Trois notions clés pour l’observation et l’analyse des nouvelles migrations transnationales ou transmigrations
p. 183-200
Texte intégral
1Les délimitations socio-spatiales et leur conjugaison sont un grand classique des approches de la ville, elles permettent notamment de suggérer des espaces relativement homogènes des valeurs du foncier et des populations résidentes dont on présuppose une relative homogénéité comportementale selon les revenus, les formations et les emplois. Les lieux des ségrégations, les logiques foncières marchandes, les rôles dortoirs de quartiers vs. leurs rôles commerciaux, industriels, ludiques, etc., permettent, entre autres, de décrire un ordre urbain apparent et fonctionnel qui inclue les mobilités générées par ces spécialisations des espaces. Leur croisement ou conjugaison ouvre à une compréhension de l’organisation des flux de personnes et de biens. Bref, l’adaptation de l’habitat comme des transports aux besoins socio-économiques dépend largement de la finesse de saisie de données et de leur traitement statistique. Mais ces représentations de réalités urbaines à partir de préconceptions sur la claire lisibilité et paramétrisation de ce qui ferait « objectivement » ville, par dominantes de valeurs ou de fonctions, ne sont pas à même de permettre la description et la compréhension des porosités inhérentes au brassage urbain, des continuités caractéristiques de l’alternance et de la superposition de milieux, par exemple diurnes et nocturnes, de l’apparition discrète et fluide de présences nouvelles souvent annonciatrices de bouleversements et, ce qui fait recherche pour moi, de la présence des étrangers dans les paysages urbains les plus divers. L’ordre urbain fonctionnel est celui des identités dominantes et masque l’importante présence des altérités, notamment des minorités locales ou étrangères résidentes, et combien plus de passage.
2Ces approches par transcriptions « objectives », généralement statistiques, n’étaient pas à même de permettre la compréhension de mes observations concernant les initiatives d’étrangers au lieu, de passage, pauvres ou riches, ethniques ou non selon le quartier : l’accumulation de données descriptives ne faisait que multiplier les juxtapositions spatiales et rendait illisibles les interactions en acte dans ces descriptions de multiples contiguïtés diurnes ou nocturnes. Le sens des voisinages, des cosmopolitismes de passage ou d’accompagnement ne découlait pas de l’affinement des comptages et des multiplications de descriptions de frontières socio-spatiales. Par ailleurs, les initiatives développées par des migrants transnationaux, ou transmigrants, ceux-là même qui traversaient tels des étrangers de passage les nombreuses délimitations socio-spatiales, éveillèrent, dès 1985, ma défiance des théories explicatives, notamment celle de la victimisation des migrants inhérente à la mobilisation internationale de leur force de travail. C’est toute autre chose que j’observais dans leurs initiatives, leurs réussites, autour du commerce de marchandises entre pauvres, dès mes premières recherches.
Voir et décrire ces phénomènes : la construction de notions
3La description en Europe de collectifs de migrants transnationaux, les transmigrants, passagers éphémères dans plusieurs nations-étapes, en provenance d’Afrique, du Proche et Moyen Orient, des Balkans et du Caucase et, récemment, de leur rencontre avec de jeunes habitants (Tarrius et al., 2013), descendants d’immigrés sédentarisés, enclavés dans des quartiers urbains français, est chose assez rare pour que je m’explique sur les préalables méthodologiques et théoriques mis en œuvre pour voir, décrire et analyser ces événements. Les populations transmigrantes excèdent des frontières de chaque nation traversée ; elles n’ont aucun statut, juridiquement établi, sinon celui « d’étrangers de passage » ; elles échappent donc au regard des instances publiques, et leurs relations avec des populations locales laissées pour compte de l’intégration n’occupent aucune place dans les curiosités et les intérêts politiques usuels. Pourtant la rencontre entre populations immigrantes sédentarisées et transmigrantes de passage nous1 suggérait de nombreuses interactions à même par exemple de créer des conditions de sortie par le haut. Cette influence, identifiée dans les années 1980 se manifestait de plus en plus au fur et à mesure que les mobilités des transmigrants s’organisaient en mondialisation par le bas.
