Du paradis terrestre
p. 89-96
Texte intégral
1Au sein des mythologies et des religions, la démonstration n’est plus à faire, le jardin merveilleux occupe une place toute particulière. Qu’il soit lieu enchanteur ou simple cadre propice à la manifestation de la prouesse, il est d’abord, dans bien des cas, le lieu contenant le secret des débuts de la vie et renfermant le mystère des origines. Le paradis terrestre s’inscrit pleinement dans cette perspective : en témoigne la Genèse, texte fondateur et texte sacré où il est décrit de la sorte :
Puis l’Eternel Dieu planta un jardin en Eden, du côté de l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait formé. L’Eternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre bras. Le nom du premier est Pischon ; c’est celui qui entoure tout le pays de Havila, où se trouve l’or. L’or de ce pays est pur ; on y trouve aussi le bdellium et la pierre d’onyx. Le nom du second fleuve est Guihon ; c’est celui qui entoure tout le pays de Cush. Le nom du troisième est Hiddékel ; c’est celui qui coule à l’orient de l’Assyrie. Le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate.
L’Eternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder.
(Genèse, II, 8 - 16)
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2(et après la Chute d’Adam et Eve)
Et l’Eternel Dieu chassa l’homme du jardin d’Eden, pour qu’il cultivât la terre, d’où il avait été pris. C’est ainsi qu’il chassa Adam ; et il mit à l’orient du jardin d’Eden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de la vie.
(Genèse, III, 23 - 24)
3Ces versets, au cœur de toute problématique portant sur le paradis terrestre ont été maintes fois cités, commentés et discutés. Aussi est-on en droit d’examiner ce qui caractérise ce lieu hors du commun qui, au Moyen Age, a été si régulièrement évoqué ou décrit, parce qu’il était à la fois synonyme de phénomène exceptionnel, d’esjouissance et de senefiance. Paraphrasant Paul Valéry, on pourrait dire qu’au commencement était le jardin.
***
— I —
4Par nature, le jardin du paradis, la Genèse le précise, présente la particularité capitale d’avoir été voulu par la volonté divine. C’est l’Eternel, en effet, qui l’a conçu, en a dressé le plan et, jusqu’à un certain point, indiqué le rôle et la fonction.
5On observe, tout d’abord, que le Verbe, dans sa bonté, a choisi de toute éternité de créer ce jardin et d’y placer Adam et Eve, le premier couple. Le paradis est en somme programmé, indispensable, au même titre que Judas dans l’Evangile. Il était nécessaire qu’un jardin soit le cadre de la Chute de nos aïeux, comme il fallait un Judas pour accomplir la trahison envers le Christ.
6Deuxième considération, la localisation de l’Eden, qui a été une préoccupation majeure des premiers commentateurs de la Genèse. Situé par le texte biblique en orient, il est normal que cette détermination soit reprise par saint Ambroise (de paradiso, I), saint Augustin (de Genesi ad litteram, VIII, I, 1 et VIII, VII, 13) ou Raban Maur (de universo, XII, III “de paradiso”), pour ne citer qu’eux. Il arrive que de légères variantes soient introduites afin de préciser davantage l’exactitude, la géographie ou le dessin du divin jardin. C’est ainsi que Richard de Saint Victor, dans son Liber Exceptionum (I, III, I), affirme que « Paradisus est locus in Orientis partibus », c’est-à-dire qu’il se trouve appartenir à l’Asie (« de Asia et partibus ejus »). Quant à Brunetto Latini, il est encore plus précis puisqu’il écrit :
24. Après les yndiiens sont les autres montaignes u habitent les Ictiofagi, une gent ki ne manguënt se poisson non ; mais quant // Alixandres les conquist, il lor vea k’il ne les mangaissent jamés. Outre cele gent est la deserte de Karmanie, ou il a une terre rouge ou nule gent ne vont, car nule chose vivant n’i entre k’il ne muire tantost. 25. Puis vient la terre de Perse, entre Inde et la mer Rouge et entre Mede et Carmenie. Puis i a iii. illes en quoi naissent les caucatrix, ki ont .xx. piés de lonc. Puis est la terre de Parte, et puis la terre de Caldee ou la cités de Babilone siet, ki a .lxm. piés environ ; et si i cort le fleuves d’Eufrates.
