Le jardin de Belauda
p. 125-137
Texte intégral
1Il serait tentant d’opposer dans les textes Rolandiens le monde aventureux, indompté des guerriers, le plus souvent figuré par le décor sauvage de l’immense forêt sur laquelle se détache la majesté du grand pin, au monde civilisé, organisé de la femme ; d’un côté les tentes des guerriers de l’ost, de l’autre les palais du temps de paix où règne la dame.
2Ainsi, dans le Roland d’Oxford1 :
Li empereres est repairet d’Espaigne
e vient a Ais, al meillor sied de France ;
muntet el palais, est venut en la sale.
As li Alde venue, une bele damisele...
3Aude est donc liée au monde du palais et de la salle, à l’intérieur. Qu’elle nous soit montrée, suivant le manuscrit, à Aix-la-Chapelle ou chez son oncle et gardien Girart de Vienne, il n’y a pas d’exception à cette règle.
4Dans le manuscrit de Châteauroux2, lorsque les envoyés de Charlemagne arrivent à Vienne pour en emmener la jeune femme qu’ils doivent convoyer à Blaye sans lui faire connaître la triste issue de Roncevaux, mais bien au contraire en lui annonçant qu’on va la marier à Roland, la femme de Girart,
Dame Gibor a la novele oïe,
Del fier mesage est forment esjoïe ;
vint en sa chanbre ne s’en ataria mie (6545-47).
5Aude se trouve donc dans sa chambre, c’est-à-dire en quelque sorte à l’intérieur de l’intérieur, dans le saint du saint avant d’apparaître dans le lieu intérieur lui aussi, mais déjà public, social qu’est la grande salle :
Dame Guibors l’a el palais menée ;
Tote la sale en fu enlumenée : (6561-66).
6Le lien entre la dame et le palais est si étroit qu’il en devient même une façon de la définir et, avant de quitter la tante qui l’a élevée, Aude lui fait ses adieux en ces termes :
Congié demant a Guibor la senée,
Qi m’a norrie en sa chambre pavée .. (6573-74),
7montrant ainsi que la chambre est bien une manière de déterminer la femme.
8Seul le rêve permettra à la femme d’accéder au monde sylvestre de l’homme. Dans les textes tardifs de la Chanson où le personnage, j’allais dire l’aventure, d’Aude connaît un développement considérable, tout particulièrement par le récit de rêves annonciateurs de la mort des paladins, c’est par ce procédé qu’Aude se trouve projetée dans le monde de l’aventure virile.
9Selon le texte de Châteauroux, dans un premier rêve, un faucon emporte la jeune feue enson un pui (6648), qui devient, dans la version de Venise3, desor un arbre (4816) et plus précisément même, dans le texte de Lyon4, desoz .I. pin moult grant (2252).
10Le second rêve où Aude, réduite au rôle de spectatrice, assiste à une chasse aux sangliers symbolisant la bataille de Roncevaux est d’emblée placé sous le signe de la forêt :
En pres ice m’avint autres plus grant,
Car tote Espegne, en un bois verdoiant.
De Saragoze venoit le dus R,
Et Oliver, mon frere, lo vaillant.
Chacer alerent en un bois verdoiant,
Murent des porz paoros et corant ;
Il les chacerent contreval un pendant,
Lez une roche, joste un pre verdoiant.
(Châteauroux, 6650-57).
11Ce n’est pas la seule scène de chasse qui hante le rêve à tiroirs de Châteauroux :
Ens en un bos erent alez chacier,
Un cerf leverent merveillos e pleigner,
Et il laiserent aler lo lievrer,
Si con il fu entré en un senter,
En une spoisse de desoz un lorer. (Châteauroux, 6759-63).
12Brutalement jetée par le rêve dans cet univers de bois verdoiant, de pendant lez une roche, joste un pre verdoiant, qui n’est pas le sien, arrachée qu’elle est par le blanc faucon de son monde clos et protecteur, Aude ne saurait intervenir dans l’action : la chasse des hommes dont elle se contente d’être la spectatrice. Son impuissance à franchir la limite entre les deux univers se manifestera par une autre scène du rêve, la plus importante peut-être :
A une nuit me crut grant enconbrier :
Avis m’estoit qe iere en un terrer,
En un grant val desoz un aiglenter,
Tote nue ere dedesoz l’aiglenter (Châteauroux, 6730-33).
