Le jardin d’amour dans le De Amore d’André le Chapelain
p. 373-388
Texte intégral
1Le De Amore1 d’André Le Chapelain est une œuvre de la fin du xiième siècle pour le moins étonnante. En effet, cet auteur est au carrefour de deux cultures : d’une part, une culture courtoise et d’autre part, une culture cléricale qui implique évidemment un discours sur la femme, en contradiction avec le discours de la fin’amor.
2Dans un des dialogues du livre I intitulé “Loquitur nobilis2,cinquième de la série groupée dans le chapitre “Qualiter amor acquiratur”, André Le Chapelain décrit un jardin d’Amour. Ce lieu apparait dans le récit de l’aventure merveilleuse et prétendument vécue, racontée par un noble voulant conquérir une femme de sa condition.
3Ce jardin est une allégorie qui permet de transmettre un concept, mais aussi, et surtout, de concevoir les œuvres des hommes et de voir le monde, œuvre de Dieu, comme un livre à déchiffrer. Ainsi cette figure de rhétorique n’est plus un simple ornement ; au contraire, elle permet de distinguer “parole coverte” et “parole overte”, le sens caché et le sens littéral, la “senefiance” et la “semblance”3.
4Dans ce dialogue entre un noble et sa “dame”, le narrateur entreprend de conter à la femme qu’il aime et qui le repousse l’histoire de son voyage dans le royaume du roi d’Amour, pour la persuader de se montrer moins insensible. Cette dame ne veut pas “se soumettre à l’esclavage de Vénus” afin de “ne pas s’exposer aux douleurs des amants”4. Aussi décide-t-il, après avoir décrit à la dame le Palais d’Amour, de lui raconter l’étrange aventure qu’il a vécue lorsqu’il était simple cavalier. Alors qu’il était perdu dans une forêt, il aperçut une troupe de cavaliers à laquelle il s’est joint. Cette foule était composée de trois groupes : le premier était conduit par un homme qui portait une couronne d’or suivi de dames splendidement vêtues ayant chacune trois cavaliers à son service ; le second était formé par des dames que des hommes importunaient par leur empressement : enfin, le troisième groupe apparaissait comme un “pitoyable bataillon” ; en effet, des dames très belles, mais vêtues de façon incommode pour la saison chevauchaient à cru des rosses boiteuses, sans aucune escorte.
5Le narrateur se joint au troisième groupe, et là, une dame lui révèle qu’il a devant lui l’armée des morts conduite par le Roi d’Amour. Puis, elle lui apprend l’étrange composition de cette troupe : tout d’abord chevauchent les “dames bienheureuses” qui ont accordé à leurs amants la récompense méritée ; puis viennent les “femmes faciles” qui ont fait don de leur personne sans discernement ; et enfin arrivent les “femmes sèches” qui ont refusé les préceptes du Dieu Amour en repoussant tous leurs amants.
6Les cavaliers parviennent à un lieu merveilleux divisé en trois zones concentriques : il s’agit du jardin du Roi d’Amour5. Après avoir visité ce lieu et écouté les commentaires de son hôtesse, le narrateur se rend auprès du Roi pour lui demander congé. Ce dernier lui confie un message à transmettre aux vivants qui consiste en douze commandements et lui remet une baguette de cristal qui lui ouvrira les portes du monde visible.
7L’histoire achevée, la dame est convaincue et décide d’adopter un comportement conforme aux règles de l’amour.
8Notre étude portera donc sur l’extraordinaire jardin circulaire décrit dans ce dialogue. Nous élaborerons notre réflexion à partir d’une étude du texte. Il nous faudra pour cela procéder par étapes, c’est pourquoi nous nous attacherons dans un premier temps, à l’étude de la description du jardin afin de savoir si ce lieu est un “véritable jardin” ; puis, nous nous interrogerons sur la fonction narrative de ce lieu, c’est-à-dire sur l’image en majesté du Roi d’Amour, et pour conclure, nous tenterons de dégager la signification symbolique de cet espace circulaire.
