Aménager le territoire, une logique géopolitique
Le cas de l’aire métropolitaine marseillaise
p. 213-224
Texte intégral
1La question de l’aménagement du territoire occupe le devant de la scène en France depuis près de cinquante ans, et les aides en faveur des zones rurales, tout comme le développement des pôles de compétitivité, ne sont que l’une des expressions les plus connues de penser un espace concerté (DATAR, 2013). Il est vrai qu’en son temps, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la publication de l’ouvrage polémique de Gravier (1947) sur le désert hexagonal face à la macrocéphalie parisienne a retenti comme un coup de tonnerre pour faire prendre conscience aux élites combien de puissantes régions étaient nécessaires en vue de dynamiser l’économie du pays. La définition – et la création – de métropoles d’équilibre, au tournant des années 1960, n’est peut-être pas explicitement le fruit des analyses de Gravier (1947), mais l’aménagement gaullien du territoire cherche à combattre des inégalités spatiales dénoncées par le célèbre géographe. La démarche prend alors une tournure fortement technocratique, dont la création ex nihilo de plusieurs villes nouvelles est la parfaite illustration. Un peu comme s’il suffisait de plaquer des décisions administratives sur la réalité économique pour changer radicalement la donne et créer des méga-entités capables de rayonner à l’échelle européenne, voire mondiale.
2L’erreur d’analyse est manifeste, et Daniel L’Huillier, dans ses enseignements en économie régionale, n’a cessé de la dénoncer. En effet, tout territoire est d’abord (et surtout) le lieu où des acteurs politiques, économiques et sociaux exercent une action structurante, souvent pour capter à leur avantage diverses ressources. Le territoire se positionne ainsi comme un enjeu de pouvoir et, le plus souvent, de conflits d’intérêt, dont les origines s’inscrivent dans un « temps long » à la Braudel (1979). Comme le note Subra (2014), tout territoire est potentiellement un espace où s’exercent rivalités et rapports de force autour d’un « intérêt général » parfois nébuleux. Beaucoup pourrait ainsi être dit et écrit sur les incompréhensions parfois haineuses entre Lyon et Saint-Étienne, ou encore entre Metz et Nancy, qui se perdent dans les méandres de l’histoire. Force est d’admettre que la décision « technocratique » de créer une métropole Aix-Marseille-Provence depuis janvier 2016 constitue justement un cas exemplaire d’aménagement d’un territoire, apparemment cohérent vu de Bruxelles, mais qui se heurte à des jeux politiques ancestraux, opposant de manière lancinante Marseille, la ville-centre, à ses proches (et parfois riches) voisins.
3En 1966, la ville de Marseille, dont le maire est l’emblématique Gaston Defferre (il le fut de 1944 à 1945, puis à nouveau, de manière continue, de 1953 à sa mort, en 1986), décline, pour des raisons essentiellement politiques, la proposition du Général de Gaulle de créer cinq métropoles d’équilibre en province (Marseille, Lyon, Lille, Bordeaux et Strasbourg). Marseille est alors la seule grande ville française à refuser d’être partie prenante de la loi du 31 décembre 1966 créant les communautés urbaines. Olive et Oppenheim (2001) indiquent que ce refus s’inscrit dans la logique du « système Defferre », alors fondé sur une alliance entre socialistes, centristes et droite libérale, de s’opposer aux visées gaulliennes de grandeur nationale et aux velléités de prise de pouvoir de l’hypothétique communauté urbaine par les « rouges » de l’Étang de Berre. Les élites locales marseillaises, tant des milieux politiques que des milieux d’affaires, se rejoignent ainsi dans une volonté commune d’isolement de Marseille, en considérant que l’avenir de la ville est uniquement dans ses murs. Ne pas intégrer le fait que la ville va volontairement se construire sans arrière-pays rend impossible la compréhension des blocages récurrents vis-à-vis d’Aix-Marseille-Provence Métropole.
