Nature et artifice dans quelques jardins épiques
p. 177-195
Texte intégral
1Une première lecture un peu naïve - et toute première lecture a sans doute le droit, voire même le devoir de l’être - tend spontanément à regarder les vergers de l’épopée comme reflétant fidèlement la réalité du jardin médiéval puis, tout aussi hâtivement, à en souligner le caractère libre, spontané : en un mot, “naturel”. Telle fut à peu près, pour notre part, il y a une vingtaine d’années, la première démarche d’une recherche qui s’est poursuivie, par la suite, en d’autres voies1. Certes, rien n’est plus simple que les dispositions que laissent entrevoir, dans le Roland, les vergers de Cordoue et de Saragosse : sous le couvert de grands arbres, un lieu d’ombre où placer le faldestoed de Charlemagne et, autour de lui, les palies blancs où siègent ses chevaliers. Un espace ample, où dresser le cas échéant tentes et pavillons, un espace clos, sans doute, mais dont la clôture n’est jamais mentionnée, peut-être parce que le sens même du mot en incluait l’idée. Un espace qui, en dernier ressort, se définit essentiellement par différence : lieu de l’homme par opposition à la forêt sauvage, lieu de paix par opposition au champ de bataille, lieu du conseil et du loisir aristocratique en plein air par opposition au cadre palatin.
2Nulle trace de composition, nulle indication, même, d’un aménagement quelconque du donné végétal, en ces pages au demeurant si peu descriptives, quelle que soit leur puissance d’évocation. Tout au plus peut on se risquer à imaginer, en se référant à l’ordonnance du verger monastique du plan de Saint-Gall, un alignement régulier d’arbres fruitiers2. Le sobre tracé, somme toute intemporel, adopté pour le jardin carolingien a dû régir encore, selon toute vraisemblance, bien des vergers du xiie siècle. Mais doit-on pour autant l’appliquer à ceux de l’épopée ? Dès ce premier pas, toute tentative de “restitution” se voit confrontée à un dilemme cruel : ou bien se résoudre à forcer le texte en lui faisant dire précisément ce qu’il ne dit pas, ou bien s’avouer d’emblée inopérante, faute de pouvoir évaluer la part de réalisme dont peut être créditée la description épique.
3Sans s’attacher davantage à leur hypothétique tracé, il faut à cet égard s’en rapporter d’abord à la composition de leur flore, dont le recensement oblige à constater que ces “vergers” s’avèrent en général remarquablement inféconds. En effet, si le pin, le laurier, l’églantier et l’aubépine paraissent y croître à l’envi, les arbres fruitiers en sont le plus souvent absents, au point que même le pommier, arbre par excellence des jardins septentrionaux, n’est guère nommé dans les chansons de geste que comme matériau privilégié de l’épieu ou de la lance. On peut certes tenir pour implicite la présence de ces essences, si naturellement liées à l’idée du verger comme enclos nourricier qu’il pouvait n’être pas nécessaire de les mentionner, mais il n’en reste pas moins que les poètes épiques ont choisi de valoriser exclusivement des arbres que distinguent leur floraison ou leur feuillage, non leurs fruits.
4Un autre trait encore permet de mesurer l’écart qui très délibérement sépare cette flore littéraire de la flore réelle : insoucieux des contingences climatiques, les poètes ont peuplé jardins et paysages des chansons de geste d’essences aussi méridionales que l’olivier, et ce quel que soit le cadre géographique de l’action. Il serait donc illusoire de chercher, comme on l’a parfois tenté, une évocation précise de la végétation ibérique dans la flore du Roland, flore en réalité composite qui se retrouve en bien d’autres poèmes, et dans les lieux les plus divers. Si les jardins de l’Espagne mauresque ont inspiré l’épopée, c’est par la bienfaisante omniprésence de leurs ombrages au pied des remparts des villes sarrasines, et non par leur végétation spécifique.
5L’attrait du Midi et la convoitise de l’Orient ont cependant contribué à donner à la flore épique sa paradoxale tonalité méridionale, mais de façon diffuse et détachée du contexte géographique, loin de tout réalisme. Ces réminiscences méditerranéennes, où se devine l’influence des récits des croisés et des pèlerins, s’accordaient en outre, tout en renouvelant leur contenu, avec les conventions du topos du locus amoenus qui imposèrent durablement aux descriptions médiévales de jardins les essences chères à la tradition poétique gréco-latine. Enfin ces mêmes essences bénéficiaient d’une prédilection d’un autre ordre, celle qui s’attache aux arbres à feuillage persistant dont l’immuable verdure a toujours été ressentie comme un symbole d’immortalité. Ainsi voyons-nous s’expliquer ces vergers dépourvus de fruits, ces enclos sans clôture, ces transplantations arbitraires affranchies de toute logique climatique : les jardins de l’épopée doivent bien peu à la “nature” et tout, ou presque, à un dense réseau de références culturelles et symboliques qui déterminent une image entièrement stylisée3.
6Cette stylisation s’inscrit logiquement dans la perspective d’une esthétique qui s’exprime au même moment et avec des effets analogues dans la flore, non moins hautement stylisée, de l’enluminure et de la sculpture romanes. Elle s’insère aussi, plus largement, dans le courant d’une pensée où le système de représentation du monde conditionne étroitement le regard sur le monde et, dans une large mesure, tend à se substituer à lui. Elle correspond enfin, en tant que grille de signes, aux structures des grands mythes du pouvoir qui constituent la trame idéologique de l’épopée et commandent la distribution fonctionnelle de ses décors. Les jardins du Roland ne sont nullement l’évocation de la réalité quotidienne du verger castrai, mais l’espace purement symbolique où inscrire, dans l’épiphanie de Charlemagne trônant sous le pin, l’union du roi cosmocrator avec les puissances de la nature féconde. En définitive nemus bien plus qu’hortus, héritier des bois sacrés antiques4, le jardin royal du premier âge épique se refuse aussi bien à l’analyse qui l’interrogerait comme le témoin d’un problématique “sentiment de la nature” qu’à celle qui le voudrait regarder comme un document à verser au dossier de l’histoire de l’art des jardins. Il est avant tout - et peut-être seulement - un “lieu de troisième fonction” qu’une relation de complémentarité unit à ceux où s’incarne la double vocation sacrale et juridique de la première, la chapelle et la salle palatines, et que l’alternance des séquences narratives oppose régulièrement au champ de bataille, “espace de deuxième fonction” où chevauche le roi-guerrier5.
