Ort et Jardin dans la littérature médiévale d’Oc
p. 41-51
Texte intégral
1Il est difficile de parler des jardins et vergers au Moyen Age sans se référer un tant soit peu aux problèmes lexicaux ou sémantiques posés par les mots en présence dans les textes littéraires. Du point de vue de l’histoire du lexique la situation est bien connue : c’est celle de la double filiation, latine et germanique, et plus précisément de la compétition entre les types d’origine latine : ort et verger et le type emprunté d’origine francique : Jardin1.
2Si l’on s’en tient, pour le moment, au sens générique de “jardin”, qui peut recouvrir plusieurs sortes de réalités, le français d’aujourd’hui consacre clairement la victoire du mot d’emprunt jardin sur le mot primitif ort, complètement éliminé.
3Pour ce qui est de la langue d’oc moderne, les choses sont un peu plus compliquées, car il s’agit d une langue polydialectale connaissant une grande diversité de réalisation dans l’espace. Aucun des deux concurrents n’a en fait disparu. Mais, au lieu de s’affronter dans l’usage linguistique, ils se sont réparti le territoire d’oc, ou, si on préfère, ils se trouvent en distribution complémentaire du point de vue géolinguistique : ort subsiste dans les parlers les plus conservateurs, le languedocien central et occidental, une bonne partie de l’auvergnat et les parlers du provençal alpin ; jardin l’a emporté dans le provençal rhodanien et méditerranéen, ainsi que dans le languedocien oriental méditerranéen (Gard, Hérault)2. Ailleurs ce sont d’autres types encore : verger bien sûr, en limousin, ou même casal en gascon3.
4L’examen de la carte suggère bien que l’implantation de jardin dans les parlers d’oc est consécutive à la diffusion du français : c’est visiblement par la vallée du Rhône que le type a pénétré et s’est ensuite diffusé en Provence ou Languedoc méditerranéen. Et ce qui confirme cette hypothèse, c’est qu’on ne trouve aucune trace de jardin dans les textes médiévaux non littéraires de ces régions avant le xvième siècle4.
5Et pourtant les troubadours connaissent jardin d’une façon incontestable dès le xiième siècle. Alors que signifie ceci ? Que les dialectologues ont tort de privilégier l’étude des cartes et de négliger le témoignage des textes littéraires ? Non, mais plutôt qu’il y a historiquement deux phénomènes distincts, deux étapes, deux vagues dans la diffusion du type d’origine germanique jardin à partir du français, ou du moins de la langue d’oïl, en pays d’oc :
- l’une, qui arrive dans le Haut Moyen Age, à la naissance même de la poésie des Troubadours, a un caractère féodal et courtois et n’atteint que les milieux lettrés : on l’observe en Italie à la même époque et dans des conditions semblables5.
- l’autre, qui quatre siècles plus tard accompagne la marche en avant du français, ne recouvre sans doute pas tous les dialectes, mais elle pénètre en profondeur la langue, dans son usage parlé et écrit, populaire et savant.
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6Pour en revenir au Moyen Age, il est intéressant d’examiner la place du mot d’emprunt jardin dans la littérature d’oc de ce temps6. Une double constatation s’impose d’entrée : jardin, utilisé dès le xiième siècle, n’a pas éliminé le vieux mot d’origine latine ort, mais de toute façon les positions de l’un et de l’autre sont beaucoup plus faibles que celles de verg(i)er (ou verdier), qui semble être le terme usuel pour désigner le “jardin” dans lequel chez les Troubadours il arrive à la dame de recevoir son ami, ou à l’ami de souhaiter que sa dame le reçoive.
7C’est ainsi que vergier se présente souvent dès les premiers mots ou les premiers vers du poème. Par exemple :
8- l’alba anonyme bien connue :
“En un vergier sotz fuella d’albespi
Tenc la dompna son amic costa si
9- cette canso de Marcabru :
A la fontana del vergier
On l’erb es vertz josta ’l gravier
……………….
Trobei sola ses companiers
Cela que non volc mon solatz”
10On citera également, à une autre place que le premier vers :
11- Arnaut Daniel, Sextina :
v. 6 Jausirai joy en vergier o dins cambra
12- Jaufré Rudel : “Quand lo rius de la fontana
E non puèsc trobar meizina
Si non vau al seu reclam
Ab alrait d’amor doussana
Dins vergier o sotz cortina”
13- Peire Vidal : “Pos ubert ai mon ric tezaur
El vergier ou chanta l’auzel
(où il va retrouver la comtesse de Foix) etc...
