Relire les parcours des jeunes au prisme de l’évolution de leur discours sur la stabilité de l’emploi
p. 89-104
Texte intégral
1Alors que le salariat se précarise et que l’insécurité de l’emploi grandit – multiplication des emplois précaires, développement du sous-emploi et déstabilisation des emplois stables – (Paugam 2000), la hausse de l’instabilité se concentre sur les moins de 25 ans (Aeberhardt et Marbot 2010). Les jeunes sont en effet touchés par une double polarisation sur le marché du travail : sectorielle, d’une part, et sur les emplois les moins qualifiés, d’autre part (Lefresne 2010). Trois ans après l’entrée dans la vie active, un tiers des jeunes actifs occupés est en Emploi à Durée Déterminée (EDD) en 2010, et près de 20 % travaille à temps partiel (Céreq 2012). Le travail temporaire est considéré comme une forme particulière de la relation de travail, le Contrat à Durée Indéterminée (CDI), associé à la stabilité, faisant office de norme d’emploi en Europe : « Les contrats à durée indéterminée sont et resteront la forme générale de relations d’emploi entre employeurs et travailleurs » (Directive 1999/70/CE)1. Sans limitation de durée, conclu à temps plein ou à temps partiel entre un employeur et un salarié, il est considéré en France comme « la forme normale et générale de la relation de travail » (Article L1221-2 du Code du Travail, modifié par Loi n° 2008-596 du 25 juin 2008 – art. 1).
2Comment les jeunes composent-ils avec cette norme de l’emploi stable dans la situation qui leur est faite sur le marché du travail ? Dans un contexte ou, par ailleurs, le paradigme de la « sécurisation des parcours professionnels » tend à se substituer progressivement à celui de la « sécurité de l’emploi », interrogeant ainsi « la capacité d’agir » des salariés en matière de développement professionnel (Zimmermann 2011).
3C’est ce à quoi s’intéresse ce chapitre en proposant une lecture des parcours de jeunes au regard de leur discours sur la stabilité de l’emploi et de son évolution dans le temps. Pour ce faire, il explore les facteurs de construction du rapport à la stabilité, à savoir le parcours, les expériences antérieures, l’entourage, les évènements, les projets et le besoin d’un revenu. Il cherche ainsi à éclairer la façon dont ces derniers retravaillent la norme de l’emploi typique face à une injonction à sécuriser les parcours.
4Ce texte s’appuie sur le cas d’une population de jeunes placés dans une même « catégorie de situation » (Bertaux 1997), en l’occurrence des jeunes en contrats d’apprentissage (préparant un DUT Techniques de commercialisation ou un BTS Banque) ou de professionnalisation, se formant à un même métier – conseiller financier –, dans une même entreprise – La Poste. Depuis 1994, les contrats en alternance font partie intégrante de la politique de pré-recrutement dans cette entreprise. Une promesse d’embauche en CDI est faite aux jeunes en amont de leur entrée en formation en cas de réussite au diplôme préparé, bien qu’une évaluation sélective s’opère en cours de route. Celle-ci repose sur de multiples outils servant à détecter les candidats à « potentiel », à légitimer les critères de l’entreprise par la formalisation d’un « portefeuille de compétences » et à sélectionner « les meilleurs ». Ces jeunes, au nombre de vingt-trois, âgés de 20 à 26 ans, ont fait l’objet d’une enquête longitudinale dans deux régions françaises – Provence-Alpes-Côte d’Azur et Ile de France – (Gilson 2011). Ils ont été interrogés trois fois entre 2007 et 2009 : au début et au milieu de leur formation ainsi que quelques mois après la fin de celle-ci. La première interrogation (V1) a porté sur leur parcours scolaire et professionnel ainsi que sur leurs représentations du monde du travail ; la seconde (V2) s’est focalisée sur leur appropriation du métier en cours de formation en fonction de leurs univers de référence ; enfin, la troisième (V3) a porté sur leur insertion professionnelle post-formation, qu’ils aient ou non été recrutés à La Poste2. L’approche adoptée est celle du récit de vie, à savoir un sujet qui raconte à une autre personne, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue, particulièrement adaptée à l’étude de catégories de situations. Cette approche permet de comprendre par quels mécanismes et processus, les individus étudiés ont pu parvenir à la situation analysée et par quels moyens ils tentent de la gérer. Les caractéristiques des individus interrogés et de leur parcours, la sociographie et les expériences antérieures des apprentis cités sont récapitulées dans le tableau ci-dessous.
5L’analyse fait ressortir la coexistence de plusieurs types de rapport à la stabilité de l’emploi au sein de la population étudiée. Elle permet d’observer, par ailleurs, que ceux-ci évoluent, d’une part, en fonction des moments du parcours et, d’autre part, des caractéristiques du parcours du jeune (selon qu’il s’agisse d’un parcours « linéaire » ou « chaotique ») et de l’expérience professionnelle précédant l’entrée en formation. Nous montrons dans la première partie du chapitre, comment la stabilité de l’emploi est associée à la sécurisation du parcours, entendue comme la quête d’un CDI dans une organisation pérenne ou comme le développement de son employabilité. Ces rapports à la carrière ascendante ne suffisent pas à expliquer la façon dont les jeunes composent avec les incertitudes du contexte économique actuel afin de « se stabiliser » dans l’emploi. Dans la seconde partie, l’analyse de la carrière subjective prenant en compte le sens que l’individu lui donne (Hughes 1937 et 1958) est conduite. Elle permet de souligner leur conception particulière de la stabilité comme le fait de « trouver sa voie » sur un marché professionnel déstabilisé.