Une ville sans arrière-pays
4La Chambre de Commerce de Marseille, par la plume de Pierrein (1974), se plaît à souligner que Marseille est une « ville particulière », dont les intérêts bien compris n’ont jamais vraiment été saisis par l’intérieur tout au long des siècles, de Louis XIV à Méline, en passant par Napoléon. Marseille est marchande, maritime, déconnectée économiquement et culturellement des élites parisiennes. Pierrein (1974) se remémore avec lyrisme la fameuse séance de la Chambre des Députés du 3 juin 1890 qui voit Jules Charles-Roux, industriel influent dans la savonnerie marseillaise et administrateur de la Banque de France, s’écrier : « Vous organisez dans l’intérieur le système qui vous plaira, et nous, dans les ports, nous vivrons de la vie qui nous est indispensable ». Une Marseille rebelle qui n’accepte pas de s’intégrer dans le « royaume », qui tourne le dos à ses propres voisins pour regarder la mer. La ville ne joue aucunement le rôle de porte de la France ou de l’Europe sur la Méditerranée ; tout juste consent-elle, sur le port, à développer un entrelacs d’entrepôts au service d’une cité dont le commerce avec les pays riverains de la Méditerranée est l’activité centrale. Les denrées importées seront longtemps consommées sur place, et pratiquement pas acheminées vers l’arrière-pays (Cermakian, 1969).
5Même si les héritiers de l’ancienne bourgeoisie locale, largement reconvertis dans le secteur tertiaire, voudront redonner à la ville sa splendeur d’antan au sortir de la Seconde Guerre mondiale, c’est toujours en cantonnant l’arrière-pays périphérique à une simple force d’appoint. Ainsi, Garnier et Zimmermann (2006) indiquent comment la logique de confinement dans un espace sous contrôle par la bourgeoisie d’affaires est une constante de l’écosystème marseillais qui s’autorégule par le mariage ou par les participations financières croisées :
Constitué en complexe industrialo-portuaire, le cœur de l’industrie marseillaise s’avérait être un véritable système socio-économique d’une grande cohérence et d’une grande autonomie. Le système était d’abord une affaire de familles ou, plus exactement, une affaire de dynasties de familles plus ou moins spécialisées, les unes et les autres, dans une activité particulière du complexe, qui savaient s’allier soit par le mariage soit par le croisement des participations financières et aussi, beaucoup, par leur participation commune à l’institution cardinale de l’économie locale, la Chambre de Commerce (…). Cette bourgeoisie avait fait l’option de l’articulation à l’empire au détriment de celle de l’articulation à l’hinterland national continental ou tout simplement de l’articulation à l’arrière-pays provençal. (Garnier et Zimmermann, 2006).
6Sans doute faut-il voir la géographie physique comme l’une des sources de cet isolement volontaire : Marseille est séparée de son hinterland proche par une chaîne de collines qu’il est plus ou moins difficile de franchir, plus symboliquement que géographiquement d’ailleurs. Mais ceci n’explique certainement pas tout, et une vraie défiance vis-à-vis des initiatives nationales, du Nord du pays ou de la région parisienne, a été l’une des constantes majeures de l’histoire de la ville.