7Il est dans la logique profonde du jardin royal de n’être pas “naturel”, puisque sa vocation majeure est de tracer autour du souverain un abrégé de l’ordre du monde, un microcosme qui se doit de contenir plus de “nature” que la nature même. Le verger épique n’échappe pas à cette règle tacite, lui qui d’abord condense, comme dans le Roland, l’entière évocation du règne végétal dans la silhouette singulièrement abstraite d’un seul arbre puis, lorsque sous l’influence du roman croît la part de la description, l’amplifie au contraire de l’écho des fastes de l’Orient et du souvenir des jardins antiques. Deux phases, certes, mais en définitive deux faces d’un même miroir déformant, et deux étapes contrastées d’un même processus de stylisation, l’une agissant par réduction à l’essentiel et l’autre par la dynamique de l’amplificatio. Il serait donc imprudent de tirer du constat de cette évolution l’idée que la description épique s’est progressivement enrichie au détriment d’un réalisme supposé initial : plus sobres, et le plus souvent limités à un schéma expressif de leur seule fonction symbolique, les plus anciens jardins de l’épopée n’en sont pas pour autant moins éloignés d’une nature dont ils ne sont jamais que l’image réfractée, et non le direct reflet.
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8Quiconque plante un jardin s’arroge toujours, consciemment ou non, une forme de mainmise sur la flore et la faune ; tout arbre, toute plante, toute bête qui vit à leur ombre y représente l’espèce entière et recompose une nature apaisée, apprivoisée et, en dernière analyse, dominée. Telle était bien la fonction du jardin royal par excellence, le paradisus du plus ancien Orient, dont les monarchies hellénistiques reçurent la tradition de la Perse achéménide, avant de la transmettre à Rome qui la fit revivre dans ses leporaria et ses vivaria6. En ces enclos, l’acclimatation d’essences et d’espèces amenées a grands frais de contrées lointaines manifestait la domination du souverain implicitement étendue jusqu’aux confins de l’univers connu ; plantes et bêtes venues de terres nouvellement conquises attestaient dans l’enceinte du parc royal l’éclat de la victoire et garantissaient symboliquement sa pérennité ; recevoir de princes étrangers un présent d’animaux exotiques signifiait de même l’hommage, la haute estime, voire l’allégeance.
9Profondément signifiante était en tout cela la part de l’artifice qui s’évertuait à faire coexister des essences a priori incompatibles, à rassembler dans la ménagerie des animaux issus de climats antagonistes. Ce surcroît de nature, que n’eût pas accordé la croissance naturelle et que suscite pourtant la volonté du prince, s’affirme comme l’une des constantes majeures de la symbolique du pouvoir dont la tradition quasi ininterrompue s’est prolongée jusqu’à l’âge baroque. Parmi les attributs de la renovatio imperii dont s’entoura à Aix le Charlemagne historique, parc de chasse et ménagerie occupaient une place de choix qu’ont soulignée les chroniqueurs7. C’est là que l’on montrait sans doute le lion de Marmarique et l’ours de Numidie offerts par les ambassadeurs d’un prince africain8, là encore que l’on put longtemps admirer le fameux éléphant envoyé en 801, à l’apogée du règne, par Haroun al Rachid9 et dont la mort survenue vers 810, fut de façon très significative regardée comme un présage néfaste10, tant la prospérité du microcosme enclos dans le parc palatin était ressentie comme le gage de celle de l’empire.
10La Chanson de Roland a conservé le souvenir vivace du prestige cynégétique du parc d’Aix et des présents royaux qu’il reçut, comme l’atteste la composition caractéristique du tribut de Marsile (laisse III) :
“Mandez Carlun, a l’orguillus e al fier,
Fedellz servises e mult granz armistez.
Vos li durrez urs e leons e chens, 30
Set cenz camelz e mil hosturs muers.”11
11Moins directement, le récit des songes de Charlemagne (laisses LVI-LVII et CLXXXV - CLXXXVI), peuplés d’animaux et à deux reprises associés au palais d’Aix (vers 726 et 2556), en est aussi la réminiscence transposée, matière historique profondément recomposée par le poète mais encore clairement identifiable12.
12Bien plus tard, Adenet le Roi a lui aussi donné forme poétique à cette même tradition, en un passage de Berte as grans piés où, sous le vêtement romanesque d’un épisode apparemment assez gratuit, se devine l’affleurement des strates les plus profondes de la symbolique du jardin royal (laisse II) :
El jardin le roi ot mainte table drecie,
Au mengier sist li rois et sa gente maisnie ;
D’autre part sist Pepin o la bachelerie.
Leens ot un lion norri d’ancesserie, 50
De plus crueuse beste ne fu parole oÿe ;
Sa cage ot derrompue et toute depecie
Et son maistre estrangle, qui fu de Normendie.
Par le jardin ou ot mainte ente bien fueillie
S’en venoit li lions conme beste enragie ; 55
Deus damoisiaus a mors, estrais de Lombardie,
Qui aloient joant seur l’erbe qui verdie.
13Face aux fauve déchaîné, le roi opère un prudent repli :
Charles Martiaus saut sus, que plus il ne détrie,
Sa femme emmaine o lui, ne l’i a pas laissie13
N’en i a un tout seul n’ait la table guerpie. 60
14Seul le jeune Pépin qui, l’instant d’avant, se tenait encore à part avec la bachelerie - trait significatif d’un isolement des “jeunes” ignoré du Roland mais souvent sensible dans l’épopée plus tardive -, seul le jeune prince ose affronter le monstre (laisses II-III) :
Quant Pepins l’a veü, de maltalent rougie, 61
………………
Vers le lion s’en va, ou soit sens ou folie, 64
………………
Parmi le corps li fait le froit acier passer, 70
Mort l’abat sor la terre, puis ne pot relever.
15Attaché à une esthétique narrative ennemie de toute pesanteur, Adenet n’exploite guère le contenu de ce petit récit d’origine très ancienne14. Il l’insère tel quel dans son poème et ne l’utilise que comme matière d’un prologue assez lâchement rattaché au reste de l’oeuvre et abruptement conclu, conformément au topos de la “feinte concision” (laisse III) :
En cesti ci matere ne vueil plus demorer, 80
Parmi la vraie estoire m’en vorrai tost aler.
16Même s’il se refuse à s’y attarder, Adenet n’a pas méconnu la riche signification de l’épisode, qu’il livre à son lecteur enveloppé du voile de l’implicite et où il est loisible de relever plusieurs niveaux d’interprétation.
