Les différentes sources, caractéristiques et fonctions des jardins monastiques au Moyen-Âge
p. 109-124
Texte intégral
1Les sources qui nous transmettent des renseignements sur l’horticulture au Moyen-Age sont très diverses ; ce sont des témoignages provenant d’œuvres littéraires et artistiques dans lesquelles nous trouvons des descriptions et des représentations de jardins :ainsi, des poèmes, des épopées courtoises, des légendes, des fabliaux nous montrent divers aspects des jardins et des vergers ; estampes et livres d’heures nous présentent ces derniers comme éléments figuratifs, servant à enjoliver telle ou telle illustration d’un texte fictif. Or, il est difficile de tirer de ces œuvres dont la valeur symbolique est incontestable, des informations objectives en ce qui concerne les jardins ayant réellement existé au Moyen-Age. Les sources révélant des renseignements de valeur sur les jardins et les vergers médiévaux ne constituent en effet qu’une partie infime des œuvres traitant de l’horticulture : ce sont généralement des plans, des catalogues, des descriptions précises d’aménagements de jardins, vérifiables du point de vue historique. Certains d’entre eux seront d’ailleurs l’objet de notre étude. Toutefois, comme les traces réelles des jardins médiévaux ont disparu depuis longtemps, il n’est malheureusement plus possible d’obtenir, seulement à partir de l’étude des sources, même objectives, une représentation absolument exacte de la réalité telle qu’elle existait au Moyen-Age pour ces lieux de verdure, ornés d’arbres, de fruits et de fleurs et où l’on pouvait également faire la culture des légumes. C’est pourquoi, nous devrons souvent nous contenter de la représentation d’aménagements typiques pour cette période, en l’occurence, pour ce qui est des jardins monastiques, de la description des vergers, des potagers, des jardins d’herbes médicinales et également des cours de cloîtres et des cimetières, éléments architecturaux que nous retrouvons dans presque tous les plans détaillés de couvents, parvenus jusqu’à nous.
2Si nous nous penchons sur l’étymologie du mot “Jardin”, en allemand “Garten”, nous constatons que ce concept évoquait à l’origine un lieu muni d’une clôture, donc, un endroit protégé, séparé du reste des terres ; ainsi, en ancien allemand, le mot “garto”, en langue gotique “garda”, signifiait un enclos, et l’ancien français “jart, jardin” provenait de la langue franque ancienne, elle-même apparentée aux concepts germaniques de “ceinture, sangle” – Gürtel, Gurt -1. Donc, si nous considérons le terme de “jardin” pris dans son sens général, nous avons à faire à un emplacement abrité, susceptible de procurer un sentiment de sécurité, impression qui se retrouve d’ailleurs dans certains anciens prénoms allemands tels que “Hildegard, Friedegard, Armgard, Liebgard”2. Or, une telle allégation n’est pas sans fondement si nous considérons quelques-unes des influences et des conditions qui ont permis aux jardins et particulièrement aux jardins monastiques, de se développer à l’époque médiévale.
3On peut en effet partir du principe que les trois sources essentielles qui favorisèrent le développement de la culture occidentale ont également comporté les facteurs importants sans lesquels l’horticulture dans l’Occident du Moyen-Age n’aurait pas évoluée3.
4A cet égard, l’héritage de l’Antiquité fut de premier ordre car elle éveilla dès le haut Moyen-Age, le goût non seulement de la nature mais également celui de l’esthétique dans l’aménagement des jardins. Dans les cloîtres, par exemple, on lisait les auteurs anciens et les descriptions des paysages et des lieux de verdure chez Ovide ou Virgile influencèrent fortement l’amour de la nature chez les moines ; ceux-ci considéraient également leurs jardins et vergers comme des endroits de repos et de rassemblement, à la manière des philosophes grecs tels que Platon, Epicure et Théophraste qui avaient l’habitude d’instruire leurs élèves et de philosopher avec leurs amis sous un arbre ou à proximité d’une fontaine. Grégoire de Tours ne mentionnait-il pas déjà en 580 dans son œuvre “Vitae patrum” l’existence d’un verger et d’un potager monastiques dans lesquels les moines aimaient se réunir ? Certes, le savoir de l’Antiquité, s’il fut très honoré au Moyen-Age, connut également une “christianisation” de son contenu, entreprise à laquelle les moines participèrent très activement. Ces derniers chargèrent en effet les plantes, les herbes, les arbres d’un symbolisme chrétien dont ils étaient dépourvus avant l’avènement de la Chrétienté en Occident ; ainsi, la religion catholique fut, à côté de l’héritage des Anciens, un élément important pour l’évolution de l’horticulture dès le Moyen-Age. Le troisième facteur, assez hétérogène, fut non seulement un amour naïf de la nature de la part des peuplades germaniques, mais surtout l’influence orientale ; n’oublions pas, en effet, que les premières manifestations d’une vie monastique se firent jour en Syrie où dès le 2ème siècle après J.-C., des ascètes nomades et païens s’organisèrent en communautés pour pratiquer un mode de vie très rigoureux et que, d’autre part, l’argumentation théorique en faveur d’un ascétisme chrétien fut formulée dès les 2ème-3ème siècles en Egypte, plus précisément par Clément d’Alexandrie vers 140/150 et Origène vers 185/254, ce qui, dès le début du 4ème siècle, occasionna la fondation de plusieurs cloîtres dans le pays ; citons, par exemple, ceux que fonda Pacôme, un des pères spirituels des débuts de l’église chrétienne. Les Orientaux voyaient également dans le jardin un lieu de méditation, et les cours intérieures chez les Arabes ressemblaient de beaucoup à celles des cloîtres de l’époque médiévale en Occident de par leurs arcades et du fait que ces lieux étaient protégés du monde extérieur par des murs. C’était – et c’est d’ailleurs toujours – un point commun avec les cimetières, lieux de repos éternel pour les morts et de recueillement pour les vivants ; en allemand, par exemple, le mot “cimetière”, donc “Friedhof”, ne tire pas son sens étymologique de “paix” – Friede –, “Friedhof” signifierait alors “cour de paix”, mais de “Einfriedung” – “vrîde” en moyen-haut allemand, qui signifiait “clôture” ; donc, “Friedhof” veut dire dans son sens premier “emplacement, lieu clôturé”, le plus souvent autour d’une église4.