26. En Inde est li paradis terrestres, ou il a de totes manieres de fust et des arbres et des pomes, et de toz les fruis ki sont en terre, et li arbres de vie ke Dieus vea au premier home. Et si n’i a froit ne chaut, mes perpetuel atemprance. Et el mileu est la fontaine ki trestot l’arouse, et nest en .iiii. fleuves. Et sachiés que aprés le pechié du premier home, cil leus fu clos a toz homes. Ces et maint autres terres et fleuves sont en Inde et en tote cele partie ki est vers soleil levant. Mes li contes n’en dira ore plus que dit en a, ains voldra escrire de la seconde partie, c’est l’Europe.1
7Quant à la tradition identifiant le paradis terrestre à Babylone, fréquente à partir du xvie siècle, elle ne se développa véritablement qu’à partir d’un traité de Calvin, — de la situation du paradis terrestre — qui établissait ce rapprochement.
8A la différence des versets décrivant l’Arche de Noé ou dépeignant la Jérusalem céleste, ceux concernant le paradis ne contiennent aucune précision de mesure. Les Pères de l’Eglise, suivant en cela le texte fondateur de la Genèse, évoquant ce que saint Augustin nomme le “récit des origines” (de Genesi ad litteram, VIII, VII, 13), se refusent à fixer dimensions et limites d’un tel jardin. Si l’Eternel s’est tu, les hommes ne doivent pas avoir l’outrecuidance de parler. En revanche, en accord avec la Genèse, ils se sont plu à en rappeler la disposition : place en son milieu de l’arbre de vie (Genèse, II, 9) et présence du fleuve qui se divise en quatre bras (Genèse, II, 10). Le Mystère du Vieil Testament (vers 650-657) illustre parfaitement cette géographie sacrée :
Et au millieu sera posé
L’arbre de vie tresprecieux,
Sanctifié et composé
De nostre vouloir glorieux.
De ce Paradis vertueux
Seront produitz quatre ruisseaux
Pour arrouser par tous les lieux
Arbres, herbes, fruictz et rainseaux.
9On relève également une autre représentation, notamment présente dans les miniatures et l’iconographie, qui a consisté à situer au centre de l’Eden, la source ou la fontaine des quatre fleuves. Cette modification s’explique en partie par les commentateurs et encyclopédistes qui, à l’image de Brunetto Latini, notent que « el milieu est la fontaine ki trestot l’arouse, et nest en .iiii. fleuves » (Li Tresors, I, 122, 26).
10Ce jardin frappé du sceau divin est, depuis la Chute, inconnu à l’homme ; mais il existe toujours puisqu’il demeure gardé par les chérubins (Genèse, III, 24). Et ce n’est pas un hasard si Christophe Colomb consulte la carte d’Andrea Bianco (carte datée de 1463) mentionnant le paradis terrestre en Asie et si, découvrant l’embouchure de l’Orénoque, il est convaincu de rencontrer en Asie la source des quatre fleuves nés du paradis.
11On le constate enfin, le paradis est de surcroît exceptionnel par les questions qu’il a conduit à se poser. Saint Augustin, à la suite de saint Ambroise a été l’un des premiers, à souligner les enjeux de ce lieu. Reprenant les deux interprétations majeures concernant le paradis, celle d’Epiphane et de saint Jérôme (corporaliter), celle d’Origène (spiritualiter), il déclare :
Je n’ignore pas que maintes gens ont dit maintes choses sur le paradis. Néanmoins il y a, sur ce point, comme trois grandes opinions. La première est celle de ceux qui ne veulent voir dans le paradis qu’une réalité corporelle ; la seconde, celle de ceux qui n’y voient qu’une réalité spirituelle ; la troisième, celle de ceux pour lesquels le paradis est à la fois réalité corporelle et réalité spirituelle. Pour le dire en bref, j’avoue que cette troisième opinion a ma faveur.
(de Genesi ad litteram, VIII, I, 1)
12Saint Augustin procède à une synthèse décisive pour le haut Moyen Age et dont saint Thomas, plus tard, s’inspirera dans un passage de la Somme Théologique (la, quaestiones 102, 1). Par ailleurs, saint Augustin a abordé une question importante pour la mentalité médiévale : qui travaillait la terre au paradis ? (de Genesi ad litteram, VIII, VIII, 15 - 16). Aux interrogations sur le “jardinier” et la “garde” du paradis il a apporté trois interprétations2 qui, avec des nuances, seront, au fil des commentaires, utilisées, retenues et parfois discutées. A la fin du xvie siècle, Du Bartas s’est encore souvenu des perspectives augustiniennes en composant “Eden” (Seconde Sepmaine, Premier Jour) puisque ce labeur d’Adam, « un labeur agréable, / Un plaisant exercice, une peine semblable / A celle du danseur... » (vers 277-279), avec la Chute, signe manifeste des « épines de la désobéissance » (de Genesi ad litteram, VIII, X, 20), devient un rude travail.
