Introduction générale
p. 5-12
Texte intégral
1Au cours des dernières décennies, les modes de régulation du marché du travail et de la relation salariale hérités de la période dite des « Trente glorieuses » ont fait l’objet de profondes remises en cause. Les normes d’emploi et de travail qui avaient jusque là fait système ont été soumises à un vaste processus de décomposition/recomposition, parfois de façon radicale. Les régimes de néo-libéralisation mis en place à partir des années 1980 ont engagé de nombreuses réformes du droit du travail, des systèmes de relations professionnelles et de protection sociale qui ont revu à la baisse les garanties dont bénéficiaient les travailleurs. Ils ont ouvert des possibilités de développement d’emplois moins protégés et plus flexibles. Avec la tertiairisation, c’est aussi la composition sectorielle de l’économie qui s’est transformée, entraînant elle-même des modifications dans les modes de gestion de la main-d’œuvre et dans l’organisation de l’activité productive. Contrairement à ce qui avait été envisagé dans les années 1980, l’offre d’emplois peu ou non qualifiés n’a pas décru dans les pays développés : ce sont en effet les secteurs des services dans lesquels ils se concentrent qui ont porté la dynamique du marché du travail. Les entreprises se sont réorganisées (internationalisation, externalisation et sous-traitance…) et, à la recherche de plus de flexibilité et d’une minimisation de leurs coûts, elles ont réduit leurs engagements vis-à-vis de leurs salariés. Le phénomène de mondialisation a accru la mise en concurrence des travailleurs situés dans des zones géographiques parfois éloignées, la circulation des personnes et l’entrée dans le salariat de populations encore peu concernées (femmes et populations rurales migrantes par exemple), développant par là de nouvelles offres de travail.
2Dans l’ensemble des pays développés, émergent ainsi et se cristallisent de nouvelles segmentations sur le marché du travail et de nouvelles divisions sociales. Un processus de dualisation s’opère. Il se traduit par une polarisation grandissante, séparant, d’un côté, les « insiders », dont l’emploi leur assure un revenu et des protections sociales stables et de relatif bon niveau et, de l’autre, les « outsiders », au chômage ou occupant des emplois de faible qualité. Tout un pan de la population active connaît aujourd’hui des conditions d’emploi et de travail dégradées : bas salaires, précarité (contrats temporaires, temps partiel), protections sociales réduites, déclassement…
3C’est sur ces catégories de travailleurs aujourd’hui confrontées à la recomposition des normes d’emploi et de travail que repose la trame de cet ouvrage : jeunes générations entrant dans la vie active (textes de A. Gilson et de N. Moncel et V. Mora), travailleurs migrants occupant des emplois peu qualifiés dans le nettoyage, l’aide à domicile ou le bâtiment (textes de C. Nizzoli et de A. Lendaro), travailleurs des zones grises de l’emploi (textes de A. Lamanthe et de P. Bouffartigue), travailleurs éduqués des nouveaux services confrontés au travail taylorisé et à bas salaire (textes de H. Nohara et M. Nitta et de M. Da Cruz). Quelles expériences ces populations font-elles sur le marché du travail ? En retour, que peuvent nous enseigner ces nouvelles « figures » sur les dynamiques d’ensemble et sur les segmentations qui s’opèrent au sein du salariat ?
4Issus de recherches réalisées au sein du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST), les textes sont rassemblés autour de trois principales clés de lecture. Le comportement des populations sur le marché du travail en constitue la première. Cela signifie que l’analyse des dynamiques en cours est ici réalisée à partir de l’offre de travail émanant des personnes plutôt qu’à partir de la demande formulée par les entreprises. Elle consiste à considérer que toutes les catégories de travailleurs évoquées dans les travaux présentés, y compris celles qui sont placées dans des positions pouvant apparaitre comme particulièrement dégradées, sont des acteurs potentiels – certes à des degrés divers – à la fois du marché du travail et sur ce marché. Ces travailleurs possèdent une latitude d’action et des marges de manœuvre pour faire face aux situations qu’ils rencontrent, ils sont en capacité de déployer des stratégies, des formes d’inventivité et/ou de résistance. Dans la mesure où ils sont ainsi à même de s’adapter aux normes dominantes et de composer avec elles, mais aussi de se les approprier et de les détourner, ils participent aux transformations de ce marché et à l’émergence de nouvelles réalités. Dans les textes regroupés dans cet ouvrage, l’attention est portée aux normes, représentations et valeurs de ces travailleurs, aux attentes qu’ils formulent au regard de l’emploi et du travail et vis-à-vis des cadres institués (les politiques publiques, les organisations syndicales notamment), à la vision qu’ils ont de leur latitude d’action ou encore de l’expérience qu’ils font sur le marché du travail et dans l’emploi.