5Ces divers éléments donnent de l’horticulture médiévale un tableau hétérogène, lequel, comme nous le constaterons dans cette étude, fut au cours du Moyen-Age, non seulement soumis aux changements sociaux, politiques et économiques qui varièrent considérablement du début jusqu’à la fin de cette période, mais également à ceux causés par les modes de vie dissemblables des différentes couches de la société et, en ce qui concerne les jardins monastiques, aux courants religieux nombreux et variés qui se firent jour, disons en gros, du 8ème aux 13ème-14ême siècles.
6Mais d’autres conditions plus immédiates favorisèrent l’aménagement des jardins monastiques, en particulier ; alors que l’horticulture de l’Antiquité, très développée à cette époque, n’avait plus trouvé son égale depuis le début des grandes invasions barbares, même si dès l’époque mérovingienne une amélioration de la culture des pommiers et des poiriers se fit nettement sentir, on assista sous le règne de Charlemagne, à un renouveau intellectuel dont les promoteurs furent les cloîtres ; or, les moines, et surtout les Bénédictins, introduisirent aux 8ème et 9ème siècles des règles très précises concernant le jardinage en Occident. Un décret de Charlemagne concernant les propriétés dans le royaume franc – le “Capitulare de villis vel curtis imperii”-, promulgué en 795 et concernant, en fait, uniquement les jardins des domaines royaux, eut une influence considérable, principalement sur l’aménagement des jardins monastiques ; cette loi, comprenant des prescriptions détaillées pour la culture de soixante-treize sortes de plantes et d’arbres fruitiers, eut des conséquences très positives sur l’évolution culturelle et économique du territoire franc car, non seulement elle favorisa le développement des cloîtres, de telle sorte que les fondations de nouveaux couvents devinrent de plus en plus fréquentes, mais encore elle incita les moines â s’intéresser plus intensivement à l’horticulture et au jardinage, ce qui d’ailleurs, si l’on en juge d’après le poème “De rerum naturis” de Hrabane Maure(784-856) ; le grand abbé de Fulda et celui de son élève Walahfrid Strabo (809-849), dont le titre s’intitulait “Liber de cultura hortorum”, leur apporta beaucoup de satisfactions et fut utile à la vie des cloîtres5. Ainsi, ce décret de Charlemagne se servit pas uniquement de ligne directrice aux activités de jardinage dans les propriétés royales, mais constitua également une base essentielle pour la culture des plantes et des arbres fruitiers dans les jardins monastiques.
7A cet égard, il semble nécessaire, à cet endroit, de traiter plus en détail les règles monastiques de Saint-Benoît qui, comme nous l’avons mentionné plus haut, jouèrent un rôle capital dans l’assiduité avec laquelle les moines cultivèrent jardins, vergers et potagers. Si Saint Augustin écrivit les premières règles chrétiennes concernant la vie dans les couvents, celles-ci étaient très générales et portaient principalement sur l’observance des vertus telles que la chasteté, l’humilité, l’amour du prochain et l’harmonie ; par contre, la prescription de périodes déterminées pour la lecture, les prières et les travaux manuels n’était pas exprimée de façon claire et précise. Un facteur important pour l’organisation d’une vie monacale réglée fut, dès le début du 4ème siècle, la fondation de nombreux cloîtres dans le sud de la Gaule, considéré comme le berceau du monachisme occidental dans les premiers siècles de la Chrétienté. De nombreux évêques gaulois y firent ériger des couvents pour les moines et les religieuses et octroyèrent à ces établissements des règles de vie très strictes ; ainsi, les écrits de César d’Arles gardèrent une très grande influence jusqu’à l’époque carolingienne. D’autres règles dont on ne connaît ni la provenance ni leur auteur, constituèrent également une des bases de la vie monacale à cette époque : ce furent les “régula Magistri”, datant vraisemblablement du 6ème siècle, établies peut-être en Italie du sud ; elles étaient ordonnées en quatre vingt cinq chapitres et réglaient de façon détaillée le déroulement de la journée pour un petit cloître composé de douze moines et d’un abbé6. Mais également au 6ème siècle, vers l’an 500 environ, un jeune moine italien, Benoît de Nursie, prit en tant que professeur et abbé la direction d’une colonie monastique, constituée de douze cloîtres. Il partit vers l’an 530 pour Montecassino et y fonda là un nouveau cloître. Il écrivit pour ses couvents une règle divisée en soixante-treize chapitres et s’inspira, en ce qui concernait les sept premiers chapitres, des “regula Magistri”. Si Saint Benoît accordait moins d’importance aux prescriptions d’une vie ascétique, telles qu’elles se trouvaient décrites dans les “regula Magistri”, il mit plus particulièrement l’accent sur les bienfaits du travail manuel qui, à l’encontre des règles monastiques précédentes, devait être accompli par les moines avec autant d’assiduité que les travaux intellectuels, qu’il s’agît de la lecture de la Bible, de la méditation ou de la célébration des œuvres liturgiques. Ces règles de Saint Benoît se propagèrent très vite en Occident et devinrent, de par la décision prise aux conciles de l’Empire franc en l’an 743 à Estinnes et en 744 à Soissons, les seules directives valables, susceptibles d’organiser à bon escient la vie des moines et des religieuses dans les cloîtres carolingiens7. Elles furent également reprises plus tard par les Cisterciens et par d’autres ordres monastiques, notamment par les Chanoines8. Grâce à elles, l’horticulture et le jardinage connurent un renouveau car les Bénédictins importèrent des pays du sud des plantes et des fruits jusqu’alors inconnus, améliorèrent leurs exploitations par de nouvelles techniques, s’intéressèrent à la plantation de vignes, à la culture du houblon, ce qui eut comme conséquence des innovations dans la production du vin et de la bière9 ; ils cultivèrent aussi les herbes médicinales et, étant donné que les cloîtres bénédictins étaient en contact les uns avec les autres, ils propagèrent leur savoir sur tout le territoire franc, ce qui entraîna, par contrecoup, des répercussions positives sur l’économie agraire et les connaissances médicales de l’époque. Ainsi, de par les règles de Saint Benoît, lesquelles affirmaient entre autres, que l’oisiveté était l’ennemie de l’âme, les moines bénédictins durent se plier à une vie de travail où les activités manuelles – agriculture, jardinage, artisanat – occupaient une très grande place ; ce faisant, les couvents devaient être aménagés en conséquence et comprenaient, outre les salles et les habitations, un moulin, un jardin pourvu d’eau et de divers ateliers.
