La recherche en stratégie
Pour un anti-agenda
p. 17-27
Résumés
Le management stratégique est sans doute la discipline des sciences de gestion qui a connu le développement le plus rapide de ces dernières décennies. L’aboutissement de cette dynamique, et notamment le caractère devenu très éclectique de la discipline, suscite des appréciations contrastées. De ce fait, il ne manque pas d’appels à la clarification des problématiques de recherche en management stratégique, voire à la restauration d’une forme d’unité paradigmatique, mais ces appels sont susceptibles de nourrir une conception restrictive des questions de recherche en stratégie. Pourtant, que l’on appréhende cette dernière comme un objet d’analyse ou une pratique à orienter, les pistes ne manquent pas pour enrichir l’agenda de recherche et le doter d’une plus grande pertinence.
Strategic management is doubtless the field of management which has known the fastest development over the past few decades. The outcome of this dynamics, in particular the very eclectic character of the discipline, leads to contrasted appreciations. Therefore, there is a call to clarify the research questions in strategic management, or even the restoration of paradigmatic unity, but this call may result in a restrictive view of research in strategy. Nevertheless, whether we consider the latter as an object of analysis or a practice to be directed, several perspectives are offered to enrich the research agenda and endow it with greater relevance.
Texte intégral
1Il est courant de considérer les sciences de gestion, dont le management stratégique fait partie, comme une discipline jeune. Cet argument de la jeunesse, dont on voit bien évidemment le caractère « non soutenable », est parfois invoqué pour justifier certains à-peu-près ou certains balbutiements de la discipline. Cela n’est pas faux si l’on prend comme repère, ou comme base de comparaison, telle ou telle discipline de sciences naturelles, ou de sciences sociales comme l’économie, à laquelle le management stratégique opère de larges emprunts, ou bien encore ce que l’on appelle les « humanités », auxquelles le management stratégique emprunte manifestement beaucoup moins.
2En même temps, il y a largement de quoi construire une histoire du management stratégique et, de fait, de nombreux spécialistes de la discipline s’y sont employés. Les récits disponibles, souvent linéaires au sens où ils mettent au jour une succession de courants ou d’écoles au substrat théorique plus ou moins affirmé, révèlent un assez large consensus, jusque dans l’inventaire des clivages caractérisant la discipline (par exemple, la – trop – célèbre opposition contenu-processus) et dans celui de ses principaux traits, dont un éclectisme patent.
3« Que de chemin parcouru depuis 1911, date de création du premier cours de business policy à la Harvard Business School », nous disaient déjà Joffre et Kœnig (1985) dans le premier chapitre de l’ouvrage qu’ils publient au milieu des années 1980 sous le titre Stratégie d’entreprise : antimanuel. Un quart de siècle plus tard, le corpus de la discipline s’est encore étoffé, en partie à propos de thématiques que Joffre et Kœnig (1985) signalaient comme particulièrement importantes comme les stratégies de coopération, au point de rendre délicate la restitution ordonnée et cohérente de son contenu. Le management stratégique est en effet sans doute la discipline de sciences de gestion qui a connu le développement le plus rapide de ces dernières décennies. Le plus rapide, mais peut-être aussi le plus confus.
4Le point d’aboutissement actuel de ce développement suscite des appréciations contrastées. Certains vantent l’éclectisme de la discipline, qui serait naturellement fécond, et plaident pour un renforcement de la pluridisciplinarité, quand d’autres y voient à la fois un défaut et une menace pour son avenir face à d’autres disciplines davantage structurées et établies, comme l’économie. Certains célèbrent son ouverture et sa sensibilité aux réalités changeantes des entreprises et de leurs environnements, quand d’autres regrettent un manque de constance, l’absence d’une véritable production cumulative de connaissances, et déplorent les flous conceptuels et l’absence d’unité paradigmatique.
