Au jardin des images mariales : aspects du plantaire moralisé dans la poésie religieuse du xive siècle
p. 139-149
Texte intégral
1Plantureux, le plantaire mariai l’a été dès l’aube de la poésie pieuse en langue romane. Il s’est agi d’abord d’un legs dont le xiiie siècle, animé par l’enthousiasme de la découverte et la griserie d’un idiome de récent usage pour la prière littéraire, n’a cessé d’accroître la fructification. Vient le “siècle didactique” : panégyriques, sommes religieuses et poèmes de haute tenue réservés au Puy affinent l’interprétation de la figure, comme si le souci de l’approfondissement savant succédait au désir de l’expansion métaphorique. L’évolution du traitement de l’image permettrait-elle d’esquisser une définition chronologique du style de la louange ?
* La définition moralisée
2Gautier de Coinci, trouvères du Nord, Rutebeuf... Dans le poème de louange, la prière laïque ou la chanson pieuse, le xiiie siècle n’a cessé d’exalter les promesses de la mariologie. Survient, dans l’histoire de cette symbolique, l’âge de la définition, sous la forme du traité de la connaissance moralisée, ou encore du poème dégageant la pertinence et louant l’excellence d’une propriété. Au deuxième quart du xive siècle, un pieux compilateur réunit, en l’honneur de la Vierge, une collection de textes de divers genres qu’il présente et relie par de brefs passages rimés de sa composition. Il s’agit du Rosarius1.
3Titre suggestif que celui de Rosier, d’ailleurs employé par quelques auteurs contemporains2 pour affirmer la qualité définitive ou l’ambition exhaustive d’un recueil. Observons que si la langue, pour le lis, parle aussi bien de “fleur de lis” - le lis dénomme d’abord une plante, que la fleur enlumine en la saison -on ne désigne jamais par “fleur de rosier”, qui serait une périphrase, la rose3. Il en résulte que dans la hiérarchie des images, c’est la rose qui produit le rosier, et non l’inverse. Le rosier est moins l’arbuste sans lequel n’existerait pas la rose, que l’armature indispensable à la merveille profuse des roses. Comme titre d’ouvrage, le Rosier désigne un recueil et promet une excellence. La rose est la première des fleurs : mieux, même, la fleur unique au-dessus des fleurs, seule à n’avoir “ni première ni seconde”. Un Rosier mariai est plus qu’un florilège de Notre-Dame : de même que la rose est la fleur des fleurs, nul doute qu’il ne soit, dans l’esprit du compilateur, la fine fleur du florilège. Cette somme a bien pour dessein l’exaltation d’une précellence.
4Formé dans un siècle attentif à la disposition du livre, le Rosarius est construit de manière très consciente et régulière. L’architecture d’ensemble, d’abord (du moins dans l’état originel du manuscrit) vise au chiffre idéal de la somme : deux livres, comportant chacun cinquante chapitres. D’autre part, chaque chapitre obéit au schéma du triptyque : il se compose successivement de la notice rimée d’une chose moralisée, d’un conte dévot relatant un Miracle de la Vierge, enfin d’un poème. Au total, ce recueil est une anthologie de propriétés, de textes narratifs et de pièces lyriques. Au responsable revient le talent de la floriculture : la science de la taille, et de la greffe, en vue de parfaire une oeuvre de bel effet et de bon profit, qui exalte une précellence raisonnée. Il faut instruire et convaincre (non sans veiller à l’élégance de la forme) : la succession de la notice, du récit et du poème répond à la progression qui conduit de la description à la glorification en passant par la démonstration. Le Rosarius rassemble ainsi des genres qui, d’ordinaire, étaient indépendants. Les discours édifiant et didactique fournissent de nouveaux arguments au panégyrique marial.
5Initialement, ce Rosarius définissait, à raison d’une par chapitre, cent propriétés. Cinquante-sept chapitres ont survécu aux mutilations du manuscrit. Compte tenu des doubles4, restent cinquante-quatre notices originales : quatorze relèvent de la zoologie, vingt-quatre de la botanique, quatre de la minéralogie ; restent douze définitions à ranger dans la catégorie divers5. Gaston Raynaud, en 1885, a présenté cette partie de l’oeuvre : il a reclassé les choses suivant les ordres du bestiaire, des herbes, plantes ; arbres, du lapidaire et des “choses diverses”, puis il a édité, suivant la succession voulue par le compilateur, l’essentiel de chacune des notices6.