8L’étude des différents facteurs et des influences immédiates qui favorisèrent le développement des jardins monastiques nous incite d’autre part, à examiner avec plus d’attention le rôle complexe que ces derniers jouaient au Moyen-Age ; en effet, l’amour de la nature et de la vie, si fort dans l’Antiquité, était, ainsi que nous l’avons déjà mentionné plus haut, encore très vivace à l’époque médiévale et, de ce fait, portait encore en lui les vestiges d’un art de vivre d’origine paienne qui se trouvaient en confrontation avec l’idéal de vie ascétique, prôné né par la religion catholique dès le début de la Chrétienté10. Le jardin fut en effet de tout temps le lieu privilégié des amours secrètes, déjà chantées par les Egyptiens à l’époque des pharaons ; il servait également de symbole pour représenter la beauté féminine, et ce n’est pas un hasard si, à l’époque courtoise, les femmes furent comparées à des fleurs dans maints romans et poésies. C’est pourquoi, le jardin se trouva très tôt dans une zone de tension, prise elle-même entre les deux pôles qui se confrontèrent pendant tout le Moyen-Age : Eros et Thanatos, c’est-à-dire, les pulsions de vie et les pulsions de mort. Ce dilemne se retrouvait dans diverses œuvres : ainsi, l’abbesse Herrade de Landsberg (1125-1195) relatait â un passage de son écrit “le jardin des délices”, traité destiné à l’instruction des novices, qu’un ermite était tombé de la plus haute barre de l’échelle car il avait osé se retourner pour regarder encore une fois son petit jardin qu’il avait lui-même cultivé11 ; un des Pères de l’église, Hiéronyme, constatait avec joie que beaucoup de croyants avaient délaissé les jardins des banlieues car le bruissement des feuilles des arbres, le murmure des sources et des ruisseaux et la beauté des fleurs les incitaient beaucoup trop au péché12. La religion chrétienne essaya également de résoudre le problème en comparant le jardin non à la femme mais à l’Eglise et à toute la Chrétienté ; Hrabane Maure avait déjà établi cette comparaison dans son poème “De rerum naturis”. Ce lieu de verdure fut également considéré comme étant le symbole du Paradis, du jardin d’Eden tel que nous en trouvons la description au 2ème chapitre du 1er livre de Moïse dans la Bible. Cette conception ambigüe et souvent contradictoire que l’on avait des jardins au Moyen-Age valait-elle également pour ceux des cloîtres ?
9Les jardins monastiques présentaient plusieurs caractéristiques générales : ils servaient non seulement de lieux de méditation mais également de repos pour les moines malades ; ainsi à Saint Gall, les moines devant faire un séjour à l’hôpital du couvent pour cause de faiblesse ou de maladie, pouvaient aller se promener dans le verger situé non loin de l’infirmerie afin de s’y reposer et de respirer les bonnes senteurs émanant des fleurs, des arbres et du petit jardin d’herbes médicinales situé lui aussi à proximité13. Ces lieux de verdure étaient essentiellement des lieux de travail et d’utilité pour la communauté : potagers, vergers et jardins jouaient dans l’économie monastique un rôle capital en raison même de la forte consommation des légumes et des fruits, caractéristique du régime alimentaire des religieux. Ils étaient l’objet des soins attentifs d’un frère désigné à cet effet et que l’on dénommait “gardinarus” ou “hortolanus”. Si selon la règle de Saint Benoît, les moines devaient s’activer manuellement, même le dimanche, à l’exception, bien sûr, des frères faibles ou malades auxquels il aurait été inhumain de confier des tâches trop dures, l’ordre des Chartreux, fondé au 12ème siècle par Bruno de Cologne, chanoine de Reims, lequel se retira en 1084 dans la vallée des Chartreuses, près de Grenoble, présentait certes, maintes analogies avec la communauté des Bénédictins, mais se caractérisait surtout par une conception beaucoup plus sévère de la vie monacale : ainsi, une de ses règles ordonnait aux frères de ne se vouer uniquement et dans le plus grand silence qu’à la prière, à l’écriture et aux travaux de jardinage. On cultivait dans le potager des pois, des lentilles, des choux, des salades, des oignons, des navets, des carottes, de la betterave. A Saint-Gall, chaque carré portait une fiche qui indiquait le nom de la plante ou du légume cultivé. Les monastères accordaient en effet une extrême attention aux plantes aromatiques et aux simples qui étaient à la base de la pharmacopée médiévale et de la cuisine : la menthe, le romarin, la rue, la sauge, l’anis, le fenouil etc... Les moines s’envoyaient d’ailleurs mutuellement des semences et des boutures de plantes médicinales ; ils en faisaient autant pour les fruits et les légumes : les pommes de Borsdorf, par exemple, cultivées par les Cisterciens en Allemagne, furent même importées en France14. Les Bénédictins assurèrent la diffusion du noyer pour son bois et pour son huile à Moissac tout comme à Einsiedeln15. Mais revenons brièvement à nos herbes médicinales : les moines, et en premier lieu les Bénédictins, s’adonnèrent à la culture de ces dernières et, de par l’importation de plantes venues de l’étranger, enrichirent le stock qui dorénavant, ne se composait pas seulement d’herbes dont les pouvoirs de guérison se trouvaient décrits dans les livres médicaux des médecins de l’Antiquité dont Galien, mais comportait également celles prescrites par Charlemagne dans son “Capitulare de villis” et dont les boutures étaient en partie livrées de l’étranger ; ainsi, le stock de la pharmacie franque et germanique pouvait s’évaluer vers l’an 801, d’après les études de Sticker, à environ cent vingt plantes et herbes médicinales16 ; les