17II y a là, de prime abord, l’un de ces exploits inattendus grâce auxquels un “jeune”, tel Roland dans la Chanson d’Aspremont, conquiert de vive force son statut d’adulte et de chevalier. De ce point de vue, le combat contre le lion revêt une valeur d’épreuve initiatique, instant du très haut risque qui assure le passage d’une classe d’âge à une autre. Mais la victoire cynégétique de Pépin, succédant au tacite effacement du vieux roi, annonce aussi la mort du père et l’avènement du fils, qui suivent immédiatement l’épisode du lion et l’éclairent rétrospectivement comme une sorte de rite d’accession au trône (laisse III) :
Le roi Charle Martel couvint a fin aler ; 86
Conme droit hoir de France font Pepin coronner. 88
18On discerne à ce passage, sous le couvert d’une narration enjouée et dénuée d’insistance, la haute valeur symbolique de la chasse au lion, acte royal par excellence dans la tradition antique et thème iconographique récurrent de l’art officiel, depuis la chasse au lion d’Alexandre de la mosaïque de Pella jusqu’au relief du monument cynégétique d’Hadrien célébrant sa victoire sur le lion lybique15.
19En faisant un instant du calme jardin ou ot mainte ente bien fueillie un parc de chasse implicite qui se range parmi les avatars épiques des “paradis” antiques, l’épisode où Pépin se rend digne d’être roi rejoint ce grand thème qui inspira encore l’art sassanide et l’art byzantin16, et qui ne fut pas étranger à la brillante fortune du lion au sein du bestiaire héraldique médiéval. Cette même tradition reprise par Adenet a largement contribué avant lui à la fréquente association du héros et du lion dans la diffusion de la légende rolandienne et dans l’iconographie qu’elle a inspirée17. Celle-ci témoigne également de la haute signification accordée à la victoire sur le fauve dans l’imaginaire épique, où la prouesse de Pépin, initiateur en cela du prestige dynastique, apparaît comme un acte fondateur, aux origines du mythe carolingien.
20Le désordre introduit dans la paisible scène de cour du début par l’irruption du lion ne fait à cet égard que restaurer au profit du jeune prince un ordre très ancien, celui du parc royal des monarchies orientales, témoin de l’inépuisable vaillance du roi chasseur. Le prologue de Berte as grans piés a ainsi conservé non seulement le souvenir de ces chasses ou s’affirmait la puissance souveraine étendue à la domination des forces de la nature, mais aussi celui de leur cadre initial, le paradisus. Ces profondes réminiscences coexistent avec des notations brèves mais évocatrices - la cage du lion, l’homme commis à sa garde - correspondant à la réalité infiniment plus modeste qui dut être celle de la ménagerie d’Aix-la-Chapelle et, à sa suite, de la plupart des ménageries médiévales18. A quelque niveau que l’on choisisse d’en situer la lecture, ce passage dit enfin la permanence de cet artifice premier de l’art des jardins qui consiste à transplanter et à acclimater arbitrairement loin de leur aire des espèces étrangères, substituant au libre don de croître et de fleurir la soumission à la main qui capture et qui enclôt ; par delà l’acte quasi magique de l’appropriation s’y dessine le besoin intrinsèque de contraindre.
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21Nature contrainte, à tout le moins conduite et dirigée : le jardin s’affirme comme tel de par sa définition même, sur laquelle le jardin royal renchérit presque nécessairement pour remplir pleinement sa fonction symbolique, qui est d’enclore l’image du monde dans l’orbe d’un pouvoir. Le jardin royal de l’épopée, lorsque celle-ci voit s’amplifier le rôle de la description, s’inscrit logiquement dans cette perspective où les “merveilles” ne sont pas les vains caprices de l’imagination, mais les signes révélateurs de ce besoin d’une “sur-nature” - et, à la limite, d’une “contre-nature” - produite par l’artifice. Nous ne reviendrons pas ici sur sa forme la plus achevée, l’automate, dont on a déjà montré ici même19 qu’il occupe une place privilégiée dans l’imaginaire palatin, inspiré pour l’essentiel d’un Orient souvent déformé et où il est en outre malaisé de distinguer les influences respectives de l’Islam et du monde byzantin20. D’autres aspects moins spectaculaires mais tout aussi significatifs méritent en effet de retenir l’attention, qui concernent l’ordonnance et l’emplacement de quelques jardins aussi peu “naturels” que possible.
22Girart de Roussillon est sans conteste la plus brillamment descriptive d’entre les chansons de geste, et l’on ne s’étonnera pas d’y voir le jardin du palais royal d’Orléans y faire l’objet d’un ample développement. En revanche, le décor somptueux et presque exclusivement minéral de ce plan gent peut surprendre à plus d’un titre (laisse CXXXI) :
Entres murs el palaz ac un plan gent.
Perrons asis en at per tau ciment,
Ob art de bestiaire magistraument
Fuguraz a musée d’aur resplendent ;
De clare marevitre le paviment. 2140
En mi leuc a un pin quel cau content.
Une gole lai fert d’aisi dolc vent,
Melz flaire que d’encens ne de piument.
Une fontane i sort d’un desrubent -
Cer ab aur e a peirres qui l’aige rent.21 2145
23Seule présence du végétal, le pin, dont on devine l’ample ramure suffisant à protéger cette sorte de terrasse de l’ardeur du soleil ; lui seul rappelle encore le schéma du Roland, transposé en un contexte qui n’est en rien celui d’un verger, mais plutôt celui d’un préau22 communiquant directement avec le palais et sis à l’intérieur de l’enceinte, différant en cela radicalement du type du verger que l’on trouve toujours situé, lorsque la localisation en est possible, hors les murs et souvent à quelque distance23.
24Ce jardin précieux doit l’essentiel de ses splendeurs à l’influence de l’Orient byzantin et aux réminiscences de l’Antiquité, sources entre lesquelles on peut hésiter pour expliquer le riche décor de mosaïque qui témoigne de l’exceptionnelle prédilection que le poète du Girart a manifestés pour cet art, usant ailleurs pour l’évoquer de termes rares et d’origine fort savante24. La forme du jardin clos, entièrement imbriqué dans le contexte palatin, qui n’est pas sans un certain rapport avec les jardins intérieurs des palais de l’Espagne musulmane25, se rattache peut-être en partie à l’art de l’Islam. Il se peut que le pavement de marevitre, c’est-à -dire de cristal26, ait aussi la même origine et puisse être rapproché, par exemple, de l’opulent usage du cristal de roche et du verre taillé dans l’art palatin de l’Egypte fatimide27. Quoi qu’il en soit, il est clair que cette page, comme la majorité des descriptions auliques du poème, doit tout à la fascination d’un “ailleurs” à la fois spatial - l’Orient - et temporel-l’antique -, partout substitué à la réalité de l’Occident médiéval.