6Celles-ci commencent par une description scientifique de la chose envisagée, suivie d’une analyse de ses vertus (principalement médicinales pour la série relevant de la botanique). A l’occasion, l’auteur cite ses sources, qu’il aura connues directement ou de seconde main. Par exemple, dans la définition de la Chélidoine, il évoque Pline, Solin, Isidore7. Puis vient le commentaire symbolique : l’auteur applique à la Vierge les vertus énumérées, soit par assimilation (“La panthere si est Marie...”, I, XXX, v. 17), soit par comparaison (“Marie est si comme l’olive...”, I, XXXIII, v. 15), soit encore par interprétation (“Graile est verge et senefie / La vierge pucele Marie...”, I, L, v. 29-30). Dans cette seconde partie de la notice, l’auteur est un inventeur de similitudes.
7Ainsi réapprenons-nous par quelle vertu la fleur de lis, le baume, et, pour une part, le rosier et le plantain8 symbolisent la Vierge. Mais nous découvrons aussi pourquoi le sénevé, l’amandier, l’armoise, la chélidoine, le pin, le mûrier entre autres (pour la seule catégorie du plantaire que nous reconstituons)9, tous ces éléments s’agrègent à la collection des biens de Marie. Un Rutebeuf, cinquante ans plus tôt, faisait comprendre comment la poésie mariale suscite des figures au moyen de l’association d’images, parce que l’imagination qu’inspire l’expérience sensorielle du monde ose tisser entre les choses des relations qui dévoilent progressivement le plan de la Création. Le pieux auteur du Rosarius inventorie lui aussi le monde, sinon avec enthousiasme, du moins méthodiquement. Si l’artisan du texte de louange multipliait les propriétés par l’intuition poétique, le compilateur développe le réseau des correspondances en usant de l’observation scientifique dont il énumère les résultats, à titre de preuves : l’application symbolique en devient irréfutable.
8La présentation logique des notices, mais aussi l’ampleur de la prospection, attestent que l’édification pieuse se soumet au didactisme, une discipline qui, rapportant tout élément de l’histoire naturelle à la louange de la Vierge, procéderait d’une réflexion sur la moralisation - et qu’en tout état de cause, cette somme relève de la science encyclopédique. L’auteur recueille, et invente probablement des analogies. Par l’écrit, il les authentifie. L’exploitation rigoureuse du principe de l’équivalence confère à ces symboles le statut de la connaissance scientifique.
9Pourtant, on serait en peine d’expliquer la succession de ces propriétés autrement que par association. Les notices composent un floraire, un plantaire, un lapidaire, etc., mais en ordre dispersé : c’est en les réordonnant qu’on reconstitue les catégories de l’histoire naturelle, en altérant par conséquent le dessein du compilateur. Dans ce recueil, l’effet d’abondance l’emporte sur l’idéal exhaustif. La louange de la Vierge est infinie : son encyclopédie symbolique se donne pour inépuisable. L’apparente improvisation de l’inventaire traduit en réalité l’empirisme d’une exploration sans limite. Rien de plus “ouvert” qu’une pareille somme. Tout en assemblant des notices et en publiant de nouveaux symboles, elle donne aussi (et peut-être surtout) l’exemple d’une méthode de moralisation.
10Ce qui ne signifie nullement qu’un tel ouvrage de référence eût pu prétendre à devenir, pour les artisans du poème mariai, un répertoire des idées suggérées par les images. Son audience, certainement, fut restreinte : milieu conventuel de Poissy ou “librairie” royale. Il témoigne néanmoins de l’ambition encyclopédiste de l’esprit symbolisant. A cet égard, la somme du compilateur et la collection de serventois du Puy des Orfèvres sont apparentées, intellectuellement et historiquement : il s’agit, en approfondissant des figures, d’en homologuer la senefiance mariale, soit par la référence scientifique, soit par la démonstration poétique, à une époque où l’existence du Puy parisien n’est certainement pas sans rapport avec les projets culturels de Philippe VI de Valois.