5Considérer ces populations comme des acteurs invite assez directement à envisager l’offre de travail dans ses dynamiques. La seconde clé de lecture qui fédère les travaux présentés dans l’ouvrage consiste ainsi à s’intéresser aux trajectoires, parcours et mobilités des travailleurs. Il s’agit de mettre l’accent sur la façon dont ceux-ci répondent à des contraintes, mettent en œuvre des stratégies, saisissent des opportunités et se projettent dans l’avenir pour faire face aux situations qu’ils rencontrent au fil du temps. Pour ce faire, ils mobilisent différents types de ressources, puisant dans les cadres institutionnels, des réseaux différenciés, dans les soutiens familiaux et associatifs selon des modalités qui varient elles-mêmes dans le temps. Les comportements des personnes sur le marché du travail et les positions qu’elles y occupent ne sont pas figés. Dans leurs parcours, on voit s’articuler stabilité et précarité de l’emploi avec les conceptions que s’en font ces travailleurs. On voit comment le sens qu’ils donnent aux différentes situations qu’ils sont amenés à vivre dépend aussi de facteurs objectifs qui orientent et soutiennent les dynamiques dans lesquelles ils s’inscrivent.
6Les contextes sociétaux dans lesquels les trajectoires individuelles en question s’insèrent jouent un rôle structurant. C’est la troisième clé de lecture privilégiée dans cet ouvrage qui rend compte de trajectoires observées dans différents pays (France, Italie, Mexique, Japon) ou au croisement de différentes réalités nationales à travers les mobilités internationales. Cette prise en compte de la dimension internationale – que ce soit via la comparaison ou par la mise en perspective de réalités s’inscrivant dans des contextes sociétaux différents – apporte un éclairage particulier sur la façon dont les institutions nationales structurent les normes d’emploi aussi bien que les transformations que celles-ci connaissent. Les textes montrent aussi la façon dont les parcours individuels s’insèrent dans des cadres institués qui représentent tout autant un ensemble de contraintes, de ressources et d’opportunités pour les travailleurs et la façon dont, en retour, les comportements que ceux-ci adoptent sur le marché du travail contribuent à la transformation de ces cadres. Dans le cas de la mobilité internationale ou de la migration plus particulièrement, on peut voir comment les trajectoires se déroulent à l’articulation entre différents contextes nationaux et « en jouent ».
7À travers les textes de cet ouvrage, se profilent ainsi de nouvelles figures du salariat qui, avec le début de ce xxie siècle, émergent des bouleversements associés tant à la mondialisation néo-libérale qu’aux configurations socio-économiques et politiques se mettant en place à l’échelle mondiale. Circulations des capitaux, des biens, des personnes et des idées créent de nouvelles interdépendances entre pays et entre travailleurs qui, à travers des normes d’emploi suivant partout la même tendance, les mettent à la fois en concurrence et les associent dans des sorts communs. Quatre figures de travailleurs sont plus particulièrement explorées dans les textes. La première est celle des salariés des récents secteurs « emblématiques » de l’économie des services, à savoir les centres d’appels. Ceux-ci en effet concentrent les caractéristiques des types d’activités qui ont pris de l’ampleur dans les années 2000 autour de nouvelles stratégies économiques. Ils possèdent d’emblée une dimension internationale avec une implantation off shore pour nombre d’entre eux, dans laquelle se combinent la recherche de moindres coûts et la mise au travail de nouveaux profils de main-d’œuvre dans les pays du sud. Ils renouvellent les questions traditionnelles de la sociologie du travail, notamment sur la taylorisation, ici posée dans le contexte d’une activité de service, engageant une relation avec le client. Ils sanctionnent l’apparition de nouvelles figures internationales du travailleur des services standardisés. Les centres d’appels sont aussi le lieu d’une confrontation et de concurrence entre des mains-d’œuvre dont les niveaux de formation, les aspirations et les stratégies de mobilité diffèrent. H. Nohara et M. Nitta abordent cette figure du téléopérateur dans le cadre d’une comparaison France-Japon. Ils montrent de quelle façon les contextes sociétaux continuent de modeler, y compris dans ce secteur particulièrement internationalisé, les relations que les salariés entretiennent avec leur entreprise et l’attachement dont ils font preuve à son égard. Les trajectoires