4J’ai construit un champ notionnel à même de me permettre ces approches par d’incessantes négociations entre allers-retours de terrains et corpus sociologiques : les notions de paradigme de la mobilité, que je proposais en 1989, puis celle de territoire circulatoire, formellement construite en 1992, et souvent ré-exprimées depuis, en sont le centre. C’est grâce à elles que je visibilise, décris et analyse des faits sociaux originaux, relatifs aux migrations internationales et redevables de mouvements transfrontaliers constants : « paysages kaléidoscopiques » si l’on s’en tient aux lectures des morphologies, selon l’expression de Maurice Merleau-Ponty2, qui ne prennent sens qu’à partir de l’implication déterminée et constante du chercheur : les jeux d’acteurs urbains se laissent décrire par l’observation dans l’approche fonctionnelle et par contre se donnent à comprendre par le mimétisme du chercheur dans celle que nous préconisons. Ces deux notions ont été empiriquement remaniées au fur et à mesure des enquêtes autour de variantes de la forme migratoire transmigrante.
Apparition d’une centralité économique urbaine, migratoire et internationale dans les années 1980 : des Algériens à Belsunce, Marseille
5C’est en 1984 que Gaston Deferre, maire de Marseille et ministre de l’Aménagement et de la Décentralisation, contacta mon laboratoire parisien (le département des études des mobilités urbaines de l’EPST INRETS). Il désirait comprendre pourquoi les résidents algériens d’un quartier central de Marseille, Belsunce, avaient inventé leur propre système de transports, à l’origine, affirmait-il, de rixes avec les taxis de la ville. J’avais récemment mené des recherches sur des microsystèmes de transports autoproduits (Barel, 1979), par des groupes aux contours communautaires affirmés (néo-ruraux de vallées pyrénéennes, Maghrébins en milieu périurbain), en marge de l’offre publique techno-produite en milieu rural et périurbain. J’avais constaté combien les itinéraires, les horaires, et les dimensionnements de ces services étaient adaptés aux rythmes sociaux (Grossin, 1974 ; Mercure, 1979), caractéristiques des modes de vie des milieux désignés comme marginaux qui les produisaient. J’avais encore analysé comment leur créativité en matière de mobilité leur permettait de pénétrer quotidiennement et intensément les échanges des « autochtones » en évitant les conflits. J’acceptai la proposition de l’édile marseillais, qui me permettrait, pensais-je, de compléter mes travaux par une observation en milieu urbain. « La recherche doit être discrète. Des milliers d’Algériens arrivent à Marseille chaque semaine par air et par mer et se rendent dans ce quartier arabe du centre en empruntant des taxis clandestins : mes taxiteurs concurrencés par ces immigrés en viennent aux mains3 ».
6L’accueil par le CRET, de l’Université d’Aix-Marseille II4, me permit de localiser « sur place » mes activités de chercheur. Ce laboratoire, sous la direction de Daniel L’Huilier, développait des analyses socio-spatiales dynamiques et particulièrement ouvertes aux différentes disciplines des sciences humaines. L’opportunité de la demande de Gaston Deferre, et de ma vie de laboratoire universitaire, décida de mes orientations de recherche ultérieures, jusqu’à aujourd’hui. Je découvris, dans ce quartier de Belsunce, désigné unanimement comme celui de la déshérence, de l’impossible réhabilitation, par les responsables politiques, administratifs et techniques de l’urbanisme marseillais, par les notaires et les agents immobiliers, le dispositif commercial le plus riche de la façade méditerranéenne française (Tarrius, 1987 ; Missaoui et Tarrius, 1995, 2000 ; Tarrius, 2007). Les rez-de-chaussée des immeubles délabrés des xvii et xviiie arrondissements proches du Vieux Port, publiquement mis en vente, en 1987, autour de 1 000 francs le mètre carré, se négociaient secrètement autour de 10 000 francs entre Maghrébins, coût du foncier en vigueur alors dans les quartiers bourgeois de Marseille. 350 petites boutiques, exposant en vitrine des œillets de plastique et des couscoussiers d’aluminium, négociaient en réalité, et en arrière-boutique, économie souterraine5 oblige, de l’électroménager, de l’audio-visuel, des pièces de rechange de voitures, etc., pour un chiffre d’affaires global estimé à plus de 2,9 milliards de francs, selon une enquête de la SEDES (Caisse des Dépôts et Consignations), réalisée à la demande de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille.