* La focalisation symbolique
11Dans l’histoire littéraire de ce siècle dont les textes spirituels en langue vulgaire ne se lassent pas d’expliquer les relations suivies entre le terrestre et le surnaturel, deux commentaires sur des symboles, deux discours de louanges sur des similitudes, en vers l’un et l’autre, méritent de retenir l’attention10 : Le Roman du Lis d’une part, d’autre part le Dit de la Rose, l’état lacunaire de nos connaissances est providentiel, puisque ces deux titres juxtaposent des images que la poésie pieuse associait volontiers11.
12Le Roman du Lis12 est une louange de la Vierge13 dédiée à une princesse nommée Marie et entrée dans les ordres. En tant qu’image directrice, le lis, fleur de chasteté, d’humilité, de virginité14, résume les raisons de vivre de la moniale en illustrant les qualités de son modèle, Celle qu’elle sert et dont elle porte le nom. Il figure encore la royauté15, celle de la Vierge ou celle de la Maison dont “soeur Marie” est issue16. Objet d’une définition analytique, le lis se prête également au commentaire historié : l’auteur montre comment, par la conduite de sa vie, la Vierge a constamment mérité l’honneur de cet emblème17.
13A l’accoutumée, dans la hiérarchie des fleurs symboliques, la rose précellait la fleur de lis. Celle-ci - lilium candidum -se distinguait par sa blancheur éclatante, alors que la rose, fleur parmi les fleurs, accomplissait la notion de beauté18. Pour l’auteur du Roman. Marie est “la bele flour de lis” (v. 36), et c’est à cette fleur que revient la prééminence sur toutes autres (v. 13-14) :
“La flour dou lis qu’est si bel coulouree
Sus touts flors est la plus honoree...”
14On pourrait réfléchir à cette substitution du lis à la rose, dans l’ordre de la primauté symbolique. Faut-il y voir une réaction contre la diffusion d’un motif tellement lié à la notion de désir amoureux qu’il ne se prêterait plus à la moralisation ? Ou bien l’auteur du Roman du Lis tient-il à promouvoir, par l’exaltation de ce symbole, un idéal de chasteté et de virginité qu’il estimerait comme la première valeur de la représentation mariale ? Il est vrai encore que l’image peut valoir surtout, dans cet ouvrage de dédicace, en tant que transposition spirituelle de l’emblème royal.
15Pour autant, l’écrivain n’oublie pas que le lis, en son coeur, prépare l’incarnat de la rose. Il n’est pas l’inventeur de cette sorte de filiation entre les deux fleurs. Jacques de Cambrai, dans le beau développement qui commençait l’une de ses chansons spirituelles, avait montré, par comparaison, comment la blancheur de la virginité resplendit grâce au vermeil de l’Incarnation, et comment cette couleur vive suggère le don, et le sacrifice, de la vie19. Cependant, par les métaphores des métaux précieux, l’auteur du Roman accomplit l’interprétation de l’image, cette fleur de virginité contenant, dans sa corolle d’argent, l’or de la charité qui l’enlumine et promet l’avènement du Christ20. Le lis, cette similitude qui définit la Vierge avec une per tinence inégalée, vient éclore au printemps de la Rédemption.
16A côté du Roman du Lis existe un Dit de la Rose21 probablement contemporain et composé dans le même esprit. Il est conservé par trois manuscrits au moins dont le plus ancien paraît être encore le Rosarius décrit plus haut22. Dans cette compilation à l’architecture étudiée, aux transitions soignées, il occupe le coeur du chapitre XXXI du Premier Livre23. Celui-ci commence par une notice rimée sur le rosier moralisé24, continue par la double version d’un conte pieux25, puis donne ce dit avant de s’achever avec le texte de La Contenance aus dames.
17La présentation de ce poème recueilli par le compilateur est intéressante. Une transition de quelques vers (un sixain d’octosyllabes à rimes suivies) conclut le conte précédent et annonce à la fois le dit26 : elle est articulée autour de la “vertu de la rose” - remède spirituel, ainsi qu’il ressort du récit qui vient de s’achever, comme elle était réputée, dans le préambule du chapitre, remède corporel27. D’où le désir de célébrer la Vierge : “S’en dirons une chançon bele / Pour la dame plus honourer / Qu’ele nous aïst a sauver.”
