L’insertion professionnelle de ceux qui rentrent au pays
Le cas des jeunes migrants de retour (États-Unis/Canada) dans les centres d’appels bilingues offshore au Mexique
p. 33-47
Texte intégral
1L’industrie des Call Centers (CCs) voit le jour au début des années 1970 du fait de la combinaison de deux facteurs : d’une part, le développement des technologies de l’information et de la communication et, d’autre part, la nécessité de généraliser les services aux clients à partir de ces nouveaux outils, dans un souci de compétitivité (Micheli Thirión 2012). En parallèle, le Business Process Outsourcing (BPO) se développe dans les entreprises qui cherchent à externaliser un certain nombre de procédés et d’opérations qui vont des domaines légaux, commerciaux, de vente, de marketing, jusqu’à la télémédecine. À partir des années 1980, l’industrie des CCs commence à développer une stratégie de sous-traitance (outsourcing) vers des entreprises implantées dans d’autres pays (offshoring). Comme c’est le cas dans de nombreux autres secteurs de l’économie, ces délocalisations correspondent à une logique de réduction des coûts. Dans le cas des CCs, qui reposent sur un contact téléphonique avec le client, la maîtrise de la langue du pays d’origine est un facteur déterminant dans le choix du pays de délocalisation. Ainsi, dans le cas des marchés de langue anglaise ou française, la logique de délocalisation s’oriente très souvent vers les anciennes colonies (britanniques et françaises) où la pratique de la langue est très répandue. C’est de cette manière que, au début des années 1990, de nombreux CCs se sont installés en Irlande, ce pays présentant à l’époque les avantages comparatifs requis en termes de main d’œuvre qualifiée et à bas coût. C’est en suivant la même logique que, plus récemment, l’Inde est devenue la principale destination du marché international de langue anglaise. Concernant le marché français, la Tunisie, le Maroc, le Sénégal et l’Île Maurice sont les destinations privilégiées. Enfin, le marché hispanophone suit la même logique en recherchant des pays de langue espagnole pour répondre, non seulement à la demande des pays d’Amérique Latine ou d’Espagne, mais aussi à celle de la population hispanique vivant aux États-Unis. Ces services, qui au début étaient destinés à la population américaine hispanophone, se sont peu à peu étendus aux clients anglophones. Depuis une quinzaine d’années, le nombre de CCs en activité au Mexique n’a cessé d’augmenter et la même tendance se vérifie en Amérique Centrale ainsi que dans de nombreux pays des Caraïbes. Malgré un coût plus élevé de la main d’œuvre en comparaison avec les traditionnelles destinations offshore (l’Inde en premier plan), ces pays représentent une alternative nearshore pour les firmes nord-américaines qui comporte plusieurs avantages en termes d’amélioration du service proposé, notamment une plus grande proximité culturelle avec leur clientèle mais aussi la possibilité de produire un service bilingue dans les deux principales langues parlées aux États-Unis. Ce secteur étant une source importante de création d’emplois, les différents États de la région ont mis en place, au cours de ces dernières années, nombre de programme destinés à former leurs populations. Il s’agit par là de les rendre compétentes dans le domaine des nouvelles technologies et de la langue anglaise. C’est là que réside la spécificité des CCs en Amérique Latine : une population de travailleurs évoluant dans un univers bilingue qui requiert la capacité de passer d’une langue à l’autre et d’un monde de références culturelles à un autre (Da Cruz et Fouquet 2010).
2Au Mexique comme dans les autres pays d’Amérique Latine, les étudiants et les jeunes issus du système universitaire qui se retrouvent confrontés à un manque de débouchés, constituent la part la plus importante de la main d’œuvre d’un secteur à la recherche de personnel qualifié. Cependant, au Mexique, une autre population, moins nombreuse mais qui semble en augmentation au vu de nos observations, est composée de jeunes migrants revenus des États-Unis. Les CCs représentent pour eux une opportunité d’emploi dans laquelle ils peuvent mettre en valeur leur maîtrise de l’anglais et leur expérience de la culture nord-américaine et, ce, malgré l’absence de diplômes qui les caractérise. Ils échappent de ce fait aux emplois généralement destinés aux personnes sans qualification. C’est cette population qui est au centre de cette étude, population s’inscrivant dans un parcours migratoire qu’on pourrait appeler « inversé » en faisant référence au sens de la migration généralement traité dans les sciences sociales. Mais c’est aussi une population absente de la littérature sur les CCs. Cette absence est peut-être due au fait que ce type de travailleurs a émergé en raison d’un contexte bien particulier, celui de la migration entre le Mexique et les États-Unis.
3Après avoir exposé, dans une première partie, les caractéristiques et les évolutions du secteur des CCs en Amérique Centrale et au Mexique en particulier, il s’agira de présenter les trajectoires de ces jeunes migrants de retour travaillant dans des CCs bilingues de la ville de Mexico. Nous verrons d’abord comment et pourquoi ils s’orientent vers ce type d’activité, et de quelle manière leur maîtrise de la langue anglaise et leur expérience de vie aux États-Unis leur permettent d’intégrer des services traditionnellement occupés par des travailleurs plus qualifiés. Nous verrons ensuite comment ce contexte particulier suscite des trajectoires professionnelles variées, les expectatives futures de ces travailleurs conditionnant des rapports à l’emploi différenciés, privilégiant soit la stabilité soit la flexibilité. Les résultats que nous présentons ici sont tirés d’une série d’entretiens menés entre 2011 et 2012 auprès de 38 jeunes migrants de retour, en provenance des États-Unis et du Canada, employés dans différents centres d’appels de la ville de Mexico (et dans une moindre mesure de la ville de Monterrey) et portant sur leurs trajectoires migratoires et professionnelles.
L’objet de la recherche et son contexte
4Dans cette partie, nous verrons les principales tendances du secteur des CCs en Amérique Centrale et au Mexique et sa propension à recourir à une main d’œuvre qualifiée. Nous verrons ensuite comment la particularité du service bilingue dans les opérations offshore suppose la gestion d’une dimension culturelle des interactions communicationnelles entre un client et un opérateur situés dans deux pays différents et la façon dont les jeunes migrants de retour semblent à même de répondre à ces exigences. Ce faisant, ils entrent en compétition avec des travailleurs plus qualifiés.