7De leur côté, les villes de la périphérie ont appris depuis longtemps à vivre en dehors de l’écosystème marseillais et à organiser de fait leur propre écosystème. L’historien régionaliste Saurel (1862/1991) souligne ainsi combien Martigues, pourtant si proche de la ville-centre, se dote dès le xixe siècle d’une industrie de la pêche et d’une industrie de la construction navale très puissantes, fonctionnant en quasi-autarcie. L’auteur décrit notamment comment des innovations techniques sont mises au point en tenant compte des ressources locales. C’est le cas des « bourdigues », un système très astucieux dans lequel des barrières de roseaux, liés solidement les uns aux autres, sont associés à un filet mobile pour créer une sorte de chambre ronde dans laquelle, portés par le courant, les poissons pénètrent sans pouvoir en sortir. Saurel (1862/1991) note que le procédé est tellement au point que la flotte de bateaux disponibles n’est parfois pas suffisante pour transporter le fruit de la pêche. Ce qui le conduit à affirmer que c’est à l’existence des « bourdigues » que Martigues doit, à l’origine, son existence. Marseille est très loin, et ses ressources s’avèrent inutiles pour faire fonctionner l’écosystème martégal. Ce qui est aussi le cas de nombreuses autres communes de l’étang de Berre…
8Il faut attendre la fin des années 1960, avec les programmes et politiques d’aménagement du territoire, pour que les premières expériences significatives de coordination urbaine soient initiées à Marseille, alors que l’État gaullien souhaite intensifier l’émergence de métropoles d’équilibre, après le succès des quatre premières ; plus largement, il est question de jouer un rôle clé dans les grandes opérations d’aménagement (Alvergne et Tautelle, 2002). Le Schéma d’aménagement de l’aire métropolitaine marseillaise reçoit ainsi la tâche d’élaborer une stratégie globale d’aménagement pour 59 des 119 communes de l’espace bucco-rhodanien. Le schéma, finalement adopté en 1969, organise une hiérarchie des différents pôles urbains et suggère le recours à des « territoires », à un « projet de développement » et à une « unité de gouvernance ». En effet, le schéma précise notamment ce qu’est la bonne échelle du passage à la métropole marseillaise, impliquant la création d’un projet d’ensemble partagé sur le territoire et appelant à une gouvernance unique pour solidariser des pôles urbains engagés dans une concurrence ruineuse en termes de projets d’intérêt général, parfois redondants. L’objectif est clairement de tirer parti de la puissance de feu du collectif pour bénéficier d’une situation géographique ô combien favorable, qui fait de l’aire métropolitaine marseillaise une porte d’entrée unique pour l’arc latin méditerranéen et un débouché naturel du sillon rhodanien (voir la Figure 1).
9Hélas ! comme une sorte de fatalité inscrite à la fois dans la géographie et dans le politique, une vision collective associant Marseille à sa périphérie dans un esprit métropolitain ne pourra voir le jour dans la mouvance du Schéma d’aménagement de l’aire métropolitaine marseillaise. Sur le plan géographique, Marseille est une ville immense, sans banlieues réelles, ce qui peut lui donner l’illusion d’une autosuffisance économique. Au demeurant, au sortir de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au milieu des années 1960, Marseille s’apparente à une sorte de district fondé sur une communauté de personnes, d’administrations et d’entreprises qui tournent autour de l’activité portuaire et tertiaire. Morel (2001) montre combien ce district est marqué par la présence de réseaux d’entraide au sein desquels la règle d’or est celle des petits services entre amis. En outre, la ville peut compter sur des emplois publics pléthoriques au niveau de la municipalité, de la régie des transports, des sociétés d’économie mixte, de l’assistance publique et des hôpitaux, des offices d’HLM, etc. Autrement dit, une économie « administrée » imperméable aux cycles économiques que connaissent les métropoles accueillant une majorité d’entreprises soumises à la dure loi du marché. Sur le plan politique, Marseille tombe dès 1953 sous la coupe d’une alliance socialo-centriste dont la figure tutélaire est Gaston Defferre. Ce dernier est incontestablement à l’origine d’une œuvre magistrale de modernisation urbaine. En revanche, il refuse que sa ville puisse être soumise à la volonté d’autres collectivités, qu’elle se dissolve dans une nébuleuse informe qu’il ne contrôlerait plus de sa main de fer (Morel, 2001). Un développement de Marseille en dehors de ses frontières naturelles ? Oui, mais à condition d’annexer les nouveaux espaces, de les considérer comme une simple excroissance de la ville-centre.
