Les jardins de Boccace ou la fête florentine du récit
p. 197-213
Texte intégral
1Ce pourrait être un titre-choc du genre : la peste et les jardins. Entendons par là deux territoires – épidémique et hédoniste violemment antinomiques.
2En 1348, la mort réelle – les ravages de la terrible “peste noire” – se pose pour Boccace en rude contrepoint des récits d’une fiction oublieuse de la tragique destinée qui, bien au-delà de la seule Florence, atteint l’Europe vers le milieu du xivè siècle, une Europe déjà affectée par le vide spirituel de la vacance du trône de Saint Pierre.
3Dans le prologue de son Décaméron, les pages consacrées au fléau en guise d’ouverture sinistre et macabre s’opposent au reste du discours de vie et de survie que propagent les mots du conteur d’histoires florentin, c’est-à-dire au recueil complet des cent nouvelles, des “heureuses nouvelles” comme Boccace les qualifie lui-même.
4Oeuvre toute tournée vers l’Amour et vers les plaisirs à commencer par le plaisir de vivre, le Décaméron constitue le coup d’arrêt décrété par l’art aux méfaits de l’histoire, la pause bénéfique qui en suspend pour quatorze jours seulement le cours inéluctable, la brève et fragile parenthèse que le discours va remplir, saturer à souhait pour le plus grand bonheur des récitants – auditeurs des dix journées et, au-delà, pour celui du public féminin auquel Boccace déclare s’adresser en priorité tant dans sa préface que dans sa conclusion (dite “conclusion de l’auteur”).
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5Nul lieu ne se prêtait mieux que le (ou les) jardin(s) pour abriter, préserver la petite communauté de conteurs-spectateurs à qui Boccace a délégué son pouvoir narratif pour que s’y enracinent, s’y multiplient, s’y reproduisent au centuple les récits susceptibles de tromper ou de chasser l’ennui : antidote énergique aux temps douloureux que vit l’humanité d’alors.
6Au cauchemar du début (“l’orrido cominciamento”) se doit de répondre au positif et pour lui faire échec la joie, enjouement permanent qui se manifeste dans les narrations successives, c’est-à-dire la fuite dans le rire et les plaisirs (“riso e sollazzo”, ris et soulas).
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7C’est une femme au prénom à l’enseigne du végétal (Pampinea, le pampre ?) à qui est confié le soin de rappeler les plaisirs du vin qui – souligne – t-elle à l’entrée du recueil – “est pour les vivants ce qu’il y a de meilleur c’est une femme qui est la première reine, femme de la maturité et sûre d’elle-même, et qui invite à “goûter dans la joie et le délassement” tout le plaisir “qui ne dépasse point les limites de la raison”, autrement dit “ce plaisir que les temps peuvent donner.”
8“Festoyer” constituera par conséquent le moyen efficace de “fuir les tristesses de la ville”. Le récit exercera de la sorte un puissant pouvoir thérapeutique.
9C’est un homme, Dioneo, qui a Vénus pour fille et qui est l’homologue de Pampinea dans la recherche de la jouissance, adepte comme elle des plaisirs sous leurs formes variées, qui est chargé de clore systématiquement la dernière nouvelle (la dixième) de chacune des dix journées, véritable porte-parole de Boccace, conteur demeuré en retrait jusqu’à la conclusion dite “de l’auteur”.
10Bref, un Décaméron narrativement androgyne que commande la notion de cycle. A l’invitation de ces “rois” et de ces “reines” d’un jour, et a l’instigation – indirectement – de Boccace, suivons la joyeuse compagnie des sept jeunes femmes et des trois jeunes gens florentins qui font retraite pour mieux vivre (et survivre) en disant et en devisant sur les hauteurs de Fiesole ; et allons sous leur conduite au(x) jardin(s), ce qui peut s’écrire indifféremment au singulier ou au pluriel.
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11C’est en fait d’un bien singulier jardin (celui de la cornice, du cadre initial de chaque journée) que nous nous occuperons en priorité logiquement et chronologiquement, avant de repérer les jardins dont Boccace a parsemé les récits à l’intérieur du cadre-repère mimant le quotidien, ces dix journées pleines chacune d’autant de récits “aux cent actes divers”, et avant d’esquisser une interprétation et de risquer quelques hypothèses sur la finalité de ce topos qui a engendré des figures plus complexes qu’il n’en a l’air.
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I. LE JARDIN DE LA “CORNICE”
12L’aventure du Décaméron comme recueil (ou comme architecture narrative, qui fera tant école, c’est-à-dire comme matrice polyvalente créatrice de tant de récits qui sont autant d’aventures discursives) est placée d’entrée et in fine sous les auspices du jardin : omniprésent, fascinant, obsédant.