Les centres d’appels au Mexique et en Amérique Centrale
5On constate depuis une quinzaine d’années une augmentation croissante des investissements des CCs dans les pays latino-américains et en Amérique Centrale en particulier (Micheli Thirión 2012). Devant cette nouvelle source d’emplois et d’investissements, les gouvernements d’Amérique Centrale ont développé une variété de programmes ayant pour but d’attirer les entreprises : avantages fiscaux et investissements dans des politiques éducatives afin de développer les compétences en anglais et la maîtrise de l’informatique dans les écoles en sont les principales tendances. Tous les pays de la région sont concernés, même si les niveaux de développement du secteur y sont inégaux. Le Mexique, le Costa Rica et le Panama sont les pays où le secteur s’est le plus développé. Le Salvador est aujourd’hui considéré au niveau mondial comme le pays – avec le Costa Rica – où les investissements offshore du secteur des nouvelles technologies de la communication (TIC) ont créé le plus d’emplois proportionnellement à la population totale (Economic Commission for Latin America and the Carribean 2008). Avec ceux de la zone Caraïbe, ces pays représentent une alternative nearshore pour les firmes nord-américaines qui comporte plusieurs avantages en termes d’amélioration de la qualité du service proposé, notamment une plus grande proximité culturelle avec leur clientèle ainsi que la possibilité de produire un service bilingue dans les deux principales langues parlées aux États-Unis (l’anglais et l’espagnol1).
6Au Mexique, on estime à plus de 116 000 le nombre de personnes employées par le secteur, dont plus de la moitié le sont à Mexico (District Fédéral et État de Mexico) et à Monterrey (Etat du Nuevo León). La moitié des agences installées dans ce pays y étaient présentes avant 2000, mais le secteur est encore en forte croissance aujourd’hui : le nombre de stations a en effet augmenté de 21 % entre 2009 et 2011 (Instituto Mexicano de Telemarketing 2012). Les deux tiers des employés ont moins de 27 ans et sont, dans leur grande majorité, des étudiants ou de jeunes diplômés du système universitaire. Ils sont ainsi 54 % à disposer d’un diplôme de l’enseignement supérieur et 44 % à avoir au moins l’équivalent mexicain du baccalauréat, ce qui en fait une population hautement qualifiée – seuls 27,6 % de la population Mexicaine active dispose du dernier niveau de qualification évoqué (INEGI 2011). En cela, la population employée dans les CCs mexicains partage les caractéristiques des travailleurs qu’on retrouve dans les autres pays latino-américains où le secteur est présent. De ce fait, les CCs représentent une alternative pour une population diplômée, la plus concernée par le chômage structurel du fait du manque d’offre d’emplois qualifiés (Micheli Thirión 2007 ; Del Bono 2006).
Les jeunes migrants de retour : une population qui peut répondre aux exigences du service bilingue dans les activités de type offshore ?
7C’est justement au cours d’une première enquête réalisée en 2008 et 2009 auprès de jeunes étudiants et diplômés salariés d’un CC de la ville de Monterrey que nous avons découvert l’existence d’une autre catégorie de travailleurs constituée de jeunes migrants de retour en provenance des États-Unis. Cette appellation générique suppose en réalité divers sous-groupes d’individus aux trajectoires migratoires très différentes. D’abord, la nature de ces retours peut être forcée, lorsque l’individu a été expulsé, ou volontaire quand il s’agit d’un libre choix. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le taux de migrants de retour volontaire est élevé et il constitue la majorité de notre échantillon. On distingue ensuite deux catégories :
- Les migrants de génération 1.5, qui sont en fait des jeunes ayant migré illégalement aux États-Unis avec leurs parents lorsqu’ils étaient enfants. Depuis leur arrivée jusqu’à leur retour, ils ont toujours été en situation irrégulière dans ce pays. Le qualificatif d’« 1.5 » signifie, d’une part, qu’ils se distinguent des jeunes de seconde génération qui sont nés aux États-Unis et donc citoyens américains ; d’autre part, qu’ils se distinguent de la première génération – celle de leurs parents – dans la mesure où leur processus de socialisation est différent de ces derniers, principalement parce qu’ils ont grandi et ont été scolarisés aux États-Unis. À l’âge adulte, leur statut représente un handicap pour poursuivre des études supérieures – ce qui explique pourquoi ils ne sont pas diplômés – ou pour intégrer un emploi en dehors du segment du marché du travail occupé par les immigrés sans-papiers (Gonzales 2011). Le motif de leur retour volontaire réside principalement dans la frustration vécue du fait de ce « plafond de verre » auquel ils sont confrontés. Il peut s’agir aussi de rejoindre des membres de la famille déjà rentrés au Mexique. Les retours forcés concernent des personnes ayant été appréhendés sans papiers ou des jeunes expulsés pour des motifs ayant trait à des activités illicites ou criminelles, parfois liées à des activités de gangs.
- Les migrants de retour qui ont émigré aux États-Unis (ou au Canada) à l’âge adulte : il s’agit de migrations de travail en général assez courtes (en moyenne entre trois et cinq ans). Là aussi, la majorité d’entre eux a migré en situation irrégulière.
8On retrouve principalement ces jeunes migrants de retour dans les campagnes offshore et bilingues anglais/espagnol. En effet, si la majorité des activités des CCs mexicains est destinée au marché national, une partie du service (à hauteur de 21 %) est consacrée à la prestation de service vers des pays tiers pour l’essentiel en Amérique du Nord. Quand bien même la majorité de ces activités de type offshore se déroule en espagnol (notamment à destination de la clientèle hispanophone vivant aux États-Unis), à raison de 7 appels pour 9 effectués en espagnol, la deuxième langue de travail est l’anglais, (Instituto Mexicano de Telemarketing 2012). Ce type de service présente un certain nombre d’avantages, notamment en ce qui concerne les salaires. Un téléopérateur bilingue évoluant dans un service offshore peut, en effet, être rétribué jusqu’à deux fois plus que son homologue dont la langue de travail est l’espagnol, le salaire de ce dernier se situant dans la moyenne nationale2 (cf. tableau 1 ci-dessous).