13La version de Venise insiste elle aussi sur la sauvagerie du paysage montueux et sylvestre, soulignant ainsi ce qu’a de déplacé la présence féminine dans cet univers de forêt qui est celui de la chasse, activité virile par excellence :
Ancor m’avint un altre engombrer
Que m’estoit alez in un gald plener.
De tot mon draps me vit desnuer,
Aleç une roche, dui moit plener (4889-92).
14Même si le manuscrit de Paris5 emploie un vocabulaire différent :
Avis me fu que g’iere en un vergier,
Enz I grant val, par delez un sentier,
Trestoute nue par delez le vergier (5550-52),
15tous les textes rolandiens s’accordent sur le fait que, séparée des murs du palais, de la chambre, la femme est nue et sans ressources dans la primitivité d’un monde sauvage.
16Dans la béance de l’hiatus entre l’univers des guerriers, la forêt primitive où chasse et guerre sont des activités équivalentes, et le monde civilisé du palais et de la chambre où se trouve la femme, il semble qu’aucun pont ne puisse être jeté : seul le vol onirique du blanc faucon a permis à Aude de franchir le précipice, et l’on a vu à quel prix de renoncement, de dépouillement et de mort.
17Or, dans le Ronsasvals6, cette partition entre l’extérieur et l’intérieur est d’emblée mise à mal. La première fois que le personnage féminin apparaît, il se trouve à l’extérieur :
So fo en may cant florisson jardin
E l’auzelletz cantan en lur latin,
Sta Belauda ha l’ombra d’un vert pin ;
Una donzella li dreyssava son crin,
Aysseleneta, filha del duc Garin,
E d’autras donnas plus de XIJ.
entorn si (1700-1705).
18On remarquera l’habileté d’une transition toute en douceur : le mot jardin n’est pas employé pour l’endroit précis où se trouve l’héroïne, mais de façon générale. L’arbre mentionné qui fournit l’abri de son ombre est toujours le pin7 traditionnel de la chanson de geste, mais à la différence du texte d’Oxford où le pin ne reçoit jamais de qualification dans les huit occurrences de cet arbre, le pin de Belauda est vert. Je pense qu’Alice Planche8 avait tout à fait raison d’écrire à propos des “éléments du paysage, spécialement des végétaux” dans le texte d’Oxford que “ils ne sont jamais décrits pour eux-mêmes, ils entrent dans un décor signifiant et caractérisent une scène” (p. 55), mais ce qu’elle dit de “l’herbe verte” dans la note 12 : “l’épithète de nature ne peut passer pour une note descriptive”, ne me paraît pas pouvoir convenir ici à cause de la conjonction d’éléments qui, pour être tous des clichés de la lyrique, n’en reçoivent pas moins par leur conjonction même un pouvoir d’évocation certain.
19Toutefois, l’occupation pour ainsi dire intime de Belauda, qui est peut-être une des premières apparitions de la dame à sa toilette dans notre littérature, montre bien que l’extérieur est “domestiqué” ; les douze dames qui tiennent compagnie à la jeune femme et à sa suivante occupées à la toilette montrent bien que le jardin est ici un substitut de la chambre des dames. On serait même tenté de dire que les jardins fleuris en mai, les oisillons qui chantent et le vert pin ombreux font davantage songer à l’artistique stylisation d’une tapisserie qu’au foisonnement de la nature. Mais n’est-ce pas précisément la caractéristique du jardin que de représenter une nature disciplinée, civilisée, qui a perdu toute la sauvagerie primitive de la forêt pour devenir un véritable miroir des dames.
20Il serait facile de rappeler ici que l’adéquation entre le jardin et la femme se marque par le recours si fréquent aux comparaisons avec les fleurs :
Soz ciel n’a rose qi si soit colorée,
Qe sa bautez n’ait tote trepasée
(Châteauroux, 6563-6564) ou
Plus es vermoille que n’est rose espandie
(Lyon, 2210) et enfin
Q’ele est plus blanche qe n’est flors d’aubepine
(Châteauroux, 7086), mais le
21Bonsasvals a mieux à nous offrir avec ces paroles par lesquelles, en une sorte de testament, Roland confie Belauda à Charlemagne :
Que prenna Auda am son clar vizamant ;
An si la tenga coa pros donna valhant,
Coa fay le poms dins lo fruchier semblant (1117-
221119). Le choix des termes, repris un peu plus loin par le messager, Gandelbuon :
E prennes Auda aa son viage clier
C’ami fin captenga la donna per amier,
Coa fay le poms el servador fruchier (1191-1193)
23est caractéristique : l’arbre du verger, dont on ne sait s’il est symbole de fertilité, mais dont on peut penser que Roland l’imagine fleuri comme le bel pomier florit de Flamenca (2336), est à la fois l’arbre fruitier qui s’oppose à la forêt et aux arbres épiques, mais il est également fort bien dénoté par le terme servador qui me paraît impliquer la clôture, c’est-à-dire l’entrée d’une nature apprivoisée dans le lieu clos féminin ou l’expansion du féminin dans une sorte de marge qu’il civilise.