25A ce premier niveau d’artifice fort largement répandu et dont nous avons montré plus haut la part qu’il eut à la constitution de la flore épique, s’en ajoute ici un second qui s’avère plus original et plus riche de sens. En ce jardin qui proscrit entièrement la verte herbe du verger conventionnel au profit du plus somptueux des pavements, la contrainte imposée à la nature est si extrême que celle-ci n’apparaît plus que sous la forme d’une représentation - les animaux des mosaïques à fond d’or ornant les “perrons” - ou en une mise en scène savamment élaborée, telle la fontaine au cerf d’or crachant l’eau. Mieux encore, le parfum des fleurs et des plantes aromatiques, si souvent mentionné dans les descriptions épiques et romanesques, est ici suppléé par une fragrance qui n’émane pas du jardin lui-même, entièrement dépourvu de plantations florales, mais d’un dispositif énigmatique diffusant, par une gole qui semble ménagée dans le dallage, de capiteuses senteurs.
26On peut supposer que l’idée de ce singulier aménagement, qui laisse imaginer un mécanisme quelconque permettant d’assurer la circulation d’un dolc vent, se rattache en quelque manière à la même aire d’influence que les souvenirs des automates byzantins dont on peut notamment relever la trace, avec une lisibilité d’ailleurs inégale, dans le Pèlerinage de Charlemagne, la Prise d’Orange et le Girart lui-même. C’est pourtant vers la Rome antique, où l’usage de répandre des parfums dans les salles de réception était fréquent, que semble devoir s’orienter surtout la recherche. Dans cette perspective, un texte s’impose comme le plus directement susceptible d’éclairer l’origine de cette mystérieuse gole, tant du point de vue formel que sur le plan du sens que revêt l’artifice dans le contexte palatin : le célèbre passage de Suétone décrivant les dispositions complexes et raffinées de la Domus Aurea de Néron.
27Dans ce palais-microcosme, où les techniques les plus élaborées avaient été mises en oeuvre pour réunir et concentrer sur la personne de l’empereur tous les prestiges de la souveraineté cosmique, “le plafond des salles à manger était fait de tablettes d’ivoire mobiles et percées de trous, afin que l’on pût répandre d’en haut sur les convives soit des fleurs soit des parfums”28. N’est-ce pas l’écho de cet artifice, qui participait à une féerie palatine dont Tacite a parfaitement éclairé le contenu idéologique en notant qu’elle “supplé (ait) par la technique ce que refusait la nature”29, n’est-ce pas le reflet déformé de ces fastes que l’on retrouve dans le jardin royal du Girart ?
28Déformé ou, tout aussi bien, délibérément transposé à ce degré plus haut encore de l’artifice qui consiste à parfumer non plus une salle, chose somme toute aisément concevable, mais l’espace de plein air d’un jardin, idée “contre-nature” s’il en est. Ainsi le vent lui-même devient ici oeuvre de main humaine, détaché lui aussi d’une nature immobilisée sous ses revêtements de mosaïque et de cristal et comme pétrifiée, contrainte au point d’être niée, et si complètement asservie qu’elle semble ne recevoir le souffle de la vie que grâce au recours d’une ultime facticité.
29Un artifice inverse, mais d’identique portée sémantique, se retrouve dans les pages épiques où le végétal surgit au contraire là où tout devrait l’exclure. Une évidente symétrie relie de ce point de vue le jardin du Girart, d’où les floraisons attendues sont bannies au profit d’un aménagement purement minéral qui conviendrait mieux à une salle d’apparat, et la “chambre” non moins improbable où, dans la Prise d’Orange, Orable reçoit Guillaume sous un pin ramé (laisse XXI) :
A une part de la chambre leanz
Avoit un pin par tel esperiment (...) 652
……………….
La sist Orable, la dame d’Aufriquant30 660
30Quelle qu’en soit l’exacte nature, que le terme d’esperiment invite à interroger31, cet arbre dressé au coeur même du palais s’affirme, au même titre que le jardin pétrifié du Girart, comme une significative incarnation du thème de la nature contrainte.
31Le fait que cet antique attribut de la souveraineté se trouve ici transféré du domaine de la symbolique royale à celui de l’erotique courtoise témoigne certes de l’évolution de l’épopée vers le romanesque, mais aussi de la sous-jacente permanence de son substrat mythique. La vitalité de ces structures profondes de l’imaginaire est encore bien lisible dans la conjonction de l’arbre et de la figure trônante, dont l’apparition solennelle est soulignée par la formule révélatrice du la sist, fréquemment utilisée par les poètes épiques pour introduire la presentation du roi en majesté.
32En toutes ses formes royales, des plus élémentaires aux plus recherchées, le jardin d’artifice signifie la captation propitiatoire des puissances dispensatrices de l’abondance, détournées du désordre de la croissance spontanée et symboliquement soumises à la régulation qui les rend aptes à produire l’opulence. Dans cette perspective, l’artifice onéreux inscrit dans un contexte somptuaire dont le Girart nous a montré un exemple significatif contribue à qualifier le jardin non seulement comme espace résumant la fertilité de la flore et la fécondité de la faune, mais aussi comme le lieu où se déploient en retour - faste nécessaire et non point vaine ostentation - les richesses qui en découlent.
33Cette relation profondément établie entre l’abondance de l’or et l’opulence agraire ressort de façon particulièrement nette dans la scène du “roi laboureur” du Pèlerinage de Charlemagne. Parvenu à Constantinople, Charlemagne trouve l’empereur Hugon en dehors de la ville, dans les vergers, labourant de façon toute symbolique avec une charrue d’argent et d’or :
Destre part la citet, demie liue grant, 264
Trovent vergers plantez de pins e lorers blancs :
…………….
Truvat lu rei Hugun a sa carue arant. 282
Les conjugles en sunt a or fin reiusant,
Li essues e les roës e li cultre d’argent.
…………….
