Le jardin de la fée : phénoménologie de la séduction et régulation actantielle
p. 389-404
Texte intégral
1Dana la géographie des lieux naturels que traversent les “héros” de la littérature médiévale, les sites qui vont nous intéresser ici occupent une position intermédiaire entre deux étendues. La première est, formée des “jardins”, espaces que l’art humain élève à la dignité de création horticole, lieu complexe puisque s’y trouvent, conjoints l’effort de la technique culturelle de l’homme et la “substance” naturelle sur laquelle cet, effort s’exerce. Seconde étendue, la forêt, lieu de la naturalité brute et animale, de la confrontation à la sauvagerie ou de la protection contre les menaces sociales, en un mot, espace de l’extériorité de la culture. Les “espaces” qui seront évoqués dans ces pages ne se caractérisent, par ailleurs, ni par la qualité de leur élaboration morphologique ni par la richesse de leur de significations emblématiques ou allégoriques. Ce sont, au contraire, des lieux très banals, des sortes de lieux vides.
2Une observation supplémentaire sera utile pour préciser l’objet du présent travail. Il ne s’agit pas d’étudier un “espace” particulier, cadre statique aux bornes clairement délimitées, mais plutôt de décrire un passage, ou, plus précisément, la logique qui contraint un tel mouvement d’évolution d’une place à une autre.
3Les trois extraits qui serviront d’appui à cette étude sont tirés des phases initiales des récits suivants : les lais de Lanval, de Graelent et le Roman de Mélusine1. Ces passages ont en commun de mettre en scène une rencontre amoureuse entre une fée et un chevalier errant. On va étudier tout d’abord la phénoménologie particulière à ces trois courts textes. On tentera alors de les décrire en montrant que leur richesse tient à ce que la variation des espaces, celle que représente, dans le fil des contes, le déplacement du chevalier destiné à être séduit, peut être considérée comme homologue à un processus actantiel, une dynamique subjective sociale et affective, en l’occurrence.
4Examinons les textes. Si l’on suit le déroulement des séquences retenues, on constate qu’il est ponctué par le déplacement de l’être humain, de son espace d’origine jusqu’à celui de la conjonction avec l’“etre fae”. En ce qui concerne Graelent, le spectacle de la séduction a pour cadre une “lande” qui apparaît comme une clairière, “trou” dans la forêt où une biche blanche entraîne le chevalier :
“Hors de la vile avoit .j. gart
D’une forest grant et pleniere,
Par mi coroit une riviere ;
Cele part erra Graalanz ; (v. 204-207)
(...)
Porquant si la (la biche) suit de prés
Tant qu’a la lande l’amainne,
Dont l’eve estoit et clere et bele.” (v. 216-219)
Pour Lanval, il s’agit, tout simplement, d’un “pré”, également situé hors de la ville et parcouru par un ruisseau.
Un jour munta sur sun destrier,
Si s’est alez esbaneier
Fors de la vile est eissuz,
Tuz suls est en pré venuz ;
Sur une ewe curant descent (Lanval, v. 41-45)
5Quant au roman de Jean d’Arras, après avoir décrit le départ de Raymondin et du comte Eimery, quittant la ville “de Poitiers a grant foison de chevaliers et de barons” (p. 18), il précise ainsi l’espace de la rencontre entre le deux futurs conjoints :
“Et estoit la fontaine en un fier et merveilleux desrubaux, et avoit grans rochiers au dessus et belle praierie au long de la vallée, oultre la haulte forest.” (Mélusine, p. 23).
A. LA “VILLE”, LA “LANDE”, LA “SOURCE”, UNE PHENOMENOLOGIE SPATIALE ET SOCIALE
6Comment se spécifie le statut des trois chevaliers à l’ouverture de ces récits, quels rapports ces protagonistes entretiennent-ils avec les espaces qu’ils occupent puis traversent ?
A a. Le chevalier hors de sa ville, un “apolis”
7Première caractéristique : non seulement ces trois “héros” évoluent à l’extérieur de leur cité d’origine, mais, surtout, ils en sont exclus.