18Dire une chançon ? Le compilateur entend-il désigner simplement, par ce substantif, une louange ? Ou bien ce Dit de la Rose était-il aussi chanté ? Il se compose en effet d’une longue suite de douzains d’octosyllabes à rimes renversées - autrement appelés strophes d’Hélinant - terminés chacun par l’incipit d’une hymne latine : ils prennent ainsi une allure de couplets et peuvent avoir suscité le chant liturgique en alternance avec le récitatif en roman. Par exemple :
“Bien devons servir telle amie
En qui le corps Dieu reposa ;
De toutes vertus est florie
Fleur de vierge, rose espannie :
Salve virgo. rubens rosa.”
v. 8-1228.
19Dans la version que donne le Rosarius, le treizième et dernier douzain (c’est le pénultième dans les autres copies) se clôt avec la mention de l’Ave regina celorum. C’est pourquoi le compilateur - avec une habileté consommée - pourvoit le poème d’un épilogue ou d’un appendice qu’il affirme emprunter29 et qui n’est autre qu’une paraphrase rimée de cette antienne30. La clause du modèle : Super omnes speciosa y autorise la référence au thème floral : “O, la fleur des virges, Marie, / Aussi comme est plus bele chose / Entre autres fleurs, de lis, de rose, / Prie ton fil, mere loiaus, / Pour le salut de tes féaus”...
20Ce Dit de la Rose est une louange complétée (du moins dans sa version intégrale) d’une prière pour le salut : la glorification comporte une supplication. Cependant la longueur du poème, l’ampleur des strophes et la structure formelle se prêtent à l’entrelacement du panégyrique historié (“Quant Dieu toutes les flours crea” ou “Jhesucrist voult sa char mater”, v. 25 et 121) avec la description du symbole (“De ce mot rosa parleron” ou “La rose a cincq barbeaus dely”, v. 13 et 49). L’explication favorise l’exaltation ; l’analyse philologique ou la description botanique complète et confirme le symbole spirituel.
* L’élaboration descriptive
21La moralisation de l’image traditionnelle ou usuelle, c’est-à-dire l’exposition et l’examen de la figure à des fins édifiantes, se retrouve, au xive siècle, hors de la somme encyclopédique, du roman ou du dit, dans un genre à forme fixe : le serventois. Réduit à sa plus simple expression, celui-ci célèbre la Vierge, en usant volontiers de similitudes, et convertit la déclaration d’amour propre au poème profane en un acte de foi.
22La collection de serventois la plus belle, la plus élégante et - il faut bien le dire - la moins aride, est celle que forme, au fil des années, le Puy parisien des Orfèvres, depuis la fin du règne de Philippe VI de Valois jusqu’au commencement de celui de Charles VI. La Confrérie responsable de ce Puy met en scène, à l’occasion de sa fête annuelle, un Miracle de Notre-Dame par personnages ; elle organise aussi un concours de poésie où deux prix sont décernés, pour le serventois couronné et pour le serventois estrivé. C’est ainsi que ce genre poétique, venu du Hainaut, s’acclimate à l’Ile-de-France où, probablement, il atteint, au cours du xive siècle, son apogée.
23Le serventois désigne le service poétique de la Vierge : c’est à la fois le poème d’un serviteur de la Vierge et le poème obéissant à un modèle. Ce dernier est la chanson amoureuse dont le serventois reprend le gabarit (5 strophes sans refrain suivies de l’envoi), les vers encadrant les strophes et jusqu’aux timbres des rimes. Longtemps, cette réfection pieuse a eu mauvaise presse, en particulier parce que la notion d’imitation est souvent entendue par défaut, et que l’esprit moderne est plus accoutumé, dans le progrès de l’art, au critère de l’originalité qu’à celui de la nouveauté. Le dévot de la Vierge consent, dans le serventois, à se dévouer au modèle courtois. Humilité trompeuse, pourtant.