24Cette idée que nous avons affaire à une nature domestiquée est corroborée par l’examen du songe de Belauda : toutes les scènes sylvestres en ont disparu et le décor naturel a pris du champ, désormais réduit à des éléments cosmiques, comme si la nature n’était plus assez sauvage pour servir de décor au cauchemar :
Semblant mi fon que tot lo mon s’ubri
E le solelh sa clardat escuzi,
Per miey lo cel un ray de fuoc yssi,
Jus en ma bocca intret e denfra mi
Art mi de guiza que lo cor mi parti ; (1710-1714).
25Bien entendu, la critique s’est intéressée à ces caractéristiques du Ronsasvals et, tout particulièrement, Elisabeth Schulze-Busacker, dans un article précisément intitulé “Réminiscences lyriques dans l’épopée occitane de Ronsasvals”9, s’est attachée à l’étude des éléments stylistiques et lexicaux empruntés à la poésie des troubadours. Lorsqu’elle aborde l’étude du jardin de Belauda où se combinent les trois éléments traditionnels de la strophe initiale des chansons d’amour des troubadours : saison (en may), végétation (florisson jardin, ha l’ombra d’un vert pin) et animaux (l’auzelletz cantan en lur latin), qui nous donnent une telle impression de déjà entendu qu’on pense pouvoir les retrouver chez quantité de troubadours, on est fort surpris de se rendre compte qu’en fait, on ne les rencontre pas si souvent, même pris un par un (six occurrences pour cantar en lur latin, sept pour florisson jardin dont quatre chez le seul Cerverí de Girone ; quant au pin il n’apparaît que deux fois et encore n’est-il jamais qualifié de vert). On ne peut qu’adopter la conclusion de la critique : “Cette comparaison entre le style des strophes printanières dans la poésie des troubadours et leur forme dans l’épopée Bonsasvals ne permet pas de signaler des influences précises, mais elle souligne une vaste connaissance de la technique des troubadours”. On ne saurait mieux dire que notre auteur était un excellent troubadour, capable comme les meilleurs d’entre eux de se livrer à cette activité caractéristique du trobar qui consiste à forger ensemble les clichés pour parvenir à un texte original, mais que cela ne nous permet en aucun cas de préciser une quelconque datation. Je cite encore : “Les réminiscences de la strophe printanière révèlent des connaissances de la poésie des troubadours qui se rattachent surtout à l’époque entre 1150 et 1250 et aux grands noms comme Bernart de Ventadour, Gaucelm Faidit, Peire Vidal et Aimeric de Peguilhan qui ont préféré la strophe printanière à trois éléments”. 1150 à 1250, on reconnaîtra que cet intervalle de cent ans n’est pas très contraignant.
26De fait, il est tentant de voir si les caractéristiques du jardin de Belauda, qui en font un épisode d’une grande originalité dans la tradition rolandienne, pourraient apporter un élément dans le grand débat sur l’ancienneté de l’épopée occitane. On sait que, si l’on dispose du terminus ad quem bien précis de 1398 pour les deux textes épiques conservés à Apt, les opinions des critiques divergent à propos du terminus a quo ; la question se compliquant tout naturellement du fait que nous sommes peut-être en présence du remaniement tardif d’une épopée fort ancienne : on a beaucoup de mal sans une telle hypothèse à rendre compte de la coexistence dans le même texte de passages empreints de lyrique courtoise10 ou de culte mariai supposant une datation récente et de faits d’armement renvoyant aux premiers temps de l’épopée11.