La stabilité, c’est « sécuriser » son parcours
6L’analyse des récits de vie des jeunes interrogés met en évidence des significations différentes accordées à la stabilité (carrière organisationnelle au sein d’une grande entreprise ou acquisition d’une expérience professionnelle afin de développer son employabilité) selon le type de parcours et les expériences professionnelles précédentes. Dans les discours, la stabilité est associée à la sécurisation des parcours professionnels. Ces discours évoluent dans le temps.
Obtenir un CDI pour « évoluer »
7L’enquête met en évidence que, pour la plupart des jeunes interrogés, la finalité de la formation et la logique d’emploi priment sur l’attrait pour le métier. La stabilité est associée au fait de ne plus accumuler des emplois précaires (CDD ou contrats intérimaires) grâce à l’obtention d’un CDI et au caractère « fixe » du poste : « Cumuler les CDD, ça ne m’intéresse pas, moi je veux quelque chose de stable et qui dure » (Yolaine, 22 ans3, Contrat de professionnalisation en Île-de-France, V1) ; « On cherche tous un CDI ! C’est ça aussi qui m’intéresse, c’est d’avoir un job fixe à la fin » (Élodie, 24 ans, DUT Techniques de commercialisation, V1).
8Le rapport que les jeunes entretiennent à leur parcours, à savoir leur perception subjective de ce dernier à leur entrée en formation, joue sur leur perception différenciée de la stabilité. Certains jeunes ont un parcours plutôt « lisse ». Ils ont poursuivi leurs études dans la lignée de leur parcours scolaire antérieur et ont connu une insertion professionnelle en rapport avec les diplômes obtenus. D’autres ont un parcours plus « chaotique ». Ils ont connu une réorientation scolaire, des « petits boulots » en inadéquation avec leurs études et des périodes, plus ou moins longues, de chômage. Ce clivage joue sur leur perception de la formation qu’ils reçoivent à La Poste. Les premiers la considèrent comme l’aboutissement normal d’un parcours orienté sur les métiers commerciaux tandis que les seconds la considèrent, au contraire, comme une chance inespérée dans un parcours semé d’embûches.
9La perception subjective des parcours permet plus précisément d’éclairer le rapport à la stabilité de ces jeunes. Certains enquêtés ont ainsi connu une « expérience subjective » de la « galère ». Vanessa, qui a eu un parcours plutôt lisse où elle « se laisse porter » jusqu’à la sortie de son BTS, considère, lors de son entrée sur le marché du travail, ses deux mois de chômage comme une véritable « galère ». Kenza associe, quant à elle, cette notion à plusieurs années de précarité professionnelle, en lutte contre son ex-mari qui la voyait femme au foyer : « J’ai tellement galéré et souffert pendant mes années de mariage et ma dernière année de séparation à chercher du travail, à essayer de travailler, à essayer de faire ce qui me plaisait, à être active et que je n’y arrivais pas… » (Kenza, 25 ans, Contrat de professionnalisation à Montpellier, V1). Pour les apprentis qui ont connu une expérience subjective de la « galère », la formation à La Poste constitue un oasis dans le désert après les désillusions des mirages du marché du travail. Cela tient non seulement à la stabilité du CDI mais aussi au parcours de carrière potentiel proposé par l’organisation en cas de réussite.
10Les jeunes parlent ainsi d’« évolution » ou de « progression » pour évoquer l’idée d’ascension sociale. Ce souci d’évoluer concerne autant les jeunes finalement recrutés en CDI à la fin de la formation que ceux amenés à bifurquer. C’est la cas de Régis, qui souhaite devenir livreur car il « adore conduire » et avait songé à devenir chauffeur de taxi. Régis est attiré par les possibilités d’évolution à terme. C’est encore le cas d’Élodie, qui se reconvertit comme commerciale dans l’optique, satisfaite de pouvoir « évoluer à tous les niveaux ». Or l’évolution dépend avant tout, pour eux, du statut de l’emploi. Dans les discours, CDI et évolution sont donc liés : « Ça va ensemble avec le CDI justement, c’est qu’il y a la possibilité d’avoir une carrière. C’est un peu lié. […] Il faut avoir un CDI pour pouvoir évoluer » (Cédric, 23 ans, contrat de professionnalisation en Île-de-France, V1) ; « Si on réussit, on a un CDI. Donc c’est stable. Et La Poste, c’est dans toute la France, donc si j’ai envie d’évoluer il y a beaucoup d’évolution » (Sofia, 25 ans, contrat de professionnalisation en Île-de-France, V1).
11Ces jeunes désirent obtenir un CDI dans une entreprise qui formalise un parcours dans le cadre de la construction d’une carrière afin d’éviter d’occuper toute leur vie un même poste, ce qui est, selon eux, susceptible, à terme, « de lasser ». L’analyse des discours montre qu’en début de formation, les jeunes se projettent dans ce parcours de carrière car ils souhaitent éviter la « stagnation ». Leur discours est toutefois ambigu car il repose sur un double sens accordé à la « stabilité ». D’un côté, comme nous l’avons vu, elle est liée aux possibilités d’évolution au sein de la même entreprise : « Comme je t’ai dit moi, je voulais une stabilité. Je ne veux pas trop chercher à droite à gauche. Je veux rester dans la même entreprise et évoluer avec » (Djamila, 23 ans, Contrat de professionnalisation en Île-de-France, V2). Lors de l’entretien qu’elle a passé avec son directeur d’établissement avant d’intégrer la formation, Djamila avait insisté sur cet aspect : « À chaque fois que je sors le mot « stabilité », il s’en rappelle et me dit : « On a compris que tu veux être stable ! »». De l’autre, en cas de non-évolution possible, la stabilité est négativement associée à la stagnation : « Moi, je me verrai pas sans l’évolution. Je ne me verrai pas vraiment stable dans un poste toute ma vie » (David, 20 ans, BTS Banque, V1).
