Le Languedoc
Un territoire fondé sur son histoire
p. 225-240
Texte intégral
1Cette modeste contribution ne prétend qu’à souligner combien la connaissance historique et la mise en perspective temporelle constituent une voie incontournable d’étude d’un territoire, et ce, quelle que soit sa taille, depuis le plus petit « pays » (au sens des géographes et des historiens), jusqu’aux espaces supranationaux. Une telle démarche, que nous qualifierons de « héraclitéenne », se veut comme un amendement, plutôt qu’un dépassement, du mainstream d’études régionales. Dans la suite du chapitre, le cas du Languedoc sera présenté comme particulièrement exemplaire d’une relation espace-temps dans laquelle l’espace a été particulièrement modelé par l’Histoire, tant en termes de pratiques d’échanges, marchands ou autres, que de mentalités et de valeurs, fondant un éthos finalement très complexe.
2Les débats sur la réduction du nombre de régions, censée leur donner une plus grande lisibilité internationale, a révélé les crises d’identité, largement liées au poids de l’Histoire. Ainsi, l’intégration de la région nantaise à l’entité bretonne a soulevé de vifs débats, liés notamment au rattachement de la Bretagne au Royaume de France par le mariage d’Anne de Bretagne. En ce qui concerne le Bas-Languedoc, le rattachement au Haut-Languedoc (Midi-Pyrénées) a même suscité un contre-sens historique, un célèbre professeur ayant cru bon de se référer à la Septimanie, comme constituée au VIIe siècle des deux Languedoc, alors qu’au contraire, le royaume wisigoth était limité aux seules frontières de l’actuel Languedoc-Roussillon.
3On connait la situation qui s’est instaurée dans le Languedoc-Roussillon depuis les années 1960. De multiples évènements ont présidé aux bouleversements dans l’échiquier économique, social, politique du territoire. L’expansion du territoire montpelliérain a d’abord été le résultat de l’appel du Sud, observé sur la Méditerranée, mais facilité par des espaces encore vides et préservés comme le Littoral, où l’État a joué le rôle d’aménageur. Ensuite, le Languedoc a accueilli de nombreuses communautés conformément à une tradition pluri-millénaire. On citera les « gabatches » et autres Aveyronnais descendus de leurs montagnes, les Italiens, pêcheurs ou sauniers, les Espagnols, maraîchers, les Maghrébins, ouvriers agricoles et maçons, etc. Il faut citer également les communautés victimes de conflits, entre autres les Arméniens, les Républicains espagnols, les Pieds Noirs et Harkis, etc. Certaines sont présentes depuis des temps immémoriaux, telles les communautés juives (comme en témoignent le Mikvé du xiie siècle à Montpellier, alors que la ville de Lunel aurait été créée par une colonie juive au ie siècle après J.-C.), arabes (viie siècle, Narbonne, incursions sarrazines) et gitanes.
4De nos jours, la Région est confrontée à de multiples problèmes, comme le déclin des villes moyennes (Nîmes ou Perpignan y compris) et la désindustrialisation, et en même temps, elle s’est ouverte à de multiples opportunités, autour notamment des nouvelles technologies, du poids croissant des services, d’entrée dans l’économie-monde, etc. Mais la façon dont elle y répondra s’appuiera sur le poids de son Histoire, très loin de la vision économiste « punctiforme » dénoncée très tôt par L’Huillier (1965). Pour des raisons « d’espace et de temps », mais aussi épistémologiques, nous nous limiterons à une conception herméneutique de l’Histoire, qui exclut l’examen de la période contemporaine.
Le territoire, lieu héraclitéen du lien espace-temps
5Les sentences attribuées au philosophe éphésien Héraclite sont souvent invoquées pour souligner combien nous sommes tributaires du Temps. L’Histoire est faite d’histoires, d’évènements successifs qui recèlent en eux-mêmes des tensions a priori tout autant destructrices que constructives. L’Histoire du Languedoc en est une vivante illustration. Il y a quelque cent ans, Fernand Léger écrivait en 1947 : « Nous vivons une époque dangereuse et magnifique dans laquelle s’enlacent désespérément la fin d’un monde et la naissance d’un autre […]. Un « nouvel espace » semble apparaître dans lequel une jeunesse de vingt ans évolue en cherchant de nouveaux points d’appui. En reste-t-il ? L’esprit critique et la poussée créatrice sont face à face, dans une bataille redoutable. Il faut je crois fouiller le Moyen Âge pour retrouver des temps aussi dramatiques » (Catalogue de l’exposition du Centre Georges-Pompidou, 1997). Ces propos auraient pu être tenus à bien d’autres époques de notre Histoire, et notamment la nôtre. Chacune des innovations de rupture aura révolutionné à sa façon la conception et la pratique de l’espace. Plus généralement, elles constituent, à chaque période de l’histoire de l’Humanité, et plus proche de nous, de l’histoire industrielle, un facteur déterminant de structuration d’un milieu. Elles délimitent la frontière du dedans et du dehors, ainsi que leurs interactions.
Le territoire : à la recherche de son histoire
6Toutes ces évolutions s’inscrivent dans une dimension temporelle. Par générations successives, leur accumulation contribue à forger l’identité actuelle, et par essence fugitive, d’un territoire. Le terroir se fonde ainsi sur un terreau dont l’accumulation organique est faite autant de matières en décomposition que de matériaux en émergence. Or, force est de constater que les travaux en matière de territoires, sur les régions, sont avant tout centrés sur l’observation, tant positive que normative, de l’existant, voire d’un paradigme de structuration de l’espace, comme, par exemple, les districts industriels, les systèmes productifs locaux, voire les stratégies territoriales de filières. Et ceci, alors que le territoire est l’aboutissement provisoire d’un ensemble d’évolutions de divers ordres, qui aboutissent à l’éthos qui singularise tel espace contemporain.
7Héraclite d’Ephèse (Solovine, 1931), dans la plus célèbre de ses sentences (87), énonce qu’« on ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve », et précise (11) que « ceux qui descendent dans les mêmes fleuves reçoivent constamment de nouveaux courants d’eaux ». De surcroît, annonçant la dialectique hégélienne, Héraclite dit (50) que les hommes « ne comprennent pas comment ce qui s’oppose est d’accord avec soi : harmonie de tensions opposées, comme de l’arc et de la lyre », en sorte que (9) « les unions sont choses entières et non entières, concorde et discorde, harmonie et désharmonie ». Sous l’emprise du temps, les changements sont à la fois destructeurs et constructeurs de l’espace. Dans l’histoire de l’Humanité, les (r) évolutions dans les modes de transports des hommes et des choses sont au cœur des changements profonds de civilisation, à mesure qu’ils contribuent, tant à l’extension du « dehors » (échanges inter-spatiaux) qu’au bouleversement du « dedans » (hiérarchies intra-spatiales).