individuelles, perçues ici à travers l’expression des désirs de mobilité des salariés enquêtés, restent en effet fortement différenciées entre la France et le Japon. Par ailleurs, les différenciations observées au sein de la population des téléopérateurs renvoient aux formes de mobilisation et de segmentations de la main-d’œuvre propres à chaque pays, notamment en relation avec les positions différenciées qu’y occupent, dans chacun d’eux, les hommes et les femmes. Dans son texte, M. Da Cruz s’intéresse à la façon dont les caractéristiques des centres d’appels font écho aux mobilités de jeunes travailleurs sur le marché du travail. Il montre en effet comment des centres d’appels bilingues installés au Mexique et travaillant en direction du marché nord-américain offrent à de jeunes migrants de retour des États-Unis des opportunités nouvelles. Dans ces entreprises, ils peuvent en effet valoriser certaines compétences qu’ils ont acquises durant leur séjour dans ce pays, notamment aux plans linguistiques et culturels. Ces caractéristiques qui leur sont spécifiques, et qui tiennent particulièrement à leur parcours migratoire, leur permettent d’accéder à des conditions d’emploi et de salaire qu’ils n’auraient pas pu espérer ailleurs. Car ces jeunes sont moins diplômés que la moyenne des salariés employés par les centres, souvent des étudiants en cours d’études supérieures. Dans le même temps, les possibilités de mobilité sur le marché du travail conservent à leurs yeux une forte connotation positive, motivée par leur désir de pouvoir un jour repartir aux États-Unis. Au regard de ce projet, la stabilité d’emploi que leur offrent ces entreprises en leur ouvrant des possibilités de promotion interne représente un contre modèle pour nombre d’entre eux.
8Les travailleurs migrants constituent la deuxième figure explorée. Ces travailleurs répondent massivement à la demande de travail des secteurs les moins qualifiés des systèmes productifs des pays du nord. Ils expérimentent de nouvelles segmentations de l’économie mondialisée dans laquelle ils alimentent les activités les plus dévalorisées et les moins visibles, travaillant souvent en marge de la légalité dans les pays d’accueil. C’est au regard du rapport que les migrants entretiennent avec certaines institutions des pays d’accueil que les textes de A. Lendaro et C. Nizzoli abordent cette figure, dans une perspective comparative entre la France et l’Italie. Le premier de ces deux textes expose le parcours suivi par des migrants travaillant dans les secteurs de l’aide à domicile et du bâtiment, dans les deux pays. Il fait ressortir la façon dont les contextes institutionnels fixent un cadre du possible pour ces travailleurs, notamment à travers les politiques différentes de régularisation qui s’y déploient et conditionnent pour partie leur devenir. Mais celui-ci se joue aussi au niveau local en s’insérant dans des relations et réseaux sociaux dans lesquelles les migrants trouvent, ou pas, les ressources susceptibles de leur offrir certaines marges de manœuvres pour accéder à une position stabilisée et à une meilleure situation, d’ailleurs toujours plus ou moins réversibles. C. Nizzoli s’intéresse aux rapports qu’entretiennent syndicats (en l’occurrence CGT et CGIL) et travailleurs étrangers du secteur du nettoyage industriel, en France et en Italie. D’un côté, confrontés à ces nouvelles figures de travailleurs dans une activité encore peu investie par eux, les syndicalistes ont du mal à se faire l’écho des revendications de ces salariés « du bas de l’échelle », majoritairement d’origine étrangère et embauchés sous statut précaire par des entreprises sous-traitantes. Le mode de structuration différencié des syndicats dans les deux pays leur donne cependant des capacités différentes pour les prendre en considération : entre une posture revendicative dans le cas français et une posture de prestation de service dans le cas italien. D’un autre côté, ces travailleurs expriment des attentes vis-à-vis de ces institutions, attentes qui sont elles-mêmes orientées par ce positionnement propre à chaque syndicat et, ce faisant, par l’offre qui leur est faite. Pourtant, dans les deux cas, une distance persiste entre ces travailleurs du nettoyage industriel et les syndicalistes. En France, c’est leur ignorance de la loi et leur faible expérience du salariat qui en est à l’origine, par contraste avec la position revendicative des militants et des permanents syndicaux. En Italie, cette distanciation tient plutôt au caractère bureaucratique de l’organisation syndicale étudiée.