8On sait que c’est le mensonge de la reine qui pousse le roi a privé le malheureux Graelent de tout subside
“Remest Graalant en sa terre,
Tant despendi qu’il n’ot que prendre,
Car li rois le fesoit atendre
Qu’il li detenoit ses soudées ;
Ne l’en aveoit nules donées
La roïne l’en destornoit.” (v. 152-157)
9Le lai de Marie de France expose une situation similaire dans ses effets : le roi Arthur, qui pourtant comble tous ses vassaux de bienfaits oublie l’un d’entre eux, et un seul, Lanval. Du coup, le pauvre vassal ainsi exceptionnellement placé hors des prestations féodales, perd la dignité qui jusque là fondait sa reconnaissance sociale :
“Tut son aveir a despendu,
Kar li reis rien ne li dona
Ne Lanval ne li demanda.
Ore est Lanval mult entrepris,
Mult est dolenz, mult est pensis !” (Lanval, v. 30-34)
10Dans Mélusine, Raymondin intervient en criminel (involontaire) de son seigneur, le Comte Eimery. C’est donc, selon lui, rejeté de tous et banni de Poitiers qu’il va se lancer dans ses aventures “mélusiniennes” :
“Doulx Pere puissant, ou sera ores ly pays ou cest fors divers pecheur se pourra tenir ? Certes, tuit cilz qui. orront parler de ceste mes prison, me jugeront et auront droit, a mourir de honteuse mort et en grief martire, car plus fausse ne plus mauvaise trahison ne fist oncques pechierre” (p. 22).
11L’idée qu’il semble légitime d’extraire de ces trois extraits sera que la condamnation sociale implique l’éviction spatiale. Voici du même coup ces trois chevaliers placés dans la situation des héros que J.P. Vernant appelle des “apolis”. L’auteur de Mythe et Tragédie II emploie cette expression dans le contexte suivant :
“Lycophron (...) voyant dans son père (Périandre) l’assassin de sa mère, ne lui dit plus un seul mot (...) Périandre, furieux, le chasse du palais (...) Les ordres de Périandre le placent en position d’apolis, retranché dans sa solitude, coupé de tout lien social...” (p. 64)
12Pour être plus exact, on devra remarquer à la suite de nombreux commentateurs2 que les chevaliers de nos trois extraits, malheureux vassaux rejetés, incarnaient jusque là les valeurs sociales, féodales et curiales. Graelent et Lanval étaient les champions du pouvoir royal, Raymondin le favori du comte.
13Aussi le sort qui leur est dévolu, leur bannissement, apparait-il comme une injustice, un acte immoral. Il est donc plus prudent, soit dit en passant, de ne pas définir la ville et ses valeurs, comme le monde de la “culture”.
14Résumons ces premières observations. La lande, le pré, sont, par rapport à la ville, des lieux d’exclusion (en ce qui concerne Lanval et Graelent, leur mise à l’écart était déjà accomplie dans la cité). Ces places concrétisent spatialement la séparation sociale de personnages qui, jusque là, partageaient intimement les mêmes valeurs.
A b. L’errance dans la “lande”. Les marques du manque
15Après avoir vu d’où vient l’“apolis”-chevalier, penchons nous sur lui au moment où il se déplace hors de la cité. A ce stade de la narration, le “héros” se trouve doté d’un certain nombre de qualifications que l’on n’aurait aucune peine à retrouver dans ce que P. Ménard appelle l’“une des créations les plus fascinantes de la littérature médiévale” (1976, p. 291), le chevalier errant.
16Bien que ces traits soient, variés, on peut les regrouper en deux ensembles. Le premier se compose des attributs qui caractérisent la nature sociale du protagoniste : ses qualités, électives, de vassal banni et sa disponibilité matrimoniale (aucun d’eux n’est engagé par les liens du mariage). Le second est, formé de caractéristiques émotionnelles “chevalier à la triste figure”, le jeune homme erre, triste, mélancolique et désepéré :
“Cele part erra Graalanz,
Trespensis, mornes et dolenz.” (Graelent, v. 207-208)
“Ore est Lanval mult entrepris Mult est dolenz, mult est pensis !” (Lanval, v. 33-34)
“Il (Raymondin) chevaucha tant par la haulte forest, menant telle doulour que c’estoit merveilles.” (Mélusine, p. 23).
