Les projets professionnels des employés de centres d’appels
Une comparaison France-Japon1
p. 17-32
Texte intégral
1De nombreux auteurs ont réalisé, dans la période récente, des travaux de recherche sur cette nouvelle industrie des Call Centres (CCs), sur son modèle organisationnel et sur la nature du travail qui y est réalisé. D’abord qualifié d’« usine tertiaire », le CC est considéré comme un modèle taylorien appliqué aux services. Cette activité se caractériserait par une forte prescription des opérations, par le système de distribution automatique des appels cadençant le rythme à tenir et par la présence de scripts qui standardisent la conversation téléphonique. Ainsi, le process de travail relèverait du principe taylorien qui laisse peu d’autonomie aux téléconseillers. Mais cette activité consiste aussi en une prestation de service interactive liée à la gestion de la relation-client. La qualité du service dépend en grande partie de la prestation de chaque téléconseiller : elle est étroitement liée au contenu de ses réponses aux clients à travers une forte implication personnelle. Nous pouvons qualifier l’organisation du CC de « modèle de production de masse personnalisée » (Batt et Nohara 2009) ou encore de « modèle hybride » (Lanciano-Morandat et al. 2009), contrairement au modèle taylorien de l’usine.
2Dans ce modèle d’organisation, les téléconseillers doivent faire face à une double contrainte : la satisfaction du client par une implication personnelle, la soumission aux règles dictées par l’entreprise. Cette situation tend à créer une forte tension nerveuse, un stress mental et, parfois, l’épuisement émotionnel, d’où il résulterait, chez certains téléconseillers, une attitude de retrait à l’égard du métier : trouble psychique, démotivation, absentéisme et défection, etc. Outre cette usure professionnelle, les téléconseillers sont également soumis à des conditions d’emploi (rémunération, instabilité de contrat, etc.) qui ne sont pas toujours incitatives, à cause de la compression des coûts salariaux. En effet, le CC étant typiquement un centre de coût – à l’opposé du centre de profit –, la pression sur le salaire s’avère extrêmement forte. L’un des enjeux de la gestion de la main d’œuvre de ce métier est donc d’imaginer comment parvenir à réduire l’attitude de désengagement en général et la défection en particulier chez les téléconseillers, en desserrant les étaux de contraintes auxquels ils sont confrontés : il est alors question de s’interroger sur les dispositifs incitatifs à améliorer ainsi que sur les manières d’atténuer les effets de stress. Cependant, il existe peu d’études empiriques concernant le ressenti des téléconseillers quant à cet environnement de travail et sur les projets professionnels qu’ils construisent à partir de leur vécu. Pour traiter de ce problème, il faut d’abord améliorer nos connaissances sur le processus de retrait ou, au contraire, d’engagement qui amène les travailleurs à évoluer du premier état vers le second.
3Cet article a pour objet de confronter les perceptions qu’ont les employés de cette activité, en France et au Japon, du point de vue des conditions de travail et d’emploi, puis de comparer les choix de parcours professionnels qui se dessinent comme conséquences de ces perceptions. Il s’agit, en l’occurrence, de s’interroger sur les déterminants du choix de mobilité ou de stabilité que font les téléconseillers. Pour ce faire, nous les avons interrogés, par questionnaire, sur leurs projets de parcours professionnel, en particulier sur leur intention de rester dans le CC au sein duquel ils travaillent ou de le quitter.
4La comparaison entre les deux pays se justifie non seulement par son caractère heuristique – base même de la science sociale –, mais aussi par une interrogation sur l’universalité du modèle d’activité des CCs. Tant standardisée sur le plan des technologies, des modes opératoires et de la procédure organisationnelle comme chaîne de montage, cette activité mobilise-t-elle de la même manière les ressources humaines dans les deux pays ? Ou le même type de technologies est-il utilisé différemment par les employés qui inventent diversement des astuces de contournement des contraintes ? L’usage des mêmes techniques entraîne-t-il les mêmes effets ? Ce vieux débat sur le déterminisme technologique mériterait aussi quelques éléments de réponse dans un contexte renouvelé de l’économie de services.
5Dans ce chapitre, on commencera par proposer quelques hypothèses sur les rapports entre la déclaration de l’intention de départ et les divers éléments psycho-organisationnels, en faisant appel à des travaux issus de deux courants de pensée : le « contrat psychologique » et « l’école socio-technique ». La deuxième et la troisième parties sont respectivement consacrées à la méthodologie et la présentation des populations enquêtées. La quatrième s’attache à tester nos hypothèses et à présenter les résultats sur les déterminants des choix de projets professionnels. Nous conclurons ce texte par la synthèse de nos principaux résultats, tout en explicitant les limites de notre recherche.
Revue de la littérature et construction des hypothèses
6Il existe une abondante littérature, notamment anglo-saxonne, sur les modèles d’interaction entre l’intention de départ volontaire des salariés, leurs conditions de travail et/ou la satisfaction au travail. D’après Spector cité par Lambert et al. (2001), il y aurait au milieu des années 1990 plus de 12 000 études incluant plus ou moins ces thématiques. Ces interactions étant basées sur des processus très complexes au sein d’une « boîte noire » psycho-organisationnelle, les modèles théoriques ainsi que les questions méthodologiques – telles que les choix d’indicateurs, les protocoles de mesure, le sens de la causalité – font encore l’objet de débats contradictoires parmi les chercheurs de la science du comportement. Nous n’avons pas l’ambition de faire ici un test de plus dans le cadre de la psychologie appliquée ou expérimentale. La présente étude vise plutôt à comprendre quels sont les effets des institutions sur ce processus, en comparant la perception des téléconseillers – situés dans les deux contextes sociétaux différents que représentent la France et le Japon – sur le plan de leurs parcours professionnels.
7Notre cadre théorique se base sur la double perspective qui renvoie, l’une, à la démarche initiée par Hirschman (1970) – « Exit, Voice, Loyality » – enrichie par le courant du contrat psychologique (Rousseau 1995) et, l’autre, à l’école socio-technique comme par exemple les travaux de Davis (1957) sur le « job design ».