La périphérie de la ville-centre, entre autonomie et soumission
10Nul ne conteste désormais que les élites marseillaises vont chercher prioritairement à ouvrir la ville au vaste marché européen, et cette ambition va trouver un écho favorable à Lyon, et plus généralement en Rhône-Alpes, alors en situation de faiblesse, et qui a besoin du Sud pour élargir ses débouchés vers l’arc méditerranéen. La grammaire d’action des élites lyonnaises, pour paraphraser Olive et Oppenheim (2001), commande leur comportement selon une logique d’alliance plutôt que de rivalité entropique. Marseille et Lyon trouvent ainsi un intérêt bien compris à penser leur complémentarité, plutôt qu’une impitoyable concurrence forcément destructrice pour les deux parties, dans un vaste triangle qui englobe le littoral méditerranéen et les trois régions du grand Sud-Est, en incluant un peu d’Auvergne et de Bourgogne. Un triangle pouvant être, pour ses promoteurs, le symétrique de la puissante région industrielle de la Ruhr, au Nord-Ouest, et de la vaste région industrielle d’Italie du Nord, au Sud-Est. C’est clairement dans cette optique qu’est alors pensé le complexe portuaire de Fos-sur-Mer, dans une vision gaullienne de la grandeur nationale, un complexe dont l’hinterland n’a pas de vocation locale, mais doit se propager, grâce au Rhône, vers le Nord de l’Europe.
11Ainsi, alors que l’effondrement des trafics coloniaux sonne le glas de l’âge d’or du port de Marseille, la ville-centre cultive un étrange paradoxe : seul le lointain est porteur d’avenir, au service exclusif d’un territoire confiné, celui des 23 000 hectares de la commune ! On peut parler, à la suite de Morel (2001), de véritable déconnexion entre l’intra-muros et l’extra-muros qui, pendant des décennies, va marquer de son empreinte l’évolution de l’espace bucco-rhodanien. Un espace traversé par une sorte de folie de la surenchère conduisant la périphérie à jouer le jeu du « Tous contre Marseille ». Une situation mal vécue par les élites marseillaises dont le déclin de la ville-centre provient justement de la captation de ressources et d’activités par la périphérie. Ce dialogue de sourds au sein du territoire métropolitain aura des conséquences désastreuses en termes de dualisation des espaces. La Figure 2 indique combien les nouveaux territoires industriels s’étendent au-delà de la chaîne de l’Étoile et du Garlaban (Joannon et Lees, 1997). Tandis que Marignane et Istres (avec l’aéronautique), l’Étang de Berre (avec la pétrochimie), Cadarache (avec le nucléaire) et Aix-en-Provence (avec la haute technologie) connaissent un envol économique remarquable dans les années 1970 et 1980, Marseille commence une longue descente aux enfers, en continuant de revendiquer un imperium métropolitain très mal vécu. L’exemple de l’incinérateur de Fos-sur-Mer est une parfaite illustration des conflits au sein du réseau d’acteurs publics de la métropole (Douay, 2009), face à l’impérialisme récurrent de la ville-centre.
12Depuis le début du xxe siècle, et de manière accrue après la Seconde Guerre mondiale, la gestion des innombrables déchets de la ville de Marseille est un problème récurrent. Pour y faire face, une décharge à ciel ouvert, l’une des plus importantes d’Europe, a été ouverte en 1912 à Entressen, au milieu de la magnifique plaine de la Crau, à 70 km de la ville-centre. À partir de 1921, Marseille y livrera par trains complets puis y entreposera ses ordures ménagères sur plus de 80 hectares. En sursis depuis l’injonction de Bruxelles, en 2002, de mettre fin aux nuisances environnementales générées, la décharge d’Entressen continuera à fonctionner, faute de solution alternative, jusqu’en mars 2010, en bénéficiant de trois autorisations préfectorales, le temps pour Marseille de trouver la parade ultime sous la forme d’un incinérateur d’ordures ménagères. Son lieu d’implantation va donner lieu, pendant plusieurs années, à un bras de fer parfois violent entre la métropole marseillaise et des communes de l’Ouest de l’Étang de Berre (Girard, 2012), un bras de fer qui symbolise parfaitement le sentiment de mépris ressenti par la périphérie de la part de la ville-centre impérialiste. En effet, Fos-sur-Mer est finalement retenu pour accueillir l’unité de méthanisation qui doit traiter 110 000 tonnes, l’incinérateur ayant quant à lui une capacité de 310 000 tonnes. Si le terrain de 18 hectares, situé sur le territoire de Fos-sur-Mer, appartient au domaine privé du Grand Port maritime de Marseille (ex-Port autonome de Marseille), il est localisé dans une commune très éloignée de la ville-centre.