17Comme s’il était privé de toute volonté d’agir, subissant passivement les émotions douloureuses qui l’animent, le protagoniste humain peut être considéré comme un pur sujet de manque. Cette notion sera ici prise au pied de la lettre car, non seulement le chevalier vit un manque social et affectif radical, mais, de plus, sa solitude correspond à l’absence de tout “objet”, de tout être, de toute forme qui pourrait s’offrir à lui comme but d’un projet, comme visée intentionnelle. On peut dire légitimement que cet état de béance, de vacuité mélancolique est dû à un authentique “manque objectai”3. Aussi peut on concevoir les attributs sociaux et les émotions douloureuses du banni de la lande comme les “marques” de son manque.
A c. La séduction près de la source. Les marques d’un sujet esthétiquement ému
18Au hasard de son errance désorientée, le chevalier, singulier et mélancolique, est brusquement frappé par l’apparition d’un personnage féminin. Les sens de l’homme, vue et ouïe, lui font alors percevoir un être merveilleux de séduction. L’extraordinaire beauté de la jeune femme qui frappe le regard de Lanval n’a d’égale que celle des personnes que découvrent Graelent et Raymondin. L’être séduisant trouve sa place au coeur d’une scène ravissante, au bord d’une rivière, près d’une fontaine ou d’une source. L’ensemble provoque, chez le spectateur, des réactions émotionnelles très vives, des affects qui le particularisent à ce stade du récit :
“Tant la vit bele et eschevie,
Blanche, rovente et colorie,
Les eulz rianz et bel le front ;
Il n’a si bele fame ou mont ;
Soz ciel n’a riens qui tant li plese,
Toute en oublie sa mesese ;” (Graelent, v. 229-234)
19C’est dire que la force de l’émotion qui “marque” le chevalier, séduit au bord de l’eau, est déclenchée par la forme de l’objet. Comme si la beauté avait pour corrélat le sentiment. Comme si une sorte de “contrat esthétique” se mettait en place : à la séduction que “destine” l’un - l’une - répond, forme émotionnelle de l’interprétation, l’exaltation de l’autre.
B. LE CONFLIT ACTANTIEL
20Tel est le matériau phénoménologique que mettent en forme les trois espaces traversés par le chevalier. Il nous revient maintenant de mettre en évidence les mécanismes qui en constituent la signification. Ce travail de description, disons le d’emblée, va consister â montrer que les diverses figures du déplacement du protagoniste humain peuvent être comprises comme des manifestations d’un processus sémio-narratif plus abstrait qui les sous-tend, processus conçu comme une dynamique actantielle de subjectivation de valeurs sémantiques. Cette affirmation manque sans aucun doute de clarté, aussi, avant de proposer la description annoncée, est-il nécessaire d’effectuer un rapide “parcours de la méthode”.
B a. Présentation de l’actantialité :
21Deux idées caractérisent, selon nous, la conception sémio-narrative de l’actantialité4 : 1. la syntaxe actantielle est une dynamique de jonctions ; 2. la sémantique se distribue dans la syntaxe grâce à l’investissement de ce que l’on appelle des “objets de valeurs” (Ov), qui constituent la visée des actants-opérateurs ou “sujets”. Précisons rapidement ces deux affirmations.
22Les théories contemporaines de l’actantialité doivent beaucoup aux travaux de V. Propp. Même si leur élaboration a nécessité la reformulation, la mise en cohérence des acquis de l’analyse fonctionnelle, leur méthodologie s’est développée à partir de l’idée - d’origine proppienne - qu’une organisation syntaxique de dimension surphrastique régit le déploiement des récits. Ces théories rejoignent ainsi la stratégie grammaticale générativiste bien connue qui distingue dans la compréhension des phénomènes de langue, des structures profondes et des structures superficielles.
23Dans cette perspective d’une hiérarchie des paliers organisant la signification des discours, par rapport à la composante “superficielle” que composent les textes-occurrences, la structure “profonde” comprend, notamment, une syntaxe actantielle. A l’intérieur de ce déploiement, chaque “fonction” propppienne s’interprète comme un prédicat syntaxique (soit d’“état”, soit de “faire”) supporté par un actant. Cette notion-vedette de la théorie sémio-narrative reçoit alors la définition suivante “Type d’unité syntaxique, de caractère proprement formel, antérieurement à tout investissement sémantique et/ou idéologique.” (Greimas, Courtés 1979, p. 3).