27Notre jardin, ou plutôt le songe que Belauda y conte à ses dames, a également retenu l’attention de Cesare Segre12 qui l’a étudié en comparaison avec la Chanson de Roland rimée, particulièrement la version de Châteauroux, et deux versions du romance de doña Alda. Le savant italien note d’abord que notre passage présente l’originalité de former un ensemble autonome : “ciò che caratterizza l’episodio in Ronsasvals è la sua raggiunta autonomia, laddove nella ChR rimata esso è diluito nel confuso racconto delle ripercussioni della rotta di Roncisvalle. Le connessioni narrative extra-episodio soverchiano, nella ChB rimata, i nessi interni all’episodio. Rapporto che viene invece capovolto dall’autore del Ronsasvals” (p. 8). La conclusion reste néanmoins fort prudente : “Quanto, positiviscamente, potrebbe essere interpretato come il ricorso ad altra fonte, è dunque una netta conquista di autonomia strutturale. Ciô coincide col tono scarsamente epico del Ronsasvals. Allora l’utilizzazione di schemi da chanson de femme puô essere intesa in modo immanente : come l’influsso di un modello astratto dedotto ovviamente dalla poesia di tipo tradizionale e in particolare dalle sue realizzazioni di tipo “femminile”. E l’autore del Ronsasvals che ha fatto dell’episodio di Alda un piccolo poemetto con tratti di chanson de femme. Si je comprends bien cette dernière phrase, pour Segre, l’auteur du Ronsasvals (il n’est pas question ici d’un remanieur), partant du même matériau que les auteurs de la Chanson de Roland rimée et du Romance, a choisi de le développer suivant les schémas de la chanson de femme.
28Il faut donc nuancer l’affirmation de l’un des plus importants spécialistes de la matière rolandienne en langue d’oc, Hans-Erich Keller lorsqu’il écrit : “Or, Cesare Segre l’avait déjà dit à propos du rêve prémonitoire de l’héroïne : l’épisode de la Belle Aude dans Ronsasvals se rapproche beaucoup des chansons de toile françaises et du genre espagnol du romance, en particulier de celui du Sueño de Doña Alda”13. Comme on l’a vu le savant italien a été plus prudent : son article ne parle jamais de “chansons de toile”, mais, et le degré de précision est bien différent, de “chansons de femme”.
29Pour H.-E. Keller, pas de doute, il s’agit bien ici d’une chanson de toile, même si, reconnaît-il, tel ou tel élément générique fait ici défaut : “l’atmosphère poétique est classique : le début printanier de l’épisode ; la demoiselle qui peigne les cheveux de Belle Aude ; les noms de ses amies Aybelina et Aysseleneta ; le rêve prémonitoire qui présage malheur”. Il s’ensuit donc tout naturellement pour le critique que : “Il est évident que l’auteur du Ronsasvals connaissait les chansons de toile française aussi bien que l’auteur du Jeu de sainte Agnès provençal du xive siècle, mystère qui contient un planctus d’Agnès sur l’air “Dans la forêt d’Ardenne près du palais d’Alphonse, à la plus haute tour” ; et H.-E. Keller décrit la genèse de l’épisode du jardin au rêve : “cependant, le poème Ronsasvals a ceci de spécial que cet épisode a d’abord été converti en une chanson de toile, que, d’ailleurs, le compilateur occitan a probablement déjà trouvée dans sa source identique à celle du romance espagnol de Doha Alda ; cette chanson de toile française fut utilisée ensuite par le contaminateur de Ronsasvals, ou de son modèle, pour terminer son poème. En faisant cela, il a violé, il est vrai, une des définitions de la chanson de toile, à savoir l’air d’antiquité du récit en l’actualisant ...”
30On comprend mieux l’enjeu représenté par notre jardin à la fin de l’article : “Ronsasvals est la transposition en provençal de textes composés en langue d’oïl, comme l’avait d’ailleurs déjà supposé Mario Roques. Notre conviction est corroborée maintenant par la mise en évidence d’une chanson de toile ayant pour sujet la tragédie de la Belle Aude, c’est-à-dire d’un produit d’un genre littéraire spécifiquement français et populaire entre 1230 et 1250. Cette chanson de toile a été apparemment transposée dans la même koinè franco-occitane dans laquelle avaient aussi été rendues deux versions différentes de la bataille de Roncevaux, sans qu’il soit encore possible de déterminer si ces transpositions ont été réalisées par les auteurs des sources de Ronsasvals ou par le compilateur de celles-ci et dont la copie d’Apt est le seul survivant”.