Une caïere sus le tent d’or suspendant, 288
La sist li emperere sur un cuîsin vaillant.32
34Somptueuse, avec son dais de soie précieuse (v. 294) et son soc au coutre d’argent de douteuse efficace, cette charrue si curieusement semblable à un palanquin ou à un char triomphal doit, elle aussi, être rangée parmi les coûteux ornements du jardin d’artifice. En cet incompatible assemblage du trône palatin et de l’instrument aratoire se retrouve le besoin impérieux de recomposer les données du réel et de les transposer sur un plan où la facticité leur permette de signifier plus qu’elles-mêmes.
35Aucun poème épique n’a aussi clairement exprimé que le Pèlerinage la valeur de l’église, du palais et du jardin comme triade de lieux appliquant à l’organisation de l’espace aulique l’articulation de la structure trifonctionnelie33. Aussi n’est-il pas surprenant de lire ici en clair ce que l’épopée tient généralement pour implicite, à un niveau demi-obscur où elle suggère et ne formule pas. Cette exceptionnelle lisibilité des plus profondes substructions de l’idéologie épique permet d’éclairer plus nettement le rôle du jardin comme attribut de la souveraineté chthonienne, pourvoyeuse de l’abondance et des richesses qu’elle procure. Elle précise en outre, en ce passage, la double signification de l’artifice : si, comme témoin de la violence faite à la nature, il démontre l’étendue de la puissance du roi, il exprime aussi, dans ses formes luxueuses, l’inépuisable opulence que suscite cette contrainte par l’heureux enchaînement de ses trois phases complémentaires d’appropriation, de propitiation et de régulation.
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36Il est à plus d’un titre significatif que l’épopée ait attribué aux seuls Sarrasins ce plus haut degré de l’artifice qui transporte le jardin loin de son emplacement naturel au prix d’un coûteux esperiment. C’est l’Orient du luxe illimité, l’Orient aussi des techniques subtiles et du savoir, qui brille ainsi dans la chambre-jardin d’Orable, au plus haut du palés sor la tor. C’est à l’Orient encore que l’on prête, à bord de vaisseaux fabuleux, cette forme ultime du jardin contre-nature qu’est le jardin flottant. Dans la Destrucioun de Rome, le puissant roi sarrasin Laban, chef de tous les païens, est si bien le roi de l’abondance qu’il ne saurait se déplacer sur mer sans qu’un jardin l’accompagne à bord du navire amiral de sa flotte. Dans la longue énumération des aménagements fastueux de cet incomparable vaisseau, le thème de la nature contrainte est traité avec une prédilection d’autant plus efficace qu’en ce monde de merveilles, il semble aller de soi que l’art puisse faire croître loin de tout sol naturel l’herbe et les fleurs, sans que le poète s’attarde un instant à en envisager les modalités pratiques.
37On voit tout d’abord une belle prairie voisiner avec les écuries, contexte qui semble lui assigner une destination utilitaire et la vouer surtout à assurer en haute mer la singulière pâture des destriers du roi (laisse VI) :
Mult fu grantz ly chanlanz et ouvrez par mestrie :
Laenz sunt les estables as destrers de Surrie,
Et s’i a ewe duce et beal praierie (...)34 335
38Le navire comprend aussi, équipées de cheminées ornées d’or batie et non moins improbables en ce contexte de par leur structure même, maint chambre vautie, où l’on vérifie le rôle qu’a pu jouer, comme support de l’imaginaire, ce syntagme figé à lui seul évocateur de l’architecture palatine, bien fait en outre pour meubler commodément un hémistiche. Comme on peut en juger par ce seul trait, le poète a fort bien senti que l’émerveillement de son public serait proportionel à l’incompatibilité du palais et du navire : loin de chercher à adapter l’archétype palatin à cette localisation paradoxale, il en a au contraire souligné les dispositions immuables, en les surchargeant de notations moins habituelles, telle la mention des cheminées, pour accentuer encore l’effet attendu.
39En ce vaisseau où tout témoigne de l’opulence royale, le roi n’occupe cependant pas la plus belle chambre, mais la réserve à sa fille, la gracieuse Floripas. C’est là, à nouveau, une chambre-jardin où l’artifice renchérit encore sur l’artifice :
Labam d’Espaigne fist mult grandt curteisie,
Tote la melior chambres a sa feile bailie :
En yvere et en este i est la ros flurie
e la flur d’aiglenter tote tens espanie, 350
Le basme et le ment ducement i flarie,
De trestotes flures la colur i condie ;
L’enchens et kanele i croit et l’arabie :
Ainc Dex ne fist espece dunt la flur n’i condie.
Qui est en cele chambre a joie use sa vie. 355
Laiens est Floripas, la gent et l’acemye,
La plus beal payem que soit jusc’a Russye.
40Jardin de senteurs plus que de couleurs, dont la description semble s’élaborer surtout à partir d’une nomenclature de parfums et chercher paradoxalement à restituer, par une sorte de renversement de l’artifice, un catalogue de plantes “naturelles” à partir de substances odoriférantes qui ne parvenaient en Occident que sous la forme de produits fabriqués. Le processus d’engendrement du texte est ici bien lisible, qui part d’une liste de précieuses fragrances, qu’il était effectivement envisageable de réunir dans une chambre princière, pour constituer une flore en revanche impossible tant par sa composition que par son emplacement.
41Ainsi voyons-nous la “merveille” procéder de l’étagement de trois niveaux d’artifice : le jardin flottant, la chambre-jardin, enfin la réunion en un même lieu d’essences de provenances aussi lointaines que diverses. Nulle gratuité, croyons-nous, en ces splendeurs où il convient encore une fois de scruter l’implicite pour déterminer, par delà la brillante surface d’un merveilleux où il serait simpliste de limiter l’analyse, les thèmes sous-jacents qui en orientent la signification. Plus complexe, en sa transposition maritime, que les exemples que nous avons relevés jusqu’ici, cette page témoigne d’une évolution formelle du motif du jardin royal en même temps que d’une étape du progressif glissement de sens qui, déjà, l’entraîne hors du strict domaine de la symbolique du pouvoir.