13Géographiquement d’abord, c’est dans un jardin (en fait, un vaste parc), celui d’une somptueuse villa située au-dessus de Florence sur les hauteurs de Fiesole, ayant appartenu à un homme politique de grande importance, Alessandro di Ser Lamberti, que prennent place les dix journées : unités identiques remplies chacune des dix récits narrés à tour de rôle par un nombre inégal (impair) de récitants que la jeunesse, la beauté et/ou la parenté, le rang encore et la complicité intellectuelle a réunis en vase clos pour une brève période : tels sont le lieu et le temps spécifiques des histoires boccaciennes.
14Structuralement ensuite, le Décamévon (avant lui le Novellino) qui va être l’archétype du récit reproductible (penta – hexa – ; hepta -mérons, etc...) se présente comme le fruit d’une oeuvre très construite avec un cadre qui ouvre et referme chaque journée au programme narratif fixé à l’avance et rigoureusement respecté, un cadre confondu en permanence – ou presque – avec le jardin, son décor et son emblème, son signe inaltérable, inaliénable, indestructible.
15Nous laisserons de côté la coïncidence numérique entre la décade requise pour le déroulement des histoires et la distribution décennaire représentée par la structure du recueil compensée par la disparité de la représentativité des sexes et par la double pause ménagée sur les trois semaines du récit, celle du vendredi et du samedi neutralisés (sans récits) pour des motifs religieux (la Passion du Christ) et de féminité (la toilette des dames). Entorse double, néanmoins significative, à la forte unité narrative favorisée par la concentration topographique du jardin à l’écart de la ville et du Mal symbolisé par la peste, et au-dessus de l’Histoire tragique qui ne s’en arrête pas pour autant ; un espace archétypique est ainsi intensifié, magnifié par le rituel de la royauté narrative s’exerçant à tour de rôle, c’est-à-dire d’une journée à l’autre, où va s’accomplir en totale rupture avec le monde du dehors la parfaite circularité du discours.
16Le jardin de la cornice décaméronienne est donc d’abord l’artifice souverain – à tous les sens de ce terme – d’une reconstitution par la grâce du langage d’un paradis menacé et miraculeusement sauvé des débris de l’Histoire extérieure, de la cité et de Vautre” société des vivants, havre d’harmonie et de paix. Il est d’entrée, ce jardin, intact, et il le demeurera jusqu’à l’extinction du quatorzième jour ; il est le gage et l’indice d’une liberté de DIRE ; il en est tellement le garant qu’il y a même un gardien (garten) à cet enclos précieux dans l’une des nouvelles et que tout s’y déroule à l’abri des regards indiscrets par crainte de contamination venue du dehors, surtout lorsqu’à plusieurs reprises les jeunes femmes viennent à se baigner.(IV, 7)
17Rien de plus hiérarchique, de mieux codé et chiffré que ce jardin inaugural et omniprésent qui renverse le cours funèbre et lugubre des choses en faisant d’une fin-cataclysme un recommencement quasiment lustral : les bains répétés ne sont-ils vraiment que des épisodes sensuels, des compensations érotiques au tragique du dehors ? N’ont-ils pas aussi valeur de transfert ? A cet égard, Panfilo à qui est dévolu le rôle triomphant de la royauté du dernier jour, après que le Décaméron a été ouvert par la série des trois reines est, comme Dioneo dont la fille n’est rien moins que Vénus, l’image du jardin à moins que le jardin ne soit que la projection de ces deux rois qui président à l’ouverture et à l’achèvement du recueil des cent récits.
18Panfilo surtout figure le comble de la visée hédoniste : le prénom en son entier avec son préfixe (pan-) ... suffixe (filo/phile) signifie la totalité, le caractère plénier de ce qui fait vivre et survivre alors que d’autres participants orchestrateurs d’autres journées n’ont pas le même bonheur à l’instar de Filostrato et ses amours malheureuses (côté hommes) ou d’Elisa et d’Emilia malheureuses également (côté femmes). L’amour comme le jardin qui l’héberge et occasionnellement l’illustre, n’a point qu’un seul visage : l’uniformité n’y est qu’apparence.
19De fait, ce jardin-invariant du récit structuré en recueil qu’est le Décaméron, s’il instaure et redit une mise en ordre harmonieuse et offre ou ressasse la configuration délicieusement ornementale d’un “autre” monde, constitue aussi l’accueil idéal aux aventures tant heureuses que malheureuses que reproduisent les dix journées, un récit théoriquement à n’en plus finir.
