Comment justifier la création de la métropole Aix-Marseille-Provence ?
L’éclairage de l’économie géographique
p. 201-205
Texte intégral
1La loi du 27 janvier 2014, dite de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, a abouti à la création, depuis le 1er janvier 2016, d’un nouvel établissement public de coopération intercommunale dénommé Aix-Marseille-Provence. La métropole Aix-Marseille-Provence est donc sur les rails, sous l’impulsion déterminée de l’État et malgré les manœuvres d’obstruction d’une large partie des maires du département des Bouches-du-Rhône, toutes sensibilités politiques confondues, à l’exception notable du maire de Marseille. Les oppositions répondent à des arguments désormais bien connus : risque de péréquation de la fiscalité locale au détriment des communes périphériques et au seul avantage de la ville-centre, perte de maîtrise du foncier et donc de l’aménagement spatial et de l’habitat pour les communes, perte de proximité entre les maires et leurs administrés, etc. Sans oublier une justification plus rarement affichée mais dans l’esprit de tous : l’amputation des pouvoirs et des prérogatives actuellement dévolus aux maires au sein des diverses intercommunalités.
2Mais pourquoi s’atteler à une telle reconfiguration des pouvoirs locaux ? L’une des explications communément apportées consiste à y voir la réponse aux multiples dysfonctionnements de cet espace sous l’angle des modes de vie des métropolitains provençaux : la congestion et le manque d’intégration des transports interurbains qui freinent les mobilités et accentuent les pollutions environnementales ; les difficultés et le coût d’accès au logement ; la répartition inefficace d’une fiscalité locale fragmentée par une organisation communale et intercommunale qui ne permet pas d’assumer à l’échelle requise les investissements et les dépenses d’infrastructure dont bénéficient pourtant l’ensemble des métropolitains (santé, culture, enseignement supérieur) ; les inefficiences et les doubles-emplois dans les politiques publiques locales compte tenu de la superposition ou de l’empilement des compétences. Tout cela est bien connu.
3Tout cela est vrai. Mais la justification de la création de la métropole ne saurait seulement se situer dans la réduction des inégalités spatiales et des défauts, issus du passé, d’une gouvernance excessivement fragmentée. Il faut surtout y voir une réponse aux défis de l’avenir sur le plan du développement économique. Car cet espace métropolitain ne saurait ignorer les tendances lourdes qui expliquent l’agglomération des activités économiques et l’attractivité des territoires, une question récurrente dans les travaux pionniers conduits par L’Huillier (1965). D’où l’intérêt d’un éclairage de la justification de la métropole Aix-Marseille-Provence à partir des instruments d’analyse de l’économie géographique. C’est l’objectif que se fixe le présent chapitre.
L’économie géographique et l’agglomération spatiale des activités économiques
4Depuis une vingtaine d’années les économistes ont, d’une certaine manière, redécouvert la dimension spatiale de la dynamique économique, notamment sous l’impulsion de Krugman (1991, 1997), le lauréat du prix Nobel de Sciences Économiques en 2008. Centrés sur les facteurs explicatifs du commerce international, ses travaux ont mis en avant l’importance des économies d’échelle et des rendements croissants dans la spécialisation des économies, non seulement à l’échelle internationale mais également sur le plan régional. Dans un contexte de très forte baisse des coûts de transport et des coûts d’information, et, dans la zone €, de suppression des distorsions de concurrence liées aux taux de change, la compétition globalisée à laquelle participent les entreprises s’inscrit désormais dans une configuration de concurrence imparfaite et de coopération, entre les firmes, et entre celles-ci et les acteurs publics, qui donne naissance à des processus d’agglomération et de métropolisation des activités économiques, dans le domaine industriel mais aussi dans les services et dans la nouvelle économie de la connaissance.
5Cette agglomération des activités est la conséquence des économies d’échelle ou d’envergure que recherchent les entreprises et qui influent sur leurs stratégies de localisation, tout particulièrement pour les firmes ayant fragmenté et internationalisé leurs chaînes de production. Car la proximité crée de multiples externalités, en l’occurrence quand le comportement d’un agent économique affecte la situation d’un tiers, positivement ou négativement, sans que celui-ci puisse offrir ou exiger un paiement en contrepartie. Selon une typologie classique, on distingue deux types d’externalités positives liées à la proximité géographique :
- Les externalités non-pécuniaires recouvrent les échanges de savoir-faire, les transferts de connaissances ou d’expériences, la diffusion d’acquis technologiques ou informationnels, par la simple observation ou l’imitation des décisions des autres firmes (choix des technologies ou des processus de production, recherche de nouveaux débouchés au plan international, etc.), surtout en présence d’un leader. En un mot, ces externalités de proximité fondent une large part des potentialités d’innovation, au-delà des capacités intrinsèques situées au sein même des firmes.