31Ainsi donc, la problématique posée par H.-E. Keller est simple : s’il est démontré que l’épisode de Belauda au jardin est une chanson de toile, on aura fixé un terminus a quo au Ronsasvals puisque ce genre a connu sa vogue entre 1230 et 1250 et que les imitations occitanes devraient donc être légèrement postérieures.
32On comprendra, dans ces conditions qu’il vaille la peine d’examiner avec quelque minutie l’argumentation proposée ; et en gage de bienveillance, je commencerai par lever les hypothèques dont H. E. Keller sentait le poids obérer sa démonstration. Il concède en effet qu’il manque dans l’épisode deux éléments essentiels de la chanson de toile : le refrain et l’atmosphère de fausse antiquité. A mon sens, il n’y a guère à s’étonner de l’absence de refrain à partir du moment où l’on admet qu’une chanson de toile a été intégrée à une épopée ; je ne crois pas que H.-E. Keller se place dans le cas d’une citation à la façon du Guillaume de Dole : dès lors que la chanson de toile française tirée de la chanson de Roland était intégrée à un texte épique, je vois mal comment elle n’aurait pas perdu les caractéristiques formelles qui entraient en franche contradiction avec ce genre.
33Pour ce qui est maintenant des “prestiges du vieux temps” et de “la considération qui s’attache aux héros d’un rang distingué”, selon les mots empruntés à Zink, quand une chanson archaïsante, reprenant les personnages de rang on ne saurait plus distingué que sont Aude, Roland et Charlemagne, est intégrée à une épopée, c’est-à-dire précisément au vieux temps, je ne vois pas comment l’archaïsme aurait pu subsister. Si, selon les mots de P. Bec14, la chanson de toile est un “genre lyrico-épique où l’on trouve la “même versification (décasyllabe coupé 4/6)” que dans l’épopée avec l’emploi fréquent de l’assonance et la présence de formules épiques, sans parler des rapports musicaux, il va de soi qu’une chanson de toile se fond tout naturellement dans un texte épique.
34Il me semble qu’on pourrait ajouter à l’argumentation proposée, un élément qui ne semble pas avoir attiré l’attention jusqu’ici : dans la chanson de Roland telle que nous l’a livrée le manuscrit d’Oxford, le nom de la soeur d’Olivier est prononcé à quatre reprises : Olivier l’appelle ma gente sorur Alde (1720) tandis que le narrateur ajoute une fois à son nom l’adjectif une bele daaisele (3708), la désigne une autre fois simplement par son nom (3517) et enfin emploie une épithète : Alde la bel’ (3723). C’est dire assez clairement que le mot bele fonctionne en épithète indépendante, de même que dans l’un des textes rolandiens occitans, le Roland a Saragosse15 : Auda la Bella (280). Il en va tout différemment avec le Ronsasvals que nous a conservé le même manuscrit : selon l’index des noms composé par Mario Roques (185), si le nom d’Auda figure tel quel à huit reprises, il n’existe pas moins de dix occurrences où ce nom ne paraît être qu’un élément du prénom composé Belauda16.
35L’étroitesse du lien entre le nom et l’épithète bela ne peut pas ne pas faire songer au troisième des traits spécifiques qui servent à Pierre Bec à définir la typologie de la chanson de toile : “De plus, c’est le nom même du personnage féminin (précédé de l’adjectif belle), figé en stéréotype poétique, qui ouvre généralement le poème (Bele Yolanz, Bele Isabel, Bele Beatris, Bele Amelot, Bele Emmelos, Bele Ydoine, Bele Doette, Belle Arembor, etc.)”. On voit que Belauda s’inscrit tout naturellement à la suite (ou au début) de la longue suite de belles qui ont donné ce nom à l’ouvrage de Michel Zink17. On notera tout de même que trois de ces occurrences figurent hors de la partie du texte adaptée de la chanson de toile, ce qui suppose un remanieur bien soigneux.
36Si nous reprenons maintenant les éléments qui donnent, selon les mots de H.-E. Keller “l’atmosphère poétique classique”, nous nous apercevons qu’il le sont peut-être moins qu’on ne pense.
37Ainsi le début printanier est loin d’être une constante de la chanson de toile dont le cadre est bien plus fréquemment l’intérieur où se déroulent les travaux féminins que l’extérieur. L’exorde printanier ne figure pas dans les traits caractéristiques du genre relevés par P. Bec et on me concèdera que le choix de cet argument pour attribuer à notre texte une origine française est assez malheureux.