42Pour l’essentiel, il s’agit encore d’attester la toute-puissance du souverain par le plus haut degré de facticité que puisse atteindre la maîtrise de la nature. Dans cette perspective, il est utile de relever en amont de notre passage, au risque de paraître systématiser à l’excès une lecture mythique des textes, les traits qui qualifient Laban comme roi chasseur et comme roi d’abord détenteur de la fonction dispensatrice d’opulence avant de revêtir, lors de l’expédition contre l’Italie qui forme le sujet principal du poème, les attributions de la fonction guerrière. A la laisse III, après l’énumération des immenses possessions territoriales de Laban (vv. 74-81) et la première mention de son intention de “revendiquer comme fief la moitié de Rome” (v. 82), le poète résume en une parenthèse significative la volonté de domination universelle qui l’anime :
- Bien quidoit tote li monde li devoit enclinier - 84
43Trois laisses plus loin, la formule qui clôt la description de la chambre-jardin du vaisseau royal transpose dans l’ordre symbolique la même exigence d’universalité :
Ainc Dex ne fist espece dunt la flur n’i condie. 354
44Dans la parfaite symétrie de ces deux vers conclusifs, l’un terminant l’énumération des terres dominées, l’autre le catalogue des essences acclimatées que Laban, tel Noé, détient en son navire, se vérifie avec une particulière netteté l’efficace du jardin royal comme garant magique de la puissance du cosmocrator.
45Il est tout aussi caractéristique qu’en cette même laisse III, après quelques vers consacrés à la parente de Laban (vv. 85-92) et qui semblent tendre à le rattacher de loin à la geste rolandienne en faisant de lui le frère de Baligant et de Marsile35, l’étendue de son pouvoir se manifeste immédiatement par une scène de chasse :
Laban d’Espaigne s’est alez desportier
As puis sur Aigremore oveke li. M. Escler. 95
La fist ses urs salvages a ses hommes bercier ;
La veïssie s meint viautre, maint brachet descoupler,
Payen et Ascopars as espies juer,
Curere par le marine et chacier maint sengler ;
Maint ostur veises et maint falcoun valer. 100
46A l’évidence, il s’agit là d’une chasse essentiellement symbolique, comme le prouvent l’association de la chasse à courre et de la chasse au vol, contraire aux usages de la vénerie médiévale36, et surtout la curieuse démonstration des “Ascopars” qui semble être bien plus une sorte de “jeu” à thème cynégétique qu’un véritable acte de chasse.
47Le caractère implicitement rituel en même temps que confusément ludique de tout l’ensemble est d’ailleurs aussitôt confirmé par les deux vers suivants :
Laban ad fait tote sa gent mander
Pur la feste vëer et Mahom celebrer 101
48Faut-il aller jusqu’à voir dans la feste par quoi se termine ainsi la chasse de Laban une imprécise réminiscence des venationes d’amphithéâtre de la Rome antique et de la signification religieuse des jeux du cirque37 ? Ce serait courir un risque évident de surinterprétation, mais la question vaut cependant d’être posée, surtout dans le contexte de romanité travestie où, nous le verrons, doit être aussi replacée la description du navire royal. En outre, le fait que Laban semble en cette chasse plus spectateur qu’acteur est un indice supplémentaire en ce sens :
La fist ses urs salvages a ses hommes bercier. 96
49Quoi qu’il en soit, l’emploi en ce mêmevers du possessif ses tend à désigner les puis d’Aigremore comme une réserve où le gibier est chose royale et souligne aussi la haute valeur d’une vénerie particulièrement prestigieuse, cette dangereuse chasse à l’ours dont les attestations sont assez rares dans les textes littéraires français du Moyen Age, mais dont la relation avec la thématique du roi chasseur est fort ancienne et dont le Roland a indirectement conservé le souvenir38
50La chasse de Laban à Aigremore et le jardin flottant de son navire peuvent donc être lus comme deux hypostases du paradisus, en des microcosmes où, à différentes échelles et à des degrés divers d’artifice, se renouvelle l’union du roi et de la nature. Pourtant, ce texte où le motif du jardin royal trouve l’une de ses formulations les plus élaborées, inscrite de surcroît dans le riche tissu des indices sémantiques complémentaires que nous venons de faire converger, ce même texte en voit aussi le partiel dévoiement, présage d’un détournement plus complet encore. Du vaisseau de Laban, pourtant indiscutable témoin de sa richesse et de sa puissance, l’image du roi en majesté est singulièrement absente, et c’est à sa fille, la belle Floripas, qu’y revient la place d’honneur. Au milieu des parfums et des fleurs, c’est à une épiphanie d’un tout autre ordre qu’est en réalité consacré le paradisus de la chambre-jardin : celle de la troublante beauté de la princesse sarrasine, figure caractéristique d’un nouvel âge où s’accentue la coloration romanesque de l’épopée.
***
51Dans le Siège de Barbastre, poème où la composante érotique de l’exotisme sarrasin joue un rôle de premier plan, le pas est définitivement franchi39 et c’est la seule Malatrie qui concentre autour d’elle tous les prestiges du vaisseau d’artifice (laisse 65) :
La nef a la pucele firent apareillier ;
La barge au roi Judas n’i vausist un denier,
Que ele avoit de lonc le tret a un archier,
Et la mahonmerie et molin et vivier, 1650
Le for por le pain cuire et le vin el celier.
Al un borc de la nef ot un praielet chier ;
Malatrie s’i vait sovant esbenoier40 1655
52Quelle que soit la relation à établir entre les deux textes, l’identité du motif est parfaitement claire. Le poète du Siège a donné une place prépondérante au praielet au détriment de la chambre, mais il a multiplié à plaisir les aménagements incompatibles avec le contexte nautique : four, moulin, vivier. Tous, comme aussi le cellier, sont en rapport direct avec les produits de l’opulence agraire ; tous contribuent à suggérer l’idée d’une autarcie qui n’apparaissait pas aussi nettement dans la Destruction de Rome et qui précise la portée bénéfique de l’indispensable association de la nature et de l’artifice. Parfaitement lisibles encore, les éléments constitutifs du microcosme royal lui survivent sous l’interprétation nouvelle qui les redistribue, matériaux de remploi que l’imaginaire érotique emprunte à l’imaginaire du pouvoir.
53Du paradisus au paradis, une boucle singulière se referme ici par le détour de l’Islam et réunit en un même lieu du rêve la double postérité des jardins du plus ancien Orient. Si Malatrie est présentée avec tant d’insistance comme la princesse des jardins, déployant toute sa séduction au milieu de ses compagnes sous le sycomore du verger de Cordoue (laisse 57), puis en un verger encore, sous les murs de Barbastre (laisse 69), et d’un verger à l’autre naviguant en son féerique jardin flottant, n’est-ce pas en partie sous l’influence de la conception islamique d’un paradis peuplé de jeunes vierges accueillant les élus ? Si l’idée n’est ici lisible qu’en filigrane, elle est plus explicite dans la Prise, lorsque Guillaume s’écrie de façon bien peu orthodoxe, en découvrant Orable trônant entre ses suivantes sous le pin de Gloriette : “Paradis est céanz.” Ainsi, et par une tout autre voie, la postérité orientale du jardin sacre rejoint-elle en ces pages l’héritage parallèlement transmis par la tradition épique du jardin royal, à l’heure où celui-ci cède le pas au jardin d’amour.