7Avec six étudiants fils de commerçants de ce dispositif, inscrits à l’université d’Aix-Marseille II, et proches des doctorants que je dirigeais, nous avons développé, en 1986, une enquête sur les propriétaires de boutiques et trois niveaux de collaborateurs (présence permanente, temps partiel quotidien en boutique, mobilités pour approvisionnements et livraisons) (Tarrius, 1987). Le Tableau 1 indique la mixité, surtout algéro-tunisienne, du dispositif, et la prédominance des Algériens ; les acheteurs venaient surtout d’Algérie : les communications par air et par mer étaient beaucoup plus denses et les produits de consommation étaient plus rares dans ce pays que dans ses voisins du Maghreb. Les Marocains étaient peu présents et inauguraient, ces années-là, les voyages en voiture de Casablanca à Barcelone et à Marseille puis vers l’Italie, commençant à affirmer une maîtrise migratoire sur l’arc méditerranéen Nord-Est. 700 000 Maghrébins passaient annuellement (1987) par ce dispositif commercial compensatoire des difficultés d’importation de l’État algérien, révélait l’enquête de la SEDES : il s’agissait surtout d’allers-retours par air ou par mer depuis l’Algérie et d’escales pour des émigrés en congés en France, en Belgique ou en Allemagne. Les mobilités marocaines, en très petit nombre, moins de 3 % des dénombrements, étaient moins motivées par des achats familiaux que par la première spécialisation de commerçants transnationaux qui approvisionnaient ainsi de grands marchés populaires comme ceux de Casablanca en produits vendus à Belsunce, à Vintimille et jusqu’à Naples.
8À Marseille, les approvisionnements étaient réalisés « en officiel » par des usines européennes écoulant des stocks d’invendus ou de séries à peine obsolètes, et en « souterrain » par des réseaux de passeurs de diverses nations. Par exemple, des réseaux sénégalais livraient des pièces de rechange de voitures contrefaites dans le Piémont italien, des Turcs des antennes paraboliques allemandes, des Marocains des tapis fabriqués en Belgique, et diverses marchandises espagnoles. Enfin, l’électroménager venait d’usines françaises, allemandes et italiennes, en achats groupés. À Belsunce encore étaient vendus, hors TVA, des produits alimentaires directement collectés chez des producteurs des régions voisines : fruits et légumes de Cavaillon à Nîmes, moutons de Sisteron à Apt. Les petits commerçants marseillais des divers arrondissements bénéficiaient de ces livraisons directes. Trois niveaux territoriaux étaient associés dans les mouvements pour achats et reventes : Marseille et son pourtour immédiat de l’Étang de Berre à La Ciotat, zone de mobilités quotidiennes, les régions voisines, de Toulon à Sisteron, Valence et Montpellier, pour les achats du week-end, et enfin du Maghreb les vendredis et samedis, pour les grands achats familiaux de meubles, d’électroménager, d’audiovisuel, de voitures d’occasion, de pièces de rechange, de lingerie pour les mariages, etc. Des collaborations, sur le mode de la mobilité s’esquissaient, surtout entre des acteurs minoritaires alors, les Marocains, les Sénégalais, très présents dans le Piémont italien, et les Turcs, depuis Bruxelles et Strasbourg.
9Les Marocains dont la route européenne la plus utilisée était celle par Tolède et Bayonne pour Bruxelles, découvrirent après 1985 l’axe méditerranéen et, conséquemment, celui qui joint Marseille, Lyon, Strasbourg, vers Bruxelles et Francfort. Entre 1986 et 1991, ils développèrent et structurèrent les circulations commerciales transnationales européennes par cette association avec les Turcs et les Sénégalais sans abandonner pour autant la centralité marseillaise, nous le verrons. Notre recherche décrivit donc une fonction commerciale internationale et locale en pleine expansion, dont le centre était situé au cœur de ce Marseille économiquement déclinant. Les multiples activités commerciales de cette centralité euromaghrébine n’étaient pas vues par l’officialité, elles étaient comme amnésiées, alors même que les flux et les itinéraires des clientèles étaient bien connus. C’était la première identification européenne d’un « effet de mondialisation », à l’initiative de populations pauvres6 en migration, conjuguant des échanges, du très proche au très lointain, qui échappaient aux initiatives d’acteurs politiques et économiques locaux et nationaux ; il s’agissait, dans l’histoire singulière de Marseille et de la France, d’un « retour de la colonie » (Braudel, 1979), ce thème cher à Michel Marié, impensable pour les populations locales et leurs édiles. Il restait à rendre compte de l’évidente déconnexion entre la réalité des richesses accumulées dans ce quartier et redistribuées par de vastes et intenses mobilités, et la cécité de l’officialité, et ses désignations comme déshérence d’un îlot de richesse au cœur d’une métropole millionnaire appauvrie.