12Pour ces jeunes en quête de stabilité, le modèle sécurisé de la fonction publique attire. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui tenté de l’intégrer. C’est le cas d’Élodie, qui voulait être infirmière avant de se former à un bac+2 commercial, lassée d’échouer au concours : « J’ai passé le concours deux fois, j’étais sur liste d’attente à chaque fois et bon, ça me saoulait un peu de passer toujours le même concours parce que c’est une fois par an et qu’il y a beaucoup de gens qui se présentent et pas beaucoup de places à la clé donc j’ai changé de voie. J’ai fait un BTS Force de Vente » (Élodie, 24 ans, Contrat de professionnalisation à Montpellier, V1). Cédric, quant à lui, n’envisage d’être « banquier » que depuis la sortie de son BTS. Son rêve était de travailler dans la police scientifique, une vocation ratée due à la rareté des concours qui l’a découragé : « Si j’ai juste eu un souhait, c’est de faire aide dans la police scientifique. Mais les dates de concours, on les attend encore » (Cédric, 23 ans, Contrat de professionnalisation en Île-de-France, V1). Le modèle social d’emploi à vie que proposerait une grande entreprise comme La Poste est proche de l’idéal-type wébérien de la « carrière bureaucratique » (Weber 1922). Il repose sur un fort marché du travail interne qui structure les parcours d’emploi en son sein. Ces jeunes y projettent une « carrière organisationnelle » (Arthur et Rousseau 1996) afin de penser leur futur.
13La stabilité, enfin, est associée au fait d’évoluer dans une organisation « pérenne » afin de sécuriser son parcours en assurant son avenir professionnel comme l’évoquent les enquêtés : « Ça a quand même une assise profonde, enfin en France, c’est une entreprise historique, forcément, symbole, encore une fois, de stabilité… » (Isabelle, 24 ans, BTS Banque, V1). L’entreprise pyramidale offrirait en effet une progression verticale qui continue d’attirer. Le parcours en son sein est perçu comme « sécurisé ». Si les futurs conseillers de La Poste ne bénéficient plus du statut de fonctionnaire car ils sont désormais des contractuels gérés par le droit du travail privé, La Poste leur propose un CDI et un parcours de carrière attrayant garantissant la sécurité au travail dont dépend la prévisibilité des étapes à franchir. « La sécurité, c’est aussi la possibilité réelle de prévoir les étapes et les détours » (Tréanton 1960, p. 77). Le discours gestionnaire de La Poste normalise en effet le parcours des jeunes entrants au sein de « la ligne conseil bancaire ». Une progression interne fondée sur une hiérarchie de statuts et de spécialisation leur est proposée. Les souhaits d’évolution et leur plausibilité chronologique sont dès lors testés lors du recrutement, les postulants déclarant souvent vouloir occuper des fonctions de direction ou devenir conseiller spécialisé. L’attirance des jeunes envers l’institution repose sur cette « promesse de carrière », les dispositifs de gestion indiquant aux cadres ce qui est plausible et envisageable pour eux en matière de parcours futurs (Dany 2001).
14La représentation de la stabilité est associée à la sécurité des étapes à franchir dans ce parcours de carrière normalisé. Cette quête de stabilité professionnelle, entendue comme la détention d’un CDI dans une organisation stable offrant un parcours de carrière sécurisé, est partiellement forgée par l’entourage des jeunes. La grande entreprise est, pour les parents, synonyme de stabilité, comme le souligne cette apprentie, précédemment licenciée à la suite de restructurations : « Mes parents ont le même avis que moi. Que c’est quelque chose de stable, qu’à terme, voilà, je ne suis pas dans une entreprise qui est susceptible de fermer, parce que moi, j’avais un peu le spectre de ce que j’avais vécu avant » (Isabelle, 24 ans, BTS Banque, V1). Le CDI, théoriquement « à la clé » en fin de formation, fait ainsi office de norme d’emploi qui rassure leurs « autruis significatifs » familiaux (Mead 1963).
Développer son employabilité « au cas où »
15La stabilité comme sécurisation du parcours n’est pas seulement associée à la logique d’emploi mais aussi à celle de professionnalisation. Certains jeunes expriment ainsi le désir de pouvoir vendre leur « portefeuille de compétences » sur le marché professionnel bancaire. La formation leur offrirait, au-delà d’une carrière potentielle, une « promesse d’employabilité » qui ne requiert pas une allégeance forte à l’entreprise (Dany 2001). Certains apprentis, arrivés dans le conseil financier « par hasard », ne tiennent en effet pas forcément à se spécialiser dans ce domaine, et sont davantage attirés par le travail indépendant. La quête de stabilité est alors associée à l’acquisition de compétences et l’avenir est projeté hors de l’organisation. C’est le cas de Sabrina, qui envisage de se mettre à son compte et recherche la stabilité afin d’acquérir des compétences commerciales pour concrétiser son projet professionnel (ouvrir une auberge au Maroc avec son fiancé). L’exercice du métier à La Poste est un moyen pour le réaliser. Cette logique de projection se situe à l’opposé du « moratoire » dans lequel « le sujet n’exprime guère de préférences ni d’anticipations sur son avenir » et repose sur des « stratégies actives d’exploration et la mise en avant de projets professionnels » (Bouffartigue 1994). Elle caractérise les jeunes au parcours linéaire, dans la lignée de leurs études et expériences antérieures. Dans les discours, leur départ de l’organisation est envisagé pour évoluer dans d’autres fonctions ou dans la hiérarchie des salaires.