24Le serventois justifie la dilection pour la Vierge. Poème de concours composé pour une fête du calendrier liturgique, c’est une louange pieuse, et, en même temps, un exercice de rhétorique. L’une des exigences du genre, à savoir la reprise des vers amoureux encadrant la strophe, devient une évidence de départ : l’expression courtoise de la dévotion pour la Vierge. Quant aux cinq strophes, léguées par le modèle mais évidées entre les vers initial et final (obligatoirement repris), elles se prêtent à un discours nouveau, moins narration d’une expérience personnelle que moralisation, c’est-à-dire conversion du monde (et du discours profane) au spirituel. L’examen d’une figure (ou de plusieurs), qui constitue la démonstration moralisée, implique l’engagement à servir la Vierge, formulé, conformément au modèle, en termes amoureux.
25Dans cette collection de 25 pièces, trois exemples seulement viennent illustrer la botanique moralisée : le premier serventois qui suit le Miracle XXIV (1366) sur “la fleur de lis”31, celui qui suit le Miracle XXVI (1368) sur la branche de l’arbre portant le fruit32, enfin celui qui suit le Miracle XXXI (1373) sur le jardin clos où fut planté l’arbre de vie33. Ces trois pièces ont été couronnées, c’est-à-dire récompensées du premier prix.
26Fleur de lis, branche, jardin : le serventois se développe autour d’une métaphore directrice dont il mentionne la qualité de figure et, éventuellement, l’origine savante34. D’une strophe à l’autre, l’image se prête à des variations qui enrichissent sa senefiance. Par exemple, le “jardin glorieux”, dans le troisième poème, devient “jardin benoist et pacient” lors de la Passion du Christ, puis “jardin d’amours” dans une séquence d’expression très courtoise35, prière à la Vierge reine du ciel. Ou bien, dans la première des trois pièces, la “fleur de lis” (du vers 47 et dernier) est dite “fleur de haultesse” (v. 11) lors de l’Incarnation, pour s’épanouir en “fleur de prouesce” (v. 29) lorsque s’annonce l’Assomption. Le serventois résume à l’accoutumée l’Evangile de la Vierge. La variation de la figure s’y déploie, d’une strophe à l’autre, au fil de la durée, c’est-à-dire dans la succession chronologique imposée par le rappel de l’histoire sainte. L’enrichissement de la senefiance de l’image correspond à l’accomplissement de la mission de la Vierge.
27La complexité descriptive suscite des figures secondaires qui naissent d’une moralisation méthodique. Ainsi la branche (Marie) de l’arbre de Jessé (Anne) porte une fleur qui se confond avec le “fruit de prophecie” (Dieu incarné). Ou bien le jardin comporte une fontaine (de lait) - figure mariale qui double celle du jardin - où se nourrit l’Arbre de vie. Cette superposition de deux motifs indique au demeurant la rencontre de la symbolique mariale et du thème courtois : hortus conclusus, le jardin clos est aussi le locus amoenus, Lustort, du moins au départ, avant le développement descriptif, original et complexe, qu’impose l’interprétation figurée de l’histoire sacrée. Ce jardin, sept tours le défendent, qui signifient sept qualités de la Vierge36. Le poème évoque encore sept ruisseaux de sang (coulant des sept blessures du Christ)37 et cite, par allusion, les sept sacrements (v. 51). Ce serventois adjoint à la symbolique de l’image celle du nombre.
28Il arrive qu’une fois achevée la moralisation de l’image, la louange prolifère et foisonne en débordant le thème choisi, lorsque le poète s’engage, ou exhorte, à servir la Vierge. Ainsi, dans le texte illustrant la branche : “Pour le saint fruit qui prist en vous sejour / Vous doit on bien nommer branche fleurie, / Lune luisant, estoille qui flambie, / Temple de paiz, chambre de sauveté...”38. Le panégyrique a pour loi cette richesse, cette surabondance, cette superfluité qui actualisent la prière mais suggèrent aussi l’inépuisable fonds des figures et la probable multiplication des serventois à venir pour le progrès de la science et de la dévotion mariales. Si le poème de cette sorte, destiné à s’insérer dans une collection, aboutit à la ferme promesse de servir la Vierge sans délai ni défaillance (la rhétorique pieuse, visant à persuader, atteint son but), il ne néglige pas pour autant le détour évasif, l’échappée vers d’autres occasions de louer.