14Mais l’évocation la plus longue et la plus précise du vergier est certainement celle que l’on trouve dans la partie du Roman de Jaufré consacrée au séjour du héros au château de Brunissen, le château Montbrun (v. 3040 et suiv.). Le premier espace de ce château qu’il découvre, après avoir marché toute la journée, est le verger :
E es vengutz aventura
En un verger tot claus de marbre
15Ce verger possède tous les attributs du verger de la littérature courtoise : il est entouré de murs, possède du gazon, des plantes précieuses, des fleurs rares, des arbres “aux essences belles et bonnes” sur lesquels viennent chanter les oiseaux. Mais, malgré sa beauté il n’est pas très accueillant, puisque Jaufré va y passer une nuit très mouvementée : son sommeil sera à plusieurs reprises perturbé par les assauts des hommes de la dame qui tentent de le déloger.
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16Jardin et ort sont donc nettement minoritaires. Sur des milliers de vers parcourus, je n’ai guère relevé qu’une dizaine d’emplois de jardin et sept seulement de ort. Il en ressort malgré tout que jardin et ort ne semblent pas interchangeables dans la littérature médiévale d’oc.
17Jardin est généralement dans ces exemples l’équivalent de vergier. Il se présente comme un substitut formel pur et simple de vergier dans l’Alba anonyme citée ci-dessus. Le verger du 1er vers est repris par jardin à la 4ème strophe :
“Bèls dous amicx, fassan un joc novèl
Ins el jardi on chantan li auzél”
18Et de même dans les Novas del papagay, d’Arnaut de Carcassès (au xiiième siècle) on observe une alternance entre les deux mots. D’abord la description :
“Dins un verdier de mur serrat
A l’ombra d’un laurier folhat”
19Puis les paroles du perroquet à la Dame reprenant un verdier par cest jardin :
“Si vos dic per que soy aissi
Vengutz a vos en est jardin”,
20et enfin la réponse de la Dame avec retour à verdier :
“Podetz a mi en sest verdier
Parlar o dire so que volres”
21cette situation n’est d’ailleurs pas propre à la langue d’oc. Le même mécanisme d’alternance et de reprise au moyen d’un démonstratif existe par exemple dans Erec et Enide de Chrétien, de Troyes :
v. 5718-19 Erec aloit lance sor fautre
parmi le vergier chevauchant
V. 5841 -42 A tant es vos un chevalier
Sos les arbres, par le vergier
v. 5979, Erec s’adresse au chevalier en ces termes :
“Que tu me dies maintenant
Por coi tu ies en cest jardin”.
22C’est au xivème siècle seulement que l’on trouve des exemples semblant attester une distinction entre vergier et jardin comparable à celle que nous faisons aujourd’hui en français ou en oc. Ainsi dans le livre I des Leys d’Amors les deux mots figurent dans des énumérations à caractère descriptif :
“E clerc e layc e gentil e borgues
E menestrel, pastor, boyer pages
Chantan pels camps, pratz, vergiers, jardins”
(Edit. Anglade, p. 33)
E adonc li virtuos riu
Delicios e agradiu
Oui d’esta font procezinan
Fulhar et reverdir faran
Aybres, vergiers, pratz e jardins.
23La proximité d’aybres et vergiers ici et la précision fruchiers (arbres fruitiers) que l’on trouve quelques vers plus loin dans la description d’un vergier
“En un verger garnit de flors...
E de fruchiers petitz e granz
24semblent confirmer que dans ces énumérations il n’y a pas simplement redondance.
***
25De la même façon que vergier ou verdier, jardin mot de l’espace extérieur entre, chez les Troubadours, dans un jeu d’oppositions sémantiques avec les représentants du vocabulaire de lespace intérieur, tels que cambra, cortina, avec lesquels il peut être associé pour exprimer la plénitude du joy de l’amour. Ainsi aux exemples cités ci-dessus : “joy en vergier o dins cambra”, d’Arnaut Daniel, ou “dins vergier o sotz cortina” de Jaufré Rudel, répondent du même Jaufré Rudel les vers de la célèbre canso : “Lanquan li jorn son Jonc en mai” :
“E dicus mi don poder
Ou’ieu veya sest amor de lonh
Verayamen en tals aizis
Si que la cambra e 4 jardis
ni resembles totz temps palatz”
26Enfin il est certain que jardin est toujours employé dans un contexte valorisant. Les marques de la valorisation peuvent être réduites au minimum, comme dans ce vers à allure proverbiale de Marcabru (Dirai vos) :
“Bon frug eys de bon jardi”
27Mais le plus souvent jardin est accompagné d’éléments lexicaux exprimant des idées de verdure, de beauté, de douceur, d’harmonie. Ainsi dans le seul exemple que l’on trouve dans Flamenca (v. 2332), gardi (avec un g qui dénote une intégration plus poussée à la langue) est associé au chant joyeux des oiseaux, à la douceur du temps et à la verdure :
“Ab tan s’en passon per la plaza
E van s’en fors en un gardi
On le roncinol s’esbaudis
Pel dons tems e per la verdura”.