9Le jardin du Roi d’Amour est un lieu merveilleux à l’intérieur duquel le personnage narrateur va de surprise en surprise. Dans un premier temps, nous nous contenterons d’élaborer une étude formelle de la description, en nous gardant d’interpréter ce lieu pour mieux répertorier tous les éléments caractéristiques des jardins.
10Le narrateur présente tout d’abord la forme de ce lieu : il s’agit d’un jardin circulaire composé de trois cercles concentriques, à la fois distincts et séparés :
“Praeterea in rotunditatis modum locus erat redactus trinisque distinctus partibus. Prima pars quidem in intenon erat loco reposita et a media parte undique circumsaepta tertia vero pars in extremis posita inter se et primam ex omni parte mediam perfecte circumeundo vallabat”6.
11Il semblerait que le passage qui précède ces remarques du personnage sur la forme et les limites du jardin, corresponde à une description du cercle central. En effet, le narrateur commente son arrivée dans le jardin d’amour ainsi : “Dum igitur talia conferendo longum transitum fecerimus, in locum delectabilem valde pervenimus...”7 (“En échangeant ces propos, nous avions parcouru un long chemin et nous parvînmes en un endroit enchanteur...”). Cet espace est entouré de nombreuses variétés d’arbres fruitiers aux agréables senteurs : “omnium generum pomiferis et odoriferis circumclusus arboribus”8. De plus, le narrateur enrichit sa description en insistant sur la profusion et sur la variété des fruits. Ce dernier renseignement présuppose donc une saison favorable à la végétation et à la maturation. L’atmosphère de ce lieu est agréable comme celle de la belle saison. Aussi comprenons-nous mieux le mot “delectabilem” puisque tout est ici sujet de jouissance et de plaisir.
12Le personnage ne s’arrête pas à cette brève allusion puisqu’après avoir délimité les différents cercles, il entreprend une description précise de chacun d’eux en commençant par la partie centrale. Là, se trouve un arbre magnifique qui ombrage tout le cercle et le clôt par ses branches protectrices. Cet arbre n’est pas uniquement destiné à donner de l’ombre, il est aussi fécond puisqu a l’image des autres arbres fruitiers du jardin, il porte de nombreux fruits. Pourtant il se distingue de ses congénères par l’extraordinaire variété de ses propres fruits :
“... sedebat quaedam mirae altitudinis arbor universorum generum abundanter proferens fructus ...”9
13De plus une source merveilleuse jaillit à son pied :
“Ad arboris quidem radices surgebat fons quidam mirabilis mundissimam habens aquam...”10
14En effet, il s’agit d’une source exceptionnelle puisque son eau est si pure et si délicieuse que le narrateur la compare à du nectar ; de plus cette fontaine permet à l’auteur d’introduire un élément animal : les poissons.
15Il semble donc que ce jardin soit surtout merveilleux par la diversité qui le caractérise puisque même les poissons sont représentés par de nombreuses espèces :
... in qua etiam omnium generum pisciculorum species apparebant...”11
16Mais ce n’est qu’à la fin du paragraphe consacré à ce premier cercle que le narrateur nous en dévoile le nom, Amoenitas. Ce mot latin a pour signification : agrément, charme, beauté, en parlant d’un lieu ; c’est pourquoi le personnage poursuit son discours en expliquant lui-même le sens de ce mot :
... quia in ea omnia inveniebantur delectabilia atque suavia ...”12
17Ainsi, dans ce cercle central nous trouvons les éléments descriptifs habituels des jardins, et notamment ceux du locus amoenus puisque sont présents les topoï suivants : l’arbre, la source, les fruits et le temps serein13.