8La première perspective nous permet de distinguer les trois types de comportements humains issus de l’interaction entre les employeurs et les salariés dans le cadre du contrat psychologique. Les dispositifs de l’expectation mutuelle qu’un tel contrat suppose, contrairement au contrat juridique de travail qui reste figé, au moins à moyen terme, exigent, pour être soutenables, que se déroule entre les deux parties, en fonction de la dynamique de l’organisation, un processus permanent de ré-interprétation et de réadaptation. Dans ces rapports d’attentes et obligations réciproques, la perception par les employés de dissonances entraîne des dysfonctionnements ou des conflits. La rupture d’un tel contrat suscite diverses attitudes qui vont du rejet/défection au retrait/non-implication en passant par la contestation (Shore et Tetrick 1994 ; Turnely et Feldman 2000). Au contraire, son renforcement accroît la confiance des employés envers l’employeur et leur fidélité à l’organisation.
9Les différents auteurs du courant du contrat psychologique s’accordent sur le fait que la satisfaction au travail, qui peut être interprétée comme une bonne adéquation entre les deux parties, accroît à la fois l’implication des employés dans l’organisation et leur fidélité et, par conséquent, renforce leur intention de rester. À l’inverse, l’insatisfaction au travail, due au non-respect de la logique de réciprocité mutuelle, accroît le risque de défection et augmente le taux de turn-over, selon la méta-analyse de Zhao et al. (2007). L’une des caractéristiques de ce courant, qui s’apparente de près ou de loin à l’école de relations humaines, réside dans la distinction (Macneil 1985) qu’il introduit entre les contrats transactionnels axés sur les échanges socio-économiques et les contrats relationnels orientés vers les échanges psychologiques. Les premiers doivent remplir des obligations réciproques de type effort/compensation monétaire et les seconds, des obligations de type implication/récompense psychologique. Ces auteurs accordent la priorité aux impacts des contrats relationnels sur la motivation « intrinsèque » (Deci et Ryan 1985) des employés, l’autonomie, la confiance, la loyauté, l’engagement organisationnel (Allen et Meyer 1997). En parallèle, ils neutralisent ou minorent souvent les facteurs « extrinsèques » de la motivation liés aux contrats transactionnels, surtout les compensations monétaires. Bien que l’on ne puisse négliger les facteurs de la motivation intrinsèque, la rémunération – pivot central dans la relation d’emploi – constitue, semble-t-il, l’un des facteurs incontournables pour comprendre les comportements de retrait ou de défection des employés à l’égard de l’organisation. Nous n’adopterons pas toutefois la position de l’école de l’économie néoclassique la plus formaliste qui consiste à postuler que, sous hypothèse d’information parfaite, toute mobilité découle des différences dans les niveaux de rémunération, y compris les compensations non-monétaires. La théorie du salaire d’efficience (Akerlof 1981), basée sur le postulat de l’information imparfaite, apparaît plus réaliste malgré le fait qu’elle n’élucide pas le processus de défection. En se référant à Simon (1951), Favereau (1989) met en avant, par différence avec la rationalité substantielle, la rationalité procédurale selon laquelle l’action n’est pas tant fonction de la maximisation du gain monétaire mais de l’adéquation entre l’expectation et la satisfaction que le travailleur tire de son salaire. D’où on tirera la première hypothèse :
10– Hypothèse I : l’intention de mobilité volontaire des salariés dépend, non pas des niveaux de salaires absolus, mais du degré de satisfaction qu’ils en tirent compte tenu de la perception de divers éléments socio-organisationnels.
11L’école socio-technique s’intéresse depuis longtemps aux relations entre conditions d’exercice du travail réel et comportement de résistance individuelle ou collective des travailleurs. Elle s’est historiquement focalisée sur le travail manuel dans la grande manufacture. Mais son apport est intéressant à reprendre dans la mesure où le travail en CC est souvent qualifié, par les théoriciens de procès de travail, de taylorisme du tertiaire. Par exemple, en se basant sur une analyse du travail dans les centres d’appel britanniques, Taylor et Bain (1999) en donnent l’image d’une assembly line in the head entraînant des formes d’usure professionnelle accompagnée de résistances individuelles ou collectives. Toutefois, la production de service a aussi des caractéristiques propres qui la différencient de l’industrie. Contrairement au travail d’usine, l’activité du CC porte directement sur une prestation de services liée à la gestion immédiate de la relation-client. En raison de leur contenu relationnel, ces services ne peuvent pas être complètement standardisés, ils sont donc difficiles à prévoir a priori (Frenkel et al. 1999). La qualité du service, c’est-à-dire la satisfaction ressentie par le client, dépend de cet unique interlocuteur qu’est le téléconseiller. Sa prestation est donc stratégique pour assurer la fidélisation du client. Le système de travail dans les CCs est ainsi marqué par la coexistence d’un contrôle de type bureaucratique porté par l’équipement technico-logiciel et d’un ensemble de normes professionnelles orientées vers l’objectif de qualité du service. Il correspond à une distinction faite par Gadrey (1994) entre rationalité industrielle et rationalité professionnelle dans les activités de services. In fine, les téléconseillers doivent faire face aux ambiguïtés des objectifs productifs et aux tensions entre les critères logistiques et les critères de qualité du service. En soi, ce constat n’est pas original. Il se retrouve dans de nombreuses situations de travail des services, en particulier des services directs aux consommateurs. Mais la situation propre aux CCs exacerbe ces tensions : la rationalisation de l’activité par le système informatique y est très forte et la hiérarchie exerce un contrôle rapproché, alors que la qualité de la prestation dépend uniquement de l’attitude du téléconseiller en situation de face-à-face avec les clients. Donner aux téléconseillers plus d’autonomie sur leur rythme du travail et leur latitude de parole permettrait d’obtenir une meilleure efficience productive, et surtout une plus grande satisfaction au travail qui se traduirait par une réduction de l’intention de départ. On testera donc cette deuxième hypothèse :
12– Hypothèse II : l’intention de départ volontaire décroît au fur et à mesure que l’autonomie dont les salariés disposent sur le lieu du travail augmente.