16Par ailleurs, les jeunes sont en quête d’employabilité dans un secteur perçu comme sécurisé. L’expérience bancaire joue, à ce titre, un rôle majeur dans leurs représentations du secteur.
17Pour les apprentis sans expérience bancaire et au parcours plutôt chaotique, la banque est perçue comme un monde sécurisé. Pour eux, il s’agit avant tout d’intégrer la formation pour acquérir de l’expérience, quitte à valoriser les compétences sur ce marché professionnel à terme :
De nos jours, ce n’est plus évident d’avoir un boulot sûr. De me dire que si je réussis cette formation, à la clé, j’ai un CDI avec un bon salaire net de base, ça me motive encore plus. Mais je pense que j’aurais été même prêt à le faire pour un CDD déjà pour avoir une expérience dans ce milieu-là. Au cas où, si jamais, pouvoir postuler ailleurs ensuite (Grégoire, 24 ans, BTS Banque, V1).
Si on nous dit que ce n’est pas sûr que vous ayez un CDI mais quand même un certificat de capacités professionnelles, ça pèse sur le CV, je pense que je l’aurai faite aussi. Parce que c’est ce que je veux faire et c’est le seul moyen justement d’avoir une expérience dans le domaine bancaire (Cédric, 23 ans, contrat de professionnalisation en Île-de-France, V1).
18Les jeunes sans aucune expérience dans la banque pensent que ce secteur leur permettra d’éviter les emplois précaires et l’instabilité qui leur est liée. Tel est le cas d’Isabelle, jeune apprentie précédemment licenciée de son ancien emploi dans la téléphonie :
Les conseillers financiers n’ont pas des CDD de deux mois, on sait très bien que c’est un poste de cadre à terme. Je pense bien qu’il n’y a pas d’emplois précaires dans ce milieu-là ! » (Isabelle, 24 ans, BTS Banque, V1).
19Pour Djamila, qui n’a connu que « des petits postes en intérim » qu’elle associe à l’instabilité, la banque est également perçue comme un monde sécurisé : « J’ai été instable dans ma vie, j’ai voulu donc un peu de stabilité, le domaine de la banque m’a attirée » (Djamila, 23 ans, Contrat de professionnalisation en Île-de-France, V1).
20Pour les jeunes ayant une expérience bancaire, les « initiés » du secteur (il s’agit de la moitié des apprentis du panel), la banque est, au contraire, perçue comme un monde instable. Ils trouvent en effet qu’il est difficile d’intégrer le secteur et de s’y stabiliser. Bruno, par exemple, a enchaîné CDD et périodes d’intérim au sein de plusieurs banques :
Beaucoup d’autres banques promettent… t’offrent des CDD en pagaille et des CDI, faut vraiment pleurer pour l’avoir. La Poste au moins en plus, c’est sûr qu’après mon contrat, je peux avoir un CDI, ce qui est important. […] Je me suis dit tant qu’à faire, s’ils ne veulent pas me prendre directement en agence, autant passer par la voie de la formation, et au moins sur mon CV, je pourrai marquer que j’ai fait une formation vraiment sur le métier de conseiller financier (Bruno, 25 ans, contrat de professionnalisation Montpellier, V1).
21La politique de gestion des carrières dans la banque implique en effet une embauche momentanée sur des postes de chargés d’accueil avant d’intégrer des fonctions de conseiller financier, ce qui souvent décourage les jeunes de rester. Ils préfèrent alors intégrer une formation leur permettant d’apprendre le métier et d’avoir une chance d’être embauchés en CDI ou de mieux vendre ultérieurement ce qu’ils appellent leur « CV de banquier ». Or, seule la moitié des apprentis obtient finalement un CDI en fin de formation. L’autre moitié est contrainte de retourner vers des emplois qu’ils considèrent pourtant comme précaires, comme un poste de chargé d’accueil en CDD dans la banque. Pour ces jeunes, la sortie de formation les reconduit à la case départ :
Ma fiche descriptive tourne sur un réseau et que s’il y a des places qui se libèrent en CDD ou en CDI, ils feraient éventuellement appel à moi. […] On m’a dit : « votre profil m’intéresse beaucoup ». Tout le tralala… (Vanessa, 23 ans, DUT Techniques de commercialisation, V3).
22La quête de stabilité considérée comme l’acquisition d’un poste fixe dans une organisation proposant des perspectives d’évolution, n’est pourtant pas « l’eldorado » pour tous et cette quête évolue dans le temps.
Un discours sur la stabilité qui évolue dans le temps
23Certains jeunes, attirés par la stabilité – entendue comme l’obtention d’un poste fixe assorti d’une perspective de progression – au moment de leur entrée à La Poste, n’ont pas toujours été dans cette posture. Ils n’ont d’ailleurs pas vécu leurs précédents emplois précaires de manière négative. Bien au contraire, l’instabilité géographique et dans l’emploi leur aurait, selon eux, permis de pallier l’ennui et faire de nouvelles découvertes. C’est le cas de Sabrina, qui quitte ou refuse des CDI comme téléopératrice pour voyager :
J’étais en CDI quasiment à chaque fois. À l’époque, j’étais très très instable, je bougeais tout le temps, en fait, je ne supportais pas de rester, à partir du moment où j’avais fait le tour du poste, ou que je m’ennuyais, il fallait que je parte (Sabrina, contrat de professionnalisation en Île-de-France, V1).