18Qu’en est-il pour les autres cercles ? Dorénavant, le narrateur va nommer les lieux avant de les décrire comme si leurs noms étaient suffisamment suggestifs pour montrer la différence qui oppose les trois cercles concentriques du jardin d’amour. Le second lieu s’appelle Humiditas et il va faire l’objet d’une description beaucoup plus brève que celle d’Amoenitas. Alors que l’eau du premier cercle était calme et sereine, coulant en petits ruisseaux à travers le jardin, l’eau du deuxième cercle est, au contraire, impétueuse et destructrice puisqu’elle en inonde toute la superficie :
... in hac parte secunda suas nimio vires ostendebant et totam inundabant humiditatem ita scilicet...”14
19Le seul élément végétal de ce lieu est à la limite de la décomposition ; il s’agit de l’herbe détrempée :
...quod berba mixta simul apparebat cum aqua...”15
20En effet, l’herbe est le seul élément représentant le règne végétal puisque le narrateur nous précise qu’aucun arbre ne projette son ombre sur le sol :
“ ... nullis enim locus obumbrabatur arboribus”.16
21Dans ce deuxième cercle, les conditions climatiques sont très différentes de celles qui règnent dans Amoenitas ; ici le soleil darde ses plus terribles rayons sur le sol et l’eau interdit la vie à toute végétation par sa froideur. Ces deux éléments l’eau et le feu symbolisé par le soleil, sont ici complémentaires dans leur projet destructeur :
“Aqua vero ista, postquam in hanc fluebat partem, adeo fiebat frigida, quod nullus posset eam tactu tolerare vivens ; desuper vero calor solis intolerabilis descendebat...”17
22Ainsi l’alliance du chaud et du froid est génératrice de stérilité.
23Alors que Amœnitas proposait aux hommes un lieu de délices, Humiditas offre aux humains un spectacle de tristesse et de désolation. A l’image du locus amoenus du premier cercle se substitue, ici, dans le deuxième cercle, l’image du marécage dans lequel la végétation se décompose, comme à la morte saison, sans doute pour disparaître totalement.
24Aussi la disparition de l’eau dans le troisième cercle : Siccitas amplifie-t-elle la désolation d’Humiditas. Lorsque l’eau inondait la deuxième zone du jardin, l’herbe apparaissait encore en tant qu’élément végétal mais dans Siccitas l’absence totale de ce liquide précieux signifie la disparition de toute forme de vie, et est donc synonyme d’aridité :
“... quia omnis deerat humiditas, omnisque locum occupabat ariditas, et Solaris radius caloris erat acutus et igneo vapori nequaquam absimilis, terrae autem superficies quasi solum fornacis calidae”.18
25Seul le soleil donne la mesure de sa puissance, détruisant toute vie végétale et ne laissant que des bois morts. En effet, les seuls éléments végétaux qui apparaissent dans ce lieu sont des faisceaux de branches épineuses et un bâton :
“... infinitos spinarum fasciculos colligatos et in quolibet fasciculo lignum erat quoddam pertractum per medium ...”19
26Pourquoi parler de bois morts ? Les branches et le bâton sont des morceaux arrachés à l’arbre nourricier, donc dépossédés de la moindre chance de survie.
27L’ensemble de ce jardin concentrique est très intéressant : chaque cercle représente, semble-t-il, un lieu géographique réel. Ainsi Amœnitas est l’image du verger, Humiditas celle d’un marécage et Siccitas celle d’un désert. Ce jardin apparaît donc comme un lieu extraordinaire à l’intérieur duquel le Roi d’Amour aurait recréé divers espaces naturels à l’image du monde terrestre.
28Le Roi d’Amour apparaît comme un souverain très puissant ; en effet, ce jardin qu’il a créé pour offrir à chacun la récompense qu’il mérite est le seul lieu où Amour trône en roi cosmocrator et en dieu. Amœnitas est l’endroit dans lequel il séjourne et c’est dans ce lieu qu’il a recréé un véritable microcosme à l’image du macrocosme terrestre. Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver les trois règnes naturels dans le texte : le monde végétal est représenté par l’arbre “arbor”, les prairies “pratus”, et les fruits “fructus” ; le règne animal est évoqué par les poissons “piscicuius” ; enfin le règne minéral apparaît dans l’évocation des pierreries “lapidum” qui ornent les trônes des souverains. Le premier cercle apparaît dans le texte comme un lieu naturel rendu agréable par la douceur qui y règne. Cependant, alors que “cette tranche de nature belle et ombragée”20 respire la vie, nous sommes chez les morts.