13Même sous un contrôle strict, ce métier nécessite un fort engagement personnel des téléconseillers : il suppose à la fois une implication cognitive (traitement des informations), relationnelle (satisfaction du client) et émotionnelle (compassion, conflits avec le client, etc.) en temps réel, pour délivrer un service de qualité. Cette situation tendue, génératrice d’un fort stress, crée un environnement de travail parfois extrêmement pesant. De là, découlent l’usure professionnelle, l’épuisement émotionnel, une forte attitude de retrait (absentéisme et défection) et un taux élevé de départs, phénomène largement constaté par nombre d’études. Nous essayerons de vérifier une troisième hypothèse :
14– Hypothèse III : l’intention de départ volontaire s’accroît au fur et à mesure que l’environnement de travail (générateur de stress et d’usure professionnelle) se dégrade.
Méthodologie de la recherche
15L’intention de départ volontaire est l’un des indicateurs qui permet de saisir, non pas la décision finale, mais la posture implicite de l’acteur au sein de la relation d’échange qui se noue dans le contrat psychologique. En particulier, il est souvent utilisé comme mesure d’impact potentiel qui se produira en cas de rupture dudit contrat. Différents auteurs ont ainsi mesuré l’intention de départ volontaire dans cette optique (Coyle-Shapiro et Kesller 2000).
Présentation de l’enquête
Des chercheurs du Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (Lest) ont réalisé, en 2010 et 2011, une recherche comparative entre la France et le Japon sur les salariés des centres d’appels en collaboration avec une équipe de l’Institut de Science Sociale rattaché à Tokyo University (Professeur M. Nitta). Cette recherche portait sur les opinions des teléconseillers sur leurs conditions de travail et d’emploi et sur leurs perspectives en matière de parcours professionnels. Elle a été réalisée selon une méthodologie commune et sur la base d’un questionnaire identique pour les deux pays.
Ce questionnaire a été établi après discussion entre les équipes et traduit dans les deux langues, en respectant toutefois le contexte institutionnel propre à chaque pays. La passation du questionnaire s’est déroulée entre 2010 et 2011, en partie sur un site internet construit à cet effet dans les deux pays, en partie en collaboration avec le syndicat CFDT (F3C) en France et avec sept établissements directement contactés au Japon.
Nous avons obtenu 831 réponses en France et 1 020 au Japon. Les secteurs des télécommunications et les entreprises prestataires de services (outsourcers) sont sur-représentés dans l’échantillon français. Les secteurs financiers, assurances sont sur-représentés dans l’échantillon japonais, les entreprises prestataires y sont sous-représentées. Limités aux seuls téléconseillers, les échantillons se réduisent à 751 pour la France et à 852 pour le Japon.
16Dans le questionnaire, nous avons posé cette question sur l’intention de départ, de façon directe et sous forme de choix unique. Les répondants avaient à choisir entre les trois alternatives ci-dessous :
Souhaiter rester dans le CC actuel.
Souhaiter quitter le CC dans l’avenir.
Souhaiter quitter le CC rapidement.
17On peut considérer que ces choix reflètent, à un instant t et à un état d’équilibre dans le contrat psychologique, la projection qu’ils font de leur parcours professionnel dans l’avenir. Nous donnons à chaque alternative pour laquelle ils ont opté l’interprétation suivante :
L’alternative 1. correspond à la manifestation d’une attitude de fidélité à l’organisation. Elle est synonyme de la volonté de continuer le parcours dans le CC avec un certain degré d’implication personnelle dans le travail, bien que nous ne puissions pas déterminer de quel type d’implication il s’agit.
L’alternative 2. traduit une attitude ambivalente dans laquelle se combinent le sentiment de dissonances diffuses, un retrait relatif par rapport à l’organisation et le doute – qui reste encore en dessus du seuil de tolérance – sur les promesses implicites contenues dans le contrat psychologique. Elle suggère un processus de désengagement qui, combiné avec de bonnes opportunités extérieures par exemple, pourrait se concrétiser en intention plus ferme de départ puis en mobilité effective.
L’alternative 3. correspond à ce que l’on qualifie de « turnover intention » dans la littérature anglo-saxonne. Même si l’intention de départ et le départ effectif doivent être considérés comme deux éléments distincts, un certain nombre de travaux expérimentaux démontrent une causalité forte entre les deux. Ainsi, selon Ajzen et Fishbein (1975, p. 340) « the best single predictor of an individual’s behavior will be a mesure of his intention to perform that behavior ». Dans le même sens, Griffeth et Hom (2000) ont montré que la variable « intention déclarée de départ » est, parmi 35 différentes variables, corrélée le plus fortement avec le départ volontaire constaté. À l’aide d’une méta-analyse, Steel et Ovalle (1984) constatent de même que la corrélation entre l’intention de départ et le départ effectif est supérieur à 0,5. Lambert et al. (2001, p. 233) soutiennent également que la plupart des chercheurs travaillant dans ce champ accepte l’idée que « l’intention de rester avec ou de quitter l’employeur actuel est l’étape cognitive ultime dans le processus de décision du départ volontaire ».
18L’exploitation du questionnaire présentée ici repose sur une analyse économétrique pour laquelle nous avons retenu un modèle « Probit multinominal ». Celui-ci inclut trois catégories de variables explicatives, six variables socio-démographiques (âge, genre, statut marital, diplôme, expérience antérieure, compétence transférable), quatre variables associées aux conditions d’emploi (ancienneté, nature du contrat, salaire, satisfaction à l’égard du salaire), cinq variables concernant les conditions du travail (durée des appels, nombre d’appels par jour, indicateur d’autonomie, indicateur de stress, durée du temps de travail) et deux variables de contrôle (outsourcer ou non, secteur d’activité). En revanche, nous ne disposons pas de variables associées aux opportunités extérieures (emploi, promotion, etc.) qui sont souvent utilisées comme force d’attraction pour la mobilité. On se focalisera donc sur l’examen des conditions internes à l’organisation, sans comparer les forces « pull » et « push » de la mobilité. Quant à la variable à expliquer, la référence de base du modèle est constituée par les salariés qui souhaitent rester dans le CC actuel. Nous mesurons les effets des différentes variables explicatives pour ceux qui déclarent vouloir quitter le CC – c’est-à-dire ceux qui ont donc choisi les alternatives 2 et 3 – par rapport à ceux qui ont choisi la première option.