20Quel est donc matériellement ce jardin qui, à l’ouverture comme à la clôture des récits, fait office de référent immuable, participe à la “fixation” de tous les récits de toutes les journées et traduirait un ordre supérieur transcendant la loi de la caducité des choses ? Ce jardin qui décuple chaque jour la narration au moment où – dehors – la peste continue de décimer les humains ?
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21A l’ouverture de chaque journée correspond le lever du jour c’est-à-dire l’avènement de la jeune lumière qui orne, avec la rosée – goutte ou unité minimale lustrale – la première phrase ou la première grammaire à partir de laquelle va s’enclencher le récit particulier de la nouvelle journée.
22Ainsi s’instaure, au jardin immuable de pure transparence, le rite de la matinée consacrée aux délassements par opposition à l’après-midi où, après une sieste réparatrice, se déroulera ininterrompue la série des dix récits que le soleil couchant fera cesser. Ainsi re-commence comme au premier jour et se redit le récit à thématique précise (à deux exceptions près, celles de la première et de la neuvième journées) dans un château sur des hauteurs et à l’abri de la cité pestilentielle “avec des prés tout autour et des jardins merveilleux”.
23Singularité catégorielle ou multiplicité différenciée ? L’un est gage du multiple ; la multiplicité se reflète dans l’unité fondamentale qui cache, en fait, la loi efficace de la variatio. Il est plus d’un leurre au(x) jardin(s) de Boccace.
24Luxe, calme et volupté pour reprendre une formulation célèbre caractérisent un décor inaltérable bien fait pour échapper à la corruption, enchanteur et propice à l’effacement des laideurs, idéalement conçu et figuré pour flatter les sens (odorat compris), distiller le bonheur (canaux, cascades, ruisseaux, lacs y contribuent â satiété) et garantir l’oubli.
25Tel est donc le décor planté â la manière d’un chromo. Tel est le cadre de la fête promise pour abolir le temps-du-dehors, et pour lequel le langage pictural et théâtral fait à l’occasion partie de l’évocation du topos hédoniste. Tout y a été en effet prévu pour vivre magnifiquement, s’y adonner aux libations et faire chère lie au rythme du discours poméridien et des festivités organisées tant lors des matinées “libres” qu’au cours des soirées, une fois le soleil couché, ou bien encore lors des nuitées occupées par les chants accompagnés d’instruments, par les danses, par les jeux (échecs, tric-trac) ; sans oublier le lien poético-musical qui prolonge chacune des dernières nouvelles et ponctue la fin quotidienne des récits sous la forme de la ballade fortement personnalisée en liaison avec l’aventure sentimentale de la jeune femme ou du jeune homme qui a présidé au programme narratif du jour.
26Rien ne viendra, ne pourra altérer ou changer pareil décor ; pas même les excursions hors du jardin comme celle de la Vallée des Dames (VIIè journée) ou du petit bois (IXè journée) : Vallée et petit bois évoquent en fait, en marge du jardin proprement dit, par leur structure close d’abri, leur forme d’écrin protecteur et leur contenu synonyme d’abondance, de paix et d’harmonie, la structure archétypique si bien détaillée pour nous par Boccace à l’ouverture de la IIIè journée : vrai “paradis sur terre” (le cliché est de lui) avec sa faune, sa flore, ses formes et ses couleurs édéniques ; lieu de l’hyperbole que ce “jardin extraordinaire” qui n’a point son pareil au terrestre séjour et qui justifie naturellement l’étonnement de ses occupants provisoires et privilégiés. Une phrase pour ainsi dire sacramentelle, extraite du prologue de la Vè journée – la journée la plus centrale de tout le recueil et celle de la seconde semaine – pourrait, au besoin, servir d’exergue à l’oeuvre proliférante et si bien ramifiée des récits du Décaméron : “le délicieux jardin est le lieu des plaisirs”.
27On ne s’étonnera pas que la cornice redise à satiété, dans ses divers prologues aux journées successives, la majesté secrète consistant à “descendre”, à “pénétrer”, à “entrer librement”, à s’“enfoncer” dans ces ilôts de protection irréels par excès d’harmonie. Ce sont là autant de verbes à la limite de l’initiation, bien choisis pour rendre compte de la solennité d’une démarche incantatoire qui règle avec minutie et religieux respect les faits et gestes rituels des dix participants ; maîtres du jeu de l’orchestration et de la distribution narrative du Décaméron, rois et reines en leur jardin tout à eux, comblés d’histoires, sont de ces histoires les récitants et les destinataires appelés à redire les jardins.