8Qu’elles soient positives (constats) ou normatives (aménagements), nombre d’entre elles font l’impasse sur le poids de l’Histoire, au sens de Braudel (1979), c’est-à-dire en y incluant une herméneutique des « petits faits ». L’espace est le plus souvent étudié selon une certaine logique (économique, géographique, ethnologique, etc.). Il s’agira de recueil d’observations, venant le cas échéant à l’appui d’hypothèses attendant une validation empirique, ou pouvant déboucher sur des conclusions ayant valeur prescriptive. Mais il s’agira également de « modèles » chargé de typifier des formes existantes ou potentielles d’identités spatiales. De tels modèles d’aménagements concernent aussi bien l’espace rural qu’urbain, ainsi que leurs relations au travers des réseaux de communication. Ceux-ci constituent par excellence le lien, et le lieu communs qui relient les espaces entre eux. Facilitant les déplacements et les échanges de toute nature, ils peuvent aller jusqu’à présider à la constitution du tissu spatial, à l’organiser.
La dynamique du territoire : un modèle du vivant
9La réflexion théorique, voire philosophique, sur cette relation espace-temps est somme toute relativement récente, et, à notre sens, en retard par rapport à la constitution pratique de l’économie-monde, telle qu’elle est développée, par exemple, par Braudel (1979). On serait tenté de voir en Richard Cantillon un pionnier d’une généralisation empirique des pratiques de l’échange dans l’espace, fondée sur de simples observations. C’est ainsi qu’un tailleur, dont la clientèle est cantonnée à son « bourg », devra réagir dès lors qu’un autre tailleur s’y installe, les obligeant à choisir chacun sa propre stratégie de spécialisation et/ou de différenciation. En revanche, si un autre tailleur s’installe dans un bourg voisin, notre tailleur ne pourra conserver sa rente qu’en prenant en compte, et le prix du concurrent, et le « coût » de l’éloignement spatial, soit le coût du transport, tarifé ou non, augmenté du prix du temps « perdu ». Le spécialiste de marketing sera tenté d’évoquer la loi de Reilly sur l’attractivité des zones commerciales.
10À côté de cette vision « micro » de l’espace, la mise en réseau constitue l’une des clés de voûte d’une approche centralisée, monarchique, qui se façonne dès le xive siècle. Le « siècle de Louis XIV » est aussi celui de René Descartes, qui voit dans l’Homme « le maître et possesseur de la Nature », comme en témoigne la conception rationaliste du parc du Château de Versailles. En particulier, sont créés les Ponts et Chaussées en 1742, qui, sous l’impulsion du directeur de l’École, Jean-Rodolphe Perronet, contribuent à la mise en réseau du territoire. Cette emprise de l’État organisateur se trouve légitimée par les saint-simoniens. La technocratie « X-Ponts-Mines » se fonde sur une culture de réseaux, comme on le verra dans le cas du Languedoc.
11De nos jours, la notion de réseau s’est étendue aux activités de transport de données, avec toutes leurs incidences sur la gestion de l’espace. Un nombre croissant, et bientôt dominant, d’activités exigent, soit de plus en plus de proximité (comme dans nombre de services), soit de plus en plus, non seulement de distance, mais même d’a-spatialisation (comme les différentes applications de l’Internet). Montpellier, ainsi que sept autres grandes métropoles, a obtenu fin 2014 le label national French Tech destiné à ce que l’État soutienne le développement des entreprises dans le secteur du numérique. On observera que cette politique de soutien aux entreprises émergeant dans les activités industrielles d’avenir n’est certes pas nouvelle, comme en témoignent les manufactures textiles royales entre 1680 et 1780 (Cazals et Valentin, 1984). On notera de surcroît la similitude des emplois concernés (autour des 10 000 employés).
12Dès lors l’aménagement centraliste et volontariste de l’espace subit la poussée d’exigences contradictoires, notamment entre le souci « destructeur » de compétitivité par l’innovation et la volonté « protectrice » de conservation de l’existant. On a retrouvé par exemple ces contradictions dans la multiplicité des pratiques dans les parcs naturels, découlant d’aspirations souvent opposées. De même, les efforts de « territorialisation », sinon de décentralisation, encore à l’état d’utopie dans le système français de gouvernance, se heurtent à l’hétérogénéité des « cultures » locales, voire micro-locales. Il en découle une multiplication quasi-entropique d’organismes et d’institutions, entre lesquels s’entrecroisent et s’entrechoquent des logiques et des pratiques, souvent opportunistes (donc évolutives), de conflit (concurrence), de collusion (connivence), et de coopération (alliance).
Le Languedoc, entre homogénéité et diversité
13À cette complexité systémique, largement due aux spécificités locales, fondatrices d’un éthos singularisé, la puissance publique oppose une complication hiérarchique, systématique, matérialisée par l’ampleur des procédures de contrôle. Les « schémas d’aménagement territorial » s’avèrent souvent en décalage temporel, donc spatial, avec les changements (l’« eau nouvelle », dirait Héraclite), plus ou moins prévisibles. Ainsi, pour prendre un exemple fréquent, dans les communautés urbaines en forte expansion volontariste (on songe à la Communauté Urbaine de Montpellier), les routes départementales, a fortiori vicinales, n’ont pas été mises au gabarit. Les conséquences de la rurbanisation occasionnent donc des coûts d’encombrement lato sensu croissants.
14Le Languedoc est l’appellation qui, dans l’Histoire a pu recouvrir le Haut et le Bas-Languedoc, ou s’en tenir au Languedoc-Roussillon (englobant la partie espagnole acquise au Traité des Pyrénées), ou, enfin, à la seule partie comprise entre le littoral et les pré-monts. Dans la suite du chapitre, nous nous attacherons à cette dernière référence, en la centrant, volontairement ou non, sur la partie nodale. Ce qui frappe l’« étranger » s’installant dans la Région, c’est en effet l’abondance des moyens de communication, gage d’une ouverture à la fois spatiale et sociale, confirmée par la diversité des communautés qui se sont installées au cours de l’Histoire, y compris dans les moments de troubles.