Données, caractéristiques des enquêtés et construction des variables
19L’analyse prend uniquement en compte les téléconseillers travaillant au front-office et exclut les superviseurs de premier niveau, ce qui nous amène à un échantillon de 730 individus au Japon et de 613 en France.
20Comme le montre le tableau 1, dans le cas japonais, 9,5 % des téléconseillers déclarent vouloir quitter rapidement le CC dans lequel ils travaillent et 45 % songent à partir à terme. Presque la moitié (46 %) souhaite par contre y rester. En France, les téléconseillers qui veulent partir rapidement représentent 17,6 %, le double du Japon. En revanche, ceux qui manifestent l’intention de rester, soit 42 %, ne sont pas très éloignés de la proportion japonaise. Globalement, un peu plus de la moitié des téléconseillers manifeste – à des degrés variables – un souhait de mobilité.
21En ce qui concerne les caractéristiques des salariés, dans les deux pays, les téléconseillers sont majoritairement des femmes : 71 % pour la France et 81 % pour le Japon. Ceci reflète l’un des caractères de cette activité, un des symboles de l’économie de services en montée rapide, qui offre de nombreux postes de travail relationnel aux femmes. Ils sont plus jeunes en France : l’âge moyen y est de 32 ans contre 39 au Japon. Les téléconseillères japonaises se divisent en deux groupes : celui de jeunes femmes célibataires et celui des femmes plus âgées et mariées. En France, les femmes sont plus jeunes, indépendamment de leur statut marital. Une grande majorité des salariés possède un niveau de fin d’études secondaires dans les deux pays. 42 % ont un diplôme supérieur à bac + 2 en France, ils sont 47 % au Japon. Ce haut niveau de qualification est conforme à d’autres constats (Lanciano-Morandat et al. 2006). En ce qui concerne leur passé professionnel, presque la moitié des salariés japonais déclare avoir déjà travaillé dans d’autres CCs alors que seulement un quart d’entre eux se trouve dans ce cas en France. Au Japon, il semble y avoir un marché du travail des téléconseillers plus captif qu’en France.
22En ce qui concerne les conditions d’emploi, on observe de nombreuses différences sauf pour ce qui est de l’ancienneté. En effet, dans les deux pays, la durée moyenne d’emploi dans un CC est courte. L’ancienneté médiane est de 2 ans, et de 1 à 5 ans pour le 1er et le 3e quartile en France. Elle est de 3 ans, et de 1 à 6 ans pour le 1er quartile et le 3e quartile au Japon. Les salariés ayant plus de 8 ans d’ancienneté sont très peu nombreux, aussi bien au Japon (12 %) qu’en France (14 %).
23Les différences reflètent la particularité de chaque contexte institutionnel national. Les deux pays ont construit des régimes juridiques du travail sur des bases historiquement distinctes : la norme du contrat de travail y est différente. En France, le contrat à durée déterminée (CDI) est la règle, quels que soient les secteurs ou les métiers. Le contrat à durée déterminée (CDD) et l’intérim ne représentent qu’une petite minorité, respectivement 5 % et 13 % des emplois. En outre, même s’il s’agit là d’emplois largement féminins, les salariés à temps partiel sont très minoritaires (6,5 %), Tout se passe donc comme si le salariat, dans ce secteur, était composé d’une masse indifférenciée de salariés au statut « garanti » et travaillant à temps plein (71 % des salariés sont employés sous CDI et effectuent 35 à 36 heures de travail par semaine). La situation est radicalement différente au Japon. Parmi les téléconseillers, seulement 11,5 % sont en contrat à durée indéterminée. Par contre, 23,5 % travaillent en contrat à durée déterminée et 65 % sont en intérim. Ce dernier statut ne correspond pas tout à fait à la notion de « travail intérimaire » française, dans la mesure où il implique une forme particulière de sous-traitance. Dans les secteurs bancaires ou des assurances où l’on traite des informations financières confidentielles, la sous-traitance classique à distance est interdite. Les banques et compagnies d’assurance japonaises ont fait le choix de créer par elles-mêmes, souvent au sein même de leurs locaux, un centre d’appel dont la gestion de la main-d’œuvre est confiée aux outsourcers. Ce n’est donc pas l’agence d’intérim, mais les outsourcers qui y envoient leurs propres salariés, y compris les managers. La plupart de ces salariés sont néanmoins embauchés en CDD.
24Le salaire constitue l’un des pivots des relations salariales. Cette variable révèle donc le caractère fondamental du salariat dans chaque pays. L’écart de salaire2 en France reste minime, puisque le différentiel des salaires horaires bruts entre le 1er quartile (8,90 €) et le 3e quartile (10,3 €) est seulement de 1,40 € par rapport au salaire médian de 9,30 €. Le salaire français apparaît extrêmement compact, ce qui signifie qu’il y a peu de marges pour la progression salariale tout au long du parcours professionnel. La convention collective de services Syntec, celle des CCs, ne reconnaît que deux échelons de qualification dans le travail de téléconseiller. En revanche, les salaires horaires bruts des téléconseillers japonais s’échelonnent de 9€8 (1er quartile) à 15,7 € (3e quartile), avec un salaire médian de 13,7 €. Au Japon, les salaires peuvent être très différenciés en fonction de la nature du contrat, de la tâche, de la qualification, ou encore de l’ancienneté, etc. On constate que peu de salariés français sont satisfaits de leur niveau de salaire – 23 % seulement se déclarent « très satisfait » ou « à peu près satisfait » –, alors que les salariés japonais sont majoritairement satisfaits (56,7 %).