9La troisième figure est celle que composent les jeunes générations. Leur position au regard de l’emploi est aujourd’hui un révélateur puissant de la façon dont se déploient de nouvelles normes de recrutement et de carrière. De nombreux travaux ont en effet montré que les jeunes en sont les vecteurs privilégiés. Sur le marché du travail français, les nouveaux entrants constituent le principal canal par lequel se diffusent les formes de l’emploi précaire et, de ce fait, leur situation sur le marché du travail peut se faire l’écho d’une inflexion de l’ensemble de la relation salariale. A. Gilson s’intéresse à la façon dont les jeunes expérimentent et vivent leurs situations sur le marché du travail. Quels rapports entretiennent-ils avec la norme de l’emploi stable et quelles perceptions en ont-ils ? C’est la question que traite l’auteur à partir d’une recherche sur des jeunes suivant un cursus de formation de conseiller financier par alternance. Des positions différenciées vis-à-vis de la stabilité de l’emploi caractérisent ces derniers. Si certains sont en quête de stabilité, celle-ci repose cependant sur une pluralité de visions de ce qu’elle recouvre et des voies à prendre pour y accéder (accès à un CDI versus construction d’une employabilité). Les représentations des jeunes ont à voir avec leurs expériences antérieures et elles se construisent aussi dans le rapport avec leur entourage proche tout comme elles évoluent au cours du cursus de formation dans lequel ils sont engagés. La norme de l’emploi stable est ici retravaillée par les jeunes, ils se l’approprient tout en la combinant à un vécu principalement marqué par l’expérience de l’incertitude qu’ils font sur le marché du travail. À partir de l’exploitation d’une enquête quantitative sur l’entrée dans la vie active, N. Moncel et V. Mora font pour leur part ressortir la diversité des parcours suivis par les jeunes. Sur cette base, ce sont les écarts à la norme dominante de l’emploi qui prévaut en France, l’obtention d’un CDI, qui sont mis en évidence. La typologie proposée fait ressortir que, au cours de leurs sept premières années de présence sur le marché du travail, certains jeunes rentrent sans trop de difficulté dans cette « normalité », même si c’est dans des temporalités plus ou moins longues et dans des conditions elles-mêmes différentes (niveau de salaire et temps de travail notamment). D’autres, rencontrant l’emploi précaire, de faibles salaires et le temps partiel, expérimentent de nouvelles normes d’entrée sur le marché du travail. Enfin, pour certains, la trajectoire d’entrée dans la vie active est marquée par une difficulté durable dans l’accès à l’emploi.
10Les travailleurs de l’informel constituent la quatrième figure mise en exergue ici. Elle donne l’occasion de revenir sur certaines catégories d’analyse qui visent à rendre compte des dynamiques de la relation salariale et des trajectoires individuelles. Les notions d’informalisation et de précarisation sont ainsi mises en perspective et discutées. Si la première notion est plutôt utilisée pour caractériser les processus en cours dans les pays du sud et la seconde considérée comme plus appropriée pour les pays du nord, ne faut-il pas renverser les regards et les points de vue ? En définitive, n’observe-t-on pas au nord comme au sud des tendances similaires mais qui suivraient des voies différenciées ? C’est la question à laquelle A. Lamanthe répond en explorant les évolutions du marché du travail d’une zone développée du nord du Mexique, qui sont rapportés ici à un processus d’informalisation de la relation salariale formelle. Dans ce contexte, on observe des trajectoires centrées sur le travail informel qui, dans certains cas, concernent des travailleurs qualifiés y trouvant davantage leur compte que dans l’emploi formel quand, pour d’autres, il s’agit de stratégies de survie. La mise en perspective des réalités mexicaines avec celles de la France fait ressortir la façon dont des situations similaires sont qualifiées de façon différente en relation avec les processus de catégorisation, à la fois juridique et savante, propres à chaque pays. Dans son texte, P. Bouffartigue s’interroge, de la même façon, sur certaines catégories construites pour rendre compte des tendances en cours. Il s’agit de revenir en particulier sur la notion de précarisation du salariat largement mobilisée pour caractériser la situation présente. En insistant sur les différentes dimensions qui la composent et permettent de la définir, il attire l’attention sur le fait qu’elle renvoie à des sens et à des vécus différenciés, à des combinaisons multiples qui invitent à une appréhension plus complexe des réalités qu’elle recouvre. Mais la notion de précarité peut aussi être caractérisée par rapport à la notion d’informalité, aux usages différenciés qui en sont faits dans les pays du nord et dans les pays du sud et aux usages qui en sont faits par les travailleurs eux-mêmes. Ces catégories renvoient à des réalités, des expériences et des mondes sociaux hétérogènes. Elles désignent cependant des couples d’opposition – stable versus précaire, formel versus informel – entre lesquels existent un continuum de situations entrelacées et plus ou moins hybrides. Et ce sont bien ces combinaisons qui semblent les plus à même de rendre compte des expériences que font aujourd’hui les travailleurs dans leurs trajectoires. Comment alors envisager des possibilités de résistance pour des travailleurs confrontés aux processus de précarisation et d’informalisation ? Guidées par quelle norme d’existence souhaitable ? Et sur la base de quelles formes de solidarité ?