29L’image idyllique de ce paysage conforte l’interprétation d’un Roi d’Amour cosmocrator puisqu’il recrée une nouvelle forme de vie dans un au-delà inquiétant. Bien qu’il séjourne dans le jardin d’Amoenitas, il règne cependant sur les trois cercles et semble le maître des “mortes” et des éléments. Il est sans nul doute celui qui commande l’eau du deuxième cercle et le feu du troisième cercle.
30Comment ne pas imaginer un Roi d’Amour siégeant en majesté sur son trône placé sous un arbre ? En effet, ces deux éléments sont présents dans le texte puisque le narrateur, témoin privilégié de cette scène nous décrit à la fois l’arbre et le trône. L’arbre d’Amoenitas n’est pas un arbre ordinaire ; tout d’abord il est l’élément le plus important du jardin puisqu’il abrite par son ombrage tout le premier cercle et protège ainsi le trône des souverains, tout en offrant à leurs hôtes une fontaine merveilleuse. Cet arbre apparaît, en fait, comme un arbre de souveraineté, un arbre du pouvoir. A l’instar du lieu où il se trouve, il est généreux dans sa production de fruits : “universorum generum abundanter proferens fructus...”21. Ainsi l’arbre apparaît à la fois comme un symbole de fertilité et de fécondité puisqu’il subvient aux besoins des dames par ses fruits, mais aussi comme un dôme protecteur puisqu’il couvre de son ombrage toute la superficie du jardin. Il est donc emblématique des pouvoirs du Roi d’Amour ; en effet, celui-ci féconde et protège ceux qui se placent sous ses lois.
31Le trône est indissociable de l’arbre dans l’image stéréotypée du souverain siégeant en majesté : la force de l’arbre et la magnificence du trône se confortant l’une l’autre. Cette vision rappelle le topos du roi trônant sous son arbre lorsque les actes du pouvoir supposent réflexion, concentration, sérénité... En effet, ces éléments nous renvoient aux différentes fonctions des souverains qui tiennent séance, jouant à la fois un rôle d’arbitre entre les avis divergents, de juge dans des affaires relevant de la plus haute instance comme c’est le cas à la fin du texte pour la femme du troisième cercle ayant fait preuve de repentir, mais aussi de négociateur lors des audiences d’ambassadeurs comme pour le narrateur qui reçoit les douze commandements avant de prendre congé du roi. Nous pourrions affirmer, pour Amœnitas, que “l’image du roi sous l’arbre est non seulement liée de manière indissociable à son décor caractéristique mais, dans une large mesure, constituée par lui, au point que dans certains décors, en l’absence de la personne du roi, il peut réaliser à lui seul une forme d’image de majesté”22. C’est ce qui se passe dans le premier cercle puisque la Reine est seule à trôner en attendant l’arrivée du roi :
“Juxta praedictum autem fontem in throno... regina sedebat amoris... Ad cujus dextram sedes erat parata omni pretiositate refulgens et claritudine, in qua nemo quidem sedebat”23
32Pourtant la suite du texte fournira l’image du roi en majesté dans son intégralité puisque Amour dès son arrivée dans Amœnitas, rejoindra sa femme et trônera au milieu de sa cour :
“... ea juvante in parata sibi sede receptus crystallinam sua manu tenens virgam...”24
33L’image de sa majesté est ici enrichie par le sceptre de cristal que tient le roi. Le cristal n’est pas un minéral ordinaire ; en effet, sa transparence est un des plus beaux exemples d’union des contraires : bien qu’il soit matériel, le cristal permet de voir à travers lui, comme s’il ne l’était pas. Il représente le plan intermédiaire entre le visible et l’invisible. Il est le symbole de la divination, de la sagesse et des pouvoirs mystérieux accordés à l’homme. Aussi le roi donnera-t-il une baguette de cristal au narrateur pour que celui-ci puisse réintégrer le monde des vivants, du visible et pour qu’il puisse transmettre son message, c'est-à-dire les douze commandements d’Amour. Il ne faut pas oublier que Amour est, non seulement roi, mais aussi dieu. Aussi la forme circulaire du jardin, présente mais peu habituelle dans les nombreux jardins de la littérature médiévale25, est-elle symboliquement l’expression de la perfection divine, du monde céleste. Alors que l’enceinte carrée est celle de la ville, de la forteresse, de la citadelle, du cloître, au contraire l’espace circulaire est la représentation du paradis, du fruit rond, de l’œuf ou même du ventre26. L’image de l’œuf de la vie et celle du ventre maternel sont ici complémentaires puisqu’Amour est un roi cosmocrator et un dieu favorisant la “fécondité”. Cependant, Amour n’est pas une simple allégorie, intervenant chez les mortels ; au contraire, il est le roi d’une cour où il ne peut y avoir de véritables couples procréateurs puisque nous sommes chez les morts. Le désir et les plaisirs charnels sont ici les uniques moteurs des rapprochements humains.