13L’incinération de déchets ménagers étant reconnue aujourd’hui, par de nombreux spécialistes de l’écologie industrielle, comme une aberration technologique et économique, des voix se sont très vite élevées pour condamner le projet, en déplaçant d’ailleurs la controverse sur le plan juridique (Douay, 2009). Outre la pollution qu’il génère, un incinérateur n’élimine pas les déchets mais il se contente de les réduire en volume, en en créant d’autres que l’on ne peut ni traiter, ni valoriser, ni enfouir en décharge. Las, le préfet des Bouches-du-Rhône finira par signer le permis de construire de l’incinérateur localisé à Fos-sur-Mer, opérationnel depuis mars 2010. Les opposants à l’incinérateur venant de Fos-sur-Mer, de Port-Saint-Louis-du-Rhône et des alentours, ont baissé les armes avec une aigreur certaine. Malgré leur lutte, ils ont été les témoins résignés de la malédiction de leur territoire : la dépossession. La recherche conduite par Girard (2012), au cœur du conflit entre la métropole marseillaise et les « anti-incinérateur », souligne combien les élus locaux expriment leur profonde amertume de n’avoir presque plus d’emprise sur une partie de leur territoire. Si l’incinérateur de la métropole marseillaise se présentait comme un projet industriel légitime pour les plus hautes instances de l’État, c’est au prix d’une exacerbation de tensions locales peu propices à l’émergence d’une dynamique métropolitaine. Comme si, après avoir ravagé une partie de la plaine de La Crau, Marseille impérialiste étendait son pouvoir de nuisance à de nouveaux espaces déjà meurtris et sacrifiés à ses ambitions de conquête d’un hinterland septentrional. Avec ou contre ses voisins ?
Un territoire éclaté à redynamiser
14Qu’il s’agisse d’organismes économiques français, comme l’INSEE, ou d’organismes économiques internationaux, comme l’OCDE, le diagnostic est comparable en tous points : l’aire métropolitaine marseillaise est désormais l’une des plus fragmentées d’Europe, tant en matière de gouvernance que d’organisation territoriale. Même si les analyses conduites par ces organismes sont quasiment dénuées de toute épaisseur socio-politique et de mise en perspective historique, il faut admettre que la situation risque de compromettre ce que d’aucuns, dans les années 1960, voyaient comme la future « Californie » de la France (Morel, 2001). Même si ces rêves de grandeur se sont évaporés comme volutes de fumée, il n’en reste pas moins que la troisième métropole française est sous la menace de forces centrifuges qui pourraient mettre à bas les atouts considérables dont elle dispose. Développer une vision cohérente d’un espace économique à fort potentiel, tel a été le leitmotiv depuis plus de quinze ans, d’abord de l’État français, puis des élites locales issues du milieu politique et du milieu des affaires. Combattre la balkanisation a été une longue marche, semée d’embûches, et si Aix-Marseille-Provence Métropole est désormais une réalité institutionnelle depuis janvier 2016, rien n’indique qu’il est simple de faire table rase du passé, en oubliant du côté de la périphérie méprisée le goût amer de l’impérialisme (assumé) de la ville-centre. Toute démarche de coopération métropolitaine hérite d’objets conflictuels, note Forester (1987), dont le dépassement s’avère toujours difficile à impulser.