13Ces questions sont d’autant plus intéressantes que les textes médiévaux semblent les ignorer parce que le paradis terrestre est avant tout synonyme de plaisir.
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— II —
14Il importe de revenir à ces vers du Mystère du Vieil Testament (vers 646-649, 672-673, 738-741) :
En après, Paradis terrestre
Sera noblement disposé,
Car il y fera joyeulx estre,
Ainsi que l’avons proposé ;
…………..
Par vostre notable faconde
Avez creé lieu de plaisance
…………..
Adam, nous te avons apresté
Ce lieu de divine puissance,
Ou tu auras felicité
De toute noble esjouissance,
15qui rappellent combien le paradis est propice à la joie. L’esjouissance est explicable au moins par trois aspects touchant respectivement à l’étymologie, aux qualités attribuées au paradis et à son climat privilégié.
16Saint Jérôme, dans son Liber interpretations hebraicorum nominum, proposait la définition : « Eden voluptas sive deliciae vel ornatus ». Et Richard de Saint Victor de son côté de noter : « Paradisus, grece, ebraice dicitur Eden, quod utrunque junctum in nostra lingua dicitur ortus deliciarum » (Liber Exceptionum, III, II). Ortus deliciarum dont la traduction, à travers le grec et l’hébreu, renvoie au nom persan faradaica signifiant jardin. De l’étymon à sa traduction, il s’est opéré, semble-t-il, un enrichissement puisque du sens premier — faradaica / ortus — on passe, au Moyen Age, à celui plus significatif d’ortus deliciarum.
17Un tel enrichissement paraît confirmé par les qualités — voluptas, suavitas — systématiquement associées au paradis. Au sein du “paradis de delit” (La Bible française du xiiie siècle)3, il est apparemment naturel que tout soit délectable et joie. Et Dante de souscrire à l’idée que le paradis terrestre est “la patrie des délices” (de l’éloquence en langue vulgaire, I, VII, 2 : delitiarum... a patria). En somme, et sur un tout autre registre que celui du poète, « Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit d’une voluptas et d’une suavitas mesurées, d’une donnée épicurienne au sens originel et noble de ce terme.
18Dans la Genèse (II, 8-9) il est dit que « Dieux avoit planté des le comancement paradis de delit ou il mist l’ome » (La Bible française du xiiie siècle). Et de fait, dans l’imaginaire et la psyché, le paradis est l’équivalent d’une oasis où règnent l’eau et la nature luxuriante. La profusion des arbres, rapidement évoquée par Honorius de Ratisbonne (de imagine mundi, I, IX : “De paradiso”), Richard de Saint Victor (Liber Exceptionum, I, III, II : « omni genere ligni et pomiferarum arborum... ») ou Brunetto Latini (Li Tresors, I, 122, 26), résulte de conditions climatiques favorables caractérisées par ces mots « sed perpetua aeris temperis », employés par Raban Maur (de universo, XII, III : « non frigus, non aestus, sed perpetua veris temperies »), Richard de Saint Victor (Liber Exceptionum, I, III, II) voire Brunetto Latini. Indéniablement, “perpetuel atemprance” conforte l’équilibre naturel du paradis et rend compte de l’ordre harmonieux dont il témoigne.
19De ce seul point de vue, il convient de relire ces vers de La Divine Comédie où le paradis terrestre est prétexte à une étonnante conspiration des sens (Purgatoire, XXVII, 7, 16-18, 107-108) :
Un’ aura dolce, sanza mutamento
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Ma con piena letizia Tore prime
Cantando, ricevieno intra le foglie,
Che tenevan bordone alle sue rime,
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Nell’ aere vivo, tal moto percuote,
Efa sonar la selva perch’è folta ;
20qui est aussi, Dante l’a indiqué, une invitation au sens, à la senefiance.
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— III —
21Parce qu’il est une réalité spirituelle, le paradis a été doté de diverses significations d’ordre théologique, littéraire ou mythique. C’est le contraire, l’absence de sens multiples, qui eût été surprenant pour un site si extraordinaire.