Tableau 1 : Salaires moyens mensuels dans les centres d’appels mexicains selon le type d’activité proposé (en pesos Mexicains pour l’année 2011)
Service en espagnol | Service bilingue | |||
Incompany | Offshore | Incompany | Offshore | |
Salaire fixe | 5.816 | 4.740 | 6.286 | 9.000 |
Salaire variable | 3.179 | 1.736 | 4.318 | 2.033 |
Total (F+V) | 8.995 | 6.476 | 10.604 | 11.033 |
Source : Estudio de Sueldos y Compensaciones en Centros de Contacto (Instituto Mexicano de Telemarketing 2012).
9Les migrants de retour ne correspondent pas au profil-type du highskilled worker qui serait le plus prisé par les CCs (Frenkel et al. 1998). La contradiction entre le besoin de recourir à une main d’œuvre qualifiée et semi-professionnelle et la nature routinière, répétitive et fortement contrôlée du travail (Taylor et Bain 1999) a conduit à considérer par ailleurs que les téléopérateurs sont employés dans des conditions de travail déqualifiées (Stanworth 2000). Ces conclusions ont donc conduit à interroger la tendance à l’embauche de personnel qualifié malgré la nature déqualifiée du travail et une attention plus particulière a été portée à l’importance de high comunication skills (Belt et al. 2002). Cette caractéristique subjective aurait finalement plus d’importance que des qualifications objectivables comme le sont les diplômes. Les jeunes diplômés du supérieur peuvent correspondre à ces attentes dans la mesure où, dans le cadre de la société de l’information, ils sont formés tout au long de leur vie à accumuler des compétences sociales leur permettant de communiquer comme part importante de leur future vie professionnelle (Castells 1996). Cette aptitude à « bien communiquer » peut aussi être présupposée. C’est le cas pour les femmes à qui on prête volontiers une plus grande aptitude à l’empathie et la faculté de « sourire au téléphone » (Belt et al. 2002). C’est en fait la capacité des employés à mobiliser des compétences sociales qui est recherchée dans cette activité : savoir parler correctement, avoir une certaine maîtrise de soi, etc. (Cousin 2002).
10Tout particulièrement dans le cas des CCs opérant dans un pays tiers, la dimension culturelle conditionne la qualité de la communication et des interactions. Dans le cas d’opérations mettant en lien un téléopérateur et un client situés dans des pays distincts, la nécessité de créer un sentiment de proximité culturelle avec le client devient une condition sine qua non de la qualité du service. La distance géographique (Puel 2003) et la distance temporelle (Fabros 2009) sont autant de facteurs de distance culturelle qui peut affecter cette qualité. L’Inde est en ce sens un cas particulièrement intéressant. En même temps qu’elle est la base du plus grand nombre de CCs offshore, les services qui y sont proposés sont à la source de nombreux mécontentements dus par exemple aux fortes différences d’accent et aux nombreuses incompréhensions culturelles. De nombreux CCs développent une série d’outils de formation visant à pallier cette trop forte distance culturelle (Poster 2007). Il en va de même en Amérique Latine où les CCs investissent des sommes beaucoup plus importantes dans la formation de leurs agents bilingues que dans celle des agents en langue espagnole (Del Bono 2006). Ainsi, si la maîtrise de la langue du client est importante – nul besoin de préciser pourquoi – la maîtrise des codes culturels de ce dernier l’est tout autant et détermine ce qui distingue un service de qualité d’un mauvais service (Poster 2007 ; Fabros 2009). Dans cette logique, Solé et al. (2005) et Alarcón (2007) montrent comment, dans le contexte catalan où nombre de CCs proposent des services trilingues, la maîtrise de la langue mais surtout les expériences de vie à l’étranger – capital culturel incorporé – sont davantage valorisées chez les candidats que la seule possession d’un diplôme.
11Notre hypothèse est que ce capital culturel incorporé – maîtrise de l’anglais et expérience de vie aux États-Unis – permet aux jeunes migrants de retour de pallier leur manque de capital culturel objectivé dans un diplôme et, ainsi, d’entrer en compétition avec les jeunes travailleurs qualifiés dans les CCs bilingues offshore.
Mise en valeur et mise en pratique du capital culturel
12Dans cette partie, nous verrons comment les jeunes migrants de retour mettent en valeur leur maîtrise de la langue anglaise et leur expérience migratoire au moment de l’embauche. Ces compétences constituent un capital culturel qu’ils mettent aussi en pratique dans le cadre de leur travail. Nous verrons ensuite comment se forme une communauté de migrants de retour, une Little United States, au sein même des CCs.
L’anglais : un « capital culturel » indispensable qui relativise l’absence de diplômes
13À l’exception d’un seul, aucun des individus que nous avons interviewés ne savaient ce qu’était un CC avant d’arriver au Mexique. Ils ont cependant tous en commun d’avoir intégré le fait que la maîtrise de l’anglais constitue leur principal atout sur le marché du travail, un « capital culturel indispensable » à la réussite professionnelle au Mexique (Petron 2003)3. Par conséquent, à leur retour, ils ont presque tous orienté la recherche de leur premier emploi dans cette direction. Quand cette orientation est directement le fait de l’individu en recherche d’emploi, elle se traduit en général par l’entrée de mots clés comme « english speaking » et/ou « bilingue » et « emploi » sur le moteur de recherche de Google. Cette recherche donne, dès la première page, une liste d’offres d’emplois de CCs bilingues. Du côté des offreurs d’emploi, les CCs informent qu’ils recrutent par la voie d’affichage en anglais apposées sur des panneaux que l’on trouve fréquemment dans le métro ou sur la voie publique.