15Si l’alliance des milieux politiques et économiques pour la constitution d’une puissante aire métropolitaine marseillaise est aujourd’hui un fait avéré (Paché, 2015), c’est sans doute que le constat d’un territoire morcelé ne peut faire l’objet d’aucune discussion, vu de Bruxelles, de Francfort ou de Londres. L’étude comparative conduite par l’OCDE (2013) présente ainsi la métropole Aix-Marseille comme l’une des zones les plus fragmentées d’Europe, même si cette caractéristique concerne aussi d’autres métropoles françaises. En prenant comme indicateur le nombre de municipalités opérant sur un territoire métropolitain donné pour 100.000 habitants, l’indice de fragmentation de la métropole Aix-Marseille est deux fois supérieur aux pays de l’OCDE. En bref, une économie d’archipel et de « petits royaumes », d’ailleurs actée par le club Top 20 dans son Projet, « petits royaumes » qui ont su conserver leurs prérogatives en refusant de se fondre dans un espace ouvert. L’analyse est confortée par les travaux de Barret et al. (2013) pour qui, plus largement, Aix-Marseille-Provence Métropole est un territoire éclaté dont les solidarités restent à inventer puis à faire vivre. En effet, l’équilibre social n’est pas au rendez-vous et si des zones géographiques communiquent entre elles, notamment dans le cadre de déplacements pendulaires journaliers entre domicile et travail, la réalité socio-politique est celle d’espaces hermétiques les uns aux autres qui ne font jouer aucune réelle solidarité.
16Observer l’axe autoroutier Marseille/Aix-en-Provence aux heures de pointe, dans une situation d’encombrement digne du périphérique parisien, pourrait laisser croire à une puissante interdépendance territoriale dans le cadre d’un continuum spatial qui voit s’effacer les frontières physiques des collectivités locales. Il n’en n’est rien. Si, en regardant par la fenêtre d’un autobus, le voyageur éprouve de grandes difficultés à deviner la transition entre deux communes, et plus encore, entre deux intercommunalités, la mixité sociale reste une illusion, une vue de l’esprit. En parcourant seulement quatre ou cinq kilomètres, l’habitat se mue de zones pavillonnaires cossues en grands ensembles tristes déchirant le ciel. Quelques kilomètres de plus, et le revenu fiscal médian s’effondre de plus de 25 %, tandis que certains quartiers relèvent du quart-monde... La naissance d’Aix-Marseille-Provence Métropole en janvier 2016, dont la Figure 3 définit désormais les frontières, veut incontestablement briser cette malédiction ségrégationniste en introduisant une gouvernance métropolitaine fondée sur une vision stratégique commune du devenir de cette zone géographique à fort potentiel (OCDE, 2013). En bref, tourner la page de 200 ans d’histoire tumultueuse entre Marseille et ses voisins… Mais une telle « fabrique adhocratique » de l’espace métropolitain, pour reprendre l’heureuse analyse d’Olive (2015), ne revêt-elle pas une dimension quelque peu artificielle à l’aune d’une lecture à la fois historique et géopolitique ?
17Comme le souligne avec une certaine malice Douay (2009), le soutien de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille Provence à la démarche métropolitaine, d’inspiration politique, ne peut qu’étonner ; il rompt clairement avec le positionnement traditionnel des milieux d’affaires marseillais, peu enclins à un ancrage local jusqu’aux années 1980. L’appel du grand large, qui trouve ses origines à Marseille, trace d’ailleurs des frontières à géométrie variable dans des proportions qui varient de manière très conséquente selon les milieux politiques et consulaires concernés (voir la Figure 4). Alors que l’INSEE reste relativement modeste quant à ce que devrait recouvrir l’aire marseillaise (un rayon de 40 km centré sur Marseille), la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille Provence l’étend à tout le département des Bouches-du-Rhône, Eugène Caselli, l’ex-président PS de la Communauté Urbaine de Marseille, intègre en sus Avignon et Toulon, tandis que le bouillant député européen des Républicains Renaud Muselier, sans l’ombre d’une hésitation, la conduit carrément jusqu’aux portes de Lyon ! C’est dire si la manière d’envisager la cohérence d’un territoire s’avère éminemment politique, et si elle cherche à s’émanciper de toute dimension géographique