28Guiraut de Borneil connote surtout gardi par la beauté, mais avec une certaine insistance :
“Quand estei en aquels bels jardins
Lai m’aparec la bela flor de lis”
29Quant à Peire Vidal, dans une antiphrase audacieuse, il fait du jardin verdoyant le symbole de la benenansa (le bonheur) résultant de l’accomplissement de la fin’amor :
“Fis amics sui ben amans
E ai per dreg benenansa
Si qu 1 neus mi sembla flors
El glatz jardise verdors”.
(“Altressi col perilhans”)
30Il n’y a rien de tel assurément avec ort (ou orta). Sur les sept exemples d’ort relevés deux sont à laisser de côté : le premier, de Girart de Roussillon où ortz (au pluriel) fonctionne plutôt comme un toponyme :
“D’aqui son albergat aus ortz dauratz
On parto lhi casmi d’aquelz comtatz”
31(une variante portz est d’ailleurs attestée dans d’autres manuscrits).
32Le deuxième n’est peut-être pas très représentatif de l’usage d’oc car il vient du troubadour Bertolome Zorzi (ou Gorgi, dans les. Vidas) qui est d’origine vénitienne et qui a passé sa vie entre Gênes (où il fut prisonnier) et Venise :
“Qu’il es tant pros, francha, bella e cortes
C’aissi cum es d’un fruich gensatz uns ortz”.
33Parmi les cinq autres exemples ort est une fois associé à jardin, chez Bertran de Born (“Bem piatz”)
“Tant amon ort e jardin”.
34ce qui ne donne pas beaucoup d’indications sur son sens ni sur sa valeur. Pour les quatre autres il est manifeste que ni le sens ni la valeur de ort ne sont ceux de jardin ou vergier. Ainsi dans sa canso “No m’agrad’ivern”, Raimbaut de Vaqueiras l’emploie-t-il au sens de “désert”, avec une dérive sémantique qui nous entraîne loin du cadre accueillant du jardin.
““Totz lo mon me par sol unz ortz””
35Dans les trois derniers cas il s’agit bien toujours d’un “jardin”, mais qui n’a ni les fonctions ni les qualités du jardin ou du vergier des Troubadours. C’est un jardin “neutralisé” ou même de type utilitaire, peut-être proche de ce que nous appelons un jardin potager, en tout cas un jardin qui n’a pas d’aptitude à servir de cadre à l’amour courtois.
36Chez Peire Vidal l’ort est lié au casal, c’est-à-dire l’exploitation rurale, ou simplement peut-être la maison, dans le vers suivant :
Na Raimbauda, domna, d’aisso m van
Qu’eu penrai ort a Biolh e casal
(canso “Tant mi veiran mei amic en Tolzan”)
37Et le caractère cultural de l’ort est encore plus nettement affirmé dans cette comparaison réaliste d’Arnaut Daniel :
“Pietz ol no fa fems en ort”
38Sans aucun doute la valeur d’emploi d’ort se trouve très affaiblie, et la connotation peut être péjorative. Mais elle peut être aussi et en même temps simplement affective, comme cela apparaît dans ce très bel exemple de Gaucelm Faidit, qui annonce curieusement l’“Heureux qui comme Ulysse” de Du Bellay et en est peut-être une source :
“Ben dei Dieu mercejar
Pos vol que sanz o fortz
Puesc’ el pals tornar
Un val mais un paucs ortz
Que d’autra terra estar Ries
ab granda benenanza”
39Ainsi l’opposition entre ort d’une part et jardin, vergier d’autre part est-elle très marquée. C’est une opposition de valeurs sémantiques, plus que de sens, fondée sur une distinction de type social, que l’on constate assez souvent dans l’histoire des langues entre le mot autochtone et le mot emprunté.
- Ort exprime dans la littérature médiévale d’oc des valeurs traditionnelles de ruralité, de labeur, de rudesse, d’attachement au terrain comme cela est net dans le cas de Gaucelm Faidit.