14Avant de se tourner vers les CCs, certains de ces jeunes migrants de retour avaient envisagé d’enseigner l’anglais ou de s’orienter vers certaines professions du secteur du tourisme. Cependant, l’absence de diplôme de niveau supérieur leur a interdit, au final, l’accès à ces emplois. Le fait qu’ils n’aient pas de diplômes universitaires est ainsi l’autre facteur qui les a amenés à postuler dans les CCs. Tous sont conscients que, au Mexique, les emplois de faible qualification sont synonymes de bas salaires. En revanche, le fait que les CCs bilingues ne demandent que peu de qualifications – si ce n’est d’avoir le niveau preparatoria4 – combiné à un salaire bien supérieur aux autres emplois peu qualifiés leur est apparu comme une opportunité à saisir. La simplicité de la forme de candidature (« pas de curriculum, pas de lettre de motivation, juste ton numéro de téléphone et ton adresse e-mail » me mentionnait José, 23 ans, qui lui n’a pas terminé la highschool5) et l’absence de formalités telles que lettre de motivation ou CV sont des facteurs déterminants pour beaucoup. C’est leur niveau d’espagnol qui les handicapait pour rédiger une lettre de motivation, et souvent ils n’avaient jamais eu l’occasion d’en rédiger une. Quant à l’absence de demande d’un curriculum – combinée au fait que la plupart des CCs n’exigent pas d’expérience professionnelle préalable – il s’agit là-aussi d’un détail qui a son importance. En effet, la plupart de ces jeunes n’avait jusqu’alors occupé que des emplois non-déclarés (du fait de leur statut vis-à-vis de la loi aux USA). Dans les cas où le baccalauréat est un requis minimum pour être embauché, certains de nos enquêtés qui n’ont pas terminé leurs études secondaires nous ont confirmé que la simple mention de leur vie aux États-Unis, et leur niveau d’anglais, avaient constitué dès le premier entretien d’embauche un passe-droit, et ce, dans toutes les autres entreprises qu’ils ont pu intégrer par la suite. Ils racontent tous que, quand ils se présentaient comme native (speaker) ou quite native, l’examinateur devenait tout d’un coup « intéressé » et leur disait que l’absence de diplôme, « ce n’était pas un problème ». Après avoir postulé en ligne, le candidat est appelé dans les jours qui suivent à un entretien d’embauche en anglais, une « formalité » pour les interviewés dont certains aimaient à me faire remarquer que l’inspecteur a toujours un niveau d’anglais inférieur au leur, tout en se moquant de leur anglais scolaire et de leur fort accent mexicain.
La formation d’une Little United States dans les centres d’appels : quand l’expérience individuelle devient expérience collective
15Une formation, training, suit l’admission dans le CC. Elle est surtout basée sur l’utilisation de l’outil informatique. Cette formation est considérée comme basique et ennuyeuse par la plupart des enquêtés qui, disent-ils, ont « passé la moitié de leur temps à l’école en face d’un écran d’ordinateur ». En revanche, une autre étape de la formation les a particulièrement marqués, celle qu’ils appellent les « réunions en cercle ». Ce « rituel », qui semble courant dans les CCs, consiste à réunir les nouveaux embauchés afin qu’ils se rencontrent et fassent connaissance :
« Je me souviens que je me suis vite senti comme à la maison. Ils ont organisé ces réunions où tout le monde se met en cercle et où chacun raconte qui il est, quelle musique il aime (imitant une de ces conversations) : ‘je m’appelle untel, j’aime tel type de musique, j’aime me promener, etc. etc.’. Je me sentais comme à la maison parce qu’aux États-Unis on faisait toujours ça à l’école le premier jour de classe […] Je crois qu’ils font ce genre de choses parce qu’ils connaissent bien les racines de ceux qu’ils emploient » (José, 23 ans).
16Ces rituels sont jugés « kitsch » par ceux qui ont effectué leur scolarité aux États-Unis car ils leur rappellent « toute la niaiserie de leurs années highschool ». Cependant ils reconnaissent tous qu’ils se sont « sentis un peu comme à la maison » et que c’est à ce moment qu’ils découvrent « pour la première fois qu’il y d’autres personnes qui sont dans la même situation » qu’eux et que les groupes d’amis d’aujourd’hui ont commencé à se former (Samantha6, 25 ans). Les migrants de retour de seconde génération, qui sont généralement considérés comme des outsiders dans leur pays d’origine, rencontrent de nombreuses difficultés, tout particulièrement s’agissant d’établir des liens et un réseau de connaissances au sein de la société de retour (Potter 2005 ; Reynolds 2011). Dans ce contexte, au-delà de la seule dimension professionnelle, le CC joue un rôle « d’appui psychologique » (Alejandra7, 29 ans). Il procure un emploi sûr et ces jeunes y rencontrent, souvent pour la première fois, des individus qui partagent la même expérience migratoire qu’eux. L’expérience individuelle, isolée, devient alors expérience collective. Pour ces jeunes, le CC représente une structure qui favorise la reconsolidation d’un safety background (Gumpel 1996, cité par Suárez-Orozco, 1998, p. 26) sur la base d’un web of meanings commun (Geertz, 1973). Un sous-groupe émerge alors, dont l’appartenance se base sur le partage d’un socle commun d’expériences. Au fil du temps, il se transforme en véritable réseau de solidarité. Ce réseau permet notamment l’accès à toutes les informations relatives aux nouvelles perspectives d’embauche dans le secteur : ouverture de nouvelles campagnes, salaires et avantages proposés, dates de dépôt des candidatures, etc. En ce sens, accéder à ce réseau est primordial pour tirer le maximum de bénéfices d’un secteur qui se distingue par ses évolutions rapides et constantes, ce qui requiert d’être toujours prêt dans la mesure où les rythmes d’apparition et de disparition de campagnes peuvent être extrêmement rapides, quelquefois dans la même journée.
Au bout du fil : un travail où ils mobilisent leur capital culturel
17Ces jeunes migrants de retour ont tous intégré une campagne bilingue dans un des CCs « de base », qui sont en fait les CCs de la ville de Mexico qui ont le plus d’employés et qui embauchent constamment. La plupart du temps, ces campagnes concernent des compagnies de téléphonie mobile, d’Internet ou de télévision câblée. Ces CCs sont dits « de base » par les interviewés – qui sont passés par une variété de CCs et bien souvent par les mêmes – qui ont établi une hiérarchie humoristique entre les entreprises en les comparant aux niveaux scolaires et en les classant selon le niveau de complexité du travail, le salaire et les prestations qu’elles offrent.