5En toile de fond se profile l’éternel débat sur le divorce entre pratique et recherche, que le goût de l’académisme et le souci corrélatif de « scientificité » auraient largement nourri. À cet égard, la prise de conscience d’acteurs et de témoins privilégiés de la production de connaissance en stratégie, quoique tardive, n’en est pas moins révélatrice d’une certaine dérive (voir par exemple Schendel [2006]). Les bilans de la discipline « management stratégique » s’accordent ainsi sur le caractère confus et éclectique du champ, à quoi s’ajouteraient des interrogations sur le sens, la pertinence ou l’utilité des connaissances qu’il produit. Et les plaidoyers ne manquent pas, qui invitent à infléchir la trajectoire de la discipline dans le sens d’une plus grande unité ou cohérence. Cependant, la structuration du champ du management stratégique et les orientations qu’il conviendrait de privilégier appellent quelques réflexions complémentaires.
Le management stratégique : adhocratie fragmentée ou bureaucratie cloisonnée ?
6L’éclectisme du management stratégique résulte de son attitude largement emprunteuse de concepts, théories, questionnements produits par d’autres disciplines. En simplifiant, le management stratégique emprunte à la fois à l’économie, dans différentes traditions (économie industrielle, économie de l’organisation, etc.), et aux théories des organisations, elles-mêmes nourries d’apports de sociologues, de psychologues, mais aussi d’apports de managers ou de dirigeants expérimentés. Ces différentes disciplines ne sont pas structurées de la même façon et manifestent une dynamique propre.
7Whitley (1984a) propose un cadre d’analyse de la structuration des disciplines scientifiques qu’il considère comme des organisations où se déploient des stratégies de conquête de réputation : les chercheurs dans une discipline gagnent leur position dans la hiérarchie en contribuant au contenu et à la structure des connaissances dans leur champ. Selon lui, deux éléments déterminent la façon dont un champ scientifique est organisé :
- le degré d’interdépendance entre chercheurs : dans quelle mesure ces derniers sont-ils dépendants les uns des autres pour gagner en réputation ?
- le degré d’incertitude de la tâche : incertitude technique, concernant le degré de consensus existant quant aux méthodes et aux procédures de recherche considérées comme pertinentes, et incertitude stratégique portant sur l’inventaire des questions devant figurer à l’agenda de la discipline et sur les buts qui doivent orienter les efforts.
8Le croisement des états pris par ces deux paramètres conduit à différentes configurations de champs scientifiques. Dans le domaine des sciences sociales, et en limitant l’incertitude de la tâche à son volet stratégique, Whitley (1984a) repère quatre configurations principales, que la figure 1 synthétise. Au regard de ce cadre d’analyse, l’économie anglo-saxonne présente les caractéristiques d’une bureaucratie cloisonnée. Elle est constituée d’un cœur de théorisation pure, abstraite, qui occupe les revues académiques considérées comme les plus prestigieuses, et d’un ensemble de sous-champs périphériques de recherche appliquée (économie du travail, économie internationale, économie régionale, etc.) dont les productions ne viennent pas, par effet de cloisonnement, perturber par des « falsifications » empiriques le cœur de la discipline.
9Dans son état actuel, la discipline « théorie des organisations », quant à elle, possède l’allure d’une oligarchie polycentrique depuis que différents courants, qui se sont développés de façon largement indépendante (théorie de l’écologie des populations, théorie de la dépendance en ressources, théorie néo-institutionnelle sociologique, etc.), sont venus contester le statut un moment dominant de la théorie de la contingence d’inspiration structuro-fonctionnaliste. Cela vaut, du moins, pour le cas des travaux nord-américains. Dans le cas européen, le champ des études organisationnelles fait davantage figure d’adhocratie fragmentée, traversée de multiples points de vue sur les questions ontologiques et épistémologiques, au point que Clegg et al. (1996) peuvent observer :
Gone is the certainty, if ever existed, about what organizations are ; gone, too is the certainty about how they should be studied, the place of the researcher, the role of methodology, the nature of theory. Defining organization studies today is by n° means an easy task.
10Arguant du fort éclectisme du management stratégique, Foss (1996) qualifie ce champ d’adhocratie fragmentée et rejoint ainsi le diagnostic que pose Whitley (1984b) pour le management en général.