10Les données « objectives » de type statistique, INSEE par exemple, se révélaient particulièrement inadaptées. Ainsi, les variations du coût du mètre carré commercial maghrébin, précédemment signalées, n’existaient pas, laissant place à l’uniformité de la pauvreté supposée. Par exemple encore, les comptages de population faisaient état d’une masse de résidents immigrés pauvres et inactifs d’un quartier-dortoir en déshérence, là même où ils déployaient un intense dynamisme commercial international. Remplacer, affiner ou superposer des données statistiques ne permettait pas davantage de comprendre les valeurs et les usages différenciés des diverses populations présentes sur ce même emplacement. Ma recherche devait donc permettre de comprendre les modalités du confinement urbain qui rendaient invraisemblables, pour un « Marseillais d’ici », les initiatives de populations arabes pauvres, tout autant que les règles d’accessibilité d’un univers d’échanges souterrains superposé à la pauvreté urbaine ambiante7. En somme il fallait comprendre ces représentations et ces discours en vigueur, qui tordaient la réalité jusqu’à l’inverser, autant dans des milieux populaires, que parmi les hommes politiques et la quasi-totalité des chercheurs qui postulaient que l’étranger pauvre, Arabe qui plus est, ne pouvait qu’être victime de la mobilisation internationale du travail et était donc toujours privé d’initiative. C’était là en effet un constat de la réalité maintes fois établi. La loi qui en découlait était hélas source de cécité face aux changements historiques qu’entraînait la mondialisation des échanges commerciaux dirigée par les firmes transnationales de l’électronique et dont une certaine mondialisation entre pauvres est un aspect.
Marocains : le transnationalisme migratoire, les réseaux comme centralité
11C’est en 1989 que par « le coup d’État légal », selon l’expression du FLN, le gouvernement algérien annula le résultat des élections législatives favorable au Front Islamique du Salut. Les « années noires » opposant des groupes armés à l’État dans une guerre civile larvée, durèrent le long de la décennie 1990. En 1987, lors de son passage au ministère français de l’Intérieur, Charles Pasqua avait restreint l’attribution de visas d’entrée en France aux Algériens, réduisant les flux de chalandise vers Marseille de 700 000 voyages allers-retours par an à 530 000. « L’impôt révolutionnaire » que prélevèrent les groupes clandestins armés du mouvement islamique persuada bon nombre de commerçants de Belsunce de céder leurs commerces à d’autres composantes nationales du dispositif. Le cosmopolitisme du dispositif de Belsunce, Algériens, Tunisiens, Marocains, et Juifs du petit Sentier établi là, et celui des acheteurs, ne prédisposait pas les marchands à épouser la cause du FIS, pas plus qu’ils n’avaient manifesté de proximité avec le FLN et son Amicale des Algériens en France . Des trabendistes d’Alger, d’Oran et de Bejaia, compensaient la diminution des flux de clients algériens en achetant massivement à Belsunce et en revendant dans les rues et les marchés de ces villes. Des containers remplacèrent quelques centaines de milliers de chalands.
12Au fur et à mesure de ces événements, les logiques de fonctionnement en réseaux l’emportèrent sur celles de place marchande unique avec ses logistiques de transport de lieu à lieu. Les Algériens des commerces internationaux ayant passé la main aux Marocains (voir les Tableaux 2 et 3), mais aussi aux Tunisiens, se replièrent plutôt sur des commerces de proximité dans les marchés publics ou dans les quartiers des villes relativement mal desservis, cependant que leurs successeurs orientaient la nature et la forme de ce dispositif commercial vers l’internationalité. Les Tunisiens, avec des flux quasi insignifiants de clients et une gestion économique étatique moins restrictive d’importations, utilisaient Belsunce comme tête de réseaux de leurs propres dispositifs. Ils développaient des industries, entre Tunis et Bizerte, de fabrication de contrefaçons vestimentaires et de fripes. Leurs partenaires étaient des Italiens des ports de la mer Tyrrhénienne et Belsunce présentait pour eux un intérêt secondaire. Les Marocains, dans ce contexte, prirent en main le dispositif commercial de Belsunce à partir de 1991 dans la continuité de leurs pratiques de réseaux transnationaux : c’était le moment où ils instauraient des collaborations avec les réseaux turcs de l’économie souterraine et ceux naissants de l’Est postsocialiste.