29Même serviteur du poème courtois, asservi à la chanson amoureuse, le serventois ne trahit pas l’enthousiasme où le lyrisme mariai du siècle précédent puisait sa fraîcheur et son élan. La tutelle du modèle et la forme fixe le contraignent à maintenir dans des proportions raisonnables un éloge dont il ne manque pas de confirmer le potentiel inexhaustible. A la fois exigeant et modeste, cet exercice de concours approfondit une moralisation que l’époque de saint Louis voulait surtout étendre superficiellement. Le genre est original encore par la systématisation d’un trait qu’il hérite de la chanson pieuse : la conversion, ou, mieux, la spiritualisation du discours amoureux, qu’il accomplit jusqu’à donner un ton courtois au service de la Vierge. Quant à la transposition morale de l’image, et, le cas échéant, l’emboîtement des codes symboliques, ils préparent l’avènement du chant royal picard ou normand.
30On pourrait avoir craint l’épuisement de la vitalité créatrice, en ce xive siècle si favorable à la composition dogmatique. L’exemple du plantaire figuré montre au contraire la continuité d’une recherche en profondeur dont la définition moralisée, la focalisation symbolique, l’élaboration descriptive résument les aspects, à défaut d’en marquer les étapes. Instruire, convaincre, charmer : le dessein poétique séduit l’imagination pour stimuler l’intelligence. Ainsi, assurant son chemin entre la tradition scripturaire, le progrès scientifique et l’idéal courtois, la glose mariale se développe, moyennant l’évolution d’une méthode qui doit aboutir au raffinement allégorique des Palinods.
Notes de bas de page
1 Paris, Bibl. Nat., fr. 12483. Voir A. Langfors, Notices et extraits des manuscrits, XXXIX, 2.
2 ibid., p. [514].
3 Sur ce sujet, et plusieurs autres, voir les fines remarques de Léo Spitzer, “Pleur et rose synonymes par position hiérarchique”, Mélanges Ramon Menendez Pidal. Madrid, 1950, pp. 135-156 - note 1, p. 136. Admettons toutefois “flor d’espine” - mais il s’agit de la transposition sauvage, ou agreste, du symbole, porteur alors des senefiances de la couleur blanche (aubespine), et reproduisant avec bonheur la clause : flos inter spinas. Le strict équivalent champêtre de rose est “fleur d’églantier” (par exemple dans le Miracle de Théophile de Rutebeuf, v. 555-556 : “Flors d’aiglentier et lis et rose / En qui li Filz Dieu se repose...”).
4 La mandragore est présentée deux fois, fol. 121b et 218a (mandegloire) ; de même la fontaine (fol. 71d et 230c) et le soleil (fol. 223c et 226d).
5 fontaine, verge, château, galaxie, anneau, dé, lait, Ange, terre, soleil, polus et ciel.
6 “Poème moralisé sur la propriété des choses.” Rom., 14 (1885), pp. 442-484.
7 fol. 124d : “Ainssi le nous font [bien] acroire / Li herbier, li naturien : / Tieus gens savoir le doivent bien ; / Plinius, Solinus, Ysidoires / Dient mout de sentences voires.” Livre II, chap. VIII, v. 20-24 (art. c., p. 466). Sur les sources du compilateur, voir aussi A. Langfors, Notices....pp. [508]-[509] (pour le bestiaire).
8 usuellement, comme on sait : la rose. Quant au symbole du plantain, il est nommé (v. 79) dans quatre des versions des .IX. Joies de Rutebeuf.
9 Voir Sister M.A. Savoie, A “Plantaire” in Honor of the Blessed Virgin Mary taken from a French Manuscript of the xivth Century. Introduction and Text. A Dissertation ... Washington, D.C., The Catholic University of America, 1933 ; in-8°, 211pp. - Entre autres comptes rendus : Rom., 63 (1937), pp. 539-544 (A. Langfors).
10 Il faudrait ajouter, entre autres - sans préjuger de son intérêt quant au plantaire moralisé - le Livre royal de Jean de Chavanges (encore inédit), et songer aussi, compte tenu des mêmes réserves, au Trésor de Nostre Dame de Jean Brisebarre.