34Il n’y a ici aucun doute quant à la nature de ce jardin, il est le siège “champêtre” de la cour d’Amour. Peut-on employer le terme de cour ? Il semble, en effet, que ce mot corresponde à la réalité des trois cercles. Cependant, la vie curiale apparaît plus précisément dans Amoenitas où nous voyons des dames et leurs chevaliers servants s’adonner aux plaisirs de la boisson, des chants, des jeux et de l’amour. Aussi l’eau de la fontaine, ce “subtil nectar”, est-elle à la fois source de vie mais aussi “eau de vie”. Elle procure aux résidents du premier cercle les délices du breuvage et la fraîcheur de l’atmosphère.
35Mais l’élément le plus intéressant est celui qui a trait aux jongleurs égayant par leur spectacle le premier cercle :
“... et cuiuslibet coram eis generis ludebant joculatores atque psallebant, et omnia instrumentorum ibi musicae genera resonabant”.27
36Nous nous trouvons donc dans une véritable cour où les jeux, les chansons et la musique font partie des raffinements du lieu. Dans l’enceinte protectrice d’Amoenitas, dames et chevaliers, les unes étendues sur des lits magnifiques, les autres assis à leur guise, semblent ne jouir que des plaisirs coutumiers à l’élite aristocratique du xiième siècle28 :
“Et cuisque mulierum ornatissimi erat sedes lecti parata ; militantes vero suo sibi eligebant sedes arbitrio”29
37La vraie récompense consiste sans doute dans la présence du Roi d’Amour et dans d’autres plaisirs vaguement évoqués :
“Nam totus amoenitatis locus istarum est voluptatibus assignatus...”30
38Cela semble donc vouloir dire que la félicité, “beatitudo”, promise à la dame ne présente aucun caractère surnaturel, mais reste avant tout sensuelle et mondaine. Le jardin avec ses trois cercles est socialisé et hiérarchisé à l’extrême : tout d’abord Amoenitas et sa cour mondaine, puis Humiditas et ses femmes faciles et enfin Siccitas et les femmes “sèches”. En effet, Amoenitas n’a de sens que parce qu’il s’oppose à Humiditas et à Siccitas : les “dames bienhureuses” sont celles qui ont su trouver un juste milieu entre la cruauté des “femmes sèches” et la trop grande complaisance des “femmes humides”. Ainsi ne siègent dans la cour d’Amour que celles qui ont su choisir avec bon sens le juste milieu.
39La cour d’Amœnitas semble se situer dans ce que nous pourrions appeler un palais végétal. En effet, l’arbre qui ombrage tout le premier cercle évoque en quelque sorte une voûte palatine :
“... cujus rami usque ad interioris partis prolongabantur extremitates...”31
40De plus, dans ce lieu nous trouvons du mobilier (des lits, un trône), et des jeux de cour. Ce palais végétal semble faire écho au palais du Roi d’Amour que le narrateur évoque au début de son récit. Le palais d’Amour est composé de quatre portes ayant chacune une fonction : à l’est, habitent Amour et sa reine ; au sud, les femmes qui résideront dans Amœnitas, à l’ouest, les femmes complaisantes et au nord les femmes insensibles à l’amour32. Quant au palais végétal il est composé de trois cercles, ce qui supprime les quatre points cardinaux ; mais dans le premier, Amour partage avec les dames bienheureuses le jardin, c’est la récompense suprême.