24La quête de stabilité n’est apparue qu’après plusieurs années, lorsque, lassée d’exercer des emplois sans qualification, Sabrina finit par regretter d’avoir arrêté ses études avec le seul baccalauréat en poche et cherche à acquérir de l’expérience et une certification :
Maintenant, c’est bon, j’en ai marre de bouger. Je sais que je veux me mettre à mon compte. Je ne veux pas travailler pour quelqu’un toute ma vie. […] Donc je verrai dans cinq, six ans, une fois que j’aurai une bonne expérience, c’est ça que je veux, je veux acquérir une assez bonne expérience professionnelle de manière à pouvoir me valoriser ailleurs (ibid.).
25L’instabilité de l’intérim a également été recherchée pour sa « souplesse » comme par cette jeune recrue externe de 28 ans, Kelya, qui a travaillé dans plusieurs établissements bancaires, a été télévendeuse et Vendeur Représentant Placier en Intérim, formule qu’elle a choisie pour des raisons financières et temporelles : « J’étais mieux payée que quelqu’un qui était embauché et j’avais la souplesse de partir quand je voulais en vacances et comme je ne restais jamais sans travailler… c’était top ! ». Épuisée par le porte-à-porte, elle intègre en CDI une agence de communication mais est licenciée pour motif économique à la suite d’un redressement judiciaire. La proposition d’intégrer directement un poste de conseiller financier à La Poste en CDI finit par l’attirer : « Ça me faisait un poste en CDI, fixe. Ça me permettait en gros de pouvoir être un peu plus stable. Certes, j’avais moins de possibilités de partir en vacances ou autre, de faire ce que je voulais finalement. Parce que là, c’était un CDI, c’était différent, mais n’empêche que ça m’apportait de la stabilité ». Cette attirance pour les formes d’emplois atypiques s’avère donc transitoire.
La stabilité, c’est enfin « trouver sa voie »
26Dans ce qui suit, le recours à l’analyse de la carrière subjective permet de comprendre la conception particulière que les jeunes enquêtés ont de la stabilité qui consiste à « trouver sa voie ». Si la stabilité professionnelle revient à avoir trouvé sa voie, les modalités pour y parvenir sont diverses : expérimenter divers emplois en composant avec des sollicitations parfois contradictoires de l’entourage familial ou professionnel, prendre en compte le contexte socio-économique marqué par la nécessité de subsistance et la menace du licenciement et, enfin, mettre en accord les choix et le système de représentations symboliques et de valeurs, construits en fonction de l’origine sociale et des parcours antérieurs.
En quête d’un CDI dans « le métier qui convient »
27Lorsque les parcours des jeunes sont constitués d’une succession d’emplois différents, le nombre de postes occupés avant celui « qui compte pourra être interprété aussi bien dans un sens positif – l’individu « essaie » plusieurs emplois avant de « se fixer » –, que dans un sens négatif - difficulté à se stabiliser » (Rougerie et Courtois 1997, p. 1306). Certains jeunes redoutent que leurs parcours finissent par envoyer ce signal négatif aux recruteurs. C’est précisément le cas de Vanessa, qui, n’étant pas au final recrutée par La Poste, remet en cause son projet professionnel : « Ça me fera une expérience supplémentaire, mais mon CV va s’allonger et un employeur avec qui je vais avoir un entretien va me dire : « Vous avez fait ça plus ça et ça et comment ça se fait que vous n’ayez pas eu de CDI ? » (Vanessa, 23 ans, DUT Techniques de Commercialisation, V3). Plus qu’un signal d’inemployabilité, l’instabilité que reflète la multiplicité des emplois serait le signe d’une perte de cohérence du projet professionnel, les jeunes apparaissant comme incapables de donner du sens à leurs parcours.
28Dès lors, les jeunes qui cherchent leur voie et dont les emplois se multiplient ne sont pas en quête d’un CDI à tout prix. Ils sont à la recherche d’un emploi, même précaire, qui leur corresponde. La pérennité liée au CDI peut en effet s’avérer être un « trompe-l’œil » (Lefresne 2010). En effet, en 2005, tout en étant en CDI, 10 % des salariés craignent de perdre leur emploi dans l’année à venir et cumulent de nombreux risques dans leur travail (Rouxel 2009). Le CDI peut également correspondre à des situations de sous-emploi (temps partiel subi et temps de travail morcelé). Pour les jeunes commerciaux interrogés, le CDI est notamment perçu comme instable s’il conduit de manière irrémédiable à la stagnation professionnelle, à un métier de « placeur », associé à la « vente forcée », ou au déclassement. Dans ce cas, ils n’hésitent pas à quitter ou refuser un emploi en CDI. Ainsi, Claire, 24 ans, en contrat de professionnalisation à Montpellier et issue d’une famille aisée quitte son CDI dans une agence de voyage en Haute-Savoie et déménage à Montpellier. Elle y trouve un CDD comme vendeuse dans une enseigne de décoration qu’elle refuse et retrouve un emploi en agence de voyages, d’abord en CDD puis en CDI durant deux ans et demi. À nouveau, elle démissionne car elle décide de « changer de métier », lassée par la faiblesse de son salaire et une carrière peu prometteuse. C’est également le cas de Sofia, 25 ans, en contrat de professionnalisation en Île-de-France et issue d’une famille ouvrière. Elle n’hésite pas à refuser un CDI comme chargée d’assistance téléphonique du fait des contraintes horaire du poste. Adil, 23 ans, qui prépare un DUT Techniques de commercialisation, également de famille ouvrière, refuse quant à lui la proposition de CDI en tant que commercial automobile à la suite d’un contrat de professionnalisation dans le secteur. Il considère en effet ce poste comme instable car rarement exercé sur le long terme :
Ce que je cherche, c’est un métier stable, pas changer tous les quatre ans ou tous les deux ans… […] Même si on me proposait un CDI, je me suis dit, dans l’automobile, on y travaille trois, quatre, cinq ans, et après, on en a marre, on a envie de changer carrément de secteur.