28De surcroît, plaisirs de table et plaisir de converser trouvent pour la petite communauté leur place idéale fixe “autour de la fontaine”, autre antienne magique entretenue par l’eau des rêves dont nous gratifient les prologues des IIIè, VIè, VIIIè et dernière journées. Si l’on ajoute que les tables elles-mêmes paraissent directement issues du jardin au sein duquel elles se dressent “parsemées d’herbes odorantes et de fleurs”, on aura une vue globale de la fonction du jardin de la cornice ; le cadre initial somptueux du Décaméron rêvet infiniment plus d’importance qu’une simple valeur propédeutique aux récits qui vont s’accorder avec lui. Ce jardin-décor répond au topos médiéval du “livre grand ouvert” de la Nature bénie de Dieu qui est aussi culture plus qu’humaine.
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29La fin -a-t-on dit – se télescope chez Boccace avec un commencement radical qui évacue l’histoire du dehors et s’exile de manière toute provisoire dans un ailleurs salvateur.
30La clôture, elle aussi provisoire, des récits du jour renverra donc en matière de jardins-fascination au cadre présidant au début de la journée en question : homologie et symétrie pour ainsi dire logiques en total accord avec le code énoncé dans le prologue du recueil.
31Vers un “aimable jardin” se dirigent en guise de délassement les membres de la petite troupe, au seuil de la IIè journée ; dans “le beau jardin” à la faune si variée, exotique se retrouvent tous ensemble les jeunes gens de l’aimable et fort joyeuse “équipe” (IVè journée) ; puis, en guise de variante, le jardin figure l’une des possibilités de la promenade (incipit de la Vè journée dont le thème est celui de l’amour en fin de compte heureux tout au bout d’un parcours semé d’embûches). Il en va de même pour la VIIè journée où la “verte prairie” constitue l’un des choix à côté du bain, les deux dernières journées étant de manière symbolique confiées à la direction de ces deux personnages-clés de l’amour-passion que sont au regard de l’autobiographie boccacienne Fiammetta, l’amour napolitain de toute une vie, et Dioneo dont il a déjà été question.
32Ce jardin omniprésent, vraie couronne idéologique des récits au même titre que cette couronne métonymique de lauriers que chaque roi et chaque reine se transmettent pour en coiffer le successeur après chaque journée présidée, l’est à telle enseigne que même lorsque, pour un temps, les participants décident d’en sortir (Ière, VIe et VIIè journées) pour se diriger vers un vallon ou vers une vallée, celui-ci en sa forme close évoque un ilôt de verdure protecteur et rappelle à s’y méprendre la structure du jardin et celle-là, avec sa forme de cercle, mime une structure théâtrale.
33L’invariant-jardin, sous l’effet d’une contamination sémantique plus positive que la contagion de la peste du dehors, se mue en métaphore répétée dans deux journées – clés du Décaméron.
34De fait, le très long final décrivant le cadre idyllique et enchanteur de la Vallée des Dames, en clôture de la Vie journée qui n’inclut exceptionnellement que des récits brefs ou très brefs, fait appel par deux fois au rapprochement avec les jardins entendus comme oeuvre et de la nature et de l’artifice humain.
35La première métaphore concerne la vallée-cercle : “celle-ci laisse voir qu’elle est l’oeuvre de la nature et non celle des hommes” ; mais une autre vallée, close comme la précédente nous dit Boccace (un jardin au carré), est occupée par des rangées d’arbres les plus divers – cyprès, sapins, pins – “tous disposés avec autant de régularité que si le meilleur jardinier du monde les eût plantés”. Métaphore par conséquent à vocation universalisante et unitaire que ce jardin clos hermétiquement.
36La seconde métaphore vise cette fois une topographie définie et sertie par l’eau qui apporte fraîcheur mais aussi magie lumineuse : “il formait un petit lac, pareil à ces viviers que les citadins, quand ils le peuvent, font parfois creuser dans leurs jardins”. Métaphore ici de l’accidentel qui, par un détour, réintroduit la menace de l’histoire.
37Enfin, ces jardins de la clôture de chacune des journées, parallèlement au scénario initial, redit encore que les repas se prennent régulièrement “autour de la fontaine” (IVè et VIIIè journées).
38A l’initial comme au final, le jardin fixe le récit comme le récit en réfère au jardin, lieu par excellence où tout converge, d’où tout repart, lieu des métamorphoses car ce jardin littéralement essaime, modèle actif dont plusieurs signes peuvent être repérés à l’intérieur du corpus des récits décaméroniens.
II. LES JARDINS DES CENT NOUVELLES
39Face au désert créé par la pandémie de la “peste noire”, le jardin est non seulement celui de la Création, gage de la pérennisation de l’espèce humaine, mais encore le décor idéal reflet de la stabilité, dressé devant le monde périssable, menacé de désagrégation.