lieux de culture en étaient des cloîtres et des couvents tels que ceux de Cologne, Mayence, Saint-Gall, Mehrerau, Reichenau, Fulda, Hersfeld et bien d’autres17 Or, la culture de ces simples ne reflétait pas uniquement le savoir médical de cette époque, hérité en grande partie de l’Antiquité, mais également la survivance de croyances et de superstitions ; dans le jardin monastique de Saint-Gall, par exemple, et plus exactement au milieu de la cour intérieure entourée de galeries ouvertes, se trouvait un genévrier. Cela peut surprendre de prime abord si l’on sait que cet arbre était connu au Moyen-Age pour ses propriétés abortives – n’oublions pas que la religion catholique considérait l’avortement comme un péché mortel ! –, mais le tout s’éclaire si l’on considère qu’à cette période, le “Juniperus sabina”, tel qu’on le dénommait en latin, était utilisé dans les régions catholiques de Franconie comme moyen servant à combattre les mauvais esprits ; on avait alors l’habitude, surtout à la période des fêtes religieuses, d’enfumer les pièces des maisons avec les odeurs émanant des baies de cet arbuste afin de chasser les esprits malfaisants18. Ces “Medicamenta simplicia”, à savoir ces moyens de guérison simples, étaient cultivés dans un jardin prévu à cet effet qui lui-même, si l’on se fie au plan du couvent de Saint-Gall, était encerclé de huit plates-bandes, divisées en plusieurs sections et en présentait au centre huit autres. Chaque petit département de culture se différenciait de son voisin par une inscription appropriée, indiquant l’herbe qui y était cultivée19. Le zèle avec lequel les moines s’occupaient de ces simples fit des cloîtres et des couvents le lieu privilégié pour le développement de la médecine naturelle médiévale. Plantes, herbes et fleurs n’étaient cependant pas seulement cultivées et traitées en raison de leurs propriétés de guérison, mais aussi à cause de leur senteur, de leurs pouvoirs magiques et de leur beauté. Ainsi, les roses étaient considérées dans la symbolique chrétienne comme étant les fleurs de la souffrance et du martyre ; les lys blancs, s’ils étaient censés guérir les morsures de serpent et supprimer la raideur des membres, tel que Walahfrid Strabo l’assurait dans son poème “Hortulus”, mentionné plus haut, lequel comprenait, entre autres, vingt-trois paragraphes traitant des vertus de guérison des fleurs et des plantes tout en considérant leur signification dans la symbolique chrétienne, les violettes, elles, passaient pour être un symbole de l’amour20. Les diverses particularités de cette végétation, lourde de symboles religieux, peuvent encore être perçues à travers un exemple caractéristique de la conception médiévale de la botanique, placée tout autant que la médecine à cette époque, sous le signe de la Chrétienté. Penchons-nous, en effet, sur la légende du rosier millénaire entourant la fondation de la Cathédrale de Hildesheim, ville catholique, située environ à trente kilomètres de Hanovre en Basse-Saxe : cette église, pourvue d’un cloître y attenant, n’était à l’origine, c’est-à-dire, aux alentours de 830, qu’une toute petite église que le premier évêque de Hildesheim, Gunthar (815-834) avait fait ériger. Or, cet édifice, bâti en bois, fut dès cette époque un lieu de culte chrétien en l’honneur de la Vierge Marie pour la raison suivante : après que Charlemagne eût fondé à la suite des guerres contre les Saxons, les évêchés de Munster, Osnabrück, Paderborn et Halberstadt, il pensait en créer un autre entre les fleuves nommés Weser, Leine et Oker en vue de la christianisation des Ostphaliens. La ville d’Elze avait été choisie par l’Empereur à cet effet, mais son fils, Louis le Pieux, décida de transférer ce centre de missionnaires à Hildesheim à laquelle il conféra en 815 le titre d’évêché. Or, un jour, étant parti d’Elze, il s’arrêta au cours d’une partie de chasse à un endroit de la forêt où se trouve actuellement la cathédrale d’Hildesheim et ordonna qu’on montât une tente car il voulait faire une halte et assister à un office religieux ; on avait en effet apporté à cet endroit les reliques de la Chapelle Royale qui étaient censées être celles de la Vierge Marie. De retour à Elze, le roi voulait de nouveau entendre une messe mais son vicaire se rappela qu’il avait laissé un jour auparavant et par inadvertance, les reliques dans la forêt. Il repartit les chercher et les trouva là où il les avait susprendues, c’est-à-dire, à la branche d’un rosier, lui-même ombrageant une source aux eaux limpides. Mais lorsque le chapelain tendit le bras pour reprendre les reliques, celles-ci restèrent accrochées à la branche de l’arbre. Il repartit alors chercher le roi afin de lui relater ce fait extraordinaire ; l’Empereur se rendit lui-même près du rosier mais ne put non plus détacher les reliques de l’arbre. Il y reconnut là un signe de Dieu et fit ériger à cet endroit une église en l’honneur de la Sainte Vierge qui, plus tard, devint la cathédrale de Hildesheim. Les branches du rosier se trouvent encore à notre époque dans la cour intérieure du cloître, non loin des tombes des évêques enterrés là21. Cette belle légende nous permet de constater une fois de plus que les jardins monastiques médiévaux étaient non seulement un lieu d’utilité pour la communauté de par les activités agricoles dont ils étaient l’objet et les propriétés médicales qui leur étaient attribuées en raison de la culture d’herbes médicinales, mais encore un lieu de méditation et de repos, un endroit empreint de significations symboliques dont une des non moindres était également leur fonction en tant que lieu de mort et de résurrection.