24La syntaxe actantielle, sous-jacente à l’ensemble des récits, organise un nombre limité d’“événements”. On en distingue trois : les événements de jonctions entre actants sujets et objets. (soit des conjonctions ∩, soit des disjonctions U), les événements conflictuels, opposant des sujets et des anti-sujets, enfin, les événements de communication d’objets, mettant en relation des actants destinateurs et des actants destinataires.
25Revenons sur l’enjeu des conflits, coeur de la relation entre actants, pour préciser qu’il consiste en objets “quêtés” (par les sujets) dans la mesure où ils sont investis de valeurs. L’organisation narrative et actantielle ayant, pour fondement la circulation des valeurs entre sujets, par objets investis interposés, il est donc justifié de présenter ainsi l’originalité de la théorie sémio-narrative :
“Dans la théorie greimassienne l’organisation des valeurs est donc le fondement de la narrativité. Les sujets n’existent sémiotiquement que par leurs jonctions avec des objets et l’objet (inconnaissable comme tel) n’existe sémiotiquement que comme support de valeurs, comme un espace de fixation, comme un lieu de réunion accurrentiel le de dé terminations-valeurs.” (Petitot, p. 428).
26Pour rendre plus claire la notion de valeurs, on considérera le mode de Leur coin-préhension, c’est ; à dire de leur structuration. Cela revient, à se pencher sur la conception que La théorie sémio-narrative, complètement affranchie des acquis proppiens en l’occurence, se fait lie la dimension sémantique (et non plus syntaxique). L’idée de base est la suivante : les valeurs doivent être extraites de catégories sémantiques dans Lesquelles elles apparaissent en tant que termes avant d’être investies, comme on vient, de Le voir, dans des entités syntaxiques appelées objets, eux-mêmes définis par la relation de jonction qu’ils entretiennent avec les sujets.
En effet, conformément à son acception en linguistique, “la valeur peut être identifiée au sème pris à l’intérieur d’une catégorie sémantique.” (En tant que telle elle est) représentable à l’aide du carré sémiotique.” (Greimas, Courtés, 1979, p. 414).
27Quant à cette nouvel outil descriptif, le carré sémiotique, il se définit comme la représentation visuelle de l’articulation logique d’une catégorie sémantique quelconque. Mais pourquoi un “carré” quand une simple relation catégoriale entre deux termes (à l’instar des axes sémantiques) suffirait ? Quand la structure élémentaire de la signification est définie comme une relation entre deux termes, elle ne repose que sur une distinction d’opposition. Dans ces conditions,
“elle ne permet pas de distinguer des catégories sémantiques fondées sur l’isotopie des traits distinctifs qui peuvent y être reconnus. Une typologie des relations est nécessaire.” (Greimas, Courtés, 1979, p. 30).
28Inutile d’entrer dans des considérations plus développées où rien n’appelle le présent travail5. Retenons simplement que le carré sémiotique répond à cette nécessité d’élaborer une mise en relations canonique des valeurs sémantiques. II s’obtient, en effet, à partir d’une opposition sémantique, de type A/non-A (présence et absence d’un trait défini), enrichie en considérant que chacun des deux termes peut, séparément, contracter une seconde relation, cette fois de nature A/Ā (le même trait est posé et nié). C’est la représentation de cet ensemble de relations qui prend la forme d’un carré :

29(↔ indiquant une relation de contrariété et ↔ une contradiction). Le carré ne présente, pour l’instant, qu’une forme constituée de relations fondamentales stables. On ne peut, toutefois en rester à ce stade morphologique. Comme ; le remarque A. J Greimas
30“La signification (...) est susceptible d’une représentation dynamique, dès qu’on la considère comme une saisie ou comme la production du sens par le sujet.” (1970, p. 164). En conséquence, Le même auteur propose d’établir une équivalence entre ces relations fondamentales et les opérations qui portent sur les termes de la morphologie “opérations dont la réglementation constituerait la syntaxe.” La contradiction (A ↔ Ā), par exemple, consistant, au niveau de cette syntaxe profonde qui dynamise le carré, à “nier” le premier terme pour “poser” le second, sera conçue comme une opération de négation. Partant de la valeur initialement posée, on parcourt les étapes contraintes par cette syntaxe canonique des opérations. Pour illustrer cette proposition, considérons un tel parcours à l’intérieur d’un univers sémantique un peu particulier mais dont nous aurons besoin dans les lignes qui suivent, celui de la jonction. La jonction entre actants, fonction constitutive des énoncés d’état peut être, en effet, considérée elle-même comme un axe sémantique et donc être développée selon le carré sémiotique. On obtient alors la morphologie de toutes formes de jonctions actantielles distribuées selon le trajet canonique indiqué par les flèches (le “point de départ” pouvant être, bien entendu, soit la conjonction comme ci-dessous, soit la disjonction).