54Il reste à situer l’origine de l’insertion du jardin d’artifice dans le motif plus rare du vaisseau-microcosme. Selon les schémas qui régissent l’imaginaire de l’épopée, un tel raffinement ne pouvait être attribué qu’au luxe incalculable du monde sarrasin. Or, comme tant de traits du faste palatin des chansons de geste, cet Orient du rêve procède en réalité du travestissement plus ou moins délibéré de l’antique. De tels navires, dotés de semblables jardins, ont effectivement existé dans l’Antiquité, et c’est selon toute vraisemblance des textes qui en ont donné la description que s’inspirent, directement ou indirectement, les vaisseaux “sarrasins” de la Destruction de Rome et du Siège de Barbastre. La filiation est d’autant moins douteuse qu’elle éclaire non seulement l’idée même du jardin flottant mais aussi sa signification en tant que luxe inoui’ conçu comme démonstration de la puissance du prince, procurée au prix de coûteux artifices par le spectacle de la nature contrainte.
55Hiéron II de Syracuse avait fait construire un vaisseau d’apparat dont les dispositions somptueuses nous sont connues par la description de Moschion citée par Athénée41 ; parmi les splendeurs de ce navire dont toutes les cabines possédaient un sol de mosaïque” à petits panneaux (.... où) toute la légende de l’Iliade était merveilleusement représentée”42 figuraient, sur le pont aménagé en jardin, un gymnase, des portiques, des pelouses et des parterres, des bassins peuplés de poissons, des berceaux de lierre et de vigne et un Aphrodision, édicule qui devait cumuler les fonctions de sanctuaire privé et de pavillon de plaisance43. Plus tard, Caligula posséda également, au dire de Suétone44, des galères pourvues de portiques et dont le pont était planté de vignes et d’arbres fruitiers. Ces fastes nautiques, bien attestés par les textes et confirmés par la découverte des trirèmes du lac de Némi45 figurèrent donc bien parmi les signes jugés nécessaires à l’affirmation de toute-puissance, en des contextes où celle-ci revêtait une dimension sacrale implicite ou explicite, comme dans le cas du vaisseau de Hieron où l’Aphrodision et son jardin dessinaient un “paysage sacré” dont le luxe profane s’entourait de résonances religieuses46
***
56Entre ces textes et les descriptiors des chansons de geste, quels furent les relais, et quel type de transmission faut-il leur attribuer ? Autant de questions que nous ne tenterons pas de résoudre ici, mais qui posent le problème plus vaste de l’origine savante d’une part non négligeable de la matière épique. Problème encore, et non moins lourd de sens, que celui du travestissement “sarrasin” des sources antiques. Quelle que soit la part de la déformation traditionnellement admise pour expliquer ce processus, les rapprochements précis que l’on peut établir ici entre le vivier du vaisseau de Malatrie et les bassins poissonneux du navire de Hiéron, comme entre son Aphrodision et la mahonmerie, invitent à se demander si, dans quelques cas au moins, ce transfert dont le Girart et la Prise offrent de multiples exemples ne résulte pas d’un procédé littéraire délibéré. La confusion généralement invoquée en pareil cas peut certes s’admettre en un genre supposé “populaire”, mais l’accès même indirect à de telles sources semble bien devoir l’exclure : si le poète du Siège a pu avoir connaissance des navires d’apparat de Hiéron et de Caligula, il faut que la déformation de l’histoire résulte d’un choix, non de l’incompréhension. C’est donc tout un pan d’un imaginaire sarrasin peut-être moins spontané qu’on ne l’a cru qu’il faudrait alors considérer comme le produit d’une convention, d’une stylisation encore, ouvrant ainsi une autre perspective d’artifice où nous ne nous engagerons pas plus avant, mais où la quête d’un “naturel” toujours plus inaccessible nous a logiquement conduit.
Notes de bas de page
1 Voir notre étude. L’architecture des palais et des jardins dans les chansons de geste. Essai sur le thème du roi en majesté, Paris-Geneve, 1987.
2 Voir C. HEITZ, “Jardins carolingiens”, dans Traverses, 5-6, octobre 1976, pp. 63-67, et L’architecture religieuse carolingienne. Les formes et leurs fonctions, Paris, 1980, pp. 254-260.
3 Sur les particularités de la flore des chansons de geste, voir nos articles, “Les jardins de l’Espagne mauresque dans l’imaginaire épique”, à paraître dans les Actes du XIe Congrès international de la Société Rencesvals, Barcelone, 22-27 août 1988, et “La stylisation de la flore épique et les fonctions narratives de l’arbre dans les chansons de geste”, dans PRISMA, V, 1989, n°10, pp.191-199
4 Voir P. GRIMAL, Les jardins romains, Paris, 1943, rééd., 1969, pp. 66-67, 92-94 et passim.
5 Nous reprenons ici, en une formulation délibérément simplifiée, l’idée que nous avons développée avec plus de nuances dans notre Architecture (...), pp. 95-104, 172-181, 331-354 et passim. Cette structure de portée plus générale n’est nullement incompatible avec celles qui régissent la distribution des “fonctions” royales à l’intérieur de chacun des espaces majeurs du complexe aulique, puisque le schéma qui organise l’ensemble se retrouve, le cas échéant, en chacune des parties.
6 Voir P. GRIMAL, op. cit., pp. 76-82 et passim ; J. AYMARD, Cynegetica. Essai sur les chasses romaines des origines a la fin du siècle des Antonins, Paris, 1951, pp. 68-73 et passim.
7 NOTKER, Vita Karoli, ed. R. Rau, Darmstadt, 1969, II, 9 ; ERMOLD LE NOIR, Poème sur Louis le Pieux, éd. E.Faral, Paris, 1932, p. 141.
8 Gesta Karoli, loc. cit.
9 Annales Royales, ed. R. Rau, Darmstadt., 1969, années 801,802 et 810 ; EGINHARD, Vita Karoli, éd. L. Halphen, Paris, 1938, 5e éd., 1981, 16, p.49, et les notes correspondantes.