11De nombreux analystes s’accordent sur ce constat (Martinet et Thiétart, 2001 ; Peteraf et Ferrier 2002 ; Hambrick, 2004), voire établissent un parallèle entre la situation actuelle de la stratégie et celle de la théorie des organisations au tournant des années 1970 (Wilson et Jarzabkowski, 2004). Cependant, on peut également voir les choses un peu différemment. Par exemple, Tsoukas et Knudsen (2002) considèrent qu’il existe une tradition dominante en stratégie correspondant à un mode privilégié d’explication des phénomènes analysés et à une certaine conception du rapport entre pensée et action.
12Le mode préféré d’explication ressortit à ce que certains appellent une approche de type « variance » (par opposé à une approche de type processus) et à un modèle déductif-nomologique. Il correspond à la volonté de trouver des associations entre variables de façon à identifier des régularités, voire des lois dans le comportement des entreprises. Cette quête de lois entre largement en cohérence avec les modèles d’équilibre prévalant dans une certaine vision de l’économie et les modèles structuro-fonctionnalistes qui ont dominé la sociologie et l’économie des organisations.
13Les premiers, dont on trouve trace dans le paradigme SCP, l’école dite du positionnement et une partie de la théorie moderne des jeux, cherchent à expliquer ce qui se produit dans un système stable en comparant deux états d’équilibre, avant et après un changement dans les variables exogènes du système. Quant aux modèles structuro-fonctionnalistes, dont la théorie de la contingence structurelle, la théorie des coûts de transaction, ou celle de l’entreprise considérée comme un « nœud de contrats » sont une expression, ils cherchent à expliquer l’existence des différentes structures institutionnelles que les modèles d’équilibre tendent à prendre comme une donnée. Proche des thèses darwiniennes de la sélection naturelle, cette explication revient le plus souvent à poser que les arrangements structurels observables sont à chaque fois une réponse efficiente à un ensemble de circonstances, permettant de minimiser un type de coûts ou un autre (coûts d’agence, de transaction, d’adaptation, de surveillance, etc.).
14Le point commun de ces deux types de modèles est de considérer implicitement le monde comme possédant un ensemble fini d’états (la vision d’un monde clos, par opposé à celle d’un monde ouvert) et d’inspirer des recherches plus soucieuses de révéler, d’analyser et de justifier ces états que d’élucider les processus qui les produisent, les reproduisent, les transforment. Concomitamment, ces travaux expriment une conception de la relation entre pensée et action que Tsoukas et Knudsen (2002), comme d’autres auteurs, qualifient de « représentationnisme ». Dans sa version forte, cette approche exprime l’idée d’un monde pré-donné, possédant certaines caractéristiques, dont on peut acquérir une représentation ou une connaissance rigoureuse par l’exercice de la réflexion et de la raison. Sur la base de cette connaissance préalable, possédant le statut d’idées claires considérées comme vraies, l’action est alors conduite en suivant des règles explicites de façon à atteindre un ensemble de buts.
15Parler de tradition dominante, c’est évidemment sous-entendre qu’il en existe d’autres dont l’expression est plus discrète et/ou la légitimité moins reconnue. De fait, si la tradition qui vient d’être évoquée semble largement répandue en management stratégique et avoir inspiré de nombreux travaux, on peut lui opposer un ensemble substantiel de recherches d’inspiration non représentationniste, s’inscrivant notamment dans la perspective de l’enactment et du « sensemaking » de Karl Weick, qui considèrent que la connaissance est action au sens où les énoncés produits sur le monde ne décrivent pas un monde pré-donné mais, en l’interprétant, contribuent à le créer.
16Une telle perspective conduit naturellement à des recherches plus soucieuses de révéler les processus et les mécanismes qui produisent des événements empiriques spécifiques, qu’à accumuler les matériaux constitutifs d’une approche « variance ». En s’attaquant à la question de savoir comment les individus et/ou les organisations font des « choix stratégiques » en construisant progressivement leurs ensembles d’opportunités dans des environnements changeants et partiellement imprévisibles, cette perspective peut apporter une contribution à l’élaboration d’une théorie dynamique de la stratégie, laquelle n’a guère de chances de voir le jour tant que l’on persiste à enregistrer des « régularités sociales » ou à traquer les lois invariantes qui expliqueraient et prédiraient le comportement stratégique des entreprises. Si l’on accepte cette présentation, la structuration du champ du management stratégique s’apparente alors plutôt à celle d’une bureaucratie cloisonnée : une « science normale », où les questions sont claires et consensuelles, les méthodes peu discutées dans leurs principes, environnée d’un ensemble de points de vue qui viennent la contester sans vraiment parvenir, pour de multiples raisons, à s’imposer.