et/ou humaine pour capter des ressources et fonder la zone d’influence sur laquelle la ville-centre souhaite établir durablement son imperium. Dès lors que tous les ingrédients d’une croissance centrifuge dans l’espace bucco-rhodanien furent présents, et que des communes comme Aix-en-Provence, Marignane ou Martigues réussirent à densifier leur tissu industriel, mais aussi de prestations logistiques, en dehors de l’ombre portée de Marseille, il ne pouvait qu’en résulter une seconde étape, celle du rejet de la ville-centre par sa périphérie. Un mouvement de rejet d’autant plus brutal que la ville-centre vivait alors un processus lent et inéluctable de décomposition économique et sociale, un bateau ivre en partie ingouvernable, gangrené par le clientélisme, l’affairisme, un chômage endémique, la violence urbaine et l’art subtil de la combinazione. Les soubresauts de la création d’Aix-Marseille-Provence Métropole ne peuvent ainsi être compris que dans cette perspective de « temps long », une histoire complexe faite d’incompréhensions mutuelles. Si la fronde de nombreux maires des Bouches-du-Rhône contre la métropole s’appuie sur des arguments économiques incontestables (refus de participer au financement mutualisé de projets d’investissement, conservation de la maîtrise de la planification urbaine), il serait maladroit de minorer des aspects culturels au moins aussi prégnants : n’être associé à aucun prix à l’image parfois déplorable de Marseille et protéger une identité provençale spécifique risquant d’être dissoute dans celle d’un « Grand Marseille » cosmopolite (Douay, 2013).
Conclusion
18Dans son discours quelque peu partisan sur l’urgence absolue d’impulser une démarche de gestion globale de l’aire métropolitaine marseillaise, De Roo (1997) affirme que Marseille et le département des Bouches-du-Rhône font finalement système, et que la pulvérisation métropolitaine est contre-nature dans une logique d’ouverture sur l’économie-monde. L’espace bucco-rhodanien faisant « système » ? Il resterait à le prouver sur le plan économique, et le doute s’installe nettement lorsque l’on procède à une relecture socio-politique depuis la Seconde Guerre mondiale de la manière dont la métropolis s’est positionnée par rapport à sa périphérie. Le plus grave n’est sans doute pas là. En effet, l’auteur poursuit en affirmant que la ville-centre doit être le moteur et le pilote d’un complexe logistique bucco-rhodanien, et ses territoires limitrophes ont pour vocation à être spécialisés selon leurs ressources et compétences dans des activités support pour faciliter la conquête des marchés, seule manière à la métropole marseillaise de renouer avec l’échelle internationale qui a été la sienne par le passé. En d’autres termes, la cohérence départementale doit être portée par Marseille, qui récupèrerait naturellement les fonctions tertiaires d’intermédiation avec l’extérieur.
19À la lecture d’une telle diatribe, comment ne pas être plongé dans des abîmes de perplexité sur l’avenir (radieux ?) de la toute nouvelle Aix-Marseille-Provence Métropole ? Si l’on peut entendre les arguments des adorateurs d’une instance capable d’impulser des politiques coordonnées d’aménagement, de transport et de développement, les relents à peine dissimulés d’un imperium métropolitain aux mains de Marseille risquent d’être mal vécus en revanche par les contempteurs, notamment les anciens « vassaux » désormais alliés obligés. Au risque de perturber durablement les dynamiques collectives d’apprentissage, et de rater une opportunité de développement métropolitain qui ne se représentera sans doute pas une seconde fois. Nul doute que les difficultés à penser un système cohérent de transport à l’échelle métropolitaine reste le symbole d’une volonté de cloisonnement entre espaces confinés, comme legs d’une histoire faite d’incompréhensions entre voisins pourtant si proches. Or, Daniel L’Huillier n’a cessé de souligner combien la manœuvre transport tient une place centrale dans l’aménagement harmonieux des territoires (L’Huillier et Reynoird, 1974), et il faut admettre que son plaidoyer pro domo reste toujours d’une brûlante actualité. Saura-t-on écouter, à nouveau, entre Martigues, Aix-en-Provence, Aubagne et Marseille, les conseils de notre glorieux aîné ?
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