10 Sur cette interprétation, voir H. FICHTENAU, Das Karolingische Imperium, Zurich, 1949, trad. fr. partielle, L’empire carolingien, Paris, 1958, rééd., 1981, pp. 205-206.
11 Nous citons le texte d’après l’édition de Joseph Bédier, Paris, 1922.
12 Voir notre Architecture (...), pp. 121-129.
13 Nous suivons le texte de l’édition d’Albert Henry, Genève, 1982 ; sur tout ce qui suit, voir l’ouvrage de Mme Régine COLLIOT, Adenet le Roi. “Berte aus grans piés”, étude littéraire générale, Paris, 1970 ; dans le débat qui a suivi la présente communication, Mme Colliot a rappelé que la scène du combat de Pépin contre le lion revient avec une évidente prédilection dans les enluminures des manuscrits de Berte (ms. A, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 3142, f° 120 v ; ms. C, Paris, Bibliothèque Nationale, fr. 1447, f° 21 r° ; ms. D, Paris, Bibliothèque Nationale, fr. 12467, f° 78 v°)
14 On en trouve la mention dès le ixe siècle, dans les Gesta Karoli ; Monument a Germaniae Historica, Scriptores, t. II, p. 758 ; ibid, ed. R. Rau.
15 Voir notre Architecture (...), pp. 411-424, et les notes correspondantes.
16 Voir A. GRABAR, L’Empereur dans l’art byzantin. Recherches sur l’art officiel de l’Empire d’Orient, Paris, 1936 (rééd., 1971), pp. 142 ss.
17 Voir R. LEJEUNE et J. STIENNON, La légende de Roland dans l’art du Moyen Age, Bruxelles, 1966, pp. 154-155 - sur le bas-relief de la façade du Dôme de Borgo San Donnino montrant Pépin affrontant le lion - et, sur la tradition iconographique qui fait figurer le lion sur l’écu de Roland, pp. 232-234 et passim.
18 Voir G. LOISEL, Histoire des ménageries de l’Antiquité à nos jours, Paris, 1912, et K. HAUCK, “Tiergärten im Pfalzbereich”, dans Deutschen Königspfalzen, 1963, 1.
19 Voir, dans De l’étranger à l’étrange ou la “conjointure” de la merveille. Hommage à Marguerite Rossi et Paul Bancourt, Senefiance n° 25, 1988, les articles de Huguette LEGROS, “Les automates. Attirance, répulsion de l’étrange”, pp. 297-314, et de Jean SUBRENAT, “D’étranges machines étrangères dans le cycle de Huon de Bordeaux. Les automates, gardiens de Dunostre”, pp. 463-493, ainsi que notre contribution, “Les “jeux étranges” de l’empereur byzantin dans Girart de Roussillon”, pp. 255-273.
20 Sur ce point, voir l’article de Paul BANCOURT, “La décoration des intérieurs sarrasins dans les chansons de geste du xiie siècle et l’art islamique”, dans Mélanges Pierre Jonin, Senefiance n° 7, 1979, pp. 48-88.
21 Nous utilisons l’édition de W. M. Hackett, Paris, S.A.T.F., 1953 -1955.
22 Sur le “préau”, voir M. CHARAGEAT, L’art des jardins, Paris, 1962, pp. 81-82, 89, 97-99.
23 Voir L’Architecture (...), pp. 151-153 et 158-167.
24 Voir notre article, “Musec, metau : le vocabulaire mosaïstique dans Girart de Roussillon et ses sources savantes”, en collaboration avec Bernard Ribemont, à paraître dans Bulletin de la Société des Fouilles Archéologiques et des Monuments Historiques de l’Yonne, 8, 1991.
25 Voir supra n. 3, 1.
26 Voir W. M. HACKETT, op. cit., t. III, Glossaire, p. 790.
27 Voir R. ETTINGHAUSEN et O. GRABAR, The Art and Architecture of Islam. 650-1250, Harmondsworth, 1987, pp. 187-197.
28 SUETONE, Vie de Néron, XXXVI.
29 TACITE, Annales, XV, 43.
30 Texte de l’édition de C. Régnier, Paris, 1967, 6e éd., 1970.
31 Sur le sens d’esperiment, voir le Glossaire de l’édition de C. Régnier, p. 147, et L’architecture (...), pp. 314-315 ; en fonction du domaine où renvoient ses connotations, qui évoquent le savoir et l’expérience, il n’est en fait pas très éloigné de certaines acceptions de notre “artifice”.
32 Edition de P. Aebischer, Genève, 1965.
33 Pour une lecture trifonctionnelle du Pèlerinage, voir J.H. GRISWARD. “Paris, Jérusalem, Constantinople dans le Pélerinage de Charlemagne. Trois villes, trois fonctions”, dans Jérusalem, Rome, Constantinople : L’image et le mythe de la ville, Colloque du Département d’Etudes médiévales de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), textes réunis par D. Poirion, Paris, 1986, pp. 75-82.
34 Edition de J.H. Speich, Berne, 1988.
35 Voir les Commentaires de l’éditeur, p. 236.
36 Ibid., p. 237.
37 Voir J. AYMARD, op. cit., pp. 74-85 et passim.
38 Voir supra, n. 12.
39 C’est ce qu’a fort bien montré Caroline Cazanave ; voir son article, “Sarrasins terrifiants, Sarrasines attrayantes : double effet de la vision de l’autre dans les chansons de geste”, dans L’exotisme, Cahiers CRLH-CIRAOI, Université de la Réunion, n° 5, 1988 (pp. 66-71), p.70.
40 Texte de l’édition de J. L. Perrier, Paris, C.F.M.A., 1926.
41 ATHENEE, Les Deipnosophistes, V, 206 ss., édition et traduction de C. Burton Gulik dans la collection Loeb Classical Library, Londres, 1927.
42 Traduction de Philippe Bruneau, tirée de son article, “Le sens de ᾶφαχίσχοι (Athénée V, 207 C) et l’invention de l’opus tessellatum”, dans Revue des Etudes Grecques, LXXX, n° 379, janvier-décembre 1967, pp. 325-330. Nous remercions M. Philippe Bruneau de l’amical soutien qu’il a bien voulu apporter à notre recherche.
43 Voir P. GRIMAL, op. cit., pp. 76-77.
44 SUETONE, Vie de Caligula, XXXVII.
45 Voir G. UCELLI (dir.), Le Navi di Nemi, Rome, 1950.
46 Voir P. GRIMAL, op. cit., p. 164.
Auteur
Université de Paris-Sorbonne Paris IV
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