11De façon transversale à ces nouvelles figures du salariat, les textes apportent un double éclairage sur les dynamiques en cours au sein des marchés du travail et sur les processus de segmentation qui traversent aujourd’hui le salariat. Plus largement, en les abordant à partir des trajectoires des individus et dans une perspective internationale, les textes renouvellent le regard, tant sur les enjeux et réalités que ces dynamiques recouvrent que sur les catégories généralement proposées pour les analyser.
12La notion de stabilité de l’emploi, en premier lieu, est interrogée en tant que norme institutionnelle et sociale prégnante dans toutes les sociétés salariales qui caractérisent les pays pris en considération ici. Cette norme salariale s’est particulièrement fragilisée dans la période récente. Le recours aux formes précaires d’emploi s’est tendanciellement développé dans les pays occidentaux même si les modèles nationaux de flexibilité du travail et de l’emploi restent différenciés. L’hétérogénéisation de la relation salariale peut être lue au travers du développement de ces formes dites particulières d’emploi, dans les pays du nord du moins. Si la norme de l’emploi stable se délite, tant d’un point de vue juridique que dans les pratiques des entreprises, c’est aussi dans le rapport des individus à cette norme et dans la représentation qu’ils s’en font que ces changements trouvent leur origine. Les textes rassemblés ici montrent, en effet, qu’elle est elle-même travaillée, en retour, par le comportement des individus sur le marché du travail. De ce point de vue, le cas des jeunes générations évoqué dans les textes de A. Gilson et M. Da Cruz est particulièrement révélateur. Sans véritablement remettre en cause la centralité du CDI comme norme de stabilité en France, A. Gilson montre que la coexistence de plusieurs types de rapport à la stabilité chez des jeunes gens placés dans une même position dépend fortement des caractéristiques de leur parcours antérieur. Le rapport à la stabilité peut également se lire au travers des parcours passés quand il s’agit de jeunes mexicains ayant migré aux États-Unis et de retour au Mexique. Leurs trajectoires « transnationales » sont l’occasion de la construction en propre de compétences qu’ils font valoir auprès de centres d’appels implantés au Mexique et leur permettent de saisir les opportunités d’emploi plus favorables mais qu’ils ne perçoivent pas nécessairement comme durables. De leur côté, les centres d’appels étudiés par H. Nohara et M. Nitta apparaissent comme de véritables laboratoires pour éclairer le rapport des salariés à la stabilité à travers la façon dont ils sont confrontés à de nouvelles normes d’emploi et dont ils les intègrent, perçue notamment à partir de leurs désirs de mobilité. Le rapport à la stabilité est pour partie déterminé par les conditions de travail, stressantes et largement pathogènes dont les effets sont semblables au Japon et en France mais il est surtout largement dépendant de l’engagement salarié-employeur dont la force et le sens découlent des contextes sociétaux dans lequel il s’est construit. Au Mexique, on voit comment des situations d’emploi informel peuvent paraître préférables à celles qui sont offertes dans le secteur formel, car apportant davantage de stabilité et un meilleur revenu.