40Qu’en est-il dans ce cas des réalités narratives plurielles, de ces jardins distribués un peu partout dans l’espace programmé et hiérarchisé des dix journées décaméroniennes ?
41La fréquence des jardins, sous quelque forme narrative que ce soit, n’est-à vrai dire – pas très élevée : un peu plus du quart de l’ensemble du corpus décaméronien (28 nouvelles exactement). Ce qui compte bien davantage, c’est la répartition pour ainsi dire constante de ceux-ci dans chacune des journées, à l’exception de la VIIè et de la IXè journées. Une telle carence de jardins pourrait peut être s’expliquer par le fait que les deux reines de ces journées privées de décor campestre, Elisa et Emilia, sont des sept représentantes du sexe féminin, les plus défavorisées au regard de l’amour ; ou bien aussi par le fait que la thématique de l’une (la VIè) ne se prête guère à la présence de jardins, alors que, pour des raisons opposées, l’avant-dernière journée libre de programme narratif contraignant est devenue par conséquent atypique.
42Toutes les autres journées au contraire enregistrent la présence de jardins : à deux reprises au minimum (journées I, II, VII et VIII), approchant la moitié soit quatre occurrences pour les journées V et X, l’atteignant effectivement (cinq occurrences pour la IVè journée), et même la dépassant avec six occurrences (journée III).
43Avec ces ilôts protégés très habilement disséminés à l’intérieur de chacune des journées susnommées, on pourrait concevoir – idéalement – qu’on se trouve en présence de jardins “en abyme” en quelque sorte dont la nouvelle portante, grâce à son cadre-modèle actif, reproduirait et démultiplierait l’image apaisante, lénifiante, harmonieuse. En effet, l’on se souvient de la prise de contact initiale, cette scène où tous les participants s’en viennent “à pas lents... s’asseoir en rond sur l’herbe”, comme répondant à l’appel d’un sésame quasi magique :
“Ici, l’endroit est beau et nous sommes au frais”.
44Systématiquement flanquées d’épithètes hyperboliques et hédonistes seront donc ces images : “aimables” ... “délectables” ... “de plaisir”... “merveilleux” ; ces jardins-là distillent à petites gouttes et réfractent des paradis quintessenciés, miniatures des plus précieuses, comme pour reconstituer une mémoire du monde résolument optimiste :
“Ne nous apporter aucune nouvelle du dehors autre
“que nouvelle joyeuse”,
45telle sera la tâche de filtrage béatifique de la mémoire à usage unique du bonheur.
46Première constatation : le cadre en effet reproduit géographiquement (géographie plus sentimentale que réelle) un enracinement autobiographique : ainsi s’explique la présence de minuscules édens avec ces jardins de l’Italie méridionale célèbres encore aujourd’hui, de Ravello sur la côte amalfitaine (II, 4), fourmillante de “petites cités, de jardins et de fontaines”. Tout aussi suggestifs avec leur seule mention d’écrins paradisiaques apparaissent ceux des îles “fortunées”, au large du Golfe de Naples, d’Ischia et de Procida, véritables Capri en réduction cités dans la sixième nouvelle de la cinquième journée.
47Jardins bien réels et bien identifiables sur une carte, ils sont aussi, ces jardins secrets, ressuscités par la mémoire de Boccace et réactivés par sa réelle passion, l’amour de toute sa vie, qui eut nom Fiammetta.
48De par leur nature d’enclos, en raison de la luxuriance de la végétation et de la richesse de la faune, peut-être même tribut payé aux séductions bien faites pour égarer les sens et exciter imagination comme entendement, les jardins de Boccace n’échappent point à une mise en scène qui favorise subrepticement les rencontres, aussi bien les rendez-vous galants que les guet-apens insidieux. Sous le jardin des délices peut se cacher – toutes proportions gardées – sinon un jardin des supplices, du moins un jardin des maléfices (IV, 7).
49Lieu des rencontres journalières bien réglées pour la compagnie des dix, lieux appropriés du bien-dire, de la bonne chère et du nonchaloir (cf. la sieste), le jardin des récits devient l’espace animé, dynamique où s’exercent différentes stratégies : lieu privilégié du secret amoureux, des rendez-vous furtifs, des postes d’observation jaloux (IV, 6 et 8, VII ,7) ; le jardin est relié à la chambre convoitée par l’amant qui y accède... en grimpant dans un arbre (III, 3).