10A cet égard, les vergers jouaient un double rôle : celui de cimetière et d’emplacement pour les arbres fruitiers ; les tombes étroites des frères étaient disposées en rangs symétriques ; dans leur milieu, se dressait une croix et les arbres fruitiers étaient plantés entre les pierres tombales. Ils étaient garnis d’ornements sur lesquels se trouvaient inscrits les noms des défunts. Ce double emploi des vergers n’était sûrement pas dû à un manque de place mais portait une signification symbolique profonde : le gazon sous lequel les tombes étaient placées représentait l’herbe du Paradis et les arbres dont le rythme de vie suivait les saisons, étaient un symbôle de résurrection. Ainsi, le renouveau de la vie à partir de la mort était exprimé de façon très figurative au moyen du verger. Par exemple, le “cimetière-verger” du plan du couvent de Saint-Gall portait l’inscription suivante : “les corps morts des frères gisent tout autour de la croix qui resplendit pour l’éternité ; ils ressusciteront bientôt”22. Ce lieu particulier des cloîtres et des couvents médiévaux était donc empreint d’un sens profond lié à un but utilitaire simple et quotidien : réflexions sur la mort et la vie dans l’au-delà d’une part, cueillette des fruits d’autre part.
11Toutefois, les jardins monastiques pouvaient -parfois être les témoins de meurtres d’enfants : à l’époque de Charlemagne déjà, moines et religieuses entretenaient souvent des relations défendues par l’église catholique – la création de couvents doubles, c’est-à-dire, un établissement pour les frères et un pour les sœurs, devint assez fréquente dès cette période et favorisa ce genre de contacts. Le Synode d’Aix-la-Chapelle de 816 n’avait-il pas déclaré que les couvents de religieuses ressemblaient plus à des bordels qu’à des lieux réservés à la prière et au recueillement ? De telles mœurs purent être constatées tout au long du Moyen-Age et s’aggravèrent même vers la fin de l’époque médiévale lorsque de plus en plus d’ordres de religieuses furent créés ; ainsi, les couvents de Kirchheim, d’Oberndorf, de Kirchberg étaient-ils les témoins d’orgies non acceptables pour l’église. En 1482, les sœurs du couvent de Klingenthal, près de Bâle, se défendirent à coups de poings et de broches à rôtir contre ceux qui voulaient leur faire entendre raison ; à Bâle même, d’autres religieuses incendièrent leur propre cloître23. Mais, comme les répressions de la part de l’église étaient très brutales et même barbares, mainte religieuse étant devenue enceinte recourut à un moyen horrible pour échapper elle-même à de terribles peines si son état avait été révélé au grand jour : elle tuait son enfant dès la naissance de ce dernier. C’est ainsi que l’on retrouva des ossements de nouveaux-nés dans les jardins du couvent de Ste Brigitte à Stralsund et dans ceux du cloître Mariakron ; certains furent même découverts dans les cellules de religieuses !24
12De tels crimes qui peuvent être considérés plus comme des actes de désespoir que comme des actions volontaires, si l’on pense que la plupart des jeunes filles et des femmes vivant dans ces couvents y avaient été placées contre leur gré, assombrissent cependant les aspects si positifs et agréables des jardins monastiques au Moyen-Age25.