38Pour ce qui concerne la toilette d’Aude, je veux bien admettre que l’on retrouve, dans le cas d’Aysseleneta et non de Belauda, “le même motif initial de la jeune femme occupée à un travail domestique”18, mais outre que cette occupation de dame à la toilette ou de belle matineuse me paraît bien différente des clichés des chansons de toile, il faut bien remarquer qu’on n’en trouve aucun exemple dans les 21 chansons de l’édition Zink. H. E. Keller cite en note l’article de C. Segre dont nous avons parlé : « romance = attività femminili : filare, tessere, suonare » ; on remarquera que l’activité de Belauda est d’un autre ordre.
39Venons-en aux prénoms féminins, il est certain qu’on trouve dans les chansons de toile, comme le dit la note 16, les prénoms Argentine, Aiglentine, Aigline et même le nom d’Aude, mais, outre que ce dernier cas serait plutôt à mon sens un contre-exemple, je ne pense pas qu’on puisse conclure davantage qu’à une certaine tendance de ces chansons à employer des hypochoristiques, ce qui est bien naturel pour insister sur la jeunesse de leur héroïne. Le même motif pourrait expliquer les diminutifs Aysseleneta et Aybelina de même que l’un des prénoms féminins cités lors de l’adoubement de Galian, Gaeta de Monclier (879).
40Pour un certain nombre de traits faisant ordinairement partie des caractéristiques de la chanson de toile, il me paraît difficile de les prendre en considération lorsqu’il s’agit d’éléments tout droit venus de la Chanson de Roland, que ce soit la version d’Oxford ou une autre. Ainsi, à moins de considérer la Chanson de Roland rimée comme tirée elle aussi d’une chanson de toile, comment faire des pressentiments funestes un élément générique alors que le rêve d’Aude est longuement développé dans ces versions ?
41De même, pour ce qui est de “l’arrivée d’un témoin oculaire des événements tragiques obligé d’avouer la vérité, ce qui amènera la mort de l’amie”, on conçoit bien qu’une telle fin ne présuppose pas qu’on ait voulu se conformer aux clichés de la chanson de toile : il eût tout de même été assez difficile de faire autrement.
42Enfin, en ce qui concerne le passage d’un messager, caractéristique en effet du Ronsasvals, j’hésiterai d’autant plus à y voir une addition due aux nécessités du genre que ce pèlerin vient, à ce que dit Belauda, de sant Jaume poyssant, allusion à la route de Saint-Jacques dont les versions françaises sont si bien dépourvues qu’on a pu songer qu’elles en avaient été expurgées, et qui ne trouve de confirmation que dans l’autre texte d’Apt, le Roland à Saragosse où le paladin évoque le moment quant sant Jaume annavan conquistier (274) ; ces allusions au chemin de Saint-Jacques me paraissent pouvoir renvoyer à un état ancien de la chanson, ce qui me détourne de l’idée de voir dans le personnage du pèlerin un nouveau venu inventé par le créateur de la chanson de toile d’Aude.
43Je voudrais dire un mot maintenant de la connaissance des chansons de toile françaises que l’auteur de Ronsasvals aurait partagée avec celui du Jeu de sainte Agnès provençal du xive siècle.
44Voici les deux vers occitans cités en note par H.-E. Keller désignant une poésie à laquelle un planctus de cette œuvre emprunte son air :
El bosc d’Ardena justal palaih Amfos,
A la fenestra de la plus auta tor.
45A propos de cette chanson dont il nous dit que “la mélodie est analogue aux quatre mélodies de chansons de toile conservées”, M. Zink précise : “les deux vers cités par la rubrique sont nettement, par leur contenu et par leur facture, le début d’une chanson de toile, qui est certainement, non pas une chanson provençale, mais une chanson traduite en provençal. La mention de la forêt d’Ardenne est en effet surprenante dans une chanson méridionale. En revanche elle s’accorde et avec la localisation de l’action du Guillaume de Dole et avec l’origine géographique du chansonnier de Saint-Germain, seul manuscrit à renfermer des chansons de toile anonymes, qui est lorrain” (p. 17).
46Je n’ai rien par principe contre le fait que ces deux vers soient traduits du français, mais j’avoue avoir quelque peine à suivre l’argumentation de M. Zink ; je ne vois pas très bien pourquoi la facture de ces deux vers ne pourrait pas être occitane, car je ne crois pas, jusqu’à plus ample informé, que des décasyllabes coupés 4/6 avec césure épique soient d’une telle rareté au Sud.
