asymétriques.
Ressources et sources de pouvoir
23Les principaux facteurs de compétitivité des distributeurs sont le prix, le crédit au consommateur et la qualité des services, avec des investissements dans l’expansion et la recherche constante d’une plus grande efficacité. Ces éléments sont des ressources que les distributeurs détiennent par rapport aux autres acteurs de la chaîne, sources d’avantages concurrentiels et de pouvoir dans la supply chain. Les distributeurs s’appuient sur des ressources financières, opérationnelles (logistiques) et marketing.
Compétences du leader
24Au-delà de leurs compétences stratégiques et managériales, les grands distributeurs détiennent des compétences clés en gestion des ressources humaines. La qualité de la main-d’œuvre est un facteur clé de performance et un avantage concurrentiel fort pour distinguer les entreprises, les gains d’efficacité et la prestation de services. Au Brésil, le commerce de détail est un secteur de travail intensif avec de larges amplitudes horaires, qui implique la prise en compte de nombreux détails et dans laquelle le contact avec le consommateur est direct et constant. En raison de ces nécessités, le profil des salariés est en évolution, avec un niveau de qualification plus élevé. C’est donc un secteur en cours de professionnalisation où les ressources humaines sont très exigeantes et où la formation devient essentielle. De plus, les distributeurs gèrent des systèmes de contrôle de stock et de réapprovisionnement automatisés. Enfin, ils s’appuient sur la capitalisation des entreprises, l’informatique intensive et l’usage de technologies de l’information, l’utilisation d’outils de planification, les programmes de réduction des coûts, l’optimisation de la logistique, la différenciation des produits, l’évolution dans les modèles de gestion et des surfaces de vente, l’extension des formes de crédit au consommateur, l’amélioration de la qualité de service.
Leadership directif
25La relation entre la grande distribution et ses fournisseurs PME pose également la question de l’ajustement mutuel entre les acteurs. Dans le cas du Brésil, le détaillant exerce un pouvoir certain surtout vis-à-vis des fournisseurs qui n’ont pas de réel contrepouvoir de négociation. Ils imposent leurs conditions d’échange et leurs règles aux fournisseurs. Ainsi, leur leadership se caractérise par son caractère directif. Cependant, lorsque les fournisseurs sont de grandes entreprises, la relation s’apparente à de la coopération avec une recherche de satisfaction et d’engagement mutuels. Dans ce cas, le leadership est partagé, avec un équilibre de pouvoir dans cette relation gagnant-gagnant.
La supply chain de grande distribution au Japon : le leadership partagé du grossiste
26Le rôle et la place du grossiste dans la supply chain japonaise apparaît, au fil de recherches antérieures (Capo, 2006, 2008), comme central dans la coordination des acteurs bien au-delà de ce qui existe en France (voir le chapitre p. 75). Les caractéristiques du contexte japonais, les ressources et compétences du grossiste permettent d’identifier la présence d’un leadership partagé, facteur de performance accrue de la supply chain.
Contexte de la grande distribution alimentaire
27Les grandes chaînes de détaillants représentent depuis 2007 moins de 10 % du chiffre d’affaires de la vente de détail au Japon (METI). Caractérisée par une grande atomicité des détaillants et des fournisseurs, la distribution japonaise est mature et paradoxale : à la fois source d’innovation technologique, et d’innovation des concepts de distribution (convenience stores), la distribution japonaise laisse encore la part belle aux canaux longs et aux pratiques traditionnelles.
Leader partagé
28Au sein de la supply chain japonaise, le grossiste possède une place centrale et essentielle assurée par sa capacité à créer la coordination entre les acteurs. Pour des raisons culturelles et contextuelles, le grossiste japonais exerce sur les autres membres de la supply chain une influence qui vise plus à la coordination et à la participation qu’à la directivité, quel que soit son poids économique.
Ressources et sources de pouvoir
29Le grossiste japonais possède des ressources variables en fonction de sa taille et de son champ d’action (national ou régional). Cependant, les grossistes intervenant dans la grande distribution sont généralement nationaux et possèdent à la fois leurs propres ressources humaines, matérielles et financières mais ont aussi accès à celles de leur keiretsu (clique japonaise). Ces sociétés possèdent une main-d’œuvre abondante, des entrepôts et zones logistiques propres et une solidité financière d’autant plus élevée qu’ils sont adossés à la banque de leur keiretsu. Cependant, ils ne sont pas maîtres de la distribution au consommateur et n’ont pas un accès direct aux informations sur les ventes.