17Bureaucratie cloisonnée ou adhocratie fragmentée, la question reste ouverte dans la mesure où on peut trouver des arguments pour soutenir chacune de ces visions. Cela s’explique évidemment par la tradition d’emprunts du management stratégique. En empruntant à d’autres disciplines, le management stratégique, considéré globalement, tend à importer en son sein les débats récurrents qui opposent les disciplines-mères, au risque de devenir « un espace de disputes interdisciplinaires », voire « un sous-champ de disciplines plus établies » (Déry, 2001). Dans le même ordre d’idées, on peut considérer que, par mimétisme, la structuration du champ du management stratégique en vient à ressembler à celle du ou des champs auprès desquels il puise ses références, ses cadres théoriques, ses méthodes de recherche. Dès lors, selon l’inventaire des disciplines de référence que l’on retient, la perception que l’on a du management stratégique change sensiblement.
18Le diagnostic pourrait être affiné, mais ce n’est sans doute pas tant l’état actuel qui importe que l’évolution souhaitable, sachant que l’une comme l’autre des configurations entretient des germes de dérive dommageable : dans un cas, le piège de la spécialisation excessive susceptible de bloquer le développement de nouvelles perspectives, de nouvelles problématiques, ou d’éliminer certains sujets ; le piège d’une fragmentation irréfléchie ou erratique dans l’autre cas, sans véritable continuité de programmes de recherche, empêchant toute « bonne conversation ».
L’avenir du management stratégique : quel scénario ?
19L’avenir du management stratégique comme champ disciplinaire semble bien inquiéter davantage ceux qui font le constat de son fort éclectisme actuel que les autres. Cela n’est pas pour surprendre puisque l’on voit mal pourquoi, lorsqu’on est bien placé dans une bureaucratie cloisonnée, il faudrait se poser beaucoup de questions : l’essentiel est de le rester en publiant dans les revues considérées comme prestigieuses, sur le ou les sujets canoniques, de préférence en construisant une réputation d’expert sur l’un de ces sujets.
20De ce côté cependant, les voix qui s’élèvent tiennent des discours plutôt discordants. Certains, comme Volberda (2004), plaident pour l’instauration, sinon la restauration, d’une unité paradigmatique et font ainsi écho aux propos de Pfeffer (1993) quant à l’évolution souhaitable du champ des théories des organisations, ou à ceux, analogues, de Donaldson (1996) sur le même sujet. On pourrait évidemment leur répondre que la configuration qu’ils souhaitent existe déjà, si l’on adhère à l’analyse de Tsoukas et Knudsen (2002). Il est possible que sa philosophie ne leur paraisse pas satisfaisante, mais il convient alors de rouvrir le chantier des questions dans lesquelles la recherche en stratégie doit s’investir et de reprendre un débat à la fois épistémologique et méthodologique, en espérant déboucher sur un agenda consensuel.
21D’autres défendent le nécessaire maintien de l’éclectisme (voir par exemple Wilson et Jarzabkowski [2004]), voire son accentuation en élargissant encore l’éventail des emprunts disciplinaires (Zald, 1996), et invitent ainsi à suivre le chemin que suggère Van Maanen (1995) en théorie des organisations. En un sens, cela revient à se satisfaire du statu quo, au risque d’entretenir une confusion déjà grande et de voir le champ disparaître ou se désintégrer en de multiples chapelles.
22Il existe évidemment des postures intermédiaires. Par exemple, Foss (1996) pose la question de savoir : « la recherche en stratégie a-t-elle besoin d’un programme dominant ou est-elle par nature pluraliste et éclectique, en raison de sa proximité avec les problèmes pratiques ? ». La réponse et le scénario d’évolution qu’il propose est un plaidoyer pour un « pluralisme équilibré » permettant le débat entre différentes « alternatives » théoriques, c’est-à-dire différentes théories traitant du même phénomène (par exemple, l’économie industrielle telle que revisitée par Michael Porter et la resource-based view, cherchant toutes deux à expliquer la performance supérieure).