- Jardin ou verger incarnent des valeurs nouvelles de la vie courtoise, développées par la poésie des Troubadours : la beauté, le luxe, la joie d’aimer et de vivre...
40Il n’est sans doute pas possible d’utiliser le concept socio-linguistique de diglossie pour une époque où il n’y a pas à proprement parler de concurrence entre la langue d’oc et la langue d’oïl. Il ne s’agit pas évidemment d une situation dans laquelle la langue d’oc serait en position d’infériorité par rapport à une langue conquérante, comme elle le sera plus tard, mais plutôt du recours à un modèle extérieur pour exprimer un élément d’une sensibilité nouvelle. Le résultat en tout cas sur le plan linguistique, est comparable à ce qu’on observe en situation de diglossie : le mot d’emprunt est fortement valorisé et le mot autochtone dévalorisé. La coexistence peut durer quelque temps, quelques siècles même, avec cette répartition des rôles que nous avons observée, avant de céder la place à la victoire du mot d’emprunt. Ainsi dans le domaine ibérique qui, comme l’Italie, mais nettement plus tard, à l’époque classique seulement7, a reçu le mot français jardin, le mot emprunté et le mot autochtone campent toujours sur des positions qui sont assez proches de celles de la littérature médiévale d’oc : l’espagnol jardin, le portugais jardim signifient aujourd’hui : jardin de fleurs, d’agrément”, tandis que huerto en espagnol, horto en portugais désignent le “jardin potager”.
41En pays d’oc la coexistence n’a pas pu résister à la pression du français : dès la fin du Moyen Age elle a cessé. Mais la distribution des deux types lexicaux observée dans la littérature médiévale, même si elle demande à être précisée et nuancée par des dépouillements plus nombreux, nous apporte des enseignements utiles sur les relations linguistiques, littéraires et plus largement culturelles entre le domaine d’oc et le domaine d’oïl pendant le Moyen Age.
Notes de bas de page
1 W. Von Wartburg, Französisches Etymologisches Worterbuch (FEW) IV, 489 (HORTUS) ; XIV, 506 (VIRIDIARIUM) ; XVI, 18 (GARD).
2 J. Gilliéron et E. Edmont, Atlas Linguistique de la France (ALF), C ; 712 ; J.C. Bouvier et Cl. Martel, Atlas Linguistique et Ethnographique de la Provence (ALP) C. 427 ; J. Boisgontier, Atlas Linguistique et Ethnographique du Languedoc Oriental (ALLOR), C. 309.
3 Voir J. Séguy, Atlas Linguistique et Ethnographique de la Gascogne (ALG), C. 479.
4 Voir par exemple Cl. Brunei, Les plus anciennes chartes en langue provençale, Paris, 1926 et Les plus anciennes chartes en langue provençale -Supplément, Paris, 1932 ; P. Meyer, Documents linguistiques du Midi de la France, Paris, 1909 etc...
5 La forme jardino se trouve déjà en Italie au xème siècle dans des chartes latines de Gênes : il s’agit évidemment de la diffusion d’un type de latin carolingien, mais portant la marque d’un parler d’oil. Au xiième siècle giardino est plus fréquent en Italie : il pénètre dans les Pouilles, la Calabre, la Sicile. Voir R. Bezzola, Abozzo di una storia dei gallicismi italiani nei primi secoli - Saggio storico-linguistico, Heidelberg, 1925, pp. 195-196.
6 Cette étude a été faite à partir du dépouillement systématique d’un certain nombre d’ouvrages :
- les anthologies surtout :
P. Bec, Anthologie des Troubadours, Paris, 1979 ; R. Lavaud et R. Nelli, Les Troubadours t. I. Paris, 1960, t. II, Paris, 1966 ; A. Berry, Anthologie de la Poésie occitane, Paris, 1961.
K. Bartsch, Chrestomathic Provençale, Marburg, 1904
- les éditions de textes suivants :
Peire Vidal : Edit. J. Anglade, Paris, 1965.
Jaufré Rudel : Les chansons, édit. A. Jeanroy, Paris, 1965 (2ème édit. revue).
Falquet de Romans, édit. R. Arveiller et G. Gouiran, Aix, 1987.
Leys d’Amor, édit. J, Anglade, Toulouse, 1919.
7 Complètement inconnu au Moyen Age, le gallicisme jardin commence à être fréquent fin xvième, début xviième siècle en Espagne, dans Don Quichotte notamment. Voir J. Corominas, Dicionario critico etimologico de la lengua castellana, Berne-Madrid, 1954-1957.
Auteur
Université de Provence
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