50Ce jardin devenu des stratagèmes peut opérer avec des résultats contraires : un mari roturier mais riche marchand lainier y est berné par un chevalier de haut lignage ; ailleurs, dans un jardin encore, Zima d’obscure naissance aussi, également fort riche, se venge en cocufiant un riche chevalier1. Havre de paix et de félicité, le jardin peut fort bien être en même temps le jardin des extrêmes, celui des tensions. Pôle actif à tous égards, il est le lieu de la métamorphose dans le récit qui en fait un stratagème inespéré et... naturel.
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51Rêver au jardin, mais aussi rêver de jardins, à l’infini : bains, promenades, intermezzi musiciens, ivresse tempérée sous l’empire de bons vins prédisposent à restituer, par le truchement des jardins, l’aventure onirique : le jardin littéraire à quoi est comparé le jardin du récit (III, 10) – les vers chantés sur Guillaume et la Châtelaine de Vergi(Ibis)-dithien l’artificielle fantasmagorie du jardin, source de (et prétexte à) récits : miroir culturel propice au libre jeu des rêves, comme au rêve des jeux les plus fous, le jardin devient occasion narrative à jouir. Un exemple de cette métamorphose psychique est fourni par la sixième nouvelle de la IVè journée qui fait complaisamment état d’une scénographie onirique, dissertant de la part magique (interférente) du vrai et du faux : il s’agit du jardin où trouvent refuge les amours d’Andreuola et Gabriotto, qui est tout à la fois bien réel puis rêvé, rêve et réalité conjugant mieux pour un temps leurs effets bénéfiques avant que la réalité ne vienne cruellement démentir le conte de fées initial : Gabriotto meurt et Andreuola finit au couvent.
52Le jardin c’est aussi le recours possible à un microcosme à rebours : à plusieurs reprises et comme pour mieux illustrer l’amphibologie giardino – orto c’est-à-dire renvoyer à l’antinomie utile v/s agréable, le beau jardin des plaisirs et du bonheur se réduit, se restreint au minuscule orto ou podere (quelques arpents de terrain) à quoi se voient confinés certains personnages qu’un idéal excessif a ramené à la triste réalité. De cette parodie de jardins, l’envers du décor en quelque sorte, Federigo degli Alberighi grand seigneur “dans l’âme” mais dans la réalité ruiné, pourrait témoigner (V, 9), lui qui est contraint par le sort à faire retraite, prisonnier de son petit jardin “où il supportait – dit Boccace – patiemment sa pauvreté”.
53Le jardin, on le voit, peut figurer aussi la dérision d’un monde à l’envers : celle qui souligne l’adversité, l’idéal avorté, le rêve tué dans l’oeuf. Le récit qui l’inclut réintroduit par-là les pièges de l’histoire sans jamais cependant qu’il ne devienne signe ou pratiques de mort2.
54Ainsi apparaissent dans les nouvelles ces jardins qui sont, tour à tour, ceux des nonnes et de l’abbesse (III,1 et 8), des citadins (conclusion de la VIè journée), des négromants mais aussi bien des rois qui y savent recevoir (X, 5 et 6) ; ils sont surtout ceux des dames et des demoiselles (IV, 1) c’est-à-dire des poètes et des Muses (puisque celles-ci sont femmes) comme nous le rappelle explicitement le prologue de la IVè journée : l’ordre du discours et l’ordre des jardins s’informent l’un l’autre dans un seul et unique plaisir de conter une nature accueillante si propice aux joyeux devis et aux libertés du dire.
III. ESSAI D’INTERPRETATION
55En vacance de la peste, c’est-à-dire en rupture consciente avec le monde historique du dehors, le jardin boccacien fortement structuré et structurant du Décaméron nous rappelle que l’étymologie de “paradis” (mot originaire de Perse) est précisément “jardin”3.
56Celui érigé en décor théâtral par Boccace en est très explicitement une image éclatante, image d’un printemps perpétuel pour lequel les différents jardins conjuguent à l’éternel présent le désir de l’oubli et le rêve d’un ailleurs où les récits s’alimentent à loisir.
57Mais ce paradis a l’enfer à sa porte : en contrebas dans la cité “fleurie” des hommes ; ce jardin-là vit malgré tout sous la menace.
58Nés d’une volonté de tourner le dos à l’Histoire (“notre société à notre grand plaisir pourra vivre et durer tant que cela nous conviendra”), la trêve précaire et l’enclos fiesolan font un choix confié à la grâce souveraine de la parole amie ; et la pérennité du dire, symbole tangible du bonheur transhistorique, ne peut faire oublier que dehors “mort saisit les humains sans exception”.