41Ainsi l’image du Roi d’Amour en majesté est complète puisque, dans ce jardin merveilleux, nous retrouvons l’arbre, le trône et la voûte palatine.
42Cependant si le cercle évoque, assurément, la perfection divine, il n’est pas le seul élément de ce jardin qui renvoie aussi à une symbolique chrétienne.
43En effet, Amœnitas apparaît à la fois comme une image de l’Eden et du paradis céleste. Ainsi, nous trouvons dans ce lieu un arbre aux fruits extraordinaires qui rappelle étrangement celui du paradis terrestre tant par sa situation dans le jardin que par sa fonction. En effet, nous savons que dans le jardin d’Eden, Dieu avait planté deux arbres dont l’un était celui de la vie et l’autre celui de la connaissance du bien et du mal :
“Produxitque Dominus Deus de humo omne lignum pulchrum visa, ad vescendum suave : lignum etiam vita in medio paradisi lignumque scientia boni mali”.33
44L’arbre d’Amœnitas apparaît comme un symbole de vie, dressé vers le ciel. L’arbre met en communication les trois niveaux du cosmocrator : le souterrain par ses racines fouillant les profondeurs où elles s’enfoncent ; la surface de la terre par son tronc et ses premières branches ; les hauteurs par ses branches supérieures et sa cime attirées par la lumière du ciel. Aussi est-il possible de voir en lui l’aie du monde, le pilier central du jardin34.
45Ce premier élément descriptif offre un renseignement intéressant : ce jardin de l’amour courtois s’inscrit dans une représentation traditionnelle de l’Eden chrétien. De même la source, à la fois génératrice de vie, mais aussi “nectar” évoque symboliquement un épisode du Nouveau Testament, celui de la transmutation par le Christ de l’eau en vin lors des Noces de Cana35.
46Quant aux poissons, ils renforcent l’interprétation d’un jardin christianisé puisqu’ils sont le symbole du Christ. En effet, le mot Ichtus, c’est-à-dire poisson, est pris comme un idéogramme par les chrétiens à partir du ivème siècle après J.C. ; chacune des cinq lettres grecques étant l’initiale des mots suivants : Iésos Khristos Theou Uios Sôter : Jésus Christ, fils de Dieu, Sauveur. Mais le poisson est aussi un aliment dont le Christ ressuscité s’est nourri ; il devient symbole du repas eucharistique où il figure fréquemment à côté du pain36. De plus, le narrateur insiste sur la multitude de poissons qui nagent dans la source. Cette abondance rappelle certains épisodes de la vie du Christ comme celui de la pêche miraculeuse de Pierre37 et celui de la multiplication des poissons et des pains38. Enfin, l’alliance de la source et du poisson rappelle le baptême puisque né de l’eau, le chrétien est comparable à un petit poisson à l’image du Christ lui-même39.
47Cependant Humiditas, terre sans arbre, inondée, ressemblant plus à un marécage qu’à un jardin rappelle un épisode de l’Ancien Testament : celui du Déluge. Les femmes trop faciles à l’image des “hommes avilis” de la Bible doivent être punies par le supplice des eaux. Aussi les eaux protectrices et fécondes d’Amoenitas font-elles place aux eaux vengeresses et purificatrices du Déluge.
48Pour ce qui est de Siccitas, où tout n’est que chaleur, sécheresse et stérilité, le narrateur compare lui-même ce cercle avec les enfers “tartareus”. Certes le terme est celui qui désigne les enfers antiques, mais, dans la mesure où le langage est allégorique, ce terme païen ne peut-il pas renvoyer à l’Enfer chrétien dans une écriture relevant de la “parole courte” ? En effet, Siccitas est bien l’image allégorique de l’Enfer : non seulement il y règne une chaleur insoutenable, mais aussi une atmosphère inquiétante. Ce lieu résonne de cris et de hurlements car nous sommes au royaume de la souffrance et de la torture.