23Une proposition de ce genre pourrait mener le champ du management stratégique à la configuration d’une oligarchie polycentrique, forme que Whitley (1984a), s’inspirant de réflexions de James March, présente comme la structuration la plus féconde car alliant les logiques d’exploitation et d’exploration. La supériorité de ce type de structuration, qui suppose que soient tenues ensemble des exigences contradictoires, ne saurait cependant être posée sans discussion. Après tout, l’exemple que donne le champ des théories des organisations dans sa version nord-américaine n’est pas nécessairement convaincant s’agissant de la « bonne conversation » entre les quelques grands courants qui dominent depuis le milieu des années 1970 : les essais de synthèse sont rares ; ils prennent davantage l’allure d’une hiérarchie de théories que celle d’un enrichissement mutuel correspondant à un véritable progrès scientifique1.
24Le risque d’une structuration comme l’oligarchie polycentrique est bien d’observer le développement distinct de différents courants qui ne se parlent guère, mais se font plutôt concurrence. En management stratégique, le cas de la recherche en entrepreneuriat, elle-même pluraliste en termes de cadres théoriques, est à cet égard plutôt emblématique, au moins dans le cas français. La volonté de quelques-uns s’est clairement manifestée d’en faire un champ spécifique, avec tous les attributs académiques correspondants (revue, association savante, congrès annuel), distinct du management stratégique, alors qu’on imagine mal que l’entrepreneuriat, quelle que soit sa forme, puisse être autre chose que partie intégrante (sinon le cœur) de la stratégie2. De façon discrète, c’est ce que Levy-Tadjine et Paturel (2008) expriment lorsqu’ils écrivent, en traitant des relations entre pouvoir et entrepreneuriat : « au passage, le rapprochement implicite opéré entre le champ de l’entrepreneuriat et la discipline stratégique risque de heurter les partisans d’une autonomisation de la discipline entrepreneuriat ».
25Une discussion plus approfondie de ces différentes opinions quant à la situation actuelle du management stratégique et de son évolution souhaitable gagnerait à décliner la notion de pluralisme, qui peut signifier différentes choses (pluralisme ontologique, théorique, méthodologique, etc.). On n’entrera pas ici dans ces développements, mais il convient d’évoquer ce qui, de toute façon, les conditionnerait et qui est la question de l’agenda de recherche (autrement dit, la question de l’incertitude stratégique caractérisant le champ, selon Whitley [1984a]). De longue date, l’objet du management stratégique et la notion même de stratégie suscitent des formulations diverses et des discussions sans fin. Il semble bien cependant, notamment sous l’effet d’un emprunt croissant à l’économie, que l’agenda de recherche en stratégie tend à se réduire à quelques questions clé.
26L’inventaire en est emprunté à Richard Rumelt qui considère qu’une théorie stratégique devrait répondre à quatre questions fondamentales : pourquoi l’entreprise existe-t-elle, qu’est-ce qui explique ses frontières, qu’est-ce qui explique son organisation interne, quelles sont les sources ou les déterminants de la performance supérieure ou de l’avantage concurrentiel « soutenable » qui la conditionne ? Parfois même, on peut se demander si cet inventaire ne se réduit pas à la seule question de la performance en considérant que la réponse aux autres questions est fournie par d’autres disciplines que celle du management stratégique (l’économie, évidemment, et notamment l’économie des organisations).
27Associé à une définition dite consensuelle de la stratégie, celle que Nag et al. (2007) construisent3, l’inventaire correspond à un agenda certes clair, mais extrêmement borné et appauvri ou restrictif, ne serait-ce qu’en termes de types d’organisations et de catégories d’acteurs concernés par le sujet, ainsi que de finalités ou de significations de l’agir stratégique. Nul doute que la réponse à ces différentes questions puisse mobiliser une variété de cadres théoriques et nourrir le « pluralisme équilibré » que souhaite Foss (1996). Après tout, c’est par référence à un agenda de ce genre que Williamson (1999) instruit le débat entre sa théorie des coûts de transaction et l’approche « ressources et compétences » qui se présente comme une concurrente de cette dernière. Nul doute également qu’un tel agenda laisse dans l’ombre nombre de sujets et de questions fondamentaux.