59A l’histoire, le langage ne peut pas ne pas faire référence en mimant par exemple la règle du repos biologique, après les récits au jardin édénique et avant la re-création du récit du jour suivant : perpétuation bien illusoire en face de la caducité tragique des choses d’ici-bas.
60L’ivresse passagère s’est confondue, au jardin des récits, avec la convivialité et la jovialité : deux formes de luxuriance et d’exubérance, mots empruntés directement au langage des jardins qui ont constitué le coeur idéal et conventionnel – printanier et estival – des rencontres d’une quinzaine, l’atmosphère colloquiale de la petite société qui s’est délibérément mise en marge de l’“autre” société des humains que déjà la mort a “ôtés” ou qu’elle menace encore de dissolution.
61L’histoire n’en a pas pour autant été oblitérée, restituée qu’elle est au terme du cycle qui reconduit les dix jeunes gens jusqu’à la même église florentine, au coeur de la cité, une fois les dix journées écoulées dans les collines de Fiesole ; le nom même de l’église, Santa Maria Novella, emmêle curieusement le référent institutionnel religieux (Santa Maria) et la forme du discours (novella) qui reproduit la liberté toujours recommencée d’un dire qui eût voulu s’éterniser.
62C’est si vrai que le mot de “plaisirs” (piaceri) rebondit tout à la fin du Décaméron à l’horizon des désirs (masculins) de recommencer d’autres aventures susceptibles de nourrir un autre florilège narratif.
63L’idée d’hermétisme contenue dans le mot “jardin”, espace compté, limité, implique le secret ; et le secret des récits du Décaméron s’entoure de deux symboles concrets que Boccace rappelle dans sa “conclusion de l’auteur” : le vin et le feu, ceux de l’ivresse de l’amour-passion. Point étonnant (Benoist-Méchin le rappelle)4 que la première mythologie des jardins jamais écrite, dès le xiiè siècle soit près de deux siècles antérieure au Décaméron, porte le titre de Livre secret des jardins japonais (le Sakutei-Ki).
64Du secret au sacré, ce n’est guère qu’une question de degré : l’article “jardins” rédigé par Pierre Grimai dans l’Encyclopedia Universalis met en exergue ce caractère éminent de la passion des hommes épris d’intimité et de soif constructiviste5, “la grammaire des jardins rejoignant celle du discours humain”.
65Or le sacré n’est point totalement évacué – tant s’en faut – des récits décaméroniens, placés sous les auspices de Dieu maître du jeu pour le meilleur et pour le pire (la peste... et les jardins) et où le rite de la messe6 fait encore partie des habitudes des jeunes gens réunis pour la fête du récit.
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CONCLUSION
66Espace clos en apparence, refuge, écrin et abri pour les récitants-auditeurs du Décaméron, le jardin est en même temps cet espace ouvert disponible aux métamorphoses : jardin-sésame en quelque sorte auquel la parole donne accès et d’où les mots prennent leur essor.
67• Eu égard au récit c’est-à-dire à la nouvelle, à la croisée de l’information et de l’historicité, qu’est-il vraiment ce jardin ?
68La nouvelle ou récit bref qui constitue l’unité de base du Décaméron répétée au centuple avec son cadre spatio-temporel télescopé trouve occasionnellement dans le recours aux jardins son homologue topographique. Comme si, fragment narratif reproductible, elle ne pouvait figurer que dans un cadre ou se situer par rapport à celui-ci, fragment naturel et artificiel de l’univers humain que Benoist-Méchin7 dans son beau livre L’homme et les jardins définit ainsi :
“projection d’un fragment qui donne l’illusion d’une lib-
erté relative et d’un désengagement mental.
69Après Boccace, d’autres nouvellistes florentins et toscans ainsi que des poètes inscriront les jardins au coeur de villas célèbres comme celle de la famille de Leon Battista Alberti, et fourniront jusqu’au titre du recueil : Il Pavadiso degli Albevti, recueil de nouvelles de Gherardi. da Prato. Jardins et nouvelles s’impliquent l’un l’autre : ils ont véritablement partie liée.
70• Eu égard à Florence : la ville capitale de la Toscane (qui peut dans certains cas évoquer le poison : tosco8 a pour emblème floral le lys (rouge) et pour cathédrale un nom qui rappelle ce dernier : Santa Mari a del Fiore.
71Deux espaces célèbres, liés à deux monuments logés en plein coeur de la cité rappellent, dès l’époque de Boccace, la destinée culturelle et le devenir de ces jardins : Or San Michele (or’ abréviation de ovto, jardin), prévu à l’origine pour être une halle aux grains, commencé de construire en 1337, finit par être un lieu célèbre encore aujourd’hui, celui du discours sacralisé dantesque, siège annuel des populaires Lecturae Dantis dont l’initiateur du culte à la gloire du poète de la Divine Comédie ne fut autre... que Boccace lui-même.
