Un commentaire médiéval de la doctrine aristotelicienne de la justice : celui de Nicolas Oresme
p. 283-291
Texte intégral
1Notre propos n'est pas d'examiner ici l'ensemble du commentaire que Nicole Oresme fait du Ve Livre de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote, consacré, on le sait, à l'étude de la justice, rangée dans la catégorie des vertus pratiques, par opposition aux vertus dianoétriques que sont la prudence et la sagesse1, qui seront examinées ailleurs dans le même ouvrage, mais de nous limiter à l'une des gloses qu'en fait l'évêque de Lisieux au chapitre XIX2 et qu'on pourrait intituler : Un juge doit-il condamner un innocent que le droit condamne, preuves à l'appui ? En d'autres termes, le juge doit-il, en toute cause, juger en fonction des preuves et des allégations, conformément à la loi ?3. Et, dans ces conditions, faut-il condamner un innocent ?
2Nous sommes là, on le voit, au plan de la justice-sanction, non à celui d'une description théorique de la justice comme mésotès ; pourtant, nous allons voir que l'examen de l'argumentation de cette "question disputée" est lié de manière étroite à l'approfondissement de la dimension doctrinale du juste et de l'injuste.
Les arguments "pro" :
3Suivant la méthode habituelle de la quaestio, Nicole Oresme va conduire l'argumentation en pro et contra, puis donnera ses conclusions personnelles.
4Faut-il condamner quelqu'un dont on sait par intime conviction qu'il est innocent, en dépit des preuves réunies contre lui ? Le problème n'est pas mince, nous dit l'évêque de Lisieux, et, d'entrée de jeu, il est aporétique. Le recours au droit et à la théologie donnera le ton des "autorités" alléguées. Le droit, en effet, prescrit de juger en fonction des preuves établies, et le juge est gardien des lois ; il lui appartient donc de les faire respecter et de les appliquer, c'est là son "office"4 : il représente le prince, gardien des lois.
5Un deuxième argument invoque le bien public : un jugement doit avoir en vue l'approbation "commune et manifeste" ; cette dernière est à préférer à l'"approbation particulière privée ou occulte"5. Le juge doit "plus amer la conservacion de droit commun qui est bien commun que du droit ou du bien propre d'une personne privée ou de la vie d'icelle". Le juge n'est donc pas libre de juger selon son sentiment propre ; il est "contraint" d'appliquer le droit. N'est-il pas, selon les termes même d'Aristote6, "le droit animé et vivant, et establi pour faire selon les loys et non pas selon son opinion" ? Il s'agit là, comme nous le verrons, du droit positif ou civil, propre au régime ou à la constitution qui le fonde. Mais le droit canonique a aussi son mot à dire : si l'on prend le cas exactement inverse, dans un autre domaine, celui de la confession, un prêtre apprend en confession un crime ; cependant il ne doit pas pour autant juger le criminel, car ce n'est pas là sa fonction ; il n'est là que pour entendre, tel Dieu lui-même, mais n'a pas à se substituer à la justice divine. De la même façon, notre juge ne doit pas savoir que tel accusé est innocent ; il n'a pas à en connaître, pour ainsi dire, en tant que juge, mais il le sait "comme Robert ou Guillaume, c'est-à-dire comme personne privée", totalement distincte de son office. "Et il congnoist le mesfait comme juge". S'il n'en était pas ainsi, il en résulterait que la justice dépendrait du vouloir et de l'opinion du juge, de la certitude qu'il a acquise et non d'une appréciation objective des faits. Si le jugement était fondé sur une certitude intérieure, le juge ne pourrait-il pas condamner tel accusé comme malfaiteur, en se fondant uniquement sur sa conviction ? De la même manière, il peut se tromper en déclarant innocent un homme dont on a fait la preuve qu'il est coupable7. La "conscience du juge" ne dit pas le droit, car s'il applique la loi, il n'en est pas l'auteur.
Les arguments "contra" :
6Si le formalisme juridique triomphe dans le premier volet de l'argumentation, c'est l'examen "au fond" du problème qui va faire l'objet de l'exposé "contra".