- Les externalités pécuniaires s’expriment dans l’accès à des qualifications spécifiques et fortement spécialisées sur le marché du travail local, dans la présence de services aux entreprises, dans la mise en place de réseaux ou d’alliances, sur la base de projets de R & D ou de sous-traitance par exemple. On est là dans le cas de figure des externalités décrites par Marshall (1919/2006), propres à un secteur d’activité ou à une compétence distinctive, qui justifient la dynamique et le succès des clusters, des districts industriels, des pôles de compétitivité.
6Cet ensemble d’externalités ne répond pas seulement aux stratégies de firmes qui auraient historiquement choisi de localiser certains types d’activités, là plutôt qu’ailleurs, mais aussi à l’offre de biens publics localisés, à l’initiative de l’État ou des acteurs publics locaux : systèmes de formation, réseaux de télécommunications ou de transports, et, donc, tout ce qui concerne les institutions et les infrastructures qui favorisent la compétitivité hors-prix des entreprises. Mais cela recouvre aussi l’attractivité d’une agglomération auprès des salariés, des cadres, des ingénieurs, ce qui inclut l’habitat, la culture, l’enseignement supérieur, la qualité de l’environnement, les mobilités, autant de domaines qui exigent un pilotage cohérent, nécessairement situé à l’échelle métropolitaine.
7Tels sont les facteurs qui expliquent aujourd’hui les critères de choix des investisseurs, l’agglomération des activités économiques, la spécialisation des espaces et donc leur compétitivité. Et c’est là que l’on retrouve la question de la métropolisation et des conditions d’un développement économique rapide, porteur de création d’emplois qualifiés, fondé sur une compétitivité des interfaces, plus que sur les coûts salariaux ou les incitations fiscales. Car les externalités d’agglomération s’expriment difficilement lorsqu’un espace est fragmenté, si les mobilités sont difficiles ou coûteuses, quand les politiques publiques sont peu coordonnées et très en-deçà des échelles requises par la compétition mondiale des métropoles. Mais qu’en est-il, alors, de l’agglomération marseillaise ?
Une métropole Aix-Marseille-Provence fragmentée ne mobilisant pas suffisamment ses atouts
8Troisième agglomération française en termes de population ou de contribution au revenu national, l’aire urbaine Aix-Marseille-Provence multiplie les contrastes : la plus forte croissance de l’emploi parmi les métropoles européennes entre 2000 et 2012, mais aussi le maintien d’un taux de chômage très élevé ; un positionnement amélioré en matière technologique, scientifique, universitaire… et une forte baisse de la productivité du travail sur la décennie 2000-2010 ; une image enviée, capitale européenne de la culture en 2013, couplée à des inégalités en matière de revenus ou d’accès à l’emploi ou à l’éducation parmi les plus élevées de France ; un positionnement remarquable en matière d’infrastructures de transports aériens, maritimes ou ferroviaires nationaux et internationaux, mais en même temps des mobilités internes à un très haut niveau de congestion qui nuisent à la qualité de vie des habitants, à l’environnement, à l’interconnexion d’une économie en archipel.
9Certes, l’intégration fonctionnelle progresse malgré l’étalement de l’habitat et les difficultés de mobilité. Mais cela intervient de façon peu coordonnée, avec une offre d’externalités insuffisante, des coûts de mobilités élevés, et cela s’opère trop lentement au regard des coopérations public-privé qui s’intensifient dans les grandes métropoles européennes. Même à l’échelle de l’économie française, on observe un retard significatif dans les emplois les plus qualifiés, par exemple en regardant la situation comparée de la métropole lyonnaise, en 2015, en matière d’effectifs de cadres (données APEC) : d’un côté, Lyon regroupe 136 700 emplois de cadres, Grenoble 55 600, Saint-Étienne 18 100 ; d’un autre côté, Marseille-Aubagne accueille seulement 67 400 emplois de cadres et Aix-en-Provence 29 200. L’agglomération marseillaise n’occupe pas, dans le domaine des fonctions stratégiques ou des emplois les plus qualifiés, dans le registre des fonctions intellectuelles ou des services aux entreprises, la place qui devrait être celle d’une métropole à vocation internationale.
10Une telle situation répond à de nombreux facteurs et, en particulier, à l’ampleur des reconversions industrielles et au recul de nombreux secteurs autrefois florissants de l’industrie régionale, la construction ou la réparation navales, les industries agro-alimentaires, par exemple. Mais cet héritage est maintenant très ancien. Cette difficulté à mobiliser sur le plan économique tous les atouts d’une métropole répond également à l’inadaptation du système local de formation, à des investissements productifs insuffisants et à une culture de la rente qui s’est maintenue dans les milieux patronaux. Elle est cependant fortement liée à la fragmentation de l’espace politique et, par conséquent, à une gouvernance éclatée. Selon certaines évaluations de l’OCDE, l’aire fonctionnelle d’Aix-Marseille-Provence a un indice de fragmentation deux fois supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE (7,6 municipalités pour 100 000 habitants contre 3,7 pour l’OCDE). S’y ajoutent, d’un côté, la superposition de quatre niveaux de collectivités disposant de compétences fiscales (région, département, municipalités, intercommunalités) et, d’un autre côté, les leviers d’intervention de l’État à travers la gestion du Grand Port Maritime de Marseille (GPMM) ou les aménagements adossés à l’opération d’intérêt national Euroméditerranée.