B b. Description des variations topologiques :
31Nous pouvons revenir enfin à notre petit corpus constitué, rappelons-le d’espaces sans richesses figuratives ni symboliques. D’après la méthode succintement présentée, la description va consister à mettre en lumière les procédures syntaxiques et sémantiques complexes qui construisent la signification de ces séquences. Dans cette intention, nous allons procéder par étapes, nous en distinguerons trois.
32Nous allons tout d’abord mettre en évidence Les valeurs profondes qui catégorisent initialement l’univers sémantique élémentaire que l’on peut extraire de la phénoménologie étudiée dans les paragraphes précédents. Cette première étape nous permettra, dans un second temps, d’élaborer, grâce à l’investissement de ces valeurs dans des actants-objets, les relations actantielles et les opérations syntaxiques de base constitutives de deux carrés sémiotiques - troisième palier de la description - adéquats aux extraits textuels retenus.
33Compte-tenu de ce qui a été évoqué ci-dessus (A), nous dirons qu’à un niveau très élémentaire, ce que le distinction des espaces (la ville/la lande/la source) et des affects correspondants, représente c’est l’opposition entre deux univers de sens, deux vastes ensembles de valeurs :
341. les valeurs sociales ou “civiles” (et non “culturelles”). Ce sont les valeurs associées à la ville et à son bannissement.
352. les valeurs érotiques (valeurs liées à la séduction, à l’espace de la source).
36C’est dire que, pour être un tant soit peu précise, la description devra se fonder sur deux carrés, correspondant respectivement aux relations du sujet avec chacun des deux univers valorisés.
37Cependant, on a vu que, au niveau syntaxique ou actantiel, les valeurs n’apparaissent que dans les objets qu’elles investissent et qui, du même coup, se trouvent visés par des sujets. Appelons S2, l’actant sujet, représenté discursivement par le chevalier, Os l’objet porteur des valeurs sociales et Oe celui qu’investissent les valeurs érotiques. On pourrait alors décrire la structure syntaxique que manifeste l’évolution topologique, c’est à dire le passage de l’“apolis” à l’espace de l’affect esthétique, comme la série des transformations actantielles (et sémantiques) suivantes :

38Mais cette présentation sera plus exacte et plus rigoureuse si la dynamique du rapport du sujet aux deux univers de valeurs différents est présentée conformément au parcours que contraint la “circulation” inhérente au carré sémiotique.
39Nous obtenons alors, pour notre petit corpus, les deux carrés suivants :

C. CONCLUSION :
40Quels enseignements peut-on tirer de cette organisation systématique des données discursives ?
41On observera tout d’abord le fait que, malheureusement si l’on peut dire, dans ce corpus toute opération syntaxique n’a pas pour équivalent un changement d’espace. Exemple :(1) → (2). Deuxième observation, les extraits de récits sur lesquels nous nous penchons ne figurent qu’une partie des huit positions actantielles logiquement prévues par ce système. Ce sont ces stades manifestés dans les textes que nous avons énuméres, dans l’ordre de leur présentation chronologique : (1) note un énoncé d’état correspondant à la conjonction du sujet aux valeurs de La ville, (2) la fin de cet état, le rejet (social) du vassal, et (3) sa conséquence spatiale, l’état d’“apolis” et d’errance dans la lande. Le changement de place, Le déplacement hors de La cité figure donc l’évolution (2) → (3).