Alberto : « Et comment on dit déjà ? Telvista c’est comme la primaire, Teletech le collège et CompuCom c’est… »
Moises : « … la Prepa ! (Rires) Et c’est qu’il y a encore des call centers qui paient beaucoup plus que celui-ci ! » (Alberto8, 28 ans et Moises9, 33 ans).
18Certains de ces jeunes ont été placés par les entreprises dans des services exclusivement anglophones car leur niveau d’espagnol a été jugé insuffisant. Mais ce n’est pas un handicap étant donné que, plus la part d’appels en espagnol est grande dans un service, plus les salaires sont tirés vers le bas.
19Leur premier avantage dans cet emploi en CC est qu’ils connaissent souvent les produits pour lesquels ils travaillent, soit pour les avoir utilisés eux-mêmes aux États-Unis, soit parce qu’ils faisaient partie de la concurrence sur le marché des produits qu’ils consommaient10. Ils ont nombreux à considérer comme un atout cette expérience partagée et cette connaissance qu’ils ont des petits problèmes de la vie quotidienne pour lesquels les clients appellent, comparativement à leurs collègues de travail qui sont des « locaux ». Ils critiquent souvent les incompréhensions culturelles dont font preuve ces derniers dans leurs interactions avec les clients nord-américains. Leur expérience de vie aux États-Unis, disent-ils, leur permet de « comprendre certaines choses que ceux d’ici ne comprennent pas ». De ce fait, ils peuvent montrer une certaine « empathie » avec le client, dont, à leurs yeux, les étudiants locaux qui travaillent dans le CC sont incapables.
20Une autre situation de travail où leur expérience de vie aux États-Unis leur donne une compétence spécifique concerne la gestion des appels émanant de minorités s’exprimant avec un accent et un vocabulaire différents de l’anglais « standard ». Cette situation dépasse très souvent les travailleurs « locaux » qui renvoient ces appels au groupe des migrants de retour. Les exemples les plus cités sont ceux des populations afro-américaines ou dominicaines – sous-entendues issues des classes populaires qui parlent « la langue du quartier » – avec lesquelles certains d’entre eux ont cohabité au cours de leur vie aux États-Unis. Cette dimension d’« empathie » trouve néanmoins ses limites lorsque les appels tournent au racisme, dont la fameuse phrase « I want to speak to a native » ravive les vexations vécues par ceux qui ont grandi aux États-Unis.
21Les migrants de retour se comparent au groupe des « locaux » sur le plan de l’attitude et des valeurs au travail. Ils opposent les « valeurs latines/mexicaines » aux « valeurs américaines » du travail et s’identifient à ces dernières. La ponctualité (américaine) s’oppose aux retards (latins), et respectivement, le mérite au copinage, le travail bien fait au « je m’en foutisme », le « client roi » aux moqueries sur certaines valeurs américaines (en tête de liste le fameux « One dollar is one dollar, one cent is one cent11 »), etc. Ceux qui ont migré aux États-Unis à l’âge adulte sont ceux qui s’identifient le plus, dans leurs discours, aux « valeurs de travail américaines ». Ayant connu les deux pays, ils placent dans ces valeurs les raisons du succès des États-Unis alors que le Mexique est resté « un pays pauvre ». Ce sont eux d’ailleurs qui évoquent le plus souvent le rôle de ces valeurs apprises aux États-Unis dans leur rapport au travail, considérant que cette expérience migratoire a fait d’eux de bons travailleurs. Ils correspondent donc parfaitement aux valeurs que les managers des CCs transmettent lors des formations en reprenant avec instance les messages inspirés de la culture Nord-Américaine pour décrire les bases du succès au travail, dont deux slogans : la ponctualité (« time is money12 ») et le « client est roi ». Ceux qui ont grandi aux États-Unis sont plus sensibles aux valeurs de la méritocratie. On trouve fréquemment dans leurs propos une dénonciation fréquente des contradictions entre le discours managérial et la pratique du copinage généralisé dans les CCs mexicains.
22De leur côté, les femmes interviewées dénoncent le fait que leurs homologues mexicaines recourent à la séduction pour gravir les échelons. C’est une pratique qu’elles rejettent dans la mesure où elles disent ne pas vouloir être jugées sur la base de leur féminité mais bien sur les résultats de leur travail. Elles privilégient plutôt les amitiés masculines en évoquant le terme de « nid de vipères » pour qualifier leurs relations de travail avec leurs collègues mexicaines de sexe féminin.
Trajectoires professionnelles : entre stabilité, flexibilité et rapports différenciés à l’emploi
23Le cas de ces migrants de retour révèle la possibilité de trajectoires professionnelles variées au sein de ce secteur d’activité. Le fait que les entreprises soient en recherche permanente de main d’œuvre permet à ces travailleurs d’élaborer des stratégies différentes quant à leur parcours professionnel, certains privilégiant la stabilité et d’autre la flexibilité, en accord avec leurs projections dans le futur.
Un secteur à la recherche constante de main d’œuvre
24Depuis leur retour, la majorité des interviewés a travaillé dans plusieurs CCs, en moyenne deux avant leur emploi actuel. Les expériences varient : certains ont accumulé les contrats courts13, d’autres travaillent depuis plus de trois ans dans la même entreprise. Même si les contrats à durée indéterminée ne sont pas fréquents et qu’il n’est pas rare que les CDD prennent fin avant leur échéance officielle14, peut-on dire pour autant que leur expérience professionnelle se caractérise par la précarité ? Selon leurs témoignages, tel n’est pas le cas. Les campagnes bilingues poussant « comme des champignons » en ville, aucun d’entre eux n’a connu de chômage entre deux emplois. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de minimiser les manquements au respect des droits des travailleurs de certaines entreprises, mais de réfléchir plutôt sur cet aspect d’insécurité relative à l’accumulation de contrats courts. Mais dans un contexte de forte demande de travailleurs comme celui-ci, ce paramètre joue en faveur des employés pour lesquels ne pas respecter la durée du contrat est une pratique courante. Certains étudiants, par exemple, pour lesquels travailler est surtout un moyen de satisfaire certains besoins immédiats de consommation15 qu’une nécessité (Da Cruz et Fouquet 2010), restent dans leur emploi le temps de remplir leurs objectifs financiers et démissionnent une fois qu’ils les ont atteints. Il est courant qu’ils reviennent travailler dans la même entreprise quelques mois après, lorsqu’ils en ont de nouveau besoin. Cette pratique est rendue possible par le fait que les travailleurs savent qu’il est très facile d’être embauché, le secteur étant constamment à la recherche de personnel. Pour faire face à ces pratiques, certains CCs ont revu leurs conditions d’embauche obligeant notamment les travailleurs à respecter la durée de leur contrat pour pouvoir postuler à nouveau.