Compétences du leader
30Dans un environnement économique et commercial de crise, le grossiste apporte une stabilité à la supply chain. Son rôle d’intermédiaire dans tous les aspects de l’échange, permet au grossiste japonais d’assumer un double rôle de tampon et de filtre entre les partenaires. Ces deux rôles lui donnent la possibilité d’agir à la fois sur les termes de l’échange et sur les comportements des acteurs. Trois moments particuliers de l’échange font apparaître clairement les rôles de tampon et de filtre du grossiste : la négociation commerciale, l’échange d’informations et l’échange de paiements. Ses compétences principales se situent, tout d’abord, dans la coordination des flux logistiques et des acteurs de la chaîne logistique ; puis, dans la gestion des flux informationnels entre les acteurs ; enfin, le grossiste possède aussi des compétences financières qu’il met au service des autres membres de la supply chain. Il joue un rôle de garantie financière de paiement. Le rôle de tampon du grossiste prend une dimension financière. Cela explique pourquoi les acteurs privilégient de plus en plus les grands grossistes qui ont des fonds suffisants pour effectivement mettre en œuvre cette garantie. Ces éléments constituent les avantages concurrentiels conférant au grossiste un rôle clé, un leadership de fait.
31Enfin, le grossiste japonais, par l’intermédiaire de ses équipes dédiées, joue un rôle actif sur certaines normes relationnelles comme l’échange d’informations, la flexibilité, la solidarité ou encore la résolution du conflit. Ces capacités renforcent d’ailleurs sa réputation. Cependant, sous couvert de protection de certaines normes, il les détourne en faveur de son propre intérêt et augmente son pouvoir dans le canal de distribution. Par exemple, s’il joue un rôle d’interface entre les systèmes d’information de certains producteurs et de certains détaillants, il évite généralement de créer une totale transparence (tels que la norme relationnelle définie par MacNeil [1980] le préconise), s’aménageant ainsi des ressources et une expertise spécifiques. En s’appropriant les systèmes d’information aux interfaces des membres de la supply chain, il endosse en partie un rôle de e-leader, du moins en ce qui concerne la coordination logistique.
Leadership partagé
32Le grossiste japonais possède de nombreuses compétences lui permettant d’assurer une grande partie du rôle de leader par le biais de la coordination des acteurs. Cependant, d’autres acteurs, fournisseurs et détaillants selon les cas, possèdent aussi des sources de pouvoir à ne pas négliger et jouent un rôle décisionnaire (voir la distinction entre pivot coordinateur et émulateur dans Capo [2006]). Le grossiste partage donc ce leadership.
Discussion du rôle du leader en contextes internationaux variés
33À la suite de Cox (2001), nous observons que la supply chain s’apparente à une chaîne de pouvoir dans laquelle chaque acteur détient une part de pouvoir, à partir de sources, ressources et compétences de nature économique et politique. Nous avons identifié, dans nos études de cas, deux modes de leadership. Le premier (cas du Brésil) est directif, proche de la domination ; le distributeur leader organise, impose ses normes et procédures et évalue les performances de manière unilatérale. Cette situation concerne un grand distributeur dans ses relations avec de multiples fournisseurs de type PME (relations asymétriques). Le second (cas du Japon) est partagé et s’apparente davantage à la persuasion ; le grossiste leader consulte les autres membres de manière à décider collectivement de la répartition des opérations et coordonne pour l’ensemble de manière plus équitable, dans une relation de pouvoir équilibrée. Outre le cas spécifique des grossistes japonais, ce cas de figure concerne surtout les relations entre un grand distributeur et des fournisseurs de dimension internationale.