Tableau 2 : Nombre de Marocains immigrés dans sept nations européennes, entre 1991 et 2001, en 2008 et en 2013
1991 à 2001 | 2008 | 2013 | |
France | 742 000 | 1131 000 | 1146 652 |
Espagne | 231 000 | 547 000 | 671 669 |
Italie | 116 000 | 380 000 | 486 958 |
Belgique | 205.000 | 265 000 | 297 919 |
Pays-Bas | 108 000 | 278 000 | 264 909 |
Allemagne | 87 000 | 130 000 | 125 954 |
Suisse | 5 700 | 8 000 | 8 990 |
Total | 1 494 700* | 2 642 000 | 3 003 051 |
Sources : Pour les chiffres de 1991 à 2001, Centre Hassan II pour les Migrations ; pour les chiffres de 2008 et de 2013, MRE marocain.
Tableau 3 : Nombre de véhicules de Marocains transitant par la frontière franco espagnole du Perthus (transmigrants du commerce « entre pauvres ») et personnes liées à ces circulants
1991 | 1993 | 1995 | 2006 | |
Véhicules = transmigrants du commerce poor to poor | 1 700 | 17 200 | 42 000 | 40 800 |
Marocains partenaires sédentaires PACA, LR, Lyon, Espagne | 5v500 | 63 000 | 190 000 | 272 000 |
Source : Tarrius (2007).
13Désormais les entrepreneurs maghrébins de Marseille, au lieu de gérer localement en moyenne quatre commerces locaux ouvrirent des entrepôts de chargement de marchandises ou encore des magasins en plus grand nombre le long des espaces parcourus par leurs réseaux. Ils acquirent ainsi une plus grande efficience commerciale, mobilisant désormais des fourmis domiciliées tout au long des parcours. Dès lors les réseaux devaient être lus comme liens économiques et sociaux le long de territoires transfrontaliers unifiés par les mobilités des transmigrants ; ils mettaient en relation ceux, disjoints, de la migration : des rapports sociaux originaux, mêlant le lien familial fort aux logistiques de circulation, apparaissaient avec une forte originalité : sédentarités des immigrants et mobilités des transmigrants étaient étroitement connectées. Peu à peu apparaîtra, à partir de cette conjonction, un peuple marocain d’Europe. À Marseille, le dispositif commercial perdit de sa visibilité alors même que son influence et sa richesse s’accroissaient.
Encadré 1 : Évolutions depuis le constat des années 1980
Le dispositif marseillais présenté dans le Tableau 1 a progressivement évolué : à l’automne 2000, il comptait 126 familles de commerçants (22 algériennes, 29 tunisiennes et 75 marocaines) qui géraient de six à onze commerces ou entrepôts de chargement le long des routes des réseaux, de Bruxelles et Gênes au Maroc, soit plus de 1 080 établissements au lieu des 350 du seul dispositif marseillais à sa plus florissante époque. Mais elles ne possédaient plus, en 2000, à Belsunce que 64 boutiques. Si la fonction de place commerciale de Belsunce était bien moins apparente que dans les années 1980 celle de centre informationnel et directionnel de réseaux transnationaux européens était multipliée. Les Marocains étaient au cœur de cette nouvelle forme commerciale transnationale. Ils avaient maîtrisé, dès 1985, les filières de transport et de revente des produits électroménagers et audiovisuels à partir de la Belgique et de l’Allemagne ; leur rencontre des réseaux du commerce souterrain moyen-orientaux, les familiarisèrent avec l’importation des produits électroniques venant du Sud-Est Asiatique et transitant par Dubaï et Koweit. Les flux de marchandises et de colporteurs de l’Est moyen-oriental, modestes dans les premières années 1990, s’amplifièrent jusqu’à imposer le spectacle d’une mondialisation par le bas à partir des années 1997-1998.
14Le long des territoires des circulations marocaines, c’est une importante dynamisation de l’ensemble de la population en migration que nous avons observée : création de commerces ouverts à tous et alimentés par les transmigrants, activités lucratives de nombreux sédentaires pour des accompagnements, des transports locaux et régionaux. Et d’une façon générale, apparut une nette amplification des mobilités interrégionales et internationales des hommes ou des femmes marocains à la recherche d’emplois. La physionomie de nombreuses villes fut modifiée par cette articulation des mobilités et des sédentarités. À partir des années 2000, les territoires circulatoires marocains accueillirent les vastes circulations transfrontalières des migrants moyen orientaux, balkaniques et caucasiens de la « mondialisation entre pauvres » (poor to poor) pour la vente de marchandises produites en Asie du Sud-Est et passées par Dubaï (Tarrius, 2007). Marocains, Afghans, Kurdes, Turcs, Bulgares, Serbes, Albanais, Ukrainiens, Géorgiens et d’autres encore initièrent d’intenses cosmopolitismes de route et d’étape dans les territoires de leurs mobilités transeuropéennes. Dès 2005, les réseaux criminels russo-italiens se rapprochèrent des transmigrants pour leurs trafics de drogues opiacées et de femmes (Tarrius et Bernet, 2014 ; Tarrius, 2015b).