11 par exemple dans une chanson pieuse de Gilles de le Crois, v. 3-5 : “Vous estes la rose et li lis / Deseure toutes les biautés / Ke Diex a fait, c’est vérités...” (Recueil de Järnström, pièce 41) ; dans l’Ave Maria de Rutebeuf : “Tu es li lis où Diex repose ; / Tu es rosiers qui porte rose / Blanche et vermeille...” (v. 115-117) ; encore dans un Salut à la Vierge : “Rose tot tans novele, li lis de douce odour” (Londres, Brit. Mus., Addit. 15606, fol. 88, v. 3).
12 éd. P.C. Ostrander, New York, Columbia Univ., 1915.
13 Louanges de la Vierge est son autre titre. Appellation banale, dans cette littérature !
14 lilium castitatis chez saint Bernard (P.L., 184, col. 1011-1012) ; “lis de virginité” dans les .IX. Joies attribuées à Rute-beuf (v. 143). Voir aussi la pièce n°4 du recueil de Järnström, v. 21-26 : “A la chaste flour de lis / Reprise (=enracinée) en humilité, / Pu li sains anges tramis / De Dieu, qui humanité / Prist en sa virginité / Pour rachater ses amis.”
15 par exemple, au vers 13 de la pièce 73 du recueil de Järns-tröm et Langfors : “Virge roine, flour de lis”. On entend que la Vierge accède à l’honneur de la royauté grâce à sa féconde virginité, symbolisée par la fleur de lis. Hais, dans le cas précis, la mention de la royauté peut passer pour le signe qui rattache la chanson à la “reine Blanche”, suivant l’attribution du manuscrit.
16 sur l’inévitable tentation d’évoquer la royauté de la Maison de France, dans un texte mariai consacré au lis, voir seulement le Rosarius : “Par fleur de lis as connoissance / Des armes du regne de France : / Mout beles sont a regarder. / Dieus vueile le royaume garder / Et ma dame sainte Marie ! / Quar li roys mout en lui se fie...” (notice : Flour de lis, I, XXXIV, v. 25-30 ; G. Raynaud, Rom., 14, p. 459).
17 Ainsi lors de l’Annonciation : “Clos estoit en son oratoire/ Cel tresor digne de garder, / La Virge, pour mielx resgarder / En la face dou roy de gloire, / Et pour deffendre sa memoire / Dou mont et de sa vanité, / Que riens ne peüst ja abrumpre (=rompre) / Son penser de Dieu, ne corrumpre / Le lis de sa virginité...” (v. 505-513). Enfin, durant les longues années de vieillesse, qui suivent l’Ascension : “Lonctemps vesquit apres son Fil la Virge, / De clere foy touz jours empris son chierge, / Sanz et example donnoit a ses puceles. / En la rousee du val d’umilité / Le lis gardoit de sa virginité, / Portant fuelles blanches, franches et beles.” (v. 4081-4086).
18 Dès le Reclus de Molliens, en son Miserere (str. 261, v. 4-5) : “O rose tres deliciouse, / O lis de blancour delitouse...”. Ernoul Caupin, l’auteur de la chanson pieuse n° 76 du recueil de JSrns-tröm et Lângfors, chante Celle “Qui plus bele est que rose / Et plus blanche que flours de lis...” (v. 2-3).
19 “Haute dame, com rose et lis / Ont sormonteit toute color / Et ke li blans prent resplendor / Ou vermeil k’est en li espris (=allumé) / Tout ausi prist li sovrains rois / Colour dedens le lis cortois / En patience et per amor, / Et soffri mort ou fust croixiet (= au bois en croix) / Por vantre (= vaincre) le vilain pechiet.” Pièce 31 du recueil de Järnström, v. 1-9.
20 “La flour dou lis moustre virginité, / Qui est la flour de toute humanité, / De bel regart et de sove odour ; / Mas l’our dedans demoustre charité, / Sens la quele chastece est vanité, / Ne lampe vaut qui ne tient sum ardour.” (v. 19-24). Ensuite : “La flour dou lis c’est la virge Marie / Qui besant d’or en son blanc corps marie, / C’est Deu, et l’arme et le cors de Jhesus. / De blanc argent fut ovrés le tresor / Ou fut enclos .IX. mois et plus tes or ; / Tes richeces nen ot onques Cressus.” (v. 25-30).
21 voir Sonet 1716 et Sinclair’ 3484. Il n’existe pas encore d’édition complète de ce texte.