25Pour ce qui est des conditions de travail, la densité du travail demeure très différente dans les deux pays. Par exemple, la durée d’appel est nettement plus courte en France qu’au Japon : la durée médiane est de 4,5 minutes en France pour 8,0 minutes au Japon. Ce qui traduit le fait que les téléconseillers français traitent des appels relativement courts mais de façon plus répétitive, contrairement à leurs homologues japonais qui font face à des appels sans doute plus complexes (traitement des plaintes, négociation commerciale, etc.). De même, le nombre d’appels quotidiens est très différent. Il s’échelonne entre 20 et 50 en passant par 25 appels par jour en médiane au Japon, alors qu’en France il est de 60 appels par jour en médiane. Le nombre d’appels quotidiens est nettement inférieur au Japon, du fait que les CCs japonais emploient souvent des salariés à mi-temps : ceux qui travaillent moins de 15 heures par semaine représentent 20 % et ceux qui travaillent entre 15 et 34 heures par semaine, 40 %. Les 40 % restants travaillent plus de 35 heures, mais majoritairement entre 40 et 45 heures par semaine. Contrairement aux employés français dont le temps de travail hebdomadaire est « normalisé », les salariés japonais, surtout les femmes, connaissent des régimes de temps de travail très variés.
26À côté de ces indices classiques, nous avons construit deux indicateurs synthétiques, indicateur d’autonomie et indicateur de stress, à partir de mesures basées sur l’auto-déclaration. Bien que subjectifs, ils permettent de sonder les perceptions des employés sur leurs conditions de travail. L’indicateur d’autonomie est composé de deux variables : usage de script (échelle de 1 à 3) et amplitude de contrôle sur le rythme de travail (échelle Likert de 1 à 5). Il indique la marge de manœuvre dont les téléconseillers disposent pour exercer leur tâche. Après avoir standardisé ces deux variables, nous avons procédé à la sommation des scores. Plus le score final est élevé, plus l’autonomie est grande. Pour mesurer le stress, nous avons retenu 5 items utilisés par le questionnaire Karasek, en les modifiant pour les adapter au secteur étudié. L’indicateur de stress a été construit sur base de l’analyse en composantes principales à partir d’une série de cinq questions :
Avez-vous des troubles du sommeil ?
Vous sentez-vous fatigué ?
Vous sentez-vous dépressif ?
Ressentez-vous des douleurs physiques ?
Vous arrive-t-il d’être agressé au téléphone (par les clients) ?
27Il a été demandé à chacun de répondre à ces questions en cochant une case sur 4 échelons (Likert scale) : 1. très souvent ; 2. souvent ; 3. parfois ; 4. pas du tout.
28Nous avons retenu la première composante, qui explique 58 % de la variance totale au Japon (σ de cronbach =0,86) et 62 % en France (σ=0,80), pour en faire le score de stress. Là aussi, plus ce score est élevé, moins l’environnement du travail est stressant. Enfin, les variables de contrôle introduites dans le modèle sont le statut d’entreprise (CCs internalisés/prestataires) et les cinq secteurs (banque, assurance, industrie, commerce et télécommunications) pour lesquels les téléconseillers traitent l’appel téléphonique.
Résultats et discussion
29Les résultats globaux du modèle « Probit multinominal » sont présentés dans le Tableau 23. Ces résultats permettent de faire ressortir, en premier constat, la coexistence de deux logiques : certaines variables, qui peuvent être qualifiées de générales, interviennent de façon similaire pour les populations enquêtées dans les deux pays ; d’autres, plus spécifiques au contexte sociétal dans lesquels elles s’insèrent, ont un impact seulement dans un des deux pays.
Nota2. Note de lecture : les valeurs du tableau correspondent aux coefficients d’élasticité par rapport à la référence. Par exemple, être âgé d’une année de plus diminue de 0,5 % la probabilité de souhaiter quitter le CC dans l’avenir et de 0,7 % celle de souhaiter le quitter tout de suite en France, par rapport à la probabilité de souhaiter rester. Les pourcentages correspondants sont respectivement de 1,6 % et 0,2 % au Japon.
Constats globaux
30Les variables générales, représentées par l’âge, la compétence transférable, la satisfaction à l’égard du salaire ou l’indicateur de stress, ont des impacts significatifs (au seuil de moins de 3 %) aussi bien en France qu’au Japon. Elles différencient les projets de parcours professionnels, en termes de mobilité (rester ou quitter), que les téléconseillers conçoivent par rapport à leur avenir. Par exemple, ceux qui déclarent posséder une compétence transférable – formée dans les CCs – ont une plus forte intention de départ dans les deux pays, ce qui est tout à fait conforme à la logique économique du capital humain (Becker 1993). On peut supposer que ces téléconseillers ont donc une forte probabilité de quitter leurs CCs, s’ils rencontrent des conditions favorables sur le marché local du travail. L’âge joue aussi un rôle « universel », car la progression en âge tend à diminuer la probabilité de concevoir la mobilité comme parcours professionnel futur : un an de plus de progression en âge réduit de 1,6 % la probabilité de vouloir quitter à terme et de 0,2 % de vouloir quitter rapidement au Japon ; respectivement de 0,4 % et 0,8 % pour la France. L’indicateur de stress, quant à lui, a une forte incidence sur les projets professionnels et, ceci, dans les deux pays. Par ailleurs, le fait d’être satisfait de son salaire diminue de 15 % la probabilité de vouloir quitter à terme et de 8 % celle de vouloir quitter rapidement au Japon, respectivement de 17 % et de 6 % en France.