D’Halbwachs à Foucault : superpositions spatiales et désynchronisations des temps sociaux
15Le corpus des sciences sociales, ressource indispensable dès lors que la construction de notions originales s’impose pour rendre compte processuellement de réalités complexes ethnographiées, m’offrait deux intéressantes intuitions. Maurice Halbwachs, celui de La topographie légendaire des Évangiles en Terre Sainte (1941), bien différent du spécialiste durkheimien de la valeur foncière des années 1900-1930, identifiait en Palestine un phénomène de superposition : les implantations historiques longues, sur ce même espace des croyants des trois religions du Livre, avaient produit des désignations et des usages sociaux différenciés des mêmes lieux. Trois Palestine étaient en somme superposées, aboutissant à toute sorte de compromis entre les populations de croyants, aussi bien pour des usages spécifiques et communs que pour la désignation des lieux. Si la conception de la profondeur historique de ce phénomène et son actualisation dans la quotidienneté des échanges m’était apparue heuristique, par contre son enracinement, affirmé par Maurice Halbwachs, dans des mémoires collectives conçues comme des entassements mnésiques ne pouvait rendre compte des incessantes mobilités, locales, régionales, internationales, que j’observais sur mes terrains marseillais. La labilité de cette centralité enfouie, qui déjà produisait des rhizomes locaux, régionaux, internationaux, échappait à la compréhension proposée par Maurice Halbwachs.
16Les répétitions mémorielles ne rendaient pas davantage compte de l’originalité des productions de rapports sociaux8. Il fallait dynamiser ces ensembles trop ethnographiques tant qu’on en restait aux descriptions de lieux, d’emplacements, d’itinéraires. Michel Foucault, dans sa conférence inédite sur les hétérotopies, prononcée en 1967 (elle ne fut éditée qu’en 1988, après sa mort [Foucault, 1988]), distinguait des constructions socio-spatiales singulières de leurs doubles temporels, les hétérochronies. Cette dissociation des mêmes territoires entre un univers fluide, organisé autour des temporalités sociales, des continuités processuelles et un univers figé par les contiguïtés spatiales, me parut particulièrement intéressante. Mais Michel Foucault en resta à ses a priori sur la prévalence des formes et des ordonnancements spatiaux, et leur lisibilité immédiate, tels des paradigmes discursifs, sur les analyses processuelles, syntagmes sources d’imprévisibilités, craignait-il. Il insista sur la durée moyenne, « à l’échelle d’évènements, d’étapes, d’une vie », des manifestations de ces dissociations.
17Là encore, les sens attribuables aux mobilités initiatrices d’analyses multi-situées et multi-scalaires9, étaient occultés. Je retins toutefois la conjugaison des temps longs avec ceux de quotidienneté, proposée par Maurice Halbwachs, et la « meso-durée » des phénomènes de dissociation entre espace et temps envisagée par Michel Foucault, comme introductrices à une analyse processuelle des faits que j’observais : mobilités, interactions, échanges, éphémérité des situations exposées relevaient en effet des hiérarchies des temporalités plus que des ordonnancements spatiaux. La phénoménologie, notamment le Krisis d’Edmund Husserl, et bien sûr les écrits de Maurice Merleau-Ponty, Jean-Paul Sartre et Alfred Schütz sur les temps de l’engagement des acteurs sociaux (dont le chercheur), m’avait initié aux lectures « déparamétrisées » et processuelles des proximités socio-spatiales10 faisant voisinage (Heidegger, 1958), aussi bien en situation de sédentarité que de mobilité.