13Or, est-ce que l’agencement architectural de ces lieux était le même pour tous les édifices religieux et resta-t-il inchangé pendant tout le Moyen-Age ? Nous allons tenter de répondre à cette question en examinant du point de vue historique les différents concepts architecturaux en relation avec les diverses règles des principaux ordres monastiques existant à l’époque médiévale. L’influence carolingienne permit, entre autres, le développement du monachisme au 8ème siècle, lequel se manifesta surtout par la fondation de nombreux couvents et cloîtres dans le sud de l’Allemagne dont la conception architecturale se plaçait déjà dans la lignée de la règle bénédictine, et il ne faut pas s’étonner si le cloître de Reichenau-Mittelzell, construit en l’an 724 à l’instigation de Pirmin de Meaux, présentait déjà des similitudes frappantes avec les aménagements du couvent de Saint-Gall, fondé lui-même en 836/37. En effet, la conception de la vie monacale selon Saint-Benoît se propagea dès la fin du 7ème siècle dans les parties nord-ouest et est du royaume franc grâce aux moines anglo-saxons et plus particulièrement, de Saint-Boniface qui entreprit dès 719 une mission de christianisation de la Thuringe. Ainsi furent fondés au 8ème siècle les couvents d’Erfurt et de Fulda et au 9ème siècle, ceux de Corvey et de Saint-Gall. L’aménagement de ces monastères était conçu en fonction des préceptes de vie monacale selon les règles bénédictines. C’est pourquoi, les plans de ces différents couvents présentaient tous des points communs : on trouvait à côté de l’église, de l’hôpital, de l’infirmerie, du réfectoire, des écoles et des bâtiments réservés aux hôtes, également des ateliers, des granges, des greniers et des jardins – vergers, potagers, lieux de culture d’herbes médicinales -. D’après Saint-Benoît, en effet, les moines devaient vivre en autarcie et ne pas avoir trop de contacts avec l’extérieur, ce qui aurait pu être nocif pour leurs âmes ! A cet égard, les couvents et cloîtres des Cisterciens, ordre fondé en 1100 à Citeaux26, ne se différenciaient guère des édifices bénédictins puisqu’eux aussi avaient été créés selon la règle de Saint-Benoît : simplicité, pauvreté, vie ascétique, réalisation de travaux spirituels et manuels correspondaient également à la conception de cet ordre fondé au 10ème siècle. Cet idéal de vie sévère influença, bien sûr, la conception architecturale des bâtiments monastiques. Après la création des couvents cisterciens de Citeaux, de Morimond, de Clairvaux, le premier bâti sur le sol allemand fut celui de Kamp, dans la région du Bas-Rhin, en 112327 ; puis d’autres furent également érigés ultérieurement : ainsi, ceux de Lützel près de Bâle en 1124, de Pforta en 113228 . Le régime alimentaire des Cisterciens, composé principalement à base de fruits et de légumes, les forçait à s’occuper d’agriculture et de jardinage, tout comme les Bénédictins. Lorsque dans le cadre de leur mission de christianisation, ils fondaient une nouvelle colonie à un autre endroit, ils avaient l’habitude d’y amener les semences et les boutures, cultivées dans le couvent d’où ils provenaient, afin d’aménager de nouveaux jardins29
14Les conditions primordiales pour la construction d’un nouveau couvent cistercien étaient donc un emplacement isolé, situé si possible près d’un ruisseau et d’une forêt, offrant des espaces larges pour l’aménagement des bâtiments, des jardins et des ateliers. Ces cloîtres étaient généralement entourés d’un mur pouvant atteindre cinq mètres de hauteur, se prolongeant sur quelques kilomètres et étant parfois muni de tours. Cela donnait â l’ensemble un caractère assez rébarbatif, très visible dans les couvents d’Eberbach, de Bebenhausen, d’Altenberg et de Maulbronn30. A l’intérieur de ce mur, se trouvaient les communs, c’est-à-dire, tous les bâtiments réservés au service et aux travaux d’agriculture et d’artisanat, de même que les jardins. L’idéal de vie ascétique des Cisterciens ne les empêcha pas de posséder de grands terrains et de vastes domaines qu’ils exploitaient. Mais cette économie autarcique, basée sur la propriété de terres, fut dérangée au 13ème siècle par la venue d’un nouveau système économique, fondé sur l’argent et dû principalement à la création des villes, si bien que beaucoup de couvents s’appauvrirent, ce qui entraîna, par contrecoup, une relâche de la discipline dans les monastères31. La règle de vie des Chartreux se basait également sur les conceptions de Saint-Benoît : les frères appartenant à cet ordre devaient respecter le silence, s’adonner à la prière et aux travaux manuels32 ; leur régime alimentaire, sans viande, les incitait également à cultiver légumes et fruits. C’était la raison pour laquelle un couvent de Chartreux se composait toujours d’une église, d’une cour intérieure entourée de galeries ouvertes, d’une salle de chapitre, d’un réfectoire, d’une bibliothèque et également d’un grand cloître où se trouvaient les cellules des moines auxquelles attenaient de petits jardins33. Toutefois, à la différence des Bénédictins et des Cisterciens, les Chartreux adaptaient l’aménagement de leurs bâtiments à la configuration du terrain34 Une telle disposition de ces lieux de verdure que constituaient la cour du cloître et les petits jardins clos, permet de constater une fois de plus l’importance que revêtaient ces endroits pour les moines, même pour ceux qui menaient une vie d’anachorète.