Une homogénéité fondée sur l’axe de communication
15Lorsque le Languedoc-Roussillon a été érigé en région, nombre de commentateurs se sont interrogés sur son homogénéité, sur les liens qui unissaient ces départements. Il est bon de rappeler que, lors des invasions wisigothes, au viie siècle, fut créé le royaume de Septimanie. En se séparant du Haut Languedoc (le Midi Toulousain), soulignons qu’il comprenait exactement le territoire actuel du Languedoc-Roussillon, au point qu’il fut un moment question de rebaptiser la région, initiative restée sans lendemain. Il est d’ailleurs révélateur que, dans le projet de réduction du nombre de régions, le regroupement du Haut (Midi Pyrénées) et du Bas-Languedoc se soit heurté à de vives résistances, le Gard penchant pour un rattachement à la région PACA. Mais, au-delà de ces références historiques, la région offre une caractéristique à nos yeux essentielle : c’est un territoire où le réseau de communication s’articule sur un axe qui va d’Est (Delta rhodanien) en Ouest (Seuil de Naurouze).
16Au Sud, le territoire est bordé par le littoral, fait de plages et d’étangs, peu propice à la navigation en haute mer ; au Nord, comme à l’extrême Sud-Ouest (Haute Vallée de l’Aude), le territoire est confronté aux avant-monts, d’une entrée malaisée, qui permettent d’accéder aux zones montagneuses (Montagne Noire, plateau du Larzac), souvent érigées en Parcs Naturels. En conséquence, la plaine, au sens large (garrigue comprise), constitue une aire de passages et de migrations, historiquement d’Est en Ouest, et, de nos jours, du Sud méditerranéen et du Nord européen. Depuis la plus haute Antiquité, voire la Préhistoire, les peuples y ont donc, non seulement pénétré aisément, mais fait souche durablement. Il en est résulté un melting pot de communautés, fait à la fois d’une façon de vivre commune, facilitée par une homogénéité géographique et climatique, mais en même temps d’une grande diversité de cultures, fruit des évènements historiques (politiques, religieux) qui se sont accumulés au cours du temps. En empruntant à la sociologie des organisations, on évoquera à la fois les forces d’intégration (d’insertion, d’encastrement, etc., selon la traduction de l’embeddedness), et des « liens faibles » (l’implicite ou l’inconscient collectif).
Une diversité fondée sur les migrations
17Il importe de rappeler les principales migrations. Au-delà de l’homme de Tautavel, vieux de 450.000 ans, un instant reconnu comme le plus vieil Européen, les nombreux sites préhistoriques révèlent une présence constante dans la garrigue, attestée par le site de Cambous, près de Montpellier, vieux de 4 000 ans. Entre le vie siècle avant J.-C. et le iie siècle après J.-C., les Volsques ont occupé le littoral. Fondant le port de Lattara (le site archéologique de Lattes, près de Montpellier), ils commerceront avec les Grecs et les Phéniciens, depuis le fleuve Lez (canal de Graves, perpétué depuis le quartier des Barques à Montpellier jusqu’à une époque récente), jusqu’au castrum de Substantio (Castelnau-le-Lez), étape de la Voie Domitienne. Dans l’intérieur, les Celtes ont édifié des oppida, comme l’oppidum de Nages, bien conservé, entre Nîmes et Montpellier. Il faut citer ensuite de nombreuses incursions, venues notamment du pourtour méditerranéen, tel, à l’embouchure du fleuve Hérault, l’actif port grec d’Agde (Agata), au vie siècle avant J.-C.
18Vient ensuite la colonie romaine de la Narbonnaise. Partant de Beaucaire, la Voie Domitienne se dirige à l’Ouest vers les Pyrénées catalanes, à la hauteur de la bifurcation de Salses (Clément et Peyre, 1991). On en trouve partout la trace, donnant son unité, non seulement au système de communication routière, mais à la localisation des espaces d’habitations et d’échanges. Le tracé en a été si parfait que l’autoroute l’a tout simplement emprunté en maints endroits, notamment près du pont et de l’oppidum d’Ambrussum. La période romaine a profondément marqué le territoire, tant par la création de villes (Narbonne, Béziers, Nîmes) que de villas, de grandes propriétés découpant le territoire. Il faut rappeler que le périmètre des trois grandes cités romaines a été longtemps, et largement, supérieur à ce qu’il a été à la suite des invasions, jusqu’à une période récente. De surcroît, certaines, telle Béziers, voient même leur population diminuer.
19Entre autres apports, Rome favorise, voire impose la culture de la vigne (et du blé, plus à l’Ouest), mixant légionnaires vétérans d’Afrique et Celtes autochtones. Par exemple, les archéologues (sites de Narbonne ou de Lunel-Viel) constatent, par observations aériennes notamment, que les découpages cadastraux actuels des parcelles viticoles reproduisent largement les maillages de l’époque romaine. Pline le Jeune atteste de la qualité du vin de la Narbonnaise, au point que les viticulteurs de la Péninsule se plaignent de la concurrence de la Colonie, exigeant l’arrachage des vignes.
Un double héritage
20On peut penser que cette domination de la « Capitale » (Rome à l’époque) a contribué au développement d’un éthos fait à la fois de l’acceptation d’une tutelle venue d’ailleurs (Rome, puis Paris) et d’une résistance plus ou moins ouverte, thème qui alimentera des débats au sujet de la combativité des Poilus de 1914 venus du Midi, faisant suite aux évènements de 1907 à Béziers. Dans le même temps, les traditions conservent la marque de l’identification aux légionnaires, vétérans, romains, revenus d’Afrique. Ainsi, chaque ville de garnison romaine a d’ailleurs son emblème rappelant cette origine (le chameau à Béziers, le crocodile à Nîmes, etc.). C’est en fait un double héritage qui doit être examiné.