22Les encyclopédistes et théologiens du Moyen Age ont en règle générale interprété le texte de la Genèse à l’aide de l’allégorie. Saint Ambroise pensait que « per fontem paradisi, Christum ; per quatuor flumina inde orientia, virtutes cardinales, et quatuor mundi aetates designari » (de paradiso, I, 3) et Raban Maur, qui rapprochait les quatre fleuves des quatre vertus (prudentia, temperentia, fortitudo, justitia) et des quatre évangiles (de universo, XII, III), donnait quatre sens spirituels à Paradisus : “sancta Ecclesia”, “serenitas mentis”, “gloria temporalis”, “gaudium cœleste” (Allegoriam in sacram scripturam). La Bible française du xiiie siècle propose également une lecture mystique des plus traditionnelles :
(Li paradis de delit puet senefier II. choses : car il puet senefier Sainte Esglise que Jhesu Crist planta et saintefia par son sanc ou fust de la croiz, et ilec sont mis tuit Crestien si tost come il sunt regenerez par le baptesme, et i seront toute leur vie s’il ne deservent par pechié qu’il en soient gitez hors. Li paradis de delit puet senefier la grant joie du ciel qui est nostre heritage que nos ne poons perdre se par pechié ne le perdons.)
…………..
(Li .IIII. fleuve qui issent de paradis, ce sunt .IIII. vertuz : sens et atrempemenz et force et jostice, car par ces .IIII. vertuz sunt toutes bonnes oevres parfaites. Cist .IIII. fleuves arrousent paradis, car quant nos cuers sunt arrousez de ces .IIII. vertuz, il sunt delivres de touz charnieux desirriers.)
23Le texte le plus révélateur est probablement celui écrit par Richard de Saint Victor (Liber Exceptionum, II, I, VII : “de paradiso”) où il exploite magistralement, et avec un certain sens littéraire, la lecture allégorique (spiritualiter) chère à saint Augustin comme, plus tard, au cardinal Henri de Lubac :
Paradisus voluptatis Ecclesiam signifiat, in qua diverse sunt voluptatis jocunditates : alie per scripturarum copiam, alie per gratiarum habundantiam, alie per virtutum redolentiam, alie per multiplicem bonorum operum differentiam, alie in contemplatione patrie celestis, alie in melodia divine laudis, alie in dulcedine divine simul et fraterne dilectionis, alie in spe future remunerationis. Fons qui est in paradiso Christum significations namque sapiente Verbum Dei, id est Filius Dei. Qui hunc fontem paradisi, id est Verbum Dei, sapientiam Dei, invenit, invenit vitam et haurit salutem a Domino. Quatuor flumina fontis quatuor sunt evangelia Christi, quibus hortus sancte Ecclesie rigatur et vegetatur ut crescat et fructum faciat ; que bene diversas terras circueunt quia diversos populos, prius terrenis intentos, in unitatem fidei et agnitionis filii Dei colligunt. Lignum quoque vite Christum designat ; ipse namque dixit : Ego sum via, Veritas et vita. Si de ipso vescimur, vitam eternam habemus, sicut ipse dixit : Qui manducat carnem meam, etc... Christus igitur lignum, Christus fons : lignum qui a fructu vite nos satiat, fons quia aqua sapientie salutaris nos potat. Lignum scientie boni et mali mandatum Dei exprimit ; quod recte lignum scientie boni et mali dicitur, quia in eo si illud custodimus, experimur bonum, et si transgredimur, malum. Paradisus itaque, Ecclesia ; voluptas, gratia ; fons, Christus ; quatuor flumina, quatuor evangelia ; lignum etiam vite, Christus ; lignum vero scientie boni et mali, traditio mandati ; esus ligni, transgressio mandati.
24Dans une perspective littéraire, il y a bien sûr le remarquable exemple du Paradis terrestre, décrit par Dante (Divine Comédie, Purgatoire, XXVIII - XXXIII). Si le cadre évoqué correspond aux données couramment admises à l’époque, il est dans l’organisation de La Divine Comédie un lieu de passage symbolique, hautement significatif, puisqu’y sont successivement peints :
25chant XXVIII : la patrie de délices
26chant XXIX : une vision symbolique
27chant XXX : l’apparition de Béatrice voilée
28chant XXXI : la plongée de Dante dans les eaux du Léthé et la vision de Béatrice dévoilée
29chant XXXII : une allégorie
30chant XXXIII : la purification complète de Dante qui boit à l’Eunoé
31L’étude classique et souvent négligée d’E. Coli, Il Paradiso terrestro dantesco (1897), montre combien le paradis n’est pas pour le poète théologien de Florence un “paradis perdu”. Pour Dante comme pour ses contemporains, le paradis paraît proche ; à l’époque de Milton il s’est irrésistiblement éloigné de l’homme.