31Certains variables, spécifiques, ont un impact seulement dans un des deux pays. Dans le cas du Japon, ce sont leurs caractéristiques individuelles – genre, statut marital, diplôme – qui distinguent les téléopérateurs quant à leurs projets professionnels. En France, ces variables individuelles n’ont aucune incidence sur leur intention de quitter l’entreprise ou d’y rester. Ainsi, les femmes japonaises, notamment celles qui sont mariées, sont nettement moins enclines – relativement aux hommes – à déclarer vouloir quitter le CC dans lequel elles travaillent. En d’autres termes, ces femmes, qui travaillent souvent sous CDD, manifestent plus d’attachement à leurs employeurs que les hommes en CDI. Le diplôme joue aussi un certain rôle au Japon, puisque les diplômés de niveau supérieur – par rapport aux détenteurs d’un bac – sont plus enclins à déclarer vouloir quitter le CC qui les emploient. Ceci laisse supposer l’existence, dans ce pays, d’une sorte de segmentation des espaces socioprofessionnels en fonction de variables telles que le genre, l’âge, le diplôme ou encore le statut matrimonial. En effet, ces variables y discriminent les comportements et les aspirations des employés de CCs. Par contre, ces espaces apparaissent relativement plus homogènes en France, à l’exception cependant des diplômés de bac + 4 qui manifestent de fortes intentions de quitter rapidement leur entreprise, et ce sont les conditions d’emploi qui présentent un fort impact sur la différenciation des aspirations des téléconseillers dans ce pays. En effet, les deux variables – la nature de contrat et l’ancienneté – les discriminent fortement en termes de projets professionnels futurs. En premier lieu, les intérimaires et les salariés en CDD ont, relativement aux salariés en CDI, une forte intention de partir, ce qui laisse entendre qu’ils ne souhaitent pas forcément voir renouveler leurs contrats. En second lieu, les employés possédant plus de deux ans d’ancienneté manifestent une plus forte intention de départ que ceux qui ont été embauchés depuis moins de deux ans. Ce retrait relatif des « anciens » signifie, semble-t-il, que les téléconseillers français nourrissent progressivement l’intention de départ, en éprouvant une certaine lassitude au fil du temps. Ce constat va à l’encontre du postulat de Becker (1961) selon lequel l’ancienneté réduit les intentions de partir dans la mesure où elle traduit l’engagement des individus dans l’organisation, accroissant les coûts de séparation (implication contrainte) et la charge psychologique (implication émotionnelle). Au Japon, l’ancienneté n’a pas d’impact significatif, sauf quand elle est supérieure à huit ans.
32Hormis l’indicateur de stress, les conditions de travail ont une faible influence sur les projets de parcours professionnels dans les deux pays. Les variables correspondant aux objectifs quantitatifs à atteindre n’influencent pas ou très peu, du moins directement, les intentions des téléopérateurs. L’autonomie professionnelle n’a aucun effet significatif au Japon. Elle affecte, mais de manière moins nette que le stress, uniquement les téléconseillers français ayant une intention de départ rapide. Manifestement, le problème du stress au travail est beaucoup plus sensible que la question de l’autonomie professionnelle dans l’activité des CCs, même si on ne peut rejeter le lien de causalité entre ces deux variables.
33Par conséquent, il semble que l’hypothèse II relative à l’autonomie professionnelle ne soit pas validée.
Relation entre salaire et satisfaction à l’égard du salaire
34Le modèle retenu dans le tableau 2 ne contient pas la variable « salaire horaire ». Compte tenu de l’endogéneité entre salaire et satisfaction salariale, on a procédé à trois modalités différentes de calcul : une première qui inclut ces deux variables, puis deux modalités qui en excluent chaque fois une des deux. À l’issue de ce calcul, un résultat se révèle concordant dans les deux pays : en soi, le niveau réel du salaire n’a pas d’impact significatif pour discriminer les employés au regard de leurs intentions de rester ou de partir de l’entreprise. Par contre, la perception qu’ils ont de leur salaire, mesurée avec la variable dichotomique « être satisfait de son salaire ou non », s’avère extrêmement significative dans les trois alternatives retenues, résultat qui correspond bien à l’enseignement de multiples travaux expérimentaux. La perception du salaire se nourrit de divers éléments, à la fois objectifs et subjectifs, dont fait partie le niveau réel du salaire.
35Pour clarifier ce point, on s’est demandé, à l’appui d’un modèle ordonné, quels sont les déterminants de la satisfaction salariale, la variable à expliquer étant ici le degré de satisfaction ressentie par rapport au salaire (« très satisfait », « à peu près satisfait », « peu satisfait », « pas du tout satisfait ») ?
Tableau 3 : Satisfaction à l’égard du salaire (Modèle Probit ordonné)
france | japon | |
Coefficients | Coefficients | |
Âge | .018*** | |
Marital statut (cohabite) | - .317*** | |
Diplôme (bac+4 ou plus) | .531* | |
réf. (diplôme bac) | ||
Contrat (intérim) | - .441*** | |
Contrat (CDD) | .425*** | - .456*** |
réf. contrat (CDI) | ||
Ancienneté (2-4 ans) | .267+ | |
Ancienneté (4-8 ans) | .249+ | |
Ancienneté (+ 8 ans) | .319+ | .333* |
réf. (Ancienneté -2 ans) | ||
Log de salaire horaire | - 2.68*** | - .187*** |
Outsourcer | .631*** | .260** |
Number of obs | = 613 | =730 |
Wald chi2 (18) | =225,73 | =118,86 |
Prob > chi2 | =0,0000 | =0,0000 |
Log pseudolikelihood | =-602,518 | =-859,55 |
Pseudo R2 | =0,1720 | =0,0676 |
36Le tableau 3, composé seulement des variables statistiquement significatives, montre d’abord que le modèle explicatif de la satisfaction salariale est mieux adapté au cas français qu’au cas japonais : les variables explicatives introduites rendent mieux compte de la dispersion des degrés de satisfaction relatifs au salaire en France. La question de la rémunération semble constituer l’un des points les plus conflictuels dans les CCs français, alors que les employés japonais expriment plus rarement leur malaise sur ce sujet, ce qui corrobore nos propres enquêtes sur le terrain (Lanciano-Morandat et al. 2005).