25Depuis qu’ils sont entrés dans le secteur, les migrants de retour n’ont jamais connu le chômage au-delà-de quelques jours, et ce, alors même qu’ils ont souvent changé d’entreprise. Pour eux aussi, le fait que l’offre soit plus élevée que la demande favorise la possibilité de ne pas honorer le contrat jusqu’à son terme dès lors que s’ouvre la possibilité d’un nouvel emploi dont les conditions sont jugées meilleures (salaire fixe plus élevé, salaire fixe plus faible mais salaire variable plus élevé, meilleur niveau de prestations sociales et, si possible, une de ces caractéristiques combinée à la proximité géographique – la distance domicile-travail étant une des sources de mécontentement les plus élevées dans une ville comme Mexico). Les emplois considérés comme des « bons plans » se transmettent entre les membres du groupe de migrants :
Miguel : « D’ailleurs les mecs, il faudrait qu’on voit pour ce call center... » (il se met alors à échanger sur le thème avec les autres personnes participant à l’entretien)
Enquêteur : « Tu penses lâcher CompuCom ? »
Miguel : « Je sais pas encore… Il faut déjà passer l’entretien. Mais ils paient mieux que chez CompuCom. Alors je passe l’entretien et j’attends de voir si ça marche avant de lâcher quoi que ce soit. C’est une nouvelle campagne qu’ils viennent d’ouvrir à Polanco. Si tu cherches un boulot dans un call center ici, tu trouveras toujours. Y a toujours de nouvelles campagnes qui ouvrent, il faut juste se tenir au courant des bons plans. » (Miguel, 26 ans, entretien collectif après la journée de travail).
Des carrières dans les Call Centers ? La question de la stabilité professionnelle
26La recherche d’une position stable, d’un emploi stable, d’un contrat à durée indéterminée n’est pas forcément ce à quoi aspirent les personnes interviewées. L’âge et la situation familiale jouent un rôle fondamental dans les aspirations professionnelles individuelles et dans la recherche de stabilité (Bresson, 2011). Les pères de famille et les travailleurs plus âgés sont plus fréquemment dans cette optique. Un des CCs où travaillent certains de nos interviewés, CompuCom16, propose un contrat à durée indéterminée comportant de nombreux bénéfices qu’ils ne « trouveraient sûrement pas ailleurs » au vu de leurs qualifications : un bon salaire « pour quelqu’un qui a seulement la prépa » (Moises, 33 ans), une bonne assurance maladie et une « prime de panier17 » – qui selon ce même Moises permet de couvrir les dépenses alimentaires mensuelles pour lui, sa compagne et leurs deux enfants –, des horaires fixes, une certaine flexibilité pour la demande de jours de vacances, etc.
27Pour ceux qui n’ont pas encore d’enfants à charge, c’est l’avancée en âge qui joue dans le sens de la recherche de stabilité. Ce sont surtout les filles qui sont concernées, notamment celles qui sont rentrées volontairement et qui ont entamé des études supérieures ou qui désiraient le faire aux États-Unis. Elles souhaiteraient reprendre des études au Mexique, mais leur âge les en dissuade. Elles ne sont pourtant âgées que de 25 à 30 ans mais, dans un pays où « à 35 ans et même à 30 ans plus personne ne veut t’embaucher » (Samantha, 25 ans), elles ont préféré renoncer à leur projet par crainte de se retrouver trop âgées à leur retour sur le marché du travail. Elles ont néanmoins développé une logique ascendante au sein de l’entreprise et passent régulièrement les tests pour accéder à des postes supérieurs dans la hiérarchie. Elles suivent des cours proposés par l’entreprise – elles étudient le soir en rentrant du travail – et se forment continuellement dans des domaines tels que l’informatique ou le management. L’une d’entre-elle suit même des cours dans une université le samedi et le dimanche pour apprendre le mandarin, profil « de plus en plus demandé sur le marché ».
28Ces possibilités se rencontrent plutôt dans les CCs, comme CompuCom cité plus haut, offrant des services techniques nécessitant une formation beaucoup plus complexe et plus coûteuse. Si les rémunérations y sont plutôt avantageuses mais n’atteignent pas le niveau des salaires des téléopérateurs chargés de vente dans des CCs plus flexibles. En revanche, ces CCs jouent la carte inverse de la flexibilité et tentent de fixer les employés en leur offrant une série d’avantages : couverture médicale, cotisation à un fond destiné à l’achat d’un logement, bons d’achats chez des grands distributeurs, etc. Un bonus est offert à tout salarié permettant de recruter un nouvel employé, bonus qui augmente en fonction du temps que cette personne va rester dans l’entreprise. Ces entreprises proposent aussi toute une gamme de formations internes, technique ou dans le domaine de la gestion. Ces exemples illustrent, d’une autre manière, le contexte de demande de travail élevée et l’usage différent qui est fait de la flexibilité en fonction de la nature de l’activité de l’entreprise.