47Quant au bosc d’Ardena, il est certainement géographiquement proche du théâtre de l’action de Guillaume de Dole, mais je perçois moins l’intérêt de la remarque à propos du chansonnier de Saint-Germain qui, précisément, ne contient pas cette chanson. De plus, faut-il vraiment voir la forêt d’Ardenne d’un point de vue aussi étroitement géographique ? Cette forêt joue tout de même un grand rôle dans un texte épique aussi répandu que le Renaud de Montauban où elle se trouve à la place que nous lui connaissons, mais également en Aquitaine. Dès lors qu’une chanson de toile recherche “les prestiges du vieux temps”, quoi d’étonnant qu’elle situe son histoire dans une forêt épique célèbre ? Je crois qu’il est tout de même peu contestable que le champ d’expansion des épopées françaises dépassait notablement les contrées de langue d’oïl.
48Je serais même tenté de dire, avec des précautions, que c’est le palaih Amfos qui me paraît surprenant dans une chanson septentrionale : je ne sais si ce prénom, caractéristique des souverains ibériques, particulièrement les aragonais, longtemps comtes de Provence, porté également par le Toulousain Alphonse Jourdain, au point que la Chanson de la Croisade Albigeoise appelle les Toulousains du surnom d’Anfozenc (80, 17) a souvent été porté par de grands seigneurs français avant Alphonse II, fils de la Castillane Blanche.
49Mais serait-il possible de supposer qu’il y ait eu des chansons de toile occitanes alors qu’on n’en a aucun autre exemple ? Je me contenterai de faire remarquer, en suivant Michel Zink, que de ce genre, dont le succès semble avoir été des plus passagers, ne nous sont parvenues que vingt-et-une pièces, dont l’une est en fait une reverdie ; neuf d’entre elles se trouvent dans le chansonnier de Saint-Germain, cinq autres sont l’œuvre d’Audefroy le Bâtard et les autres nous ont été conservées comme citations dans des œuvres narratives. N’est-ce pas dire l’extrême fragilité de cette transmission essentiellement fondée sur trois branches ? Serait-ce trop s’avancer que de supposer que du côté occitan où les pièces popularisantes ne paraissent pas avoir joui de beaucoup de prestige, la fragilité ait été plus grande encore ?
50Il va de soi que ce problème de l’existence de chansons de toile occitanes est assez secondaire dans mon propos ; je voulais seulement souligner que, même si l’on admettait l’étape de la chanson de toile dans la composition de la version que nous possédons du Ronsasvals, on ne saurait en conclure sans plus de précautions que cette chanson de toile était en français.
51Mais, on l’aura compris, je n’ai pas été convaincu par la démonstration de H.-E. Keller que le jardin de Belauda était la version remaniée d’une chanson de toile : trop de traits spécifiques de ce genre sont précisément des traits épiques. Il est donc à la fois facile de prendre pour un trait constitutif de ces chansons ce qui relève purement et simplement de l’épopée et il serait bien difficile de retrouver les traces d’une chanson toute disposée par sa nature même à se fondre complètement dans l’épopée.
52De plus, si nous avions affaire dans ce passage précis à l’adaptation d’une chanson de toile, les éléments du genre qui n’ont en principe rien à voir avec l’épopée et sur lesquels se fonde la démonstration, ne devraient pas figurer dans d’autres épisodes : or ce n’est le cas ni pour le cadre printanier, ni pour le diminutif, et j’ajouterai encore, ni pour le prénom de Belauda ni pour la relation entre la femme et le jardin.
53Je crois donc que l’attitude la plus raisonnable est celle de Cesare Segre : on peut parler d’influence exercée par la chanson de femme, qui, selon les mots de P. Bec “représente beaucoup plus un type lyrique qu’un genre constitué” et dont on trouve des exemples beaucoup plus ancien que les chansons de toile françaises, ne serait-ce qu’avec les khardjas dès le début du xie siècle ; en revanche, il me paraît très exagéré de parler de chanson de toile et encore plus de vouloir en tirer des conclusions sur la genèse du Ronsasvals.