29Enfin, Valérie, 21 ans, quitte quant à elle un CDI en tant que caissière au bout d’un an, trouvant le poste sans intérêt : « C’était vraiment faire le métier que j’aimais, ce n’était pas vraiment avoir un CDI parce que si vraiment on veut un CDI, faire d’autres métiers, on peut ».
La stabilité comme mise en cohérence du parcours et construction itérative du projet professionnel
30Alors que la carrière objective est mesurée à partir des niveaux hiérarchiques de la profession, du nombre de salariés encadrés ou des grades, la carrière subjective désigne une série de statuts et d’emplois, sans nécessaire progression hiérarchique linéaire. À travers la carrière subjective, on cherche à comprendre le sens que l’individu lui donne (Hugues 1937 et 1958). Cette approche subjective permet d’analyser les modèles de passage à l’âge adulte, « de l’identification » à « la construction itérative des positions » (Galland 1990). Ces passages reposent sur un projet qui permet à l’individu de donner une cohérence à son parcours « sans cantonner son cours à une stricte mise en œuvre de moyens car son objectif est provisoire » (Guichard 1995). Cette acception permet de considérer que la stabilité correspond au fait de trouver le métier fait pour soi. Et, en effet, dans le discours des apprentis, la mise en cohérence du parcours passe par le fait de « trouver leur voie ». Cependant, le fait de trouver sa voie revêt des acceptions différentes en fonction des parcours. Pour Sarah, dont le parcours est linéaire (diplôme commercial et quatre ans d’expérience bancaire), « trouver sa voie », c’est se prouver qu’elle est compétente pour exercer le métier préparé. Tandis que pour Régis, qui abandonne la formation, « trouver sa voie », c’est surtout trouver un métier qui ne serait pas « contre-nature » c’est à dire en accord avec son système de représentations et de valeurs :
Faire des efforts qui ne sont pas naturels on va dire, ça va vite me gonfler […] Je pourrais le faire si vraiment je faisais un travail sur moi mais je n’ai même pas envie de le faire, ce serait trop forcer ma personne .
31Déjà, dit-il, son entourage ne le « reconnaît plus » et il craint de devenir « quelqu’un d’autre ». Ainsi, certains apprentis qui n’ont pas poursuivi leur projet initial (pompier, assistante sociale, infirmière) souhaitent retrouver dans le métier, tel qu’il est exercé à La Banque postale, une forme de mission sociale. En cours de formation, ils s’identifient donc aux référents pédagogiques porteurs d’un modèle professionnel proche du leur. Dans ce cas, des tensions potentiellement contradictoires finissent par apparaître dans la construction de la carrière subjective.
La construction de la carrière subjective face aux tensions de l’entourage
32« Trouver sa voie », c’est aussi composer avec les forces de l’entourage familial et professionnel pour construire un jugement de soi cohérent avec ses propres représentations et valeurs. Ce travail apparaît d’autant plus compliqué que les sollicitations sont de nature contradictoire (Clot 1988). L’analyse du parcours des jeunes met en évidence ces tensions. Le cas de Régis illustre, par exemple, la tension entre sa propre image et le puissant investissement parental dont il fait l’objet. L’accès au métier de conseiller financier fait la fierté de sa famille, d’origine populaire. Sa mère, au foyer jusqu’à ses treize ans, a dû travailler suite au décès de son père pour assurer la subsistance de ses deux enfants. Sans qualification, elle « a tout fait », de la caisse au ménage avant d’obtenir, au bout de huit ans, le statut de fonctionnaire. La fierté de l’ascension sociale potentielle de son fils est liée au prestige social du métier de conseiller financier. Or le jugement que Régis craint le plus est celui de sa grand-mère. Femme au foyer et épouse d’un chaudronnier, elle associe le travail à la pénibilité. Pour lui prouver sa maturité, il recherche une nouvelle voie avant d’abandonner la formation, quitte à se diriger vers un métier « moins intellectuel » qui lui « correspond plus » :
Je ne lui dirai pas tant que je n’ai pas un nouveau travail. Parce qu’elle est vraiment fière fière fière de son petit-fils. Elle ne va pas comprendre, elle va me dire : « Oui, c’est normal, c’est dur au début mais après ça va aller ». […] C’est plutôt par rapport à mon entourage aussi, familial, ne pas arrêter et me retrouver sans rien, montrer que j’ai quelque chose derrière, que je ne suis pas complètement immature (V2).
33La tension peut également provenir du conjoint, comme pour Vanessa, en couple depuis trois ans avec un commercial dans l’automobile, propriétaire de leur maison. Elle s’est engagée sur la voie du conseil financier sur les conseils de sa belle-mère qui travaille à la Direction Départementale de La Poste. Recalée lors des entretiens de recrutement post-apprentissage, elle entre en tension avec son compagnon qui a projeté une part de sa propre progression professionnelle dans le parcours futur de la compagne :
Mon copain a pété un plomb parce que lui, il me voyait là-dedans. Pour lui, lorsque tu commences quelque chose, il faut que tu finisses. […] On a eu une dispute et il m’a dit que je n’ai pas voulu, que j’ai fait exprès de ne pas être prise. Avec le temps il fallait qu’il arrête de s’acharner sur moi par rapport à ce métier […] (V3).