15L’étude de ces trois ordres, à savoir les ordres bénédictin, cistercien et chartreux dont un des points communs était à la base, l’observance plus ou moins fidèle des règles de Saint-Benoît, nous permet de constater que des conditions climatiques favorables et une conception quasi-identique de là vie monacale favorisèrent pendant tout le Moyen-Age l’intérêt des moines pour les jardins, vergers et potagers et pour la culture des herbes médicinales. Il en fut autrement pour d’autres ordres religieux : prenons, à titre d’exemple, l’Ordre Teutonique et les ordres mendiants. L’Ordre Teutonique fut fondé en 1190 par les bourgeois de Brême et de Lübeck â l’occasion de la troisième croisade pendant la prise d’Acre ; il s’occupait à l’origine d’un hôpital mais se transforma en 1198 en un ordre ecclésiastique de chevalerie dont les tâches devaient consister à soigner les malades d’après la règle de l’Ordre des Chevaliers de Saint-Jean et à effectuer les services de chevalerie d’après la règle des Templiers ; cette dernière servit d’ailleurs de base à la rédaction en 1245 de règlements et de mesures propres à l’Ordre Teutonique qui, justement au 13ème siècle, entra en possession de domaines immenses en Terre Sainte, en Italie, en France, en Espagne, en Grèce et particulièrement en Allemagne. Le centre de cette communauté existait déjà depuis 1200 à Halle ; or, les tâches imparties à ce groupe et son intérêt prononcé pour les missions de christianisation dans l’est de l’Europe firent que très peu de bâtiments monastiques appartenant à l’Ordre Teutonique se construisirent dans l’Allemagne occidentale et moyenne ; citons cependant les établissements à Marburg sur la Lahn et à Friesach en Carinthie. Toutefois, comme les membres de l’Ordre Teutonique devaient vivre la plupart du temps dans des régions hostiles et combattre les païens, ils conçurent une forme particulière de couvents : les “couvents-forteresses” – “Konventburgen” en allemand -. Celui de Thorn, par exemple, fondé vers 1250, présentait des tracés irréguliers qui lui donnaient l’apparence d’un bâtiment de défense ; celui de Brandebourg fut construit en 1272. En raison du rôle militaire que jouaient ces points d’appui mais également à cause des terres non fertiles et du climat dur qui régnait dans ces régions ces “couvents-forteresses” accordaient plus d’importance aux techniques de défense de leurs établissements qu’à l’aménagement de jardins où aucune plante exotique n’aurait pu supporter les températures très basses qui existaient en hiver. C’est pourquoi, les pièces principales se trouvaient au premier étage et non au rez-de-chaussée, à savoir, la chapelle, la salle du chapitre, le réfectoire, le dortoir, l’infirmerie et la salle des hôtes. La cuisine, le fournil, la chambre aux provisions étaient disposés au rez-de-chaussée35. Ainsi, les monastères de défense de l’Ordre Teutonique étaient le reflet fidèle des tâches en partie militaires de cette communauté chevaleresque et religieuse et de plus, ils s’adaptaient parfaitement aux conditions climatiques et territoriales dont ils ne pouvaient faire abstraction.
16La particularité des constructions des ordres mendiants était due à des causes différentes : dès le début du 13ème siècle, un nombre de plus en plus grand de citadins, commerçants et artisans, aspira à mener une vie simple et plus proche de l’Evangile. Une des raisons principales de ce courant était le bouleversement profond qui s’était produit dès la fin du 12ème siècle au point de vue social et économique : création des villes, passage de l’économie agraire à celle dominée par la finance, naissance d’une nouvelle forme de société – la population citadine – et de nouvelles couches sociales – les commerçants et les artisans -. Ainsi, des communautés religieuses se créèrent dont le vœu était de servir le Christ en toute pauvreté ; seulement, à la différence des Chartreux ou des Cisterciens, pour ne citer que quelques exemples, elles ne voulaient pas vivre isolées du reste du monde mais au contraire, mener une vie de mendiant au milieu de la population citadine, aider les pauvres et convertir les non-croyants. Ce furent les raisons pour lesquelles Saint François d’Assise fonda l’ordre des Franciscains en 1209/10 et l’espagnol Saint Dominique créa celui des Dominicains en 1225 ; l’ordre des Capucins fut créé en 152836. Or, ces ordres mendiants qui n’étaient soumis qu’à la Curie Romaine, ne pouvaient construire des édifices religieux qu’en accord avec leurs doctrines qui, entre autres, bannissaient toute richesse et tout luxe ; ainsi, les chapelles, les églises et les couvents offraient une apparence assez modeste. De plus, comme les membres appartenant aux ordres mendiants menaient une vie de citadins et non d’anachorètes et considéraient la mendicité comme une de leurs tâches principales, il aurait été extrêmement curieux qu’ils se missent à cultiver leurs potagers et vergers pour subvenir eux-mêmes à leurs besoins alimentaires, eux qui voulaient être à cet égard dépendants des autres ! En outre, les terrains assez étroits mis à leur disposition dans les villes ne leur auraient pas permis d’aménager des bâtiments et des lieux de verdure tels qu’ils étaient décrits, par exemple, sur le plan du couvent de Saint-Gall ! Par conséquent, les jardins n’occupaient qu’une place aléatoire dans les monastères des ordres mendiants comme, par exemple, dans les couvents dominicains de Brème (1225), d’Halberstadt (1231), de Hildesheim (1238), de Göttingen (1294) ou bien dans les cloîtres franciscains de Würzburg (1221) et de Mühlhausen en Thuringe (1250). L’étude de l’historique de ces différents ordres religieux nous montre que la conception particulière qu’avait chacun d’eux de la vie monacale et des tâches à accomplir en l’honneur de la religion chrétienne influença fortement les divers concepts architecturaux des monastères et l’agencement des jardins des cloîtres médiévaux, A cela s’ajoutèrent les facteurs d’ordre extérieur tels que les profonds bouleversements sociaux et économiques qui se firent jour à partir du début du 13ème siècle. Nous pouvons ainsi déduire de ces observations que l’architecture des monastères de même que les formes et les fonctions des jardins monastiques à la période médiévale ne peuvent être considérés comme un art caractérisé par une homogénéité constante mais au contraire, ne se comprennent que si l’on prend en considération les différents modes de vie et conceptions des divers ordres religieux de même que l’influence des événements sociaux économiques et politiques tout au long du Moyen-Age.