22 Paris, Bibl. Nat., fr. 12483, fol. 39v°-40v° (Rosarius) ; fr. 19138, fol. 103v°-106r°, xve s., et fr. 24436, fol. 66r°-67r°, xve s.
23 A. Làngfors, Notices et extraits, XXXIX, 2, pp. [532]-[534].
24 fol. 32b. Inc. : “Rosier est arbre espineuse...” ; “Marie est rose et rosier : / Du monde n’a arbre si chier...” (v. 33-34). Ed. partielle (v. 1-34) : G. Raynaud, Rom., 14, p. 458.
25 “De la pucele angroissie qui se feri ou ventre d’un coutel (...) et puis devint nonnain.”
26 Le compilateur est l’auteur de cette transition, comme l’indique l’abréviation marginale : .Ros’.
27 “Le cervel, c’est desconforté, / Par la rose est reconforté ; / Pour ce la vertueuse rose / Chascun met en son chief et pose. / S’est chapiau de rose en ton chief, / La douleur oste et le mes-chief...” (v. 21-26).
28 version du manuscrit de Paris, Bibl. Nat., fr. 24436. Voir A. Langfors, “Notice du manuscrit français 24436 de la Bibliothèque nationale”, Rom., 41 (1912), pp. 206-246 (présentation et édition partielle du Dit pp. 209-210).
29 L’emprunt est signalé par la mention marginale : .Quid’.
30 Sonet 423. Huitain d’octosyllabes à rimes suivies. On n’en connaît pas d’autre copie que celle-ci.
31 Ed. G. Paris et U. Robert, IV, pp. 114-116. Il est suivi du serventois estrivé sur “la panthère”. La figure de la panthère (douce, belle, ennemie du dragon et d’odeur agréable) est malgré tout peu usitée pour louer la Vierge. Elle anime le serventois estrivé de l’année 1366 (après le Miracle XXIV, éd., IV, pp. 116-118). L’une des notices du Rosarius lui est d’autre part consacrée (I, XXX). Le serventois qui précède immédiatement cette pièce dans le manuscrit du Puy des Orfèvres cultive l’image de la fleur de lis. Celle-ci figure aussi dans le Rosarius (I, XXXIV). Le rapprochement entre les deux anthologies est intéressant. Sans doute le compilateur et les candidats au concours poétique du Puy ont-ils puisé aux mêmes sources. Voilà qui confirme en tout cas le goût de l’époque pour la démonstration moralisée à des fins édifiantes.
32 éd. c. IV, pp. 231-233.
33 ibid., V, pp. 252-253.
34 en ce qui concerne la branche - la tige de Jessé : “Pour dame fu grans biens et grant doulçour / Quant vierge fut de tel fruit raemplie / Qu’on doit nommer fil Dieu le creatour, / Prophetisié de la bouche Ysaie...” ; v. 21-24, éd. c. IV, p. 232. - Il s’agit d’Isaie, 11, 1-2.
Pour le jardin - à partir de la figure du jardin clos : “Fontaine avoit dont l’arbre prist croissance / Ou jardin clos de sept tours par plaisance, / Que nommer peut qui cantiques entend / La Vierge en qui descendy la substance / Qui est sans fin et sans commencement.” (v. 7-11, éd. c. V, p. 252). - Hortus conclusus dans le Cantique des cantiques, 4, 12 ; de plus, Honorius d’Autun, Sigillum B.M.. ubi exponuntur Cantica Canticorum. P.L., 172, col. 507.
35 “Dame plaisant que je doy honnorer, / Servir, loer de toute m’estudie, / L’en vous doit bien jardin d’amours nommer...”, v. 45-47 (éd. c. V, p. 253).
36 “(...) quant Dieu voult par sa grant seignourie / Des saintes tours son saint jardin fermer / Premiere y mist sapience s’amie, / Entendement, conseil, force, pitié / Et science ; tant fu beneuré / Qu’il y assist cremeur de sa puissance...”, v. 35-40 (éd. c., V, p. 253).
37 “Par piez, par mains, par chief, vis et costé...”, v. 27.
38 v. 43-46 ; éd. c. IV, p. 233.
Auteur
Université de Paris-IV - Sorbonne
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