34La tension est grande car les sollicitations s’opposent. Son compagnon la « voit dans le métier », choisi pour elle, tandis que ses formateurs la découragent car le métier ne serait pas « fait pour elle ». Inquiète pour son avenir, elle craque, désorientée : « Après tout ça tu doutes, tu te dis que tu n’es plus bonne pour ça, avec le temps qui passe les produits tu ne les connais plus, qu’à 24 ans tu te retrouves déjà au chômage, que je ne savais pas comment chercher du travail, que j’avais postulé sur une dizaine de trucs sans réponse. Au bout de quelques semaines j’ai commencé à paniquer ». Un événement extérieur, la maladie de son père, l’incite à relativiser sa situation. Elle cesse de se questionner sur son futur professionnel, ce qu’elle considère, à l’inverse de Régis, comme un signe de maturité. Très attirée par le CDI au départ à la suite à une expérience subjective de la galère, elle associe finalement à la stabilité son emploi en CDD comme chargée de clientèle dans une banque concurrente car il lui permet enfin de se poser :
Je me laisse deux à trois mois, tranquille, avec un salaire normal pour renflouer mes comptes, rester serein avant de réattaquer… J’avais passé quatre mois à galérer. Les quelques mois qui vont passer, je n’ai pas envie de me prendre la tête… Je vais faire un petit break ! (V3)
35La pression extérieure des formateurs peut enfin, à l’inverse, amener à confirmer son projet professionnel comme pour Nadia. De classe populaire, elle a toujours voulu travailler dans la banque. Même si elle est vivement critiquée au cours de sa formation, la perception de son entourage professionnel n’a aucun impact sur elle. Elle se sent « commerciale » et refuse de remettre en cause son projet. Fatiguée de devoir à nouveau « faire ses preuves » à la suite de son échec, elle persiste à postuler dans la banque où elle trouve un poste d’attachée commerciale au guichet. Son discours se construit en opposition entre sa propre image et celle de ses employeurs, qui serait un « jugement hâtif ».
36Ces différents jeunes enquêtés mettent en cohérence leur parcours, malgré les sollicitations contradictoires les amenant à douter. Ils mobilisent différents régimes de justification (Boltanski et Thévenot 1991) ayant à cœur de trouver d’autres voies pour « rebondir », expliquant leur besoin d’une période de latence, ou confirmant leur projet professionnel afin de garder espoir. Parmi les forces amenant à reconsidérer leur situation, le projet de vie personnelle et le contexte socio-économique jouent un rôle important.
« Trouver sa voie » dans un contexte d’incertitude
37Pour les jeunes interrogés, en période de transition, la contrainte financière pèse sur le temps alloué à la recherche de travail. Les enquêtés cherchent ainsi « quelque chose d’assez sécurisé », garantissant un revenu mensuel. La dimension alimentaire du rapport au travail est prégnante chez les femmes souhaitant une indépendance financière par rapport à leur famille, mais aussi à leur conjoint, afin d’accéder à un véritable statut social. C’est le cas de Kenza, divorcée d’un électrotechnicien et remariée à un ouvrier du BTP :
Il – mon ex-mari – ne voulait pas me laisser travailler, il voulait que je ponde des gosses que je ne voie personne, que je reste à la maison. J’ai besoin de travailler, tu sais, il faut travailler pour vivre (Kenza, 25 ans, contrat de professionnalisation à Montpellier, V1).
38Élodie souhaite, quant à elle, accéder à « l’indépendance financière », quitte à consentir à un déclassement qu’elle voulait pourtant éviter en se formant à un bac+2 commercial :
Je ne veux pas vivre aux crochets de quelqu’un. […] Le travail est pour moi vital peu importe le travail proposé même s’il ne correspondait pas à mes études j’espère que la vie va suivre son cours et que je vais me stabiliser professionnellement et évoluer (Élodie, 24 ans, DUT Techniques de commercialisation, V3).
39La stabilité est ainsi associée au fait d’avoir un salaire fixe qui permet d’apporter des garanties locatives ou de financer un prêt lors d’un achat immobilier.
40Les choix professionnels sont également orientés par la peur du licenciement pour les jeunes ayant décroché un emploi atypique. Vanessa, par exemple, en CDD d’attachée commerciale, est menacée de « dégager » si elle ne convient pas. Les apprentis recrutés en CDI se sentent aussi menacés de perdre leur emploi. C’est le cas de David, qui a « l’épée de Damoclès » sur lui alors qu’il a de bons résultats :
J’étais démotivé complètement, démoralisé parce qu’avec tous les efforts qu’on entretient, on se dit qu’on est en CDI à La Poste et c’est comme si on était en Intérim. Et encore, en tant qu’intérimaire, on est plus reconnu qu’en étant ici. […]Tu quittes ta famille, tu vas dans un bled pourri et paumé surtout, voilà, tu t’investis à fond, tu amènes les dossiers chez toi, tu essaies de faire bien, tu arranges les gens, tu subis un braquage, ce n’est pas grave, tu penses au bureau de poste, tu ne penses pas à toi. Faut arrêter ! » (David, 20 ans, BTS Banque, V3).