De la romanité à l’Occitanie
21Les colons et les Volsques feront souche, depuis les villas, grandes propriétés à vocation agricole, comprenant la maison du maître, les logements des ouvriers et les dépendances (site de Loupian). Les villas deviendront des bourgs à partir du xie siècle, comme en témoignent, par exemple, entre Nîmes et Béziers, les noms des villages en « argues » (Gaillargues : villa de Gallus), et, plus à l’Ouest en « ac ». Il va en découler un langage commun aux habitants, fait de celte et de bas latin (mar [lieu] et londres [étang] donnent « Maguelonne » [lieu d’étangs]). Ils vont constituer le fonds de la langue occitane, qui se distingue de la langue franque (les Francs Saliens), laquelle donnera le francien, du pays d’oil, et plus tard le français. Venu d’Ile-de-France, le français sera longtemps considéré comme une langue imposée (ordonnance de Villers-Cotterêts), voire opposée à la civilisation occitane. Le parler occitano-catalan est encore couramment utilisé en zone rurale (Cabardès, Minervois) ou montagnarde (Vallespir, Cerdagne). Langue de l’intime, elle marque l’opposition entre les gens « du bourg » (les bourgeois, au sens étymologique), épris d’urbanité et de « beau langage » (français), et les gens « des faux bourgs et des champs » (l’ager des Romains, ou le manse féodal, seigneurs y compris), au parler occitan. Au demeurant, le poilu Louis Bartas, tonnelier audois, raconte dans ses mémoires que, dans les tranchées, il était en compagnie de Corses ne parlant que le corse, et de Bretons bretonnants (Bartas, 2003).
22L’épisode du royaume de Septimanie a été surtout marqué par le déclin des villes et le repli sur les « villas ». Celles-ci sont encore repérables, notamment dans les mas viticoles, dans lesquels on a découvert de nombreuses tombes wisigothes. Les villas sont à l’origine des bourgs à partir du ixe siècle, en s’enroulant littéralement autour de la motte seigneuriale, le castrum (Mauguio) ou de l’église (Le Pouget). Il en découle une organisation typiquement languedocienne des villages, en rond, récemment baptisée du nom évocateur de « circulade ». Celle-ci est devenue, au cours de ce dernier demi-siècle, le centre historique de villages désormais entourés de lotissements « rurbains » (Poussan). En revanche, dans le Haut Languedoc (Midi-Pyrénées), dominent les bastides, souvent héritées de la présence anglaise en Aquitaine, construites selon une conception quadrangulaire, avec des rues à angle droit (Villefranche de Rouergue et sa bastide du xiiie siècle). C’est en définitive une façon de souligner les différences dans l’éthos (espace social) et l’oikos (espace marchand) entre les deux régions.
L’héritage médiéval
23À partir du ixe siècle, l’espace régional va se structurer autour de l’expansion religieuse, marquée par la multiplication des églises, couvents, abbayes, hospices, etc., comme en témoigne l’expansion du Montpellier médiéval au xie siècle. Hors des villes, l’espace s’organise autour des abbayes, soit dans des zones rurales actives (abbaye d’Aniane), soit dans des « déserts » (Saint-Guilhem-le-Désert). Ces ordres monacaux vont contribuer à ouvrir le territoire sur les échanges avec la chrétienté au travers des chemins de pèlerinage (cami roumieu). Montpellier, l’une des haltes majeures du chemin de Compostelle, va bénéficier des échanges pour développer une activité de négoce et de banque. L’église N.-D. des Tables doit son nom aux « tables », les étals des changeurs, munis de leur « banc » (qui a donné la « banqueroute », banco rotto), disposées le long de sa façade. Mais les échanges vont au-delà du monde chrétien : ainsi, l’abbaye d’Aniane aurait été la première à cultiver en Europe les roses, originaires du Proche Orient, au retour des croisades.
24À partir du xie siècle, les historiens observent que la densification des échanges va de pair avec la constitution des bourgs et l’émergence d’une classe de « bourgeois » et de « marchands », de toutes conditions (Pirenne, 1969). Le conseil communal va se hiérarchiser sur la base de la « valeur sociale » des métiers (Lacave et Lacave, 1977). Les plus prestigieux concernent le traitement des métaux et objets d’autant plus précieux qu’ils proviennent d’échanges lointains. Les moins prestigieux (tanneurs, « blanquiers » [blanchisseurs de laines], équarisseurs, etc.) sont rejetés dans les « faux bourgs », au-delà de la « passerelle » (première défense), comme en témoignent encore à Montpellier le « quai des Tanneurs » ou la « porte de la Blanquerie », de sorte que les artisans et petits métiers seront progressivement exclus de la « classe bourgeoise », aux portes de la Révolution Française, comme l’a montré Tocqueville (1856/1967). L’expansion des « bourgs » institutionnalise la communauté de bourgeois (consulat, universitas, etc.), dont les intérêts se disjoignent de ceux des deux États, noblesse et clergé. Les conflits vont alors précipiter l’intervention de la puissance royale, qui étend progressivement son périmètre. Ainsi, en rachetant au Royaume d’Aragon Montpellier vers 1350, Philippe le Hardi accapare tous les fiefs possédés par les Guilhem en Languedoc, tout en augmentant le domaine royal, grâce aux querelles picrocholines entre les petits bourgs.
25En témoigne le cas de deux bourgs, contigus et proches de la voie domitienne (Germain, 2008). Si Cournonsec possède le castrum seigneurial, Cournonterral, sans doute plus ancien (sa fontaine aurait abreuvé les éléphants d’Hannibal), s’est entouré de murailles autour de son église. Au début du xive siècle, un conflit éclate entre les bourgeois de Cournonterral et les « nobles » (possesseurs de fiefs alentour), lesquels, secondés par l’évêque de Maguelonne, proclament l’interdiction de créer un four non banal (non lié au droit seigneurial) à Cournonterral. La querelle enfle, jusqu’à l’éviction brutale des seigneurs par les bourgeois. Vers 1350, ces derniers font alors appel au Roi de France, Philippe le Hardi, lequel s’empresse d’envoyer ses « sergents » (gens d’armes) et magistrats, pour régler le conflit. Dès lors, le Roi accapare les droits de justice… et de levée d’impôts sur ce micro-territoire, et bientôt sur l’ensemble du Languedoc. L’un des intérêts de cet épisode de constitution du Royaume de France est qu’il révèle le poids de l’Histoire. Comme le rappelle Siegfried (1961), les vétérans, qui se prévalaient du statut de citoyen de Rome, ont laissé à leurs successeurs un esprit égalitaire, voire libertaire, qui transparait dans les « conversations », au sens large, tout en attendant de Rome (et ensuite de Paris… ou Bruxelles), une réponse (lointaine) à leurs revendications. Les émeutes viticoles de 1907 peuvent être décryptées dans cet esprit, tout comme les carnets de Louis Bartas, le poilu. Cet éthos transparait dans les relations sociales au sein des entreprises et administrations, marquées par un rôle plus important des syndicats, et, sans nul doute, une façon différente de gérer les conflits.