37Nombre d’études ont mis en avant l’importance du « salaire relatif » : l’employé perçoit en effet sa propre situation par comparaison, et il se forge son opinion en référence à des critères qu’il fixe lui-même (Kerr 1970). Si l’individu s’estime sous-payé par rapport à son effort – subjectif – ou à ses homologues ayant le même type de travail, il ressent injustice et insatisfaction. Cela renvoie à la problématique de la justice distributive. Cependant, le questionnaire que nous utilisons n’inclut pas de questions permettant d’identifier de groupe de référence ni le degré d’effort dans le travail. Il ne comprend pas non plus de questions relatives aux opportunités externes (salaire de marché, etc.). Il s’agit donc ici d’essayer d’établir les relations – formelles – entre la satisfaction à l’égard du salaire et les différents facteurs socioprofessionnels internes aux CCs. Les résultats les plus notables tirés des modèles ordonnés sont les suivants.
38Tout d’abord, nous observons que le niveau de salaire et le degré de satisfaction sont logiquement bien corrélés : plus le salaire est élevé, plus la satisfaction du salarié à l’égard de sa rémunération est importante. Cette corrélation est forte dans les deux pays, mais nettement plus en France qu’au Japon. De même, travailler chez les prestataires de services (sous-traitants) s’accompagne en général d’une plus grande insatisfaction. Nous observons ensuite que les contextes institutionnels déterminent en partie le niveau de la satisfaction salariale.
39En France, le sentiment de satisfaction est affecté par un diplôme de niveau bac+4 ou plus et par une ancienneté supérieure à 2 ans. Les plus diplômés éprouvent un sentiment de dissonance du fait du niveau faible de salaire, compte tenu de leur qualification. Plus généralement, les employés français semblent se heurter très tôt au plafonnement salarial, leur échelle de progression étant très courte. La quasi-absence de carrière salariale dans les CCs, surtout chez les outsourcers, est donc susceptible de susciter un sentiment d’inadéquation entre l’effort demandé et les salaires, ce qui finit par créer un malaise chez les employés. L’accroissement de l’intention de départ des « anciens » se révèle donc associé au mécanisme désincitatif que produit le faible niveau des salaires.
40En revanche, chez leurs homologues japonais, le sentiment de satisfaction dépend plus des effets sociodémographiques du type âge, statut matrimonial etc. En particulier, la signification du statut marital – qui fonctionne positivement – renvoie au fait que les femmes mariées japonaises ont un espace de choix professionnels limité, à cause de l’interruption de leur vie professionnelle lors des maternités. Au début de leur carrière, elles travaillent souvent comme les hommes, en CDI à plein temps, puis abandonnent assez systématiquement leur travail après la naissance du premier enfant. À la reprise de leur activité professionnelle, elles sont cantonnées dans les segments les plus marginaux du marché du travail ou dans les formes atypiques de contrat, telles que CDD, intérim ou travail à temps partiel. Pour ces femmes, le travail dans les CCs, à proximité de leur domicile, représente souvent une bonne opportunité d’emploi. De ce fait, et même si leur salaire est faible, leur degré de satisfaction peut être élevé, d’où la corrélation forte entre satisfaction salariale et statut marital. Cette même logique se retrouve lorsqu’on compare le degré de satisfaction des salariés en CDI avec celui des salariés en CDD et en intérim. Ces derniers sont plus satisfaits de leur rémunération que les premiers4 alors qu’ils sont nettement moins bien payés qu’eux. Contrairement à la France où les conditions d’emploi des salariés en CDD sont relativement protégées par le Code du travail, les employeurs japonais ont plus de marge de manœuvre pour moduler les conditions salariales en fonction de la nature de contrat, généralement en défaveur des contrats atypiques. Relativement aux hommes, les femmes semblent néanmoins accepter de faibles niveaux de salaires, ou du moins s’y résigner (Dupray et Nohara 2013).
41Pour résumer, nous insisterons sur deux points. Premièrement, l’hypothèse I sur la relation entre le salaire et la mobilité a été largement confirmée : la perception du salaire est un facteur synthétiseur – non seulement du salaire réel, mais aussi des rapports sociaux – qui impacte les projets de parcours professionnels des téléconseillers aussi bien en France qu’au Japon. Deuxièmement, ces relations apparaissent dans leur complexité. Coexistent en effet des facteurs structurels qui définissent, de façon universelle, le rapport entre salaire réel et perception que les salariés en ont, et des facteurs sociétaux qui modifient ces perceptions en fonction des normes ou pratiques sociales dans lesquelles elles s’inscrivent. Ces facteurs forment des ensembles de relations difficiles à démêler. Les contextes institutionnels sont souvent sous-estimés, voire ignorés, dans les approches psycho-cognitivistes, notre recherche comparative donne un nouvel éclairage sur cette relation entre le salaire et l’institution.
Relation entre intention de départ et stress au travail
42Examinons maintenant la troisième hypothèse portant sur les liens entre le stress au travail et l’intention de rester ou de quitter l’entreprise. L’indicateur de stress apparaît très fortement corrélé avec les choix de parcours professionnels, aussi bien en France qu’au Japon ; les coefficients, négatifs, sont statistiquement significatifs au seuil de moins de 1 %, sauf pour l’alternative « quitter rapidement » dans le cas japonais. Ainsi, l’intention de départ volontaire des salariés décline au fur et à mesure que l’environnement de travail devient moins stressant. Plus exactement, l’amélioration d’une unité dans l’échelle de stress contribue à diminuer de 2 à 5 % l’intention de départ. En même temps, elle semble aussi participer au renforcement de la stabilité des employés dans leur CC.
43La relation formulée par l’hypothèse III sur l’intention de départ et le stress s’avère alors confirmée à partir de la modélisation retenue.