17En conclusion, nous pouvons affirmer que l’existence des jardins de cloîtres et couvents médiévaux, surtout ceux aménagés par les Bénédictins, les Cisterciens et les Chartreux, ont joué un rôle important dans la vie économique, politique et culturelle de l’époque, et cela pour plusieurs raisons : ils ont été non seulement le témoignage de l’amour de l’homme pour la nature, des promoteurs quant aux innovations dans le domaine de l’agriculture et de l’économie, des lieux de prédilection pour l’évolution de la médecine naturelle, mais également des facteurs essentiels en ce qui concerna le développement de la production littéraire et scientifique au Moyen-Age. Dès le 7ème siècle, ils suscitèrent l’attention de nombreux clercs qui exprimèrent leurs observations et leur sentiment de la nature dans des ouvrages poétiques et des traités de science naturelle. Citons, par exemple, l’œuvre d’Isidore de Séville “De natura rerum”, rédigée vers l’an 600, les poèmes didactiques déjà mentionnés plus haut de Hrabane Maure et de Walahfrid Strabo. Au 13ème siècle, Albert le Grand rédigea un traité de sciences naturelles “De vegetabilibus, liber septimus de mutatione plantae ex silvestritate in domesticationem”, dans lequel il exprimait ses directives pour la plantation d’un jardin de plaisir – “De plantatione viridariorum” – et dont les considérations toutes théoriques mêlaient les caractéristiques de la dynastie carolingienne aux composantes des lieux de verdure de la période courtoise et plus raffinée des 12ème et 13ème siècles. Mais l’observation des plantes, des herbes et des fleurs dans les jardins monastiques stimula fortement la production de travaux de médecine et de sciences naturelles. Ainsi, l’abbesse du couvent situé près de Bingen, Hildegard von Bingen, considérée également comme la première doctoresse allemande du Moyen-Age, écrivit des œuvres scientifiques qui traitaient des maladies et de l’action bienfaisante des plantes et des herbes médicinales ; nommons son traité rédigé en 1147 “causae et curae” dont les principaux éléments furent repris dans son œuvre ultérieure “Physica”.
18Enfin, les jardins monastiques sont, du point de vue purement humain, un témoignage important pour la représentation des façons de vivre des moines au Moyen-Age, lesquels ne se différenciaient point des autres hommes, si l’on en juge d’après certains rapports d’abbés qui décrivaient leurs frères pourvus, certes, de qualités mais aussi de défauts, s’émerveillant à la vue d’une belle fleur ou d’une plante rare mais rechignant à l’idée d’effectuer un travail de labourage par trop fatigant.
19Lieux de repos et d’activité, de joie et de tristesse, de vie et de mort, endroits utiles à la communauté mais également chargés de symboles, les jardins monastiques peuvent être considérés, pour reprendre une belle phrase de Wolfgang Teichert, exprimée au sujet des lieux de verdure en général, comme étant “la répétition du processus de création à l’échelle microscopique” – “jeder Garten ist somit die Wiederholung der Schöpfung im mikroskopischen MaBstab” -37.
Notes de bas de page
1 Friedrich Kluge, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, 21. unveränderte Auflage (Berlin, New York : Walter de Gruyter, 1975), pp. 233-34
2 Wolfgang Teichert, Garten, paradiesische Kulturen (Stuttgart : Kreuz Verlag, 1986), p. 12
3 Günther Binding, Matthias Untermann, Kleine Kunstgeschichte der mittelalterlichen Ordensbaukunst in Deutschland (Darmstadt: wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1985), pp. 4-5
4 Dr. Herbert Derwein, Geschichte des christlichen Friedhofes in Deutschland (Frankfurt/Main : Franzmathes Verlag, 1931), pp. 35-36
5 Dieter Hennebo, Garten des Mittelalters (München und Zürich : Artemis Verlag, 1987), p. 33
6 G. Binding, M. Untermann, kleine Kunstgeschichte der mittelalterlichen Ordensbaukunst in Deutschland..., p. 9
7 ibid..., p. 30
8 Johannes Bühler, Klosterleben im Mittelalter nach zeitgenössischen Quellen von Johannes Biihler, éd. Georg A. Narciβ (Frankfurt/Main : Insel Verlag, 1989), p. 49
9 Hermann Fischer, mittelalterliche Pflanzenkunde (München : Verlag der Münchner Drucke, 1928), p. 142
10 G. Binding, M. Untermann, kleine Kunstgeschichte der Ordensbaukunst in Deutschland..., p. 70
11 D. Hennebo, Garten des Mittelalters..., p. 18
12 ibid..., p. 18
13 ibid..., p. 32
14 Hermann Fischer, mittelalterliche Pflanzenkunde..., p. 141
15 Léo Moulin, la vie quotidienne des religieux au Moyen-Age, xème-xvème siècle (Paris : Hachette, 1978), p. 268
16 H. Fischer, mittelalterliche Pflanzenkunde..., p. 130
17 ibid..., p. 130
18 D. Hennebo, Garten des Mittelalters..., p. 25
19 ibid..., p. 26
20 ibid..., pp. 27-28
21 Der Dom zu Hildesheim, Kunstführer Nr. 1500 (von 1985), 4. Auflage, 1989 (München : Verlag Schnell & Steiner GmbH, 1989), pp. 2-4
22 D. Hennebo, Garten des Mittelalters..., pp. 29-30
23 Karlheinz Deschner, “Das Kreuz mit der Kirche, eine Sexualgeschich-te des Christentums” (Düsseldorf und Wien : Econ Verlag GmbH, Neuauflage 1987), pp. 137-39
24 ibid..., p. 139
25 G. Binding, M. Untermann, kleine Kunstgeschichte..., p. 39
26 ibid..., p. 171
27 ibid..., p. 173
28 ibid..., p. 173
29 H. Fischer, mittelalterliche Pflanzenkunde..., pp. 140-41
30 G. Binding, M. Untermann, kleine Kunstgeschichte..., p. 214
31 ibid..., p. 179
32 ibid..., p. 393
33 ibid..., p. 398
34 ibid..., p. 398
35 ibid..., p. 326
36 ibid..., pp. 329-30
37 Wolfgang Teichert, Garten, paradiesische Kulturen..., p. 12
Auteur
Université d’Amiens
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