De la déconstruction à la reconstruction du territoire
26Le Bas-Languedoc a subi, du fait de sa grande accessibilité, sans doute davantage encore et plus longtemps que les autres Provinces, une succession de fléaux, depuis les Bandes Noires jusqu’à la Grande Peste. Les séismes majeurs seront les guerres religieuses : leur poursuite comme leur résolution ont laissé une empreinte profonde dans les mentalités languedociennes. La mise en réseau des territoires va également peser d’un poids important.
Le double trauma languedocien
27L’épisode cathare, à partir du début du xiiie siècle, qui touche également le Midi Toulousain, est à l’origine d’une geste héroïque (les châteaux cathares du Fenouillèdes, le martyre des Parfaits, etc.). L’argument central est la lutte contre les envahisseurs venus de « France », popularisés par la figure et les « phrases historiques » de Simon de Montfort, par les massacres, comme dans la cathédrale de Béziers ou la Cité de Carcassonne. La référence au catharisme conforte, d’un côté, le sentiment identitaire, fondé sur la langue, les coutumes, autour du mythe d’un espace culturel occitan bien délimité, et, de l’autre, un ressentiment unificateur contre les « gens du Nord ». Il en résulte un éthos particulier, qui emprunte, d’une part, aux valeurs de certaines zones d’accès difficile, voire répulsives (Razès, Kercob, Haute Vallée de l’Aude), fondant l’entre-soi, et, d’autre part, aux valeurs attractives présentes en descendant dans la plaine, soudant les communautés. Cet éthos languedocien modèle le système de valeurs personnelles et communautaires, que révèle, au-delà d’une certaine spiritualité, par exemple, l’attrait pour certaines activités sportives (rugby, sport occitan par excellence) et folkloriques (fêtes et recettes locales), encore bien ancrées dans ces zones de l’Ouest languedocien. Qu’il soit question de rugby, descendant de la soule, ou des fêtes locales, souvent brutales (comme les Pailhasses de Cournonterral), on rappellera les propos de Serres (1986), pour qui « il s’agit de culture [...], de religion [...], des choses oubliées depuis toujours, des choses barbares, sauvages, pour lesquels on a perdu les mots ».
28Les Guerres de Religion ont entrainé de profondes divisions entre les communautés catholiques et protestantes (la RPR, Religion Prétendue Réformée), qui perdurent. Le souvenir reste vif des massacres, de « parpaillots » comme de « papistes ». Les villes ont subi des destructions, qu’elles proviennent d’attaques extérieures ou de luttes internes aux « bourgs ». À Montpellier, les édifices religieux romans ont ainsi disparu, ainsi que maintes œuvres d’art, les protestants interdisant les images ou statues des saints et du Christ. La ville est alternativement aux mains des catholiques et des protestants. Elle est finalement assiégée et emportée par Louis XIII, qui fera construire une citadelle… dont les canons sont tournés sur la ville. Il en restera un état d’esprit très particulier, propre au « pays de Montpellier », entre les fleuves Hérault et Vidourle. Il est fait d’abord d’allégeance des corps constitués (université, magistrature, fermiers généraux, etc.) e au pouvoir central. Cette préfiguration de la « noblesse d’État et de robe », et non d’épée, est d’obédience catholique. L’État central est représenté par l’intendant, comme Basville, intendant de 1685 à 1718 (Poujol, 1992). Les protestants, n’ayant plus le pouvoir édilitaire, développeront leur influence dans les milieux de l’industrie, de la finance et du négoce, au-delà du Vidourle, sur Nîmes. Ils établiront un réseau d’alliances à l’Est, essentiellement avec Marseille. En conséquence, Nîmes et Montpellier vont se trouver en concurrence, et ce, jusqu’à nos jours.
La mise en réseau
29Visitant la France, au milieu du xviiie siècle, Arthur Young s’étonnait de la médiocrité des transports terrestres et fluviaux, notamment en Languedoc. Durant le « siècle des Lumières », le pouvoir royal va imposer sa présence par la modernisation des moyens de communication. Les raisons diplomatiques et militaires l’emportent sur les aspects économiques, car la paix liée au Traité des Pyrénées reste fragile, et le rattachement du Roussillon à la France récent. Les travaux routiers concerneront d’abord la connexion avec l’Espagne, depuis la forteresse de Salses, édifiée par Vauban, en s’alignant sur le tracé de la Voie Domitienne (Clément et Peyre, 1991). Ils vont ensuite résider dans l’amélioration des connexions de la Plaine vers le Massif Central. Ainsi, la montée vers le Larzac s’effectuait de tout temps en suivant les drailles pour l’estive des moutons, par le col d’Arboras, littéralement un sentier de mules. Le relais, occupé par les muletiers, en bas du col, se situait dans le bourg de Montpeyroux, au pied de la cité médiévale enserrée dans un castellum. La route est reconstruite en passant désormais par Lodève. Cet évêché devient, avec l’appui du ministre de Louis XV, le cardinal Fleury, natif de la ville, une cité manufacturière spécialisée dans le drap militaire, activité qui perdurera jusqu’à une époque récente, et partiellement relayée par la fabrication de tapis pour le compte de la Manufacture des Gobelins. Montpeyroux se reconvertira dans la viticulture, car, dès cette époque, celle-ci va (re)devenir l’activité caractéristique de cette micro-région. Dominée par la vigne et l’olivier, elle est appelée « la petite Grèce », et manifeste le retour à la vocation première sous la Narbonnaise.
30Emblématique de la qualité technique de ces travaux qui conduisent au « Pas de l’Escalette », le Pont de Gignac, sur l’Hérault, construit en 35 ans, est unanimement considéré comme le plus beau pont du xviiie siècle. On notera d’ailleurs l’importance des ponts, en tant qu’ouvrages d’art, dans le système de transport terrestre et fluvial de la région. Il leur importait en effet d’être particulièrement solide pour résister aux crues dévastatrices, notamment du fleuve Hérault ou du Gardon. Ainsi, à côté du célébrissime Pont du Gard, le Pont du Diable, édifié par les moines d’Aniane et de Saint-Guilhem-le-Désert, le plus ancien pont médiéval connu, a résisté à toutes les crues de l’Hérault. Enfin, de nos jours, le viaduc de Millau, qui annonce l’entrée de l’autoroute dans le Languedoc, en reprenant le tracé de la route édifiée au xviiie siècle, par le Pas de l’Escalette, perpétue cet « esprit des ponts » (et chaussées).