7On peut en effet argumenter à l'inverse : n'est-il pas injuste, le juge qui commet volontairement une injustice à l'encontre de la volonté de celui qui la subit, et n'est-ce pas là le cas examiné, à savoir celui du juge qui condamne un homme dont il sait qu'il est innocent ? Selon Aristote en effet8, un acte d'injustice est un acte injuste, puisqu'il est commis sous l'inspiration de dispositions intérieures. Ici, le renvoi à l'intention est clair, car "est en notre pouvoir", en effet, "l'acte dont le principe est en nous". On doit donc distinguer les actes injustes en fonction des dispositions de ceux qui les commettent9. Tel serait le cas du juge condamnant l'innocent ; il agirait ainsi sciemment et délibérément, et il commettrait par là même un péché, concept, certes, aussi peu aristotélicien que possible, mais qui, pour Oresme, parachève assez bien l'analyse très poussée de l'action juste ou injuste élaborée par le Stagirite, sans mettre en cause ses perspectives fondamentales. Car on agit, ou bien, ou mal, mais un acte ne peut pas être considéré tantôt comme bon, tantôt comme mauvais, au témoignage de saint Augustin et des "docteurs catholiques"10. Condamner un innocent est un acte intrinsèquement mauvais, contraire à la "pitié" et à l'équité naturelle". Mais peut-on faire échec au droit établi ? La réponse d'Oresme tient toute entière dans le recours au "droit naturel", qui transcende les lois positives et se trouve légitimé, de plus, par le droit divin, prescrivant de ne pas occire l'innocent et le juste. Condamner un innocent est donc "felonnie et iniquité". Pourquoi ? Parce que, répond Oresme, "nul droit positif ne peut dérégner à droit naturel ne obliger a faire contre droit naturel". Et, en cas de "perplexité", c'est-à-dire de conflit entre les deux droits, c'est le droit naturel qui prend le pas sur le droit positif ; agir autrement serait pécher. C'est que "droit naturel est ordené de Dieu, et droit positif establi par hommes, et l'en doit plus obéir à Dieu qu'as hommes". Punir un innocent est contraire au droit naturel ; Aristote en témoigne, Cicéron aussi. Reportons-nous à Aristote11 : il distingue en effet le "juste fondé sur la nature", ou encore la "loi universelle, non écrite, nomos koinos agraphos12, la "loi universelle fondée sur la nature"13 et le juste fondé sur la convention, suivant en cela la tradition platonicienne contre les thèses des Sophistes, exprimée en particulier dans le Gorgias ou la République, le Protagoras ou les Lois, X, 889 e-890 a. Opposant le droit naturel, - fondé sur le principe moral selon lequel on ne saurait infliger une sanction hormis dans l'hypothèse d'une faute commise -, au droit positif, Oresme, pour illustrer son propos, cite le cas d'un homme marié qui choisira d'être excommunié plutôt que de consommer son mariage, car il sait qu'en le faisant, il commettra un péché mortel, son épouse étant liée à lui par des liens de parenté lui interdisant une telle transgression, bien qu'il ne puisse en fournir la preuve. Pourtant, la loi ne commande-t-elle pas "que les mariés gisent ensemble" ? Pour résoudre un tel conflit, il faut agir conformément à l'intention et à la conscience intime plutôt que de se soumettre à une obligation juridique qui, du reste, en l'espèce, est généralement conforme à la loi naturelle ; mais il y a des cas, peu nombreux, où l'exigence première est d'obéir à sa conscience plutôt qu'à la loi : dans le cas précis, la loi "n'oblige pas, simplement". Mieux vaut, dans une situation de ce genre, encourir la sanction de la loi que de s'y soumettre.
8Cependant, l'exemple qui vient d'être évoqué est-il identique au problème principal auquel se trouve confronté le juge ? En condamnant l'innocent, péche-t-il de la même manière ? On voit bien en effet la différence : dans le cas de l'homme marié, c'est une décrétale qui lui interdit de consommer son mariage ; mais c'est la loi canonique du mariage qui lui enjoint de "connaître" sa femme. Il semblerait donc que cet exemple ne soit pas discriminant. Cependant, il faut distinguer : ce n'est pas parce que la décrétale interdit que l'on "connaisse" sa cousine que c'est là un péché mortel, mais c'est très exactement l'inverse, car commettre un tel péché relève du droit naturel, dont la décrétale n'est qu'une application au plan du droit positif. De la même manière, condamner un innocent est aller contre le droit naturel, même si aucun droit écrit ne l'interdit, car le droit naturel est "escript au cœur des hommes", et c'est là une raison nécessaire et suffisante pour s'y conformer. De plus, le droit naturel est ici concordant au droit divin, comme le recommande l'Exode au XXIIIe chapitre : "Garde que tu n'ensuives la tourbe ou multitude à faire mal, et ne consent pas en jugement a la sentence de pluseurs en tele manière que tu dénies et voises hors de vérité". En d'autres termes, encore faut-il que les preuves apportées ou les témoignages invoqués apparaissent au juge comme étant l'expression même de la vérité pour être valables.