13Ce sont ensuite les réalités françaises qui sont questionnées à partir de points de vue comparatifs et/ou décentrés. En quoi ces réalités relèvent-elles de spécificités sociétales tout en s’inscrivant dans des tendances générales ? Les textes font ressortir la permanence et l’importance de l’impact des régulations institutionnelles dans notre pays, tant dans le fonctionnement du marché du travail que dans les modes de gestion des entreprises. De la même façon, elles apparaissent centrales dans le comportement des individus sur le marché du travail et dans leur trajectoire. Dans le texte de A. Lendaro, les dispositifs de politique publique sont en France des ressources de premier ordre pour les migrants quand, dans le cas italien, ces derniers s’appuient plutôt sur des solidarités locales. Dans les deux pays, les politiques de régularisation jouent un rôle central dans les trajectoires. Les cadres institués conservent un caractère structurant, à tout le moins dans notre pays. Pourtant, la mise en perspective avec certains pays d’Amérique latine, considérés ici comme des avant-gardes sur le front du délitement des régulations institutionnelles, invite à nuancer le regard. Dans les textes de P. Bouffartigue et de A. Lamanthe, les processus d’informalisation de la relation salariale en cours dans ces pays peuvent être mis en balance avec certaines formes d’institutionnalisation de la précarité, à travers l’intégration croissante dans le droit de formes dérogatoires. Par ailleurs, pour nombre de migrants sans papiers, l’étude de leurs trajectoires montre que l’emploi informel constitue un passage obligé, faisant ressortir que, au-delà, ou plutôt en deçà de l’abondance des formes de régulations juridiques spécifiques au cas français, se construisent aujourd’hui de puissants marchés du travail informels. Ainsi, si on peut considérer que les cadres sociétaux institués restent opérants, l’intérêt porté à des dynamiques sous-jacentes, moins visibles car relevant de registres informels, permet de montrer qu’ils sont aussi en train de se transformer en profondeur.
14 Enfin, ce sont ces figures nouvelles du salariat qui font elles-mêmes l’objet d’un déplacement du regard. Ces figures, nous l’avons dit, relèvent massivement de ce qu’on pourrait appeler, avec S. Paugam, du « salariat de la précarité »1. Pourtant, en mettant l’accent sur les capacités d’action des travailleurs et en les considérant à partir de leurs trajectoires, les textes nous invitent à revenir sur cette catégorisation. Ils nous permettent d’observer que les positions sur le marché du travail ne sont pas toujours figées et que les situations précaires ne se lisent pas de la même façon selon qu’elles sont considérées en statique ou en dynamique. Pour certains travailleurs, se trouver à un moment donné dans une situation précaire ne constitue qu’une étape dans une trajectoire, une sorte de marche pied qui rend possible l’accès à d’autres positions plus favorables. Pour d’autres, à l’inverse, elle peut aboutir à un enfermement dans la précarité. Les figures de travailleurs rencontrées dans les textes renvoient à une diversité de positions qui oscillent entre les deux pôles que constitueraient, d’un côté, le salarié « marchand de sa force de travail » évoqué en son temps par B. Mottez2 et, de l’autre, le « salariat bridé » évoqué par Y. Moulier Boutang3. L’approche en dynamique éclaire le cheminement de salariés qui, au cours du temps, transitent potentiellement de l’une à l’autre de ces figures. Entre le cas des femmes employées dans les services domestiques dont les conditions s’approchent potentiellement du salariat bridé et celui des jeunes mexicains de retour dans leur pays, les situations contrastées des travailleurs migrants abordés dans les textes de M. Da Cruz, A. Lendaro et C. Nizzoli en fournissent une illustration. Au final, ces nouvelles figures de travailleurs sont elles-mêmes mouvantes et l’intérêt des textes réunis dans cet ouvrage est de donner quelques éléments de compréhension sur ce qui permet, ou pas, les passages d’une situation à l’autre. Les différents modes d’articulation entre les trajectoires individuelles et les contextes sociétaux en constituent les principales clés de compréhension.
Notes de bas de page
1 S. Paugam, 2000, Le salarié de la précarité, Paris, PUF.
2 B. Mottez, 1966, Système de salaire et politiques patronales. Essais sur l’évolution des pratiques et des idéologies patronales, Paris, Éditions du CNRS.
3 Y. Moulier Boutang, 1998, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, PUF.
Auteurs
Professeur de sociologie, Aix-Marseille Université - Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail UMR 7317.
Maître de conférences en économie, Aix-Marseille Université - Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail UMR 7317.
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