32Dès lors que ce jardin est envisagé à la lumière de l’histoire des religions et des mythes, il reçoit une nouvelle signification. Protégé des hommes par les chérubins (Genèse, III, 24), le paradis possède les qualités d’un archétype, d’un modèle : il est le lieu du “récit des origines” (de Genesi ad litteram, VIII, VII, 13), lieu où a été créé le premier couple, où a été donnée à Adam la langue divine et originelle, où a été commise la transgression initiale. C’est d’ailleurs une thématique à laquelle les poètes scientifiques du xvie siècle ont recouru, ainsi que l’attestent Microcosme (1562) de Scève et La Seconde Sepmaine de Du Bartas (chants : “Eden”, “L’Imposture”, “Babilone”).
33Dante a été l’un des précurseurs de cette “lecture” du paradis terrestre. A la fin du chant XXVIII du Purgatoire il a d’ailleurs affirmé (vers 139-141) :
Quelli ch’anticamente poetaro
L’età dell’oro e suo statofelice,
Forse in Parnaso esto loco sognaro.
34Passage étonnant, qui constitue le dernier péché du pèlerin avant sa purification complète (Purgatoire, XXXIII), passage qui offre, par le biais de la mythologie et de la culture, une assimilation poétique entre âge d’or et jardin des origines.Ainsi envisagé, le paradis est un paradis de la senefiance. Au sein des caractères et traits qui le composent, l’écrivain chrétien, doublé d’un mythographe, devine les raisons supplémentaires de croire. Le mythe du paradis serait une approche des fondements de l’Eglise.
***
35Jardin singulier le paradis terrestre l’est, et ce à plus d’un titre, tant par sa création divine que par ses qualités et ses significations. Jardin archétypal et sacré, il est le garant du secret et du sceau des origines. C’est par lui que débute la fable du monde et l’épopée humaine ; c’est par lui aussi que n’a cessé de fructifier dans l’imaginaire occidental ce rêve d’un site préservé de toutes les blessures de la civilisation.
36Etrange destinée de cette “patrie des délices” qui, dans la littérature, est et n’est plus l’ortus deliciarum. Lorsque Du Bartas décrit la Chute, pour signifier la douleur de nos aïeux chassés du Paradis, il choisit de rappeler la peine des Anglais vaincus quittant Calais4. Et le traduceur anglais de Du Bartas, J. Sylvester répugnant à cette comparaison lui substitue celle, plus flatteuse pour Albion, de la victoire d’Elisabeth I sur l’Invincible Armada. Lorsque Voltaire, dans Candide (XXX), veut définir une sagesse efficace face au train du monde, il fait dire à son héros “qu’il faut cultiver notre jardin”. Lorsque Bougainville s’attarde ravi et ébloui à Tahiti, il croit que cette île est un rameau paradisiaque5 de l’Eden. Lorsque Zola, dans La Faute de l’abbé Mouret, peint le jardin de la “chute” — le paradou, au nom si révélateur — il est clair que la conspiration de la nature exubérante aboutit ironiquement à la destruction de tout jugement moral. Paradis terrestre laïcisé, oublié, perverti ou subverti, certes, mais paradis terrestre toujours présent dans les mythologies de ceux qui écrivent.
37Aujourd’hui, à la veille de l’an 2000, le paradis terrestre, les mouvements écologistes le prouvent, est d’actualité. Or, curieusement ce paradis, à retrouver ou à régénérer, repose comme au Moyen Age sur l’idée d’un ordre, d’une harmonie. Pour que le paradis terrestre existe, pour que la terre survive à “l’effet-serre”, pour que nos descendants puissent vivre, tout en aimant “ce siècle de fer” célébré par Voltaire, on peut souhaiter que l’homme se décide à “travailler”, à “cultiver” ce que l’Eternel lui a attribué. Il convient donc de relire saint Augustin (de Genesi ad litteram, VIII, VIII, 15 à VIII, XII, 26).
Notes de bas de page
1 B. Latini situe clairement le paradis terrestre en Inde. Il ne s’agit pas pour lui, en l’occurrence, d’une Inde mythique, synonyme d’Asie, voire de Chine.
2 Saint Augustin : La Genèse au sens littéral, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, tome 2, Livres VIII-XII, pp.504-507.
3 Les références à La Bible française du xiiie siècle renvoient à l’édition publiée à Genève, Droz, 1988.
4 Du Bartas : La Seconde Sepmaine, “L’Imposture”, vers 609-620. François de Guise avait, en janvier 1558, chassé les Anglais de Calais.
5 J. Dauphiné, “Tahiti”, dans le Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, éd. du Rocher, 1988, pp.1280-1291.
Auteur
Faculté de Pau et de pays de l’Adour
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