29D’autres jeunes sont prêts à renoncer à ces avantages du jour au lendemain, si un emploi mieux rémunéré se présente. Certains font pourtant partie des meilleurs travailleurs du service, empochant des bonus à chaque fin de mois. Pour le moment, ils ne veulent pas entendre parler de responsabilités ni de perspectives de carrières. Les bénéfices sociaux ou la sécurité du contrat de travail ne les intéressent pas autant qu’un salaire direct plus élevé. On rejoint ici les considérations de M. Vultur qui, observant que des jeunes évoluant sur un marché du travail protégé ressentent davantage d’insécurité et de précarité dans leur situation de travail que leurs homologues évoluant sur un marché de travail « fluide », remarque que :
Les emplois atypiques ou flexibles peuvent être ainsi un facteur de développement de leur carrière et on observe, du moins en Amérique du Nord, que ce sont de plus en plus les jeunes qui utilisent les entreprises pour construire leur carrière et non l’inverse. La logique « transactionnelle », caractérisée par des échanges à court terme dans une perspective de services et de rentabilité et soutenue par une logique d’intérêt individuel, est dominante dans le comportement des nouvelles générations qui entrent sur le marché du travail. (2010, p. 6).
30On observe aussi que le contrat à durée indéterminée peut produire un effet « répulsif » chez les jeunes récemment expulsés des États-Unis, qui sont encore dans un moment de flottement et d’indécision quant à la possibilité de retourner aux États-Unis. Dans leur cas, le contrat à durée indéterminée symbolise une forme d’échec, d’abandon, d’acceptation de la fatalité face à ce retour non désiré. La logique « extractive » est pour eux de mise : intégrer des campagnes à plus court terme et des contrats de travail plus flexibles mais proposant des rémunérations plus avantageuses et un nombre non-négligeable de primes.
Une perception positive de leurs conditions de travail
31Enfin, les jeunes migrants de retour sont tous très loin de considérer leur travail dans les CCs comme pénible. Le salaire, plus élevé en comparaison de ceux offerts dans les emplois à qualification équivalente, constitue leur première source de satisfaction et leur permet de relativiser le caractère répétitif du travail. Cette dimension non créative du travail n’est pas vécue de la même manière que par les étudiants occupant les mêmes postes. La conscience qu’ils ont de leur capacité à gérer certaines situations d’ordre culturel donne un « sens » à leur travail, un « sentiment d’utilité sociale » (Cousin 2002) que les autres n’auraient pas. Ils sont même nombreux à se sentir privilégiés comparativement à la situation dans laquelle se trouvent les membres de leur entourage (salaires bien moindres, horaires surchargés ou les habituelles heures supplémentaires non payées) :
Alberto (en parlant de sa petite amie qui travaille comme réceptionniste dans un hôtel de luxe) : « Regarde, elle gagne à peu près 12 000, mais déconnes pas, elle travaille genre 12 heures par jour, toujours disponible, elle fait rien après le travail parce qu’elle est fatiguée. Et elle aussi elle est bilingue. Elle a travaillé chez Teletech, pendant trois mois seulement et après elle les a envoyés se faire foutre. Mais maintenant elle est à l’hôtel, ils la paient genre 12 000 balles, des fois plus parce qu’il y a les pourboires mais sans déconner, elle travaille 12 heures (par jour), 6 jours par semaine, quoi d’autre ? » Moises : « C’est l’avantage de ce travail ! Tu travailles de 7 à 4, avec une heure et demie de pause pour manger, et du Lundi au Vendredi. Je sors à quatre heures et « à la prochaine ! » C’est ça les avantages : un bon salaire, et c’est pas un travail qui te tue... Comment tu peux faire pour te tuer en étant assis à recevoir des appels ? »
Alberto : « Au maximum tu deviens gros ! » (Rires) (Alberto, 28 ans et Moises, 33 ans)
32Les migrants de retour ont plutôt « bénéficié » d’un contexte favorable lié au fait que le secteur essayait d’attirer, au moyen de bonnes rémunérations et de bonnes conditions de travail, une certaine catégorie de travailleurs qualifiés en provenance des établissements de l’enseignement supérieur des grandes villes mexicaines. À la différence de ce que démontrent nombre d’études sur le sujet, ces jeunes migrants de retour sont donc plutôt satisfaits de leurs conditions de travail. Non pas qu’il s’agisse là de conditions « merveilleuses » – le caractère routinier, ennuyeux et non créatif ressort dans tous les entretiens – mais l’explication de leur satisfaction serait plutôt à chercher dans une logique d’ascension professionnelle. Ayant fait aux États-Unis l’expérience du marché secondaire du travail (Piore 1980) et des travaux du type « trois D18 » auquel les condamnait leur statut illégal, l’accès à un « emploi de bureau » représente une amélioration de leurs conditions de travail. Par ailleurs, dans le contexte mexicain, on peut aisément classer le téléopérateur bilingue comme faisant partie du segment primaire du marché du travail.
33Le motif de mécontentement le plus cité est l’éloignement du lieu de travail et du domicile19, mais ce mécontentement est largement partagé par tous les travailleurs de la ville de Mexico.
Conclusion
34Les jeunes migrants de retour au Mexique trouvent dans les CCs bilingues une option qui leur permet d’entrer sur le marché du travail tout en évitant les emplois généralement destinés aux travailleurs non qualifiés. Leur maîtrise de l’anglais et leur aisance dans la communication avec les clients Nord-Américains leur ont permis non seulement d’intégrer ces CCs mais d’accéder aux services les mieux rémunérés proposés par ces derniers. Cette mobilisation de leur « capital culturel »/ « capital mobilité », acquis lors de leur expérience migratoire et leur expérience de vie aux États-Unis, leur permet de concurrencer directement des travailleurs plus qualifiés pour les postes d’exécution mais aussi pour les postes à responsabilité.
35Certains parmi ces jeunes, et particulièrement les jeunes femmes renonçant à reprendre des études, se forment sur le lieu de travail dans des logiques d’ascension professionnelle. Le secteur des CCs n’est plus alors un secteur de passage ou une simple porte d’entrée sur le marché du travail (Del Bono 2006), mais bien un secteur où l’accès à la stabilité professionnelle devient possible et où certains cherchent à développer de véritables carrières.