Justice et équité
9Le droit positif n'est-il pas, d'une certaine manière, contradictoire, puisqu'il a vocation à l'universalité, à dire le juste et le raisonnable et que pourtant il ne soit pas à suivre dans le cas examiné ? Une telle contradiction, Aristote la résoud en distinguant entre l'application générale de la loi, qui vise à l'universel, et le cas particulier14, qui peut et doit être examiné selon l'équité, qui est une forme supérieure de la justice, tout en faisant partie du même genre15. Pourquoi cette distinction ? Oresme la commente fortement : "Car tele est la nature des choses ouvrables par nous ; ce dit Aristote16". Et il ajoute : "Et la cause de ce il met au premier de Réthorique (sic) ou il dit que tele chose advient pour ce que les cas et les circonstances des operacions humaines sont infinies et innombrables".
10L'action humaine, en effet, pour rationnelle qu'elle doive être en son essence, est néanmoins tributaire du contingent ; le particulier n'est pas de l'ordre du spéculatif, ce qu'est, en son fondement, le juste, qui renvoie à l'égal ; comment concilier ces deux exigences, plier la norme au fait, le nécessaire au contingent ? C'est là qu'intervient, précisément, l'équité, qui juge "selon la vérité et non pas selon la loy", et qui est une "vertu selon droit naturel, et, en tant que telle, meilleure que droit positif"17. Pour illustrer son propos, Oresme cite dans une glose voisine18 le cas de ces étrangers ou forains auxquels la loi interdisait de monter sur les murs de la cité et qui, cependant, enfreignirent la loi pour défendre la cité contre des assaillants. Fallait-il les punir de cette infraction ? La réponse est claire, car, en agissant ainsi, ils ne sont pas allés "contre l'intencion de celui qui mist la loy", bien au contraire. De la même manière, rendre un dépôt est conforme à une loi juste ; pourtant, faut-il s'y conformer s'il s'agit de rendre à un forcené son glaive ?19.
Les conclusions d'Oresme
11On prévoit déjà sous quelle bannière va se ranger le disciple et commentateur d'Aristote : rendre la justice, dans ce que cet acte a de plus fondamental, c'est suivre sa conviction intérieure, sa conscience au sens le plus élevé du terme, les certitudes acquises tout au long de l'instance. Si une telle certitude fait défaut, il faudra que le juge condamne en s'appuyant sur les preuves alléguées, mais, s'il est certain de l'innocence, il doit passer outre à la loi. Néanmoins, il est préférable, dans ce dernier cas, qu'il s'en remette à "la conscience du souverain", où l'on aperçoit combien l'office du roi justicier est ici considéré dans toute son ampleur, et notamment dans l'exercice de l'équité, vertu royale par excellence. Cependant, s'il arrivait qu'un juge ayant refusé de condamner un innocent se voyait privé de son office, pour un temps ou définitivement, il devra souffrir cette "infortune" plutôt que de commettre le péché de condamner injustement. S'agira-t-il, pourtant, de défendre la loi au mépris de la justice en considérant que sauvegarder le bien commun vaut mieux que préserver une personne privée ? C'était, on le sait, l'un des arguments les plus forts des partisans du formalisme juridique qui s'exprimaient dans les arguments "pro". "Je di que il (le juge) doit encore plus amer soy garder de péchier", répond Oresme, car en agissant ainsi, le juge "garde le droit appelé epyeyke" et ne détruit pas le droit commun, mais au contraire, "par ce demeure et est juste comme dit est"20. On ne saurait contraindre la personne du juge ; aucun droit digne de ce nom ne comporte une telle obligation, et condamner un innocent relève de la contrainte pure et simple, c'est-à-dire de la privation de liberté. En outre, agir ainsi