54En fait, nous nous trouvons dans l’ignorance la plus complète et il y a fort peu de chance de parvenir à résoudre cet épineux problème. Dans ces conditions, l’hypothèse la plus probable sera celle qui parviendra à rendre compte de la façon la plus simple du maximum de données : faits d’intertextualité avec des troubadours du xiie siècle, description d’un armement caractéristique du xiie siècle sans qu’apparaisse jamais aucune des innovations plus tardives, connaisssance si précise de Saragosse qu’elle faisait dire à J. Horrent “il a été composé en Catalogne et non ailleurs en pays d’oc. Quel serait l’Occitanien qui serait aussi bien informé sur Saragosse !”19 ; Ajoutons également les marques de l’influence de la lyrique courtoise et du culte marial20. Encore faudrait-il y ajouter la langue intermédiaire entre l’occitan et le français employée, surtout, mais pas uniquement, pour les rimes, mais peut-être est-ce là un autre problème.
55En tout cas, la clef de Ronsasvals ne se trouve pas dans le jardin de Belauda qui garde tout son mystère.
Notes de bas de page
1 Chanson de Roland, Cantar de Roldán y el Roncesvalles navarro por Martín de Riquer, Barcelone 1983.
2 Les Textes de la Chanson de Roland, édités par R. Mortier, t. IV : le Manuscrit de Châteauroux, Paris 1943.
3 Id. La Version de Venise IV, t. II, 1941.
4 Id. Le Texte de Lyon, t. VIII, 1944.
5 Id. Le Texte de Paris, t. VI, 1942.
6 Mario Roques, “Ronsasvals, poème épique provençal”, Romania LVIII (1932) 1-28, 161-189 ; LXVI (1940-1941) 433-480.
7 Dans une oeuvre occitane, il ne faudrait pas oublier non plus que le pin est l’arbre sous le signe duquel s’ouvre la Chanson de Sainte Foy, voir l’édition de E. Höpffner et P. Alfaric, Strasbourg, 1926.
8 Alice Planche, “Comme le pin est plus beau que le charme Le Moyen Age, t. LXXX (4e série - tome XXIX), n° 1, 1974, 51-70.
9 Actes du VII° Congrès international de la Société Rencesvals, Liège, 28 août-4 septembre 1976, Liège 1978, 707-718.
10 Voir mon article à paraître dans les Mélanges Pierre Bec
11 Voir Martin de Riquer : “La fecha del « Ronsasvals » y del « Rollan a Saragossa » segûn el armamento”, Bolet in de la Real Academia Española, t. XLIX, c. CLXXXVII, Madrid, mai-août 1969, 211-251.
12 “Il sogno di Alda tra chanson de geste, chanson de femme e romance”, Medioevo Romanzo, vol. VIII, 1981-1983, 3-9.
13 “Propos sur la structure de Ronsasvals”, Studia in honorem prof. Martín de Riquer, t. II, Barcelone 1987, 567-580.
14 Pierre BEC : La Lyrique française au Moyen Age, xiie-xiiie, contribution à une typologie des genres poétiques médiévaux, vol. I, 1977.
15 Roland à Saragosse, poème épique méridional du xive siècle, publié par Mario Roques, Paris 1956.
16 “AUDA 230, 916, 1117, 1191, 1706, 1760, 1763, 1780, Aude ; voir BELAUDA, BELLAUDA BELAUDA 1702, 1729, 1745, 1759 ; BELLAUDA 918, 923, 1699 ; LA BELLAUDA 1727, 1754 ; LA BELLAUDA 920, Aude ; voir AUDA, et cf. la forme Bell’Aude dans Galien et dans l’Entrée d’Espagne.”
17 Belle, essai sur les chansons de toile, suivi d’une édition et d’une traduction, Paris 1978.
18 P. Zumthor, “La chanson de Bele Aiglentine”, Mélanges Albert Henry, Travaux de linguistique et de littérature de l’Université de Strasbourg, VIII, 1, Strasbourg 1970, 325-337.
19 “Nouvelle rêverie sur l’épopée en langue d’oc : a propos de Roland à Saragosse”, Studia Occitanica in memoriam Paul Remy, vol. II, ed. H.-E. Keller, Kalamazoo, Michigan, 1986, 75-79.
20 Voir Elisabeth Schulze-Busacker : “Particularités des éléments religieux dans Ronsasvals, Etudes de Philologie Romane et d’Histoire Littéraire offertes à Jules Horrent, Liège 1980, 397-407.
Auteur
Université Paul-Valéry Montpellier III
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