34Nos résultats s’accordent ainsi avec les travaux de Schul et al. (1983). Le leader mobilise des ressources et des compétences spécifiques consolidant sa position (Paché et Paraponaris, 2006 ; Bonet et al., 2010). L’exemple du distributeur en contexte brésilien démontre la capacité d’un leader directif à imposer ses normes et procédures de manière arbitraire et sans réel contrepouvoir de la part des fournisseurs ainsi traités. La transparence est organisée au profit du donneur d’ordres. En revanche, le cas du grossiste au Japon illustre un mode relationnel caractérisé par le leadership partagé. L’organisation d’un système collaboratif fondé sur le partage de l’information et la transparence permet à l’ensemble des acteurs de la chaîne d’œuvrer vers la réussite à chaque étape de la chaîne. Dans ce cas, le leader est un intermédiaire, le grossiste, fédérant l’ensemble des acteurs de la chaîne dans l’intérêt de chacun.
35Nos résultats peuvent être analysés en terme de cycle de vie des relations. Le cas du Brésil illustre une supply chain récente, encore en phase de construction dans laquelle le leader du projet détient un pouvoir directif vis-à-vis des membres de la supply chain. En revanche, le cas du Japon démontre qu’une supply chain à maturité permet une répartition des rôles, du pouvoir et du leadership aboutissant à une performance globale et plus équitable. Les exemples de supply chains de la grande distribution au Brésil et au Japon nous ont permis d’illustrer deux modes relationnels singuliers et de répondre en partie à la question du rôle du leader et de la nature de son leadership dans le contexte de supply chains internationales (voir l’annexe 2).
Conclusion
36Les résultats de cette recherche exploratoire représentent des conclusions préliminaires qui devraient être affinées et alignées sur le cadre théorique proposé. Des études de cas, sur un terrain international à grande échelle, dans d’autres contextes de supply chain (industrielle, de services) et à des niveaux d’analyse variés (relations entre entreprises multinationales, pays ou zones économiques) sont nécessaires pour accroître la validité externe des résultats. Il serait notamment bienvenu de s’intéresser au management interculturel dans la supply chain afin de vérifier l’influence de la culture sur les relations interentreprises, toujours en contexte de supply chain de la grande distribution, mais cette fois internationalisée.
Annexe
Annexe 1. Compétences des acteurs agissant sur les normes relationnelles (Capo, 2008)
Normes relationnelles | Compétences liées au développement de normes relationnelles |
Flexibilité | – Intégrer les changements environnementaux dans l’échange |
Solidarité (actions générales) | – Actions en faveur de la stabilisation de la relation |
Échange d’informations | – Créer et maintenir la transparence de la formation |
Mutualité | – Créer et maintenir la transparence des informations sur les bénéfices et les performances de chacun |
Intégrité des rôles | – Protéger ses propres domaines de compétence et ceux des autres |
Harmonisation des conflits | – Créer et maintenir « un esprit d’accommodation mutuelle » – Jouer les intermédiaires en cas de conflit |
Annexe 2. Synthèse des deux cas : distinction entre leadership directif et partagé
Auteurs
professeur à l’IPAG Business School
Maître de conférences en sciences de gestion à Aix-Marseille Université
Doctorante en sciences de gestion
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
De la porosité des secteurs public et privé
Une anthropologie du service public en Méditerranée
Ghislaine Gallenga (dir.)
2012
Vers de nouvelles figures du salariat
Entre trajectoires individuelles et contextes sociétaux
Annie Lamanthe et Stéphanie Moullet (dir.)
2016
Piloter la performance organisationnelle
Une aide à la décision avec la valeur ajoutée horaire
Michel Pendaries
2017
La démarche stratégique
Entreprendre et croître
Katia Richomme-Huet, Gilles Guieu et Gilles Paché (dir.)
2012
La logistique
Une approche innovante des organisations
Nathalie Fabbe-Costes et Gilles Paché (dir.)
2013
L’entreprise revisitée
Méditations comptables et stratégiques
Pierre Gensse, Éric Séverin et Nadine Tournois (dir.)
2015
Activités et collectifs
Approches cognitives et organisationnelles
Lise Gastaldi, Cathy Krohmer et Claude Paraponaris (dir.)
2017
Performances polynésiennes
Adaptations locales d’une « formule culturelle-touristique » globale en Nouvelle-Zélande et à Tonga
Aurélie Condevaux
2018