72Jardin au singulier par conséquent grâce auquel s’opère la métamorphose de la culture au sens premier du terme en culture au sens figuré, ferment de vie spirituelle.
73Autres jardins célèbres mais au pluriel cette fois, ces Orti Oricellari sis... à deux pas de Santa Maria Novella d’où partirent et où revinrent pour se séparer les dix récitants du Décaméron : ces jardins-là deviendront au xviè siècle, le siège de l’Académie platonicienne, autre lieu du discours ordonné, institutionnalisé.
74Le jardin est bien le lieu par excellence de la parole.
75• Eu égard à Boccace :
76A côté du singulier relatif à l’invariant hédoniste de la cornice, le pluriel proposé en parallèle au début de cet exposé était bien de rigueur tant les jardins figurent fidèlement dans toute l’oeuvre boccacienne depuis le Filocolo (de 1336) qui se déroule dans un magnifique jardin de Naples et dont deux nouvelles seront reprises dans le Décaméron jusqu’à l’inventaire encyclopédique de la fin de sa vie (1355-1374), ce De montibus, silvis, fontibus ; tant les jardins hantent aussi le parcours biographique du fils de marchand toscan.
77La lettre IX de 1351, de peu postérieure au Décaméron, rapporte l’amour de ces jardins, point de rencontre padouan de deux poètes Boccace et Pétrarque, qui allaient devenir deux grands amis après ce premier contact.
Je pense que tu te souviens, toi le meilleur de mes maîtres, des quelques jours que je passai avec toi, tous de la même manière : tu étais plongé dans la lecture de textes sacrés, et moi, avide de posséder les lignes qu’ils t’inspiraient, j’étais occupé, écrivant sans discontinuer à la copie...
Lorsque le jour penchait vers son déclin, nous nous remettions ensemble de nos fatigues en allant dans ton petit jardin que le printemps avait déjà orné de frondaisons et de fleurs ; et assis en devisant à l’envi, nous passions ce qui restait du jour dans une honnête et paisible oisiveté jusqu’à la nuit9.
78Echo personnel, précoce et durable au regard de la vie privée de l’humaniste Boccace, prolongeant ces jardins du Décaméron où, à contre-mort, cent récits se donnaient tout loisir de fleurir.
Notes de bas de page
1 Il s’agit respectivement des nouvelles III et V de la 3ème journée. (1bis) Châtelaine de Vevgy, textes établis et traduits de René Stuip, série “Bibliothèque médiévale”, coll. 10/18, Christian Bourgeois édit., paris, 1987.
2 Décaméron, nouv. VI (4è journée).
3 Benoist-Méchin : L’homme et ses jardins, Paris, Albin Michel, 1975.
4 Ibid, chap. IV (jardins japonais).
Le Sakutei-Ki,trad. en français par Suzanne et Pierre Rambach, Genève, Skira, 1973.
5 Encyclopaedia Universalis, vol. IX, p. 395-396, édit. 1968.
6 La messe : cf. prologue VIIIè journée.
7 Benoist-Méchin, op. cit.
L’ouvrage est composé de dix chapitres ; avec le dixième et dernier intitulé “Grenade”, on revient au thème du premier.
8 Tosco avec la signification de toscan : cf. Dante, Divine Comédie, successivement Purg.. XI, v. 58 (“né d’un grand Toscan”) ; XIV, v. 103 (“à un Toscan”) ; XVI, v. 137 (“le parler toscan”). Purg., XXII, v. 117 (“l’air de Toscane”).
tosco avec la signification de “venin”, vénéneux” : Inf., XIII, v. 6 (des épines vénéneuses”) ; Purg. XXV, v. 132 (“le venin... de Vénus” !)
Tous ces exemples sont empruntés à la rime.
9 Jean Boccace, le Décaméron, Club Français du Livre, 2 vol., 1962 édition publiée, annotée par Vittore Branca, trad. introd. et notes de A. Gisselbrecht, voir p. xvi.
Le coeur des célèbres Jardins du Palais Pitti, à Florence (Jardins Boboli), se nomme de manière significative “piazzale dell’ isolotto” (esplanade de l’ilôt).
C’est dans ces jardins-là que se déroule la fête du récit pour de célèbres nouvelles du xve siècle, dont l’auteur Arlotto Mainadi (1396-1484) fut curé dans le diocèse de Fiesole (Motti e Facezie del Piovano Arlotto).
Auteur
Université Paul-Valéry Montpellier III
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