42La non-disjonction (5) correspond à la rencontre avec la séductrice : Les deux êtres cessent d’être disjoints, tout, en n’étant pas encore “conjoints”. Ils Le seront ultérieurement. Le mariage mais aussi l’acceptation d’un Interdit manifesteront cette union actantielle. Reste donc à évoquer le stade initial du second carré (4). Si le choc esthétique représente La non-disjonction du sujet et de l’objet de son désir (5), c’est que l’étape précédente - l’errance dans La lande - correspondait à la disjonction entre ces deux actants. Or nous venons de remarquer que cette errance se définissait déjà comme une disjonction entre le sujet et les valeurs sociales (3). On tirera donc la conclusion que le passage dans la lande est la spatialisation d’un état complexe noté : S2 U Os + S2 U Oe. Etat de double disjonction, de manque radical d’objet porteur de valeurs “désirables”, état qui, par conséquent, fait le pont entre les deux univers sémantiques (entre les deux carrés) et justifie bien, la dénomination de “pur sujet de manque” que, au niveau discursif cette fois, nous avions proposé d’attribuer au chevalier errant (Cf. sup. Ab) ainsi que le signe + que nous avons inscrit entre les deux énoncés d’état des deux différents carrés.
43La “ville”, la “lande”, la “source”, autant d’espaces, qui n’ont en sol aucune fonction, aucun “sens”, mais qui tirent leur nécessité de s’intégrer dans le jeu d’une triple organisation : celle des transformations sociales et affectives, celle des évolutions topologiques et, plus profonde, celle, du déploiement actantiel des sujets et des distributions sémantiques. C’est au fond les rapports, plus ou moins homologues entre ces trois “feuillets” qui élaborent la signification des scènes de la rencontre du chevalier et de l’“être fae”, scènes peu pittoresques mais riches de procédures sémiotiques et d’enseignements pour comprendre le travail propre à l’imaginaire médiéval.
Bibliographie
OUVRAGES CITES
Aubailly J.C 1986, La Fée et le Chevalier, Essai de Mythanalyse.de quelques lais des xiiè et xiiiè siècles, Paris, H. Champion.
Courtés J., 1976, Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Paris, Hachette.
Greimas A.J., Courtés J., 1979, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette.
Greimas A.J., 1970, Du Sens I, Paris, Le Seuil.
Greimas A.J., 1981, De la Colère, Etude de sémantique Lexicale, Bulletin du GRSL, n° 27, EHESS-CNRS.
Jean d’Arras, Mélusine Roman du xivè siècle, éd. L. Stouff, 1974, Genève, Slatkin reprints.
Marie de France, Le lai de Lanval, éd. J. Rycnher, 1958, Genève, Librairie Droz.
Ménard P., 1976 “Le chevalier errant dans la littérature arthurienne. Recherches sur les raisons du départ et de l’errance.” Voyage, .Quête, Pèlerinage dans la Littérature et la Civilisation médiévales, Senefiance n° 2 Edition CUER MA, Université de Provence, Aix en Provence.
Nef F. 1975, Structures élémentaires de la signification, Paris, éd. Complexe.
The Lays of Desiré, Graelent and Melion, éd. E.M Grimes 1976, Genève, Slatkin reprints.
Vernant J.P, Vidal-Naquet. P., 1986, Mythe et Tragédie II, Paris, La Découverte.
Notes de bas de page
1 Les références vont, dans l’ordre, aux éditions Rychner (Droz, 1958), Grimes (Slatkine, 1976) et Stouff (Slatkine 1974).
2 J. C. Aubailly note, à propos de Lanval : “Comme le souligne J. Ribard, c’est en effet le double fait qu’il soit exclu préventivement par La société chevalersque tout en témoignant au plus haut point des vertus qui la fondent...” (1986, p. 80).
3 A. J Greimas, 1981, p.17.
4 Pour plus de précisions sur ce sujet, voir dans Du Sens I le chapitre que A. J. Greimas consacre aux “Elements d’une grammaire narrative”, ainsi que l’ouvrage de J. Courtés Introduction à la sémiotique narrative et discursive, préfacé par Greimas d’un texte particulièrement intéressant pour cette question.
5 L’entrée “carré sémiotique” du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Greimas, Courtés 1979) et le paragraphe “La narrativisation de la taxinomie” (in Du Sens I) constituent une excellente approche de cette forme sémantique. Pour plus de précisions, on se reportera utilement à l’ouvrage Structures élémentaire de la signification, publié aux éditions Complexe sous la direction de F. Nef.
Auteur
E.H.E.S.S. - C.N.R.S.
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