49De plus, les faisceaux de branches épineuses traversées d’un bâton sont des instruments de torture qui représentent, peut-être de façon grossière, des croix. Cet élément n’est pas sans nous faire penser au supplice de la crucifixion du Christ. De même, les branches épineuses peuvent évoquer la couronne d’épines posée sur la tête du Christ après sa condamnation40. Or, il descendit en enfer et en revint pour ressusciter comme il l’avait promis à ses disciples41. Ainsi, le troisième cercle est celui des souffrances ; y séjournent ceux qui sont restés insensibles aux commandements de ce dieu Amour qui semble se substituer à Dieu. Pourtant, alors que le Christ sauve les âmes sans distinction et leur accorde le pardon, Amour qui ne pénètre pas dans Siccitas est nettement moins généreux à l’égard de la femme du troisième cercle, hôtesse du voyageur, puisqu’il ne lui accorde qu’une toute petite compensation :
“Mulier autem, pro qua rogasti, intra istius non potest amoenitatis moenia, sicut postulas, collocari, quia propria opera contradicunt intra tam gloriosa domicilia permanere. Tuae tamen intercessionis gratia pinguem equum et suavem cum freno et sella concedimus, et ut nullos habeat ministros circa spinarum fasciculum frigidumque de nostra licentia teneat sub pedibus lapidem”.
50Seul un chemin relie les trois cercles. Cette route est un lieu privilégié puisque les voyageurs qui l’empruntent ne sont ezposés à aucun des désagréments évoqués auparavant :
“Erat autem ibi via quaedam pulcherrima, per siccitatem et humiditatem ad amoenitatem deducens, in qua nullum omnino praedictorum sentiebatur incommodorum”.42
51Ce chemin ressemble à la Voie Sacrée qui, dans la religion chrétienne, conduit les justes auprès du Père Tout Puissant.
52Il semble que ce jardin représente une série d’images allégoriques propres à la mystique chrétienne, et bien entendu, correspondant à l’imaginaire de notre clerc ; aussi pourrions-nous donner un équivalent à chacun des trois cerclers : Amœnitas serait le paradis, Humiditas le purgatoire et Siccitas l’enfer, tous trois liés par un chemin sacré.
53Ainsi le jardin d’Amour apparaît à la fois comme un espace naturel et topique voué aux joies de l’amour ; royaume de la mort et terre de plaisirs, ce jardin est l’espace symbolique de la toute puissance du dieu Amour43, mais la plupart des éléments de la description peuvent faire l’objet d’une double lecture et renvoyer à la symbolique chrétienne.
54Cependant André Le Chapelain joue sur une distance ironique en reprenant ces images bibliques sans les exposer clairement ; son discours est ambivalent, comme l’est cette représentation du topos du locus amoenus, lieu, ici, de toutes les ambiguïtés ; en effet, alors qu’il semble offrir à son lecteur un traité dans lequel il élabore une véritable théorie de l’amour courtois, par essence profane, a-moral et en rupture avec toutes les lois de l’Eglise, il n’hésite cependant pas à suggérer, dans ce passage, une interprétation christianisée, destinée à replacer l’amour dans un contexte moral. Aussi peut-il, dans la troisième et dernière partie de son œuvre, condamner avec la plus extrême vigueur l’“amour” dont il exposait les délices auparavant44 :
“Puisque donc tous les crimes viennent de l’amour et qu’on sait que nul bien ne peut en sortir, car il ne réserve aux hommes que des tourments infinis, pourquoi donc, jeune insensé, vouloir aimer et te priver de la grace de Dieu et de son héritage éternel”.45
Notes de bas de page
1 A Le Chapelain, De Amore, ed TROJEL, Munich, 1964.
2 Ibid., p. 80.
3 A. STRUBEL, “La littérature allégorique”, in Précis de littérature française du Moyen Age, sous la direction de D. POIRION, P.U.F, 1983 ; D. POIRION, Le Roman de la Rose, Hatier, 1973, p. 12