31En matière de transports fluviaux, l’apport essentiel sera le Canal du Midi, qui permet d’ouvrir une liaison entre Bordeaux, Toulouse, Sète, Beaucaire et le Rhône, entrainant le développement des échanges, notamment sur le commerce des grains et des vins, et ouvrant ainsi la voie à un libre-échange des denrées entre les provinces, projet sur lequel Turgot échouera en 1775. Mais la conséquence majeure sera un renforcement de l’activité de négoce, de finance (bourse) et d’affrètement maritime de Marseille, sans doute au détriment de Montpellier et, dans une moindre mesure, de Nîmes.
32Concernant les transports maritimes, la création ex nihilo du port de Sète, d’abord pour des raisons militaires, comme le fort du Cap d’Agde, sous Richelieu, entraînera par la suite, au xixe siècle, le développement des échanges méditerranéens, notamment avec l’Algérie. Sète méritera son surnom d’« Île singulière » par le développement d’une culture communautaire à double face : d’un côté une bourgeoisie d’armement naval, et de négoce ; de l’autre, une population de pêcheurs, de dockers, de tonneliers. Cette dualité transparaît dans la bipartition entre le « cimetière des riches » (le Cimetière Marin, illustré par Paul Valéry), en-haut donnant sur la mer, et le « cimetière des pauvres » en-bas (illustré par la fameuse « supplique pour être enterré… » de Georges Brassens), donnant sur l’Étang de Thau. La communauté populaire est largement constituée d’Italiens venus d’un village de Ligurie, longtemps regroupés à la Pointe Courte, sur l’Étang. La ville est attachée à ses propres coutumes, notamment les joutes, héritées des troupes installées à Sète sous Louis XIV.
Vers un capitalisme industriel
33L’émergence d’un capitalisme industriel en Languedoc peut être scandée en trois étapes. La première étape est celle d’une bourgeoisie désormais triomphante, la deuxième étape est celle de la constitution de districts marshalliens, dont l’un des plus emblématiques est celui de Carcassonne, et la troisième étape est celle d’une sorte de « revanche » de l’Est languedocien, d’ailleurs tenté de se tourner vers la région marseillaise pour trouver ses propres sources de développement.
L’ère des Lumières et la bourgeoisie triomphante en Languedoc
34Dès les années 1650-1750, on peut parler de l’ascension d’une bourgeoisie conquérante et « gentihommière », illustrée par les personnages de Molière, qui put les observer à Pézenas lors de son séjour chez le Prince de Gondi. Elle entend accéder aux affaires publiques par l’acquisition de titre nobiliaires, en rachetant des domaines fonciers, en occupant des hôtels particuliers dans les villes marquées par l’expansion manufacturière (Carcassonne), le négoce (Nîmes). Les activités « de robe » (justice, université, médecine), mais aussi d’offices (les fermiers généraux) se fixeront dans Montpellier, la ville qui aura fait allégeance, de plus ou moins bonne grâce, à l’autorité royale, et dans laquelle siège l’intendant de la Province. L’ascension sociale de la bourgeoisie de finance et de négoce en Languedoc est particulièrement illustrée par la famille Bonnier, de la Mosson et d’Alco (Castan, 1989). Le fondateur, Antoine Bonnier, homme de négoce et de finance, accumule une fortune qui sera mobilisée par ses héritiers pour accéder à la noblesse, au travers du statut de fermier général. Le plus célèbre sera son fils Antoine Bonnier, « nobilisé » en « de la Mosson », un domaine proche de Montpellier, où il fait construire à grands frais un château qui sera dépecé et dispersé après sa mort (il ne reste que le salon de musique). Bonnier de la Mosson fera également construire un splendide hôtel particulier dans Montpellier, l’hôtel des Trésoriers de France. Il mènera surtout grand train à Paris, dans son hôtel du Marais, près du Temple.
35Après 1750, la bourgeoisie d’industrie, notamment drapière, de négoce et de finance, va adhérer largement à la philosophie des Lumières, en instituant des Sociétés savantes (créées en 1775 à Montpellier) et/ou en adhérant à une loge maçonnique. Notons que l’appartenance à une loge est une pratique encore courue de nos jours dans la « bonne bourgeoisie » urbaine, tout comme l’adhésion à un club « huppé » (Rotary, Lions Clubs), ou à la présidence d’un club sportif. Lorsqu’arrive la Révolution, ces élites vont adhérer à l’idéal républicain, sans aller jusqu’aux aux excès jacobins. Le maire de Montpellier, Jean-Jacques Louis Durant, paiera de sa vie cette modération peu avant Thermidor ; il sera guillotiné à Paris.
36Cependant, trois grandes figures d’origine montpelliéraine ont émergé : Cambacérès, Cambon, Chaptal. Servis par leur réseau maçonnique, ils exerceront les plus hautes activités publiques, en servant les régimes successifs, parfois jusqu’à la Monarchie de Juillet. Cambacérès, juriste de formation, participera à la rédaction du Code Civil. Cambon, issu d’une famille de riches marchands drapiers, dont le château est situé dans la banlieue de Montpellier (Saint-Jean-de-Védas), présida la Commission des Finances sous la Convention et organisa la Dette Publique. Le plus « riche » d’aptitudes est sans conteste (à notre sens) Jean-Antoine Chaptal. Originaire de Mende, il « descend à Montpellier » chez son oncle, professeur de médecine. Au cours de ses propres études de médecine, Jean-Antoine Chaptal « glisse » vers la chimie. Il crée l’usine de La Paille (dont il subsiste un bâtiment inscrit à l’Inventaire), de produits chimiques à base de soude pour les teintures. Après Thermidor, il est nommé ministre de l’Intérieur. Il sera notamment chargé de l’installation des musées des Beaux-Arts en province, et, à cette occasion, il saura doter le musée de Montpellier d’œuvres inestimables. Il prendra ses distances avec Bonaparte, surtout après le 18 brumaire, et développera un réseau d’usines chimiques en Ile-de- France. À la fin des années 1820, Charles X, sous la pression de l’opinion, nommera Jacques-Antoine Chaptal pair de France, dans une fournée qui n’empêchera pas les journées de 1830.