41La peur du licenciement participe de l’incertitude générale que les employeurs font peser sur les jeunes qui souhaitent accéder à un emploi stable. Nombre d’apprentis recrutés ont été informés au dernier moment de leur affectation, le futur employeur laissant planer le doute pour tester leur motivation. Face aux moyens mis en œuvre par les employeurs pour « constituer un noyau précaire » et « déstabiliser le noyau stable » (Linhart et Maruani 1982), certains jeunes projettent de se mettre à leur compte pour éviter la subordination portée par le contrat de travail (Supiot 1999). C’est le cas de Régis qui souhaite ouvrir un restaurant, et de Sabrina, qui projette d’ouvrir une auberge au Maroc (l’installation à l’étranger étant vécue comme un second horizon d’opportunité pour ces jeunes) ou encore de Vanessa qui rêve d’ouvrir une boutique de décoration.
42La contrainte temporelle liée à l’avancée dans l’âge modifie le rapport à la stabilité de l’emploi. La stabilité permise par le CDI est présentée comme une obligation pour construire sa vie. Vanessa regrette ainsi de s’être « précipitée » vers le métier de conseiller financier sans avoir pu se poser pour penser son projet professionnel sur le long terme. Sa situation actuelle précaire l’incite à reconsidérer son projet de vie personnelle, car désormais retardé : « On avait le projet de devenir propriétaire ensemble, avoir des enfants d’ici trois ans. Avec moi aujourd’hui en CDD tout ça c’est repoussé ! Pour moi, il faut que l’on ait tous les deux un CDI avant d’avoir un petit » (Vanessa, 23 ans, DUT Techniques de commercialisation, V3). C’est également le cas de Sabrina, qui vit avec sa sœur à charge et souhaite construire sa vie avec son fiancé :
J’ai quelques responsabilités qui font que je suis obligée de toute manière de vouloir un CDI et de toute manière, de vouloir de l’argent. Enfin, je ne sais pas de quoi l’avenir est fait mais si par exemple il arrive à revenir en France et qu’on vit ensemble, qu’on installe et qu’on fait ce qu’on devait faire, c’est-à-dire se marier… Il va peut-être bien falloir créer une famille un jour ou l’autre donc il faut pouvoir assumer la famille aussi, le bébé » (Sabrina, Contrat de professionnalisation en Île-de-France, V1).
43La pression sociale liée aux étapes à franchir pour accéder à la vie adulte, cumulée au sentiment de précarisation de l’emploi, influent sur le choix final d’insertion professionnelle. Pris en étau entre la nécessité de travailler pour vivre et celle de réaliser leur projet, après avoir élargi leur domaine de recherche, certains apprentis revoient leur exigence à la baisse en termes de rémunération ou de poste. Ainsi, Nadia et Vanessa acceptent un poste au guichet, même si cette position était perçue initialement comme « dévalorisante ». Kenza, quant à elle, s’apprête à accepter un poste dans le secrétariat ou au guichet, étape qu’elle perçoit désormais comme nécessaire pour assurer son autonomie et acquérir de l’expérience pour devenir conseiller financier.
Conclusion
44L’analyse des discours des jeunes sur la stabilité met en évidence leur quête du CDI, norme sociale largement partagée par leurs autruis significatifs familiaux, même si cette quête succède à une période d’instabilité dans l’emploi, parfois valorisée. Il s’agit pour les jeunes de sécuriser leur parcours, d’assurer leur avenir professionnel et d’acquérir une indépendance financière. Face à une dualisation du marché du travail en leur défaveur, les jeunes souhaitent un revenu sécurisé, une protection sociale, l’accès à l’habitat afin de « fonder une famille » et « construire leur vie ». Ils ne recherchent toutefois pas un CDI à tout prix, car ce dernier est aussi associé au déclassement ou à la stagnation professionnelle. Les jeunes expriment en effet le souhait d’accéder à une carrière ascendante, en intégrant une institution proposant une carrière organisationnelle ou en développant un portefeuille de compétences transférables sur le marché du travail, soit dans le même secteur que leur formation, soit en se mettant à leur compte. Si ce rapport à la carrière ascendante motive les choix professionnels, il ne permet toutefois pas de comprendre les enjeux et modalités concrètes de stabilisation sur le marché du travail. Outre un discours sur la stabilité qui correspond à la sécurisation du parcours, la stabilité correspond aussi au fait de « trouver sa voie », à savoir exercer le métier qui convient. Le contexte d’incertitude et la contrainte temporelle (l’avancée dans l’âge étant associée à la nécessité de construire sa vie personnelle) pèsent sur les trajectoires des jeunes et jouent sur leur souhait d’accéder à l’emploi stable. Ceci conduit parfois ces jeunes à accepter un déclassement ou à abandonner un projet nécessitant trop de temps pour être mis en œuvre. Si la norme standard de l’emploi typique est encore bien présente, elle est « retravaillée » par ces jeunes qui apparaissent comme les « vecteurs des transformations structurelles du système d’emploi et de mobilité » (Lefresne 2010).
Notes de bas de page
1 Cette directive du Conseil Européen date du 28 juin 1999 et concerne l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée.
2 Ces entretiens ont été complétés par l’observation de situations d’apprentissage (recrutement, réunions pédagogiques et lieu de travail) qui permet de relever d’éventuelles contradictions entre la présentation de soi et les pratiques. Les catégories dégagées des entretiens sont dérivées de celles utilisées par les acteurs sociaux eux-mêmes pour interpréter et organiser leur monde (Glaser et Strauss 1967).
3 Les âges indiqués sont ceux des apprentis lors de la première vague d’enquête.
Auteur
Docteur en sociologie, Aix-Marseille Université - Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail UMR 7317 - actuellement maître de conférences en gestion, Université de Tours.
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