44Soulignons principalement le rapport entre les bonnes conditions de travail et la stabilité des employés. La part de ceux qui ont l’intention de rester s’accroît à mesure que les scores de l’indicateur de stress s’améliorent. Cette corrélation peut impliquer deux types de causalité : l’une va d’un « bon » environnement de travail à la stabilisation ; l’autre va, au contraire, de la stabilité des salariés à l’amélioration de cet environnement. Cette dernière logique, appuyée sur la fameuse formule « Voice or Exit » de Medoff et Freeman (1986), signifierait que les téléconseillers font pression sur leur direction pour qu’elle améliore leurs conditions de travail en exprimant leurs opinions sur la pénibilité du travail. Toutefois, – lorsque l’on tient compte du fait d’être syndiqué ou non pour les salariés et de la présence ou non de délégué du personnel dans l’établissement –, ces variables ne se révèlent pas significatives. Outre la faiblesse des forces syndicales dans l’espace économique concurrentiel qui est celui des CCs, la logique de « Voice or Exit » ne semble pas opérante. Par conséquent, le premier type de causalité apparaît le plus plausible : un « bon » environnement de travail (peu de stress, faible pénibilité etc.), quelle que soit l’origine d’une telle situation, contribue substantiellement à renforcer l’attachement des salariés à l’organisation.
Conclusion
45Parmi les trois hypothèses générales que nous avons testées, deux au moins se trouvent vérifiées : l’insatisfaction à l’égard du salaire et le niveau de stress augmentent l’intention de départ volontaire des salariés des CCS en France comme au Japon. La troisième hypothèse concernant l’impact de l’autonomie sur l’intention de départ n’a, quant à elle, pas été validée.
46L’activité des CCs, standardisée par les mêmes technologies et une procédure opératoire semblable, impose en partie les mêmes types de pressions partout où ils sont implantés : la contrainte temporelle, la répétitivité des opérations, l’usure mentale, la compression de coûts salariaux, etc. Ces pressions produisent à leur tour le même type de réactions comportementales de la part des téléconseillers en France et au Japon. L’environnement de travail plus stressant renforce aussi toujours l’intention de départ volontaire des salariés.
47Ces résultats cachent toutefois de nombreuses différences, tant sur le plan des stratégies de gestion des ressources humaines (GRH) des directions que sur celui des perceptions cognitives et psychologiques des téléconseillers. La satisfaction à l’égard du salaire est, certes, dépendante du niveau réel de celui-ci mais elle est aussi très différemment « distribuée » en fonction de la position socio-organisationnelle de chacun, en France et au Japon. Le contrat psychologique est par nature sensiblement dépendant du contexte dans lequel il se conclut. En d’autres termes, la transaction d’un tel contrat est non seulement organisée entre l’employeur et l’employé dans un espace particulier, mais fondamentalement « encastrée » dans un espace sociétal qui le dépasse.
48Les dissemblances les plus remarquables entre la France et le Japon sont associées à des facteurs sociodémographiques : des groupes de téléconseillers en apparence semblables dans les deux pays manifestent des attitudes très différentes, voire opposées, par rapport au stress, à l’autonomie, à la satisfaction à l’égard du salaire, etc. Même dotés de caractéristiques similaires, ils ont des aspirations différentes quant à leur parcours professionnel futur. Ces réactions sont suscitées par les stratégies de GRH qui sont propres à chaque pays et plus largement conditionnées par des logiques qui produisent, de façon originale dans chaque société, les groupes sociaux. Elles sont donc à la fois des résultantes des stratégies de management travail et des « ressources » utilisées par ces dernières. Les CCs tentent de construire une forme d’efficience productive en proposant à des groupes de téléconseillers des contrats psychologiques de différente nature.
49La comparaison internationale permet de sortir d’une approche méthodologique expérimentale qui focalise sur l’interaction homme/organisation en faisant abstraction des rapports sociaux qui l’entourent. L’une des originalités de notre étude est de montrer simultanément les logiques fondamentales des réactions humaines par rapport aux stimuli de base et une variété des perceptions/attitudes humaines forcément médiatisées par les facteurs institutionnels propres à chaque société. Elle comporte cependant plusieurs limites. Tout d’abord, en étant centrée sur les conditions internes à l’organisation notre analyse ne prend pas en compte les conditions externes susceptibles de favoriser la mobilité volontaire, comme le marché local de l’emploi ou les liens entre travail et famille. On peut en effet penser que, dans cette activité qui est très féminisée, l’intention de partir ou de rester risque d’être lourdement tributaire des conditions familiales. Par ailleurs, en considérant seulement deux niveaux d’analyse, individuel et sociétal, on a négligé le niveau de l’établissement (les deux variables de contrôle – secteur, prestataire/internalisé – ne permettant pas d’affiner nos analyses sur ce plan) dont on peut supposer que le contrat psychologique dépend en partie. Enfin, nos données ne nous permettent pas d’élucider les relations entre l’intention « auto-déclarée » de rester ou de partir des salariés et leurs actions effectives (mobilité ou stabilité), que seule une observation longitudinale permettrait de saisir. Ces différentes limites appellent ainsi de nouveaux développements de la recherche.
Notes de bas de page
1 Cet article s’appuie sur les travaux de recherche réalisés dans le cadre du contrat ANR-JSPS (Japan Society for the Promotion of Science) NewDynam (2009-2012).
2 La variable salaire est le salaire horaire transformé en log naturel.
3 Dans ce tableau sont rapportés uniquement les coefficients des effets marginaux des variables introduites dans le modèle.
4 Une autre explication résiderait dans la différence de l’intensité du travail entre ces deux catégories de salariés. L’intensité du travail des salariés permanents est très élevée, avec une durée hebdomadaire du travail excédant les 40 heures et l’exigence de flexibilité. Les salariés non permanents peuvent limiter aussi bien leur engagement physique que leur implication psychologique dans le travail. Ces différences créent des appréciations subjectives différentes sur le rapport effort/compensation, ce qui peut déboucher sur un sentiment négatif chez les salariés permanents.
Auteurs
Chargé de recherche au CNRS - Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail UMR 7317.
Professeur d’économie, Kokushikan University, Tokyo
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