4 De Amore, traduction de CL. BURIDANT, Traité de l’amour courtois, Klincksieck, 1974, p.
5 De Amore, ed. cit., pp. 99 à 104.
6 Ibid., pp 99 à 100.
7 Ibid. p. 99.
8 Ibid., p. 99.
9 Ibid., p. 100.
10 Ibid., p. 100.
11 Ibid., p. 100.
12 Ibid., p. 100.
13 Voir E.R. CURTIUS, La littérature européenne et le Moyen Age latin, trad. J. BREJOUX, Paris, 1956, pp. 226 sq. et les études récentes sur ce motif du locus amoenus.
14 De Amore, ed. cit., p. 101.
15 Ibid., p. 101.
16 Ibid., p. 101.
17 Ibid., p. 101.
18 Ibid., p. 102.
19 Ibid., p. 102.
20 E. R. CURTIUS, op. cit., p. 226.
21 De Amore, ed. cit., p. 100.
22 A. LABBE, L’architecture des palais et des jardins dans la chanson de geste, Champion-Slatkine, 1987, p. 103.
23 De Amore, ed. cit., p. 100.
24 Ibid, p. 102.
25 Ces descriptions de jardins circulaires se trouvent aussi bien dans les textes écrits en latin que dans les textes rédigés en langues vernaculaires.
26 G. DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris, 1963, pp. 261 à 265.
27 De Amore, ed. cit., p. 103.
28 P. DEMATS, “D’Amoenitas à Déduit. André Le Chapelain et Guillaume de Lorris”. in Mélanges de langue et de littérature du Moyen Age et de la Renaissance offerts à J. Frappier, Droz, 1970, t. 1, pp. 217 sq.
29 De Amore, ed. cit., p. 103.
30 Ibid., p. 103.
31 ibid., p 100
32 Ibid., pp. 90 à 91.
33 La Vulgate, La Sainte Bible : Ancien et Nouveau Testament, texte en latin et en français de Le MAISTRE de SACY, t. 1, II, 9.
34 G. DURAND, op. cit., pp. 365 sq.
35 Le Nouveau Testament de notre Seigneur Jésus Chrizt, traduit sur la Vulgate par Le MAISTRE de SACY. Evangile selon saint Jean, II, 9 ; cependant, une autre référence apparaît ici, il s’agit des Métamorphoses d’Ovide, très connues au Moyen Age, dans un passage intitulé “les quatre âges” : Flumina jam lactis, jam flumina nectaris ibant”
36 Saint Luc, XXIV, 42.
37 Saint Luc. V, 6.
38 Cette interprétation est proposée par Tertullien dans son ouvrage intitulé De baptismo Tertullien, De baptismo, ed OEHLER, 1853, t. I
39 Saint Matthieu. XXVII, 29.
40 Nous trouvons l’expression “descendit ad infernos” dans la 1ère partie du Livre cinquième des Symboles. Cependant, cet épisode de la vie du Christ remonte aux origines du Christianisme.
41 De Amore, ed.cit, p. 107.
42 Ibid., p. 102.
43 En effet, ce lieu fait référence au verger royal dans lequel le roi tenait séance et a l’intérieur duquel la cour jouissait des plaisirs. De plus, le jardin d’amour d’André Le Chapelain est un espace circonscrit avec art ; il ne faut pas oublier que l’auteur écrit sans doute pour la cour de Marie de Champagne qui a établi de nombreuses relations avec l’Orient. Aussi l’hypothèse du roi cosmocrator et sa fonction de représentant de Dieu sur terre apparaît-elle comme vraisemblable.
44 Cl. BURIDANT, introduction à la traduction du De Amore, ed. cit. ; des études ont été consacrées à l’ironie chez André Le Chapelain ; nous citerons l’article de Don. A. MONSON, “Andreas Capellanus and the problem of irony”, in Speculum, n° 63, 1988, pp. 539 à 572.
45 Traité del Amour courtois, trad. Cl. BURIDANT, op.cit., p. 193.
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