28Que l’on considère la stratégie comme un objet d’analyse ou comme une pratique à comprendre et à orienter, les pistes ne manquent pas pour enrichir l’agenda de recherche en management stratégique et le doter d’une pertinence, notamment sociale ou sociétale, plus affirmée. Évoquons-en quelques-unes, parmi celle déjà exposées par ailleurs (Bréchet et Desreumaux, 2002 ; Desreumaux, 2008). Chaque item de l’agenda traditionnel pourrait déjà être transformé en une sorte d’anti-question, ce qui conduirait à se demander :
- Au lieu de « pourquoi l’entreprise existe-t-elle ? » : pourquoi l’entreprise pourrait bien, sous l’effet de son propre comportement et sous celui de développements technologiques et socioculturels, ne plus exister, en tout cas sous la forme « stylisée » que les théories de la firme ont popularisée ? Poser cette question ainsi, c’est notamment s’intéresser à la capacité de l’entreprise à innover, pas simplement dans les domaines technique et commercial, mais également dans des registres organisationnels et conventionnels.
- Au lieu de « comment expliquer les frontières de l’entreprise ? » : comment se construit une action collective ou comment naissent, se maintiennent, se développent les comportements coopératifs d’une part, de simple coordination d’autre part, d’une pluralité d’acteurs parties prenantes, avec des intérêts potentiellement divergents, à un projet productif ?
- Au lieu de « qu’est-ce qui explique l’organisation interne ? » : quels sont les fondements de l’organizing, cette pratique de construction permanente de l’organisation ?
- Au lieu de « quelles sont les sources de la performance supérieure ? » : quels sont les niveaux et les contenus variables de performance recherchés ? Poser cette dernière question, c’est forcément s’intéresser, plus que ne le fait le management stratégique actuel, à la variété des entreprises, pas simplement les plus grandes ou les plus puissantes, et à ne pas ignorer toutes les entreprises qui recherchent simplement une performance « ordinaire » leur permettant de survivre, ou dont les objectifs sont simplement d’une autre nature ; et l’on sait que la gamme des objectifs d’entreprise, ou de ce qui est au fondement d’un projet d’action collective est bien plus large que ce que laisse entendre l’obsession du management stratégique pour la performance supérieure.
29Des questions de ce type pourraient évidemment valoir pour les organisations en général, et pas seulement pour les entreprises dont le management stratégique a fait son terrain privilégié. Les sciences de gestion en général, et le management stratégique participe de ce mouvement, ont trop tendance à négliger les organisations autres que les entreprises, qui sont pourtant tout aussi confrontées à des enjeux essentiels (il suffit de penser, par exemple, aux domaines de la santé et de l’éducation). Au-delà de questions plus ou moins précises, la recherche en management stratégique devrait concevoir et développer ses chantiers en gardant à l’esprit trois orientations principales.
30La première orientation concerne la nécessaire réduction de la distanciation praxéologique qui s’est développée au fil du temps. Il ne s’agit évidemment pas d’exclure le développement de travaux fondamentaux, voire d’aspects critiques, mais de rappeler la nécessité de s’intéresser aux organisations et aux marchés concrets plutôt que de rester à mi-chemin de la théorie et du réel. Ce dont il faut se saisir, ce sont les marchés réels, avec leurs règles, leurs fondements et leurs fonctionnements sur des bases institutionnelles, juridiques et sociales, les organisations telles qu’elles fonctionnent en combinant hiérarchie, négociations et contrats.