11Si l’on souhaite éviter un éclatement du territoire et la pérennisation d’une agglomération à plusieurs vitesses, il convient que deux conditions soient satisfaites. D’une part, il importe que cette multipolarité ne soit pas la source d’une intensification des concurrences, voire des rivalités internes, notamment en termes d’incitations fiscales, de créations de technopôles, de primes à l’installation, d’équipements structurants ou de politiques de marketing urbain, qui mobilisent des efforts financiers importants sans que l’on soit certain, d’ailleurs, qu’il y ait là des facteurs décisifs dans les décisions d’investissement ou d’implantation de la part des entreprises. D’autre part, il convient que s’établisse un maillage entre les différents pôles autour d’une metropolis, la ville-mère, assurant les fonctions stratégiques et les fonctions d’expertise ou de conseil, dans le domaine financier ou juridique, dans les services informatiques, la communication ou l’audit, autant d’activités que les entreprises, aujourd’hui, ont très largement externalisé. Faute de quoi, on se trouverait en présence d’un territoire dont le pôle quantitativement le plus important n’assurerait pas les fonctions stratégiques des entreprises installées à sa proche périphérie. La concentration et les effets d’agglomération étant indispensables dans le domaine des services aux entreprises et des fonctions stratégiques, on voit mal comment une métropole pourrait se prévaloir d’une vocation internationale sans, au préalable, assumer pleinement les centralités destinées à sa périphérie immédiate.
12C’est là que s’opposent, pour cette métropole, d’un côté, les externalités qui permettent et justifient, on l’a vu en rappelant les principes de l’économie géographique, l’agglomération et la dynamique des activités économiques et, d’un autre côté, la fragmentation territoriale et institutionnelle, la faiblesse des coopérations entre les acteurs et, par conséquent, l’extrême difficulté à produire des politiques publiques et à prélever des ressources fiscales à la bonne échelle. En matière d’aménagement du territoire, les schémas de cohérence territoriale sont encore établis au niveau des intercommunalités, contrairement à ce qui s’observe pour le Grand Lyon, à Nantes, à Toulouse, à Bordeaux. Les risques environnementaux etlesquestionsdepollutiondel’airfontl’objetd’unegestionlàencoretrèsfragmentée. Les politiques de développement économique et de soutien à la création d’emplois sont très éclatées et très peu coordonnées. Le système de transport est évidemment emblématique d’une telle configuration avec une offre globale de transports collectifs notoirement décalée vis-à-vis des exigences de mobilité et de fluidité des entreprises et des individus, faute de connexions efficaces entre les zones d’habitat, les zones d’activités industrielles, commerciales, portuaires, aéroportuaires, et même entre les différents pôles universitaires et de recherche, les grands établissements hospitaliers (CHU) ou les technopôles.
Conclusion
13À l’évidence, la création du nouvel établissement public de coopération intercommunale Aix-Marseille-Provence se présentait comme un impératif. On doit y trouver deux raisons essentielles. D’une part, il s’agit grâce à lui d’endiguer les inefficiences du passé et les coûts de la fragmentation du territoire. D’autre part, et surtout, il s’agit de préparer l’avenir et doter cette métropole de compétences stratégiques lui permettant de répondre aux défis de la géographie économique afin de conforter son attractivité et son développement économique.
Bibliographie
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Références bibliographiques
KRUGMAN P. (1991), Geography and trade, MIT Press, Cambridge (MA).
10.7551/mitpress/2389.001.0001 :KRUGMAN P. (1997), Development, geography, and economic theory, MIT Press, Cambridge (MA).
L’HUILLIER D. (1965), Le coût de transport : l’analyse économique et l’entreprise face aux mouvements de marchandise, Cujas, Paris.
MARSHALL A. (1919/2006), Industry and trade, Cosimo, New York (NY).
Auteur
Professeur de sciences économiques à Sciences Po Aix. Directeur, pendant dix ans, du Centre d’économie et de finances internationales (CEFI), UMR-CNRS de l’université de la Méditerranée, il a assuré de nombreuses fonctions de direction ou d’évaluation au sein des instances universitaires : doyen de la Faculté des sciences économiques d’Aix-Marseille, vice-président de l’université de la Méditerranée, membre élu de la section CNU 05, président de l’Association française de science économique, et président du jury du concours d’agrégation de sciences économiques. Membre du Cercle des économistes, ses publications les plus récentes portent sur les facteurs de déclenchement des crises financières, les politiques macro-prudentielles et les questions de gouvernance financière internationale.
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