37La carrière de ces trois personnages est assez représentative de l’éthos de la bourgeoisie montpelliéraine, à savoir une adhésion positive à l’esprit des Lumières, confortée par l’importance de l’université et des professions que l’on qualifierait maintenant de « tertiaire supérieur ». Mais, en revanche, on observe une prise de distance avec la Capitale, traduite ensuite en méfiance « girondine » envers les « bureaux parisiens ». Conformément à l’esprit des Lumières, la liberté de l’individu et du commerce va de pair avec la protection de la propriété. Il en résulte que l’exercice de responsabilités publiques (électives ou administratives) à l’échelon national ne se fera pas sans une distanciation, voire une opposition avec les intérêts locaux, sauf évidemment à en tirer parti. Cela vaut surtout pour Montpellier, bien plus rattaché au pouvoir central (royal, impérial ou républicain) que Nîmes, la protestante ou, à leur façon, les villes de l’Ouest languedocien, ancrées dans une culture d’opposition occitane, sinon d’occitanisme, forgée par l’Histoire.
La proto-industrie en Languedoc : le district marshallien de Carcassonne
38On a coutume de lire, ou de dire, que le Languedoc a raté la première Révolution Industrielle. En réalité les évènements (« les eaux du fleuve ») ont entrainé des effets très contrastés, au cours du xixe siècle, et jusqu’à la première moitié du xxe siècle, selon les régions du Languedoc. À cet égard, l’industrie textile est sans conteste la plus symbolique Dans leur ouvrage consacré à Carcassonne, Cazalas et Valentin (1984) nous présentent en réalité l’équivalent d’un district dit « marshallien », analogue par exemple au Prato, près de Florence. Ils soulignent qu’à l’époque, entre 1650 et 1750, cet ensemble de manufactures fait du « pays carcassonnais » l’un des sites les plus industrialisés du pays. Le cas du district de la draperie languedocienne montre comment l’État applique ce que l’on a appelé le colbertisme, comment ensuite, le pouvoir va glisser vers les manufacturiers, enfin, comment lesquels, faute d’un esprit d’entreprise suffisamment avéré, se muent, au travers des générations, en rentiers et notables.
39La vocation drapière de Carcassonne remonte au Moyen Âge. Au xive siècle, la ville et sa région, s’appuyant sur un réseau constitué par les divers métiers (tisserands, paraires, etc.), produisaient des draps de qualité, destinés à l’exportation vers l’Italie et les pays du Levant. Mais les divers évènements, troubles et avatars, évoqués supra, conduisirent au déclin jusqu’au milieu du xviie siècle. C’est à l’instigation de Colbert qu’il fut décidé de relever cette activité traditionnelle, dans le but, conforme à la doctrine mercantiliste, de relancer les exportations vers le Proche-Orient. Le principe consistait à conférer le « label » de Manufacture Royale à des drapiers œuvrant dans le Carcassonnais, ainsi qu’à Saint-Chinian et Clermont l’Hérault, et s’appuyant sur des négociants marseillais et des foires (Pézenas et Montagnac). Le règlement de base, accepté par le Conseil du Roi en 1666, fixait de façon très stricte et minutieuse les normes de fabrication des draps, concernant la qualité des fils, les teintures, les dimensions, etc., bref une qualité irréprochable aux yeux des clients traditionnels des Échelles du Levant. L’État, par l’intermédiaire du Parlement du Languedoc et de l’intendant, notamment Basville (Poujol, 1992), encouragea l’octroi de prêts aux manufactures, le paiement des loyers, ainsi qu’une subvention d’« une pistole pour chaque pièce de draps fins », des londrins seconds, de qualité moyenne. Pour soutenir l’exportation, l’État ordonna d’allouer « sept livres pour chaque pièce de draps Londres qui sortiront de la province de Languedoc pour le Levant » (le drap Londres était la qualité inférieure). Au demeurant, du fait de la qualité supérieure des draps anglais, l’État a surtout promu le londrin second, dans la plupart des manufactures, notamment la plus célèbre, celle de Villeneuvette, qui subsista, bon an mal an, jusqu’à la fin du xxe siècle (Alberge et al., 1984), avant tout sur la base de commandes publiques, militaires et civiles.
40Cependant, à partir des années 1750, manufacturiers et marchands commencèrent à se plaindre de ce qu’ils considéraient comme les « excès » du contrôle de la qualité par les services royaux. Il est vrai que, conformément au « phénomène bureaucratique », les entrepreneurs pâtissaient de la complication croissante des procédures… à mesure que les drapiers se conduisaient plus en « spéculateurs » qu’en « entrepreneurs », pour reprendre l’expression d’un intendant. Dans le même temps, ces « entrepreneurs en industrie textile » avaient prospéré au point que Carcassonne et son hinterland étaient entièrement consacrés à la filière drapière, en y incluant toutes les étapes de la fabrication. En conséquence, la puissance économique de ces manufacturiers glissa vers la recherche du pouvoir social et édilitaire après 1750. À Versailles, le pouvoir royal commençait à se déliter, en sorte que les manufactures royales obtinrent, comme pour les sites « libres », un « assouplissement » des contrôles de qualité, en invoquant, dans l’esprit libéral d’un Turgot, l’avantage de la liberté de création et d’action des entreprises. Il en résulta une dégradation rapide de la qualité, les nouveaux entrepreneurs inondant le marché de produits médiocres, non conformes aux normes. En conséquence, face à une concurrence internationale croissante, les marchés traditionnels du Levant se fermèrent, induisant une profonde crise industrielle dans le Carcassonnais.
41Mais les dynasties drapières, aux générations suivantes, délaissèrent les activités « industrieuses ». Cherchant, telle la famille Castanier (d’Auriac), à se faire anoblir ou « à vivre noblement », elles se muèrent en « classe rentière de loisirs », faisant construire dans Carcassonne des hôtels particuliers, acquérant des terres alentour… ou s’occupant de poésie, comme André Chénier, fils d’un influent marchand drapier. L’intendant stigmatisa ce qui allait être les faiblesses majeures de l’« exception française » : la recherche, par la nouvelle bourgeoisie issue des classes modestes, de l’ascension sociale. Celle-ci nécessita des investissements somptuaires, au détriment de l’investissement productif. Elle renforça une aversion au changement et à l’innovation, mais aussi aux risques à l’exportation. Ainsi, cette liberté que prônait Turgot s’est traduite par une propension schizophrénique à vilipender la lourdeur étatique tout en demandant au même État aides et protection. La leçon n’a pas été oubliée jusqu’à nos jours.