31Une deuxième orientation réside dans la nécessité de passer du post-normatif au prospectif. Plutôt que de « compter » les stratégies passées et de mesurer leur niveau d’efficacité, il importe de développer des travaux à orientation prospective visant à explorer les marges d’action des décideurs, ou des acteurs en général. En fait, ce qui est jeu c’est le rapport au temps, le temps de l’histoire riche d’enseignements, mais aussi le temps du futur dans lequel les stratégies se développeront. Aspects historiques et prospectifs sont ainsi simultanément parties intégrantes de la discipline. C’est aussi la reconnaissance de ce que l’entreprise est une entité en situation de dépendance/autonomie, ce que les disciplines-mères semblent ignorer tant elles ont tendance à privilégier une seule de ces réalités.
32Enfin, on ne saurait négliger une troisième orientation : la nécessité de passer du strict instrumental au réflexif ou, dit autrement, de se soucier de l’utilité sociale de la discipline management stratégique. Traditionnellement on considère que le management stratégique s’adresse aux dirigeants des entreprises Cette position est parfaitement compréhensible dans une perspective pragmatique simple. Elle pose néanmoins la question de la prise en compte des autres acteurs du développement des projets productifs, prise en compte qui peut parfaitement se justifier au regard d’une approche partenariale de la valeur, valeur dont la répartition, autant que sa création, devrait constituer une question fondamentales entrant dans le champ de la stratégie. Sur ces grandes questions, il paraît évident qu’il n’est pas possible d’ignorer les intérêts des diverses parties prenantes des organisations (les personnels, la société, les générations futures dans une acception extensive, etc.). Le faire éloigne le management stratégique des débats de société importants et l’on ne saurait sous-estimer durablement et sans risque la nécessité de participer à ces débats.
33Au cours de dernières décennies, la recherche en gestion a connu un essor significatif dont on peut dresser un bilan plutôt satisfaisant, nous dit Pérez (2008) : réel renouvellement des thèmes de recherche, diversification des terrains, diversification des méthodes. Mais ce bilan ne doit pas cacher des difficultés persistantes, au rang desquelles figure l’excès d’académisme qui semble s’installer dans les différents domaines et spécialités de la gestion. C’est vrai en matière de management stratégique, dont l’agenda de recherche a par trop privilégié la stratégie comme objet d’analyse en déclinant des questions et en mobilisant des méthodes considérées comme garantes de l’accession de la discipline à un statut véritablement académique.
34Robert Paturel est l’un de ces chercheurs francophones qui ont largement contribué à l’essor de la recherche en stratégie, tout en se distanciant de cet excès d’académisme. Ses travaux personnels et le travail considérable d’encadrement doctoral qu’il a mené témoignent de sa volonté de travailler sur les entreprises et les régulations concrètes, de produire des connaissances scientifiquement valides et pertinentes pour l’action, de s’intéresser à la variété des entreprises, avec un fort souci pour les logiques entrepreneuriales. L’agenda de recherche en stratégie qui vient d’être esquissé ne sera sans doute pas pour le surprendre mais, à l’évidence, ses propres contributions viennent heureusement l’enrichir et le compléter.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Le diagnostic de Knudsen (2003) concernant le champ nord-américain des théories des organisations est lui-même discutable. L’incertitude élevée qui devrait caractériser une oligarchie polycentrique n’est peut-être pas si évidente dans ce cas : Scott (2004) parle plutôt d’une « frénésie » de théories traitant en définitive un même sujet, les déterminants des structures organisationnelles. En même temps, Scott (2004) relève davantage d’indices de synthèse de différents courants que ne le fait Knudsen (2003), entre approches écologique et institutionnelle, entre théorie néo-institutionnelle et théorie de la dépendance en ressources, entre logiques explicatives à base de sélection et à base d’adaptation.
2 De son côté, la Strategic Management Society a également installé le champ de l’entrepreneuriat en lançant en 2007 un nouvelle revue dont l’intitulé, Strategic Entrepreneurship Journal, frise le pléonasme.
3 Le champ de la stratégie correspondrait « aux initiatives majeures, délibérées ou émergentes, prises par les principaux dirigeants de l’entreprise, au nom de ses propriétaires, impliquant l’utilisation de ressources, pour améliorer la performance de l’entreprise dans son environnement externe » (Nag et al., 2007).
Auteur
Professeur des universités, Lille Économie & Management (LEM), Université des
Sciences et technologies Lille 1.
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