36Pour autant, aucun d’entre eux n’avait rêvé de travailler dans un CC, ils en ignoraient d’ailleurs tous l’existence… De ce point de vue, le CC constitue plutôt un choix par défaut pour des jeunes pris entre, d’un côté, un marché de l’emploi non qualifié, majoritairement informel et à bas salaire et, de l’autre, des professions qu’ils auraient préféré exercer mais pour lesquelles ils n’ont pas les qualifications requises (l’exemple du professeur d’anglais étant le plus courant). Quitte à être un choix par défaut, le CC est au moins un secteur qui procure un salaire satisfaisant, un emploi déclaré et la meilleure option qu’ils peuvent obtenir grâce à leurs deux « diplômes » officieux – la maîtrise de l’anglais et leur « capital culturel ». Les possibilités et conditions d’emploi offertes par les CC ne sont avantageuses pour les jeunes migrants de retour que grâce à leur caractère offshore et bilingue. Les salaires y sont deux fois plus élevés en moyenne que dans les CCs dont le service s’effectue en espagnol. La notion de rareté dans la compétence demandée justifie des conditions salariales plus favorables20. Il peut apparaître surprenant qu’un secteur souvent considéré négativement apparaisse ici sous des traits avantageux mais nous ne sommes pas les premiers à en faire le constat. D’autres comme Del Bono (2006) ou Mattingly (2005) l’ont également fait à propos des CCs offshore en Argentine et en Inde, respectivement. Mais c’est surtout la particularité de ces contextes sociétaux, celui du Mexique en ce qui nous concerne ici, où le travail informel et les disparités de salaires sont importants et où le niveau de qualification de la population est faible, qui nous conduit à redéfinir de trajectoires professionnelles et repenser des rapports au travail différents de ceux qu’on observe dans les économies plus développées. rencontre une offre de travail disponible et à bon marché émanant de populations à la recherche d’une amélioration de leur sort via la mobilité internationale.
Notes de bas de page
1 On estime à 34,5 millions le nombre de personnes ayant l’espagnol pour première langue aux États-Unis (Portes et Rumbaut 2010).
2 Salaire moyen qui avoisine 6.000 MX$ (soit environ 490 US$) calculé sur la base des 14 millions de salariés côtisant à l’Instituto Mexicano de Seguridad Social (INEGI, 2011). Néanmoins, la population économiquement active s’élevant à plus de 47 millions de personnes (dont 28 millions évoluent dans le secteur informel), on estime que le salaire moyen de 35 millions de personnes se situe plutôt entre 2.800 et 3.100 MX$ (soit entre 230 et 255 US$) (Mayoral Jiménez 2011).
3 « […] la connaissance de la culture anglaise et U.S. est vue de plus en plus par les classes dominantes et moyennes, et jusque dans les zones rurales du Mexique, comme une forme indispensable de capital culturel » (Petron 2003).
4 Preparatoria correspond au niveau du baccalauréat.
5 José, 23 ans, a vécu jusqu’à ses 18 ans à proximité de Salt Lake City, Utah. Il a été expulsé quelques semaines avant d’avoir terminé la highschool.
6 Samantha a vécu à Dallas, Texas, de 6 à 23 ans et est rentrée au Mexique après avoir suivi son petit ami de l’époque.
7 Alejandra a vécu jusqu’à l’âge de 23 ans à New York. Ses parents l’ont encouragée à rentrer au Mexique pour y apporter son soutien à sa sœur cadette qui vivait une période très difficile. À l’exception de la mère qui est restée aux États-Unis, la famille est aujourd’hui réunie au Mexique.
8 Alberto a vécu jusqu’à l’âge de 24 ans à Chicago, Illinois. Il est rentré au Mexique volontairement, suite à la proposition d’une connaissance qui ouvrait un bar à Mexico et qui lui a proposé de participer à l’entreprise.
9 Moises a vécu de l’âge de 20 ans jusqu’à 29 ans à New York où il travaillait dans la construction. Il est rentré volontairement suite à un accident de travail et à la naissance de son fils.
10 Comme pour un jeune français qui aurait un abonnement téléphonique chez SFR, ce qui ne l’empêche pas de connaître Orange et Bouygues.
11 Moqueries qui se réfèrent en fait bien souvent aux valeurs de l’éthique protestante, notamment celles rapportées par Max Weber quand il cite certaines parties des ouvrages de Benjamin Franklin, Necessary Hints to Those that would be Rich et Advice to a Young Tradesman (Weber 2003).
12 Qui se réfère aussi au respect des objectifs de durée des appels.
13 Un de nos interviewés déclarait avoir travaillé dans pas moins de cinq CCs différents en l’espace de deux ans.
14 Lorsqu’une campagne touche à sa fin, il est très commun que s’ensuivent des « licenciements » massifs. Le terme « licenciement » est entre guillemets car lors des « dégraissements de personnel », les employeurs recourent à la fameuse « lettre de démission » pour ne pas avoir à payer d’indemnités de licenciement. Au vu des témoignages, cette pratique est très répandue dans ce que nous avons appelé les centres d’appel de base.
15 Qui sont souvent des besoins liés à la consommation tels que financer un voyage de vacances, se créer une cagnotte pour le traditionnel shopping à Mc Allen de l’autre côté de la frontière, ou pour se payer des appareils coûteux tels qu’un Iphone ou un ordinateur portable. Le travail est aussi vu, en ce sens, comme une manière d’accéder à une indépendance économique vis-à-vis des parents quant aux dépenses de loisirs.
16 CompuCom est un CC spécialisé dans le support technique informatique pour d’autres entreprises.
17 Vales de despensa en espagnol, soit littéralement des « bons de dépense ».
18 Dirty, Dangerous, Demanding.
19 Un des avantages cités par les travailleurs de CompuCom est la mise à disposition par l’entreprise d’une navette gratuite qui part à heures fixes à proximité d’une station de métro de Mexico.
20 Ce qui se confirme dans des CCs utilisant des langues moins habituelles comme le français ou le portugais où les salaires sont encore plus élevés, tout en justifiant les investissements offshore, les salaires restant même dans ces conditions beaucoup plus avantageux que ceux pratiqués aux États-Unis par exemple.
Auteur
Doctorant en sociologie, Aix-Marseille Université - Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail UMR 7317.
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