La Révolution Industrielle : la revanche de l’Est languedocien
42Des chercheurs montpelliérains avaient, dans les années 1970, titré leur ouvrage La revanche du Sud, faisant allusion au ratage de la première Révolution Industrielle. Il est vrai que, dans les terres de l’Ouest, la déconfiture de la proto-industrie textile avait facilité le retour aux produits-clés de la Narbonnaise : la viticulture et l’oléiculture. Il faut néanmoins rappeler que dans le Haut-Languedoc, des villes entreprenantes comme Mazamet avaient su s’adapter au nouveau paysage industriel, en se spécialisant sur le traitement et le négoce international, voire mondial, des laines. La « mer de vigne » suscita, sous le Second Empire, une période de grande prospérité, notamment à Béziers. Elle se traduisit par une vague de dépenses somptuaires, notamment des pastiches (mêlant les styles, perdus dans les vignes et la garrigue), des opéras (notamment de Saint-Saëns), et autres spectacles tauromachiques. La vague de prospérité fut contrariée par divers avatars, comme les crises de surproduction, de phylloxéra, etc. jusqu’ aux plus récentes mesures destinées à « réguler » l’activité. Le Sud viticole bénéficia de l’apport des vins d’Algérie, en même temps que du développement du réseau de chemins de fer sillonnant les Corbières. Le négoce des vins partira du port de Sète pour s’implanter à Montpellier. Va ainsi se constituer une nouvelle strate de bourgeoisie de finance et de négoce, largement rentière et foncière, dont la prospérité est fondée sur une rente entretenue par Paris… comme le décrivait Tite-Live à propos des relations entre Rome et Narbonne.
43L’industrialisation va venir des marches protestantes de l’Est languedocien, autour des activités-clés de cette première génération. Nîmes, après 1850, assumera le rôle de capitale industrielle du Languedoc, en fondant sa puissance sur les deux industries de base de la première Révolution, le textile et la sidérurgie. En fait, l’implantation des activités textiles dans les Cévennes date du xvie siècle. L’agronome Olivier de Serres prône alors le développement de l’élevage du ver à soie, les magnaneries se développent pour alimenter la soierie lyonnaise depuis l’Ardèche. Vers le district nîmois transitent par Anduze, depuis les vallées cévenoles, le fil qui servira à fabriquer des châles. À Ganges, sur le fleuve Hérault, des manufactures initiées par le Pouvoir Royal fabriqueront des bas de soie jusqu’à la fin des années 1970, sans réussir à passer à l’ère du nylon. Nîmes et son hinterland développeront une industrie textile puissante dans la maille et dans la bonneterie, attestée par des marques reconnues (Lacoste, Cacharel, etc.). Face à la stagnation de Montpellier, vivant du négoce sur les produits agricoles et des diverses administrations, civiles et militaires, Nîmes a longtemps manifesté un dynamisme supérieur, boosté, dans un premier temps, par l’avènement de la société de consommation. Montpellier apparaissait, selon notre expression de l’époque, comme « une grosse tête dans un corps malingre ». En conséquence, Nîmes s’est tourné vers l’Est, vers le Rhône et la métropole marseillaise. Cette attraction a été renforcée par la création, sous le Second Empire, d’une ligne de chemin de fer vers Marseille depuis les sites charbonniers et sidérurgiques de La Grand Combe et d’Alès. Conçue par les frères Talabot, elle constituait une sorte de cordon ombilical entre l’industrie, la finance et le négoce, sous la « gouvernance » de la haute société protestante.
44En quelque sorte, cette suprématie n’a pas été sans une certaine arrogance, Nîmes refusant, par exemple, de construire un aéroport commun aux deux villes. Comment, en l’occurrence, ne pas insister sur le poids de l’Histoire dans les décisions et actions politiques économiques et sociales ? La montée en puissance de Montpellier résultera d’une multitude d’évènements, que l’on se contentera de mentionner brièvement :
- d’abord, la division internationale du travail entraînera l’expatriation des industries de main-d’œuvre, comme la fabrication des jeans (« de Gênes ») et des denims (« de Nîmes ») en Tunisie ;
- ensuite, une difficulté à trouver et implanter des activités de reconversion des sites, comme, par exemple à Ganges, de former des ouvrières du textile à la fabrication de puces électroniques ;
- enfin, une incapacité à entrer dans la tertiarisation, en dépit, par exemple, de l’effort du maire Bousquet (créateur de Cacharel) pour développer des compétences en matière de design et de stylisme dans sa ville.
Conclusion
45En définitive, la question posée initialement se révèle d’une brûlante actualité, et interpelle le futur : comment se forge historiquement l’identité d’un territoire ? L’histoire du Languedoc illustre la vision héraclitéenne d’une temporalité faite, pour paraphraser Schumpeter (1934), autant de destruction créatrice que de création destructrice. Dans cet esprit, on peut s’interroger sur la propension actuelle à un retour du politique vers la territorialisation. On s’est beaucoup appuyé, dans les ministères concernés, sur la notion d’homogénéité, ou de complémentarité, qui façonnerait le territoire, alors que les facteurs de différenciation, voire de dissension, se sont révélés au moins aussi essentiels. Mais, à nos yeux, le paradoxe réside sans doute dans le fait que, plutôt que d’éclatement, ces conflits ont laissé des traces qui apparaissent plutôt comme des facteurs de renforcement de l’identité territoriale, à l’exemple des conflits familiaux. Pour reprendre l’image de l’analyse de systèmes, ces eaux qui ont coulé dans le fleuve de l’Histoire auront contribué à en renforcer les berges…
Bibliographie
Références bibliographiques
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Auteur
Professeur émérite de sciences de gestion à l’université de Montpellier. Agrégé en sciences de gestion, ancien président des Associations internationales, respectivement, de management stratégique et d’entrepreneuriat et PME, médaille de l’université du Québec à Trois-Rivières, ses recherches actuelles portent sur l’histoire des entrepreneurs, les TPE et le pragmatisme, après une carrière consacrée aux différentes facettes du management stratégique et de la théorie des organisations. Sur ces différentes thématiques, il est l’auteur de plusieurs centaines d’articles et de communications, et de très nombreux ouvrages.
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