est défendu par Dieu, nous l'avons vu ; en cela droit et théologie s'accordent pleinement. Distinguer dans le juge la personne privée et l'officier de justice n'est pas non plus concluant, car la personne du juge prévaut sur son obligation de magistrat, et on ne saurait distinguer, sinon de manière sophistique, l'une de l'autre. Et quand bien même le juge, en refusant de condamner, se trompe, "ce n'est pas si grant inconvenient de absouldre un malfaiteur comme de condamner un innocent"21. Mais, à l'inverse, faut-il pour autant qu'un juge condamne un malfaiteur pour un crime dont il n'a pas la preuve, en se fondant sur sa seule certitude intérieure ? La réponse n'est pas symétrique, car le juge ne doit pas le faire s'il n'a pas les preuves de ce crime, et s'il ne peut les obtenir. Certes, il y a "dissimilitude" entre les deux cas envisagés ; cependant l'essentiel pour le juge est de ne point pécher, et, en ne condamnant pas un malfaiteur sans preuves, même s'il est certain de sa culpabilité, il ne pèche point, "mais il ne peut sans pechier condamner l'innocent". C'est également ce que recommande Aristote en traitant de l'équité, car "l'en doit savoir que, aussi comme des autres choses naturelles, les unes viennent toujours sans instance comme est le soleil lever chascun jour, les autres adviennent quant au plus et communelment ; mais aucune fois et peu y a deffault ... Et quant il y a deffault, adonques nature fait le mieulx qu'elle peut. Semblablement il est aucun droit naturel ou il ne peut cheoir instance"22.
12En d'autres termes, la contingence des choses humaines s'inscrit au creux de la justice humaine, imparfaite comme le sont les circonstances de la vie des êtres soumis au changement et à la corruption ; c'est alors que peut s'exercer au mieux cette vertu qu'est l'équité ; mais à l'horizon de ces incertitudes se profile un droit dont la norme est intangible et inviolable ; il ne varie pas selon les cas et renvoie à l'universalité véritable, englobant tout le particulier, alors que la généralité de la loi écrite n'en est qu'une figure passagère et finie.
13En résolvant ainsi la question disputée, Oresme, sans trahir la doctrine aristotélicienne de la justice, l'inscrit au cœur même de l'éthique des préceptes bibliques, par un de ces paradoxes dont les penseurs médiévaux ont été coutumiers : condamner un innocent, c'est proprement pécher. Aristote aurait-il souscrit à un tel enseignement ?
Notes de bas de page
1 Aristote, Ethique à Nicomague, traduction française Gauthier-Jolif, Commentaire en deux volumes, Louvain-Paris, 1958-59.
2 Nicole Oresme, Le Livre des Ethiques d'Aristote, édition A.D. Menut, Menasha, Wisconsin, U.S.A., 1940, Livre V, chapitre XIX, p. 316-321.
3 Ed. cit., p. 316, note 5.
4 Ibid., p. 316.
5 Ibid.
6 Ibid. et Aristote, Politique, III, 16, 1287 a 32 sq.
7 Encore faudrait-il s'appesantir sur le sens du concept de preuve, "probation", tel qu'Oresme en use ; ce serait là, on en conviendra, un tout autre problème ...
8 Eth. Nic. 1135 a 16-1136 a 9.
9 Gauthier-Jolif, Commentaire, vol. I, p. 397 sq.
10 Livre des Ethiques, p. 317.
11 Eth. Nic. 1134 b 1 sq.
12 Aristote, Art Rhétorique-Art Poétique, texte et traduction française par J. Voilquin et Jean Capelle, Garnier, Paris, 1944, p. 91, 121 sq.
13 Ibid. 1173 b 6 et Gauthier-Jolif, Commentaire cit., vol. I, p. 391.
14 Eth. Nic. livre V ch. 14, 1137 a 31 - 1138 a 3, et Rhétorique, I, 13.
15 Eth. Nic. V, 14, 1137 b 5 sq.
16 Livre des Ethiques, p. 319.
17 Ibid., p. 324, gloses 5-6.
18 Livre des Ethiques, p. 324-5, glose 13.
19 Ibid., p. 319.
20 Ibid., p. 320.
21 Ibid., p. 321.
22 Ibid., p. 325, glose 14.
Auteur
Université de Paris XII
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