Le paradigme méthodologique de la mobilité : analyses multi-situées
18Je construisis le paradigme de la mobilité, proposé dans le texte de mon Habilitation à Diriger des Recherches (Tarrius, 1989), comme univers notionnel hiérarchisé, à finalité méthodologique, afin d’observer et de décrire processuellement les productions sociales redevables des migrants, nomades et entrepreneurs. Je proposais trois niveaux, trois échelles des temps sociaux comme cadre méthodologique de description et d’analyse des faits de mobilités migratoires spatiales et sociales, étant bien entendu que toute traversée des espaces est indissociablement expérience des hiérarchies sociales et économiques, épreuve incessante du rapport entre identités sédentaires et altérités mobiles. Je préconisais dès lors, pour l’approche de toute formation de migrants, en mobilité ou en étape, trois niveaux d’analyse :
- une première identification des interactions de voisinage, par observation participante, démarche anthropologique nécessitée par les manifestations croisées d’altérités. Les temps sociaux de quotidienneté délimitent des territoires spécifiques et/ou communs, de sociabilités de voisinage11. Ce premier niveau de l’enquête permet de caractériser et choisir des situations d’interaction, particulièrement représentatives des productions sociales originales, situations d’échanges au sens goffmannien (Goffman, 1974, 1978 ; Winkin, 1989).
- après les identifications des micro-espaces de sociabilités, consécutives à cette première instance d’enquête, et le repérage d’individus témoins des rapports mobilité/sédentarité d’étape, j’aborde le deuxième niveau par des entretiens sur les trajectoires résidentielles (la consultation de fichiers de bailleurs ou d’EDF donne souvent accès à des suites d’adresses, intéressantes pour choisir des personnes) : chaque localisation est conçue comme étape. Très rapidement se dégagent des finalités de ces mobilités résidentielles trop hâtivement décrites, dans les enquêtes statistiques, comme des effets de hasard et de contraintes foncières.
- enfin, à partir de l’entretien, si possible de groupe, et de l’observation participante, j’identifie à un troisième niveau les possibles appartenances à des formes migratoires de type diasporiques créant légitimité dans le choix des parcours et des étapes au nom d’antériorités historiques familiales, régionales ou nationales. La consultation d’études historiques, de données d’état civil, de désignations toponymiques (par exemple, noms donnés par d’anciens résidents à des sous-ensembles de quartiers, « carrés » de tombes qui ont l’avantage d’être datées et de préciser parfois le nom du lieu de naissance), de témoignages d’érudits locaux est nécessaire.
19La mobilité à travers les nations n’est pas seulement spatiale : l’expérience du déplacement est sociale et culturelle, elle se révèle efficiente économiquement dès lors qu’elle produit des mutations identitaires, des retours d’acquis relationnels, qui modifient les milieux d’origine comme ceux traversés. C’est là le sens de l’usage de la notion de paradigme pour qualifier la totalité des mobilités. Chaque fois que possible, je m’efforce de d’explorer simultanément ces trois étages ou niveaux de l’amplitude et temporelle et spatiale des mobilités. L’exigence qui en résulte, pour le chercheur, est le mimétisme circulatoire et résidentiel des populations étudiées : habiter parmi elles, circuler avec elles12, la production de rapports sociaux originaux, exprimés dans des situations d’interaction, n’étant pas réservée aux relations de sédentarité.
20Les hiérarchies identitaires locales sont, elles aussi, ré-exprimées : « ma famille est de Nîmes depuis avant l’arrivée des immigrés algériens », propos courants pour dire sa préséance identitaire nîmoise, se voit opposer « c’est un des premiers Marocains à avoir fait étape à Alicante et à Perpignan avant de s’arrêter ici, à Nîmes, et de repartir vers Lyon et la Belgique » (Tarrius et al., 2013), qui marque une autre préséance identitaire, dans la configuration du territoire circulatoire amalgamant les villes citées. J’ai formellement construit cette notion en 1993, après l’avoir utilisée dès 198813 à partir de tel ou tel de ses attributs. J’ai pu ainsi élaborer la notion de territoire circulatoire à partir de deux ordres d’attributs : les premiers exposés ci-dessus comme constitutifs du paradigme méthodologique de la mobilité, les seconds tributaires de ma découverte des travaux de Park (1955)14, et notamment de la notion intuitivement et empiriquement composée, obscure mais heuristique de moral area ou espace de mœurs, selon une traduction d’usage fréquent, ou encore district moral, proposition d’Isaac Joseph.
Des territoires de la mobilité
21La notion de territoire est aussi floue que celle d’identité ; elle exige, à chaque usage, un rappel de sa définition. A minima, nous dirons que le territoire est une construction consubstantielle de la venue à forme puis à visibilité sociale d’un groupe, d’une communauté ou de tout autre collectif dont les membres peuvent employer un « nous » identifiant. Il est condition et expression du lien social. Le territoire est mémoire : il est le marquage spatial de la conscience historique d’être ensemble. Les États-Nations ont proposé une organisation des territoires basée sur la présence de hiérarchies politiques dans la totalité de l’espace support aux sociabilités. Les réseaux que nous observons dérogent à cette construction politique et s’instituent ainsi en contre-modèle. Pour nous donc, la mémoire en partage, qui permet d’affirmer une identité circulatoire, est extensive autant que le sont les territoires des circulations : elle n’est pas puits mnésique, elle signale non pas l’épaisseur des lieux connus, et les légitimités identitaires locales, mais les moments des négociations, des interactions, qui permettent de porter plus loin ses initiatives, de rencontrer, de traverser plus de différences, de multiplier les interactions en situations de mobilité. Cette mémoire collective est avant tout souvenir des accords de parole, des échanges d’honneur, des modalités transactionnelles qui fluidifient les circulations, qui permettent d’échapper aux régulations étatiques formelles, de contourner les règles de construction des frontières entre territoires nationaux et entre univers de normes.
22Les territoires circulatoires génèrent, en se déployant, leurs propres frontières fluides, abritant de très complexes univers cosmopolites : la notion de « réseau », formalisatrice, est peu adaptée à la description de ces territoires, sinon comme descriptive, de l’extérieur, des intentionnalités de divers acteurs circulants. L’association insécable des ressources affectives et économiques des territoires circulatoires constitue un milieu en expansion constante, relevant de la curiosité anthropologique, et permettant la compréhension des ressources sociales des réseaux le long de leurs déploiements. C’est pourquoi nous employons fréquemment la notion de réseau pour désigner un modèle de cohésion en circulation. Par contre celle de territoire circulatoire s’impose dès lors que nous tentons de comprendre l’apparition et la nature des cosmopolitismes, leur pénétration des sociétés locales, jusqu’à la densification des interactions globales entre les circulants et leurs partenaires sédentaires. Cela s’exprime par toutes sortes d’alliances affectives et de partages d’activités, qui déterminent les durées très variables de la circulation, des mixités et des synergies cosmopolites. L’approche compréhensive en termes de territoires circulatoires décrit les jeux d’acteurs qui infléchissent et différencient les multiples temporalités constitutives des rapports sociaux à tel moment du parcours. Ces routes ne sont jamais des tracés linéaires de… à…, mais des multitudes de porosités sociales entre circulants et entre circulants et sédentaires qui indiquent l’emprise des territoires de circulation. Par exemple, au passage de Tetovo (Nord-Ouest de la Macédoine), sur la « route des Sultans », après Skopje (Est de la Macédoine) et avant Shkodër (Nord de l’Albanie), le territoire circulatoire s’étendra au Nord jusqu’à Pristina (Centre Kosovo) et au Sud jusqu’à Bitola (Macédoine proche de la Grèce).
23Les récoltes saisonnières, les programmes de reconstruction, la densité des circulations locales de services, provoquent des embauches parmi les transmigrants, de quelques semaines à quelques mois afin de financer leur voyage et leur attente de l’arrivée de nouvelles livraisons émiraties de marchandises « made in SEA » au port albanais de Durrës. Pendant ces séjours dans des fermes se nouent des relations qui parfois attachent longuement le circulant ou entraînent des résident(e) s le long des circulations. Cette densité des rapports sociaux à l’occasion de l’accumulation des transmigrants le long de la frontière albanaise tisse un territoire original, le territoire circulatoire dans lequel les mobilités entre les circulants se désynchronisent, accentuant les cosmopolitismes de route. En revanche, quelques kilomètres plus loin, dans le port albanais de Durrës, sur l’Adriatique, avant la traversée vers l’Italie (Bari, Brindisi ou Tarente), l’amplitude du territoire circulatoire se réduit au vieux quartier portuaire et l’univers relationnel à celui des transactions entre milieux des circulants du poor to poor et milieux criminels des trafics de drogues et de femmes, où se tissent rarement des relations qui interrompent la mobilité.
24Ces territoires, nous les nommons territoires circulatoires. Cette notion constate la socialisation d’espaces supports à des pratiques de mobilité. Elle introduit une double rupture dans les acceptions communes du territoire et de la circulation : d’abord, elle nous suggère que l’ordre né des sédentarités n’est pas essentiel à la manifestation du territoire et des hiérarchies identitaires qu’il génère ; ensuite, elle exige une rupture avec les conceptions logistiques des circulations, des flux, pour investir de sens social le mouvement spatial. Le déplacement, qui ne peut dans cette perspective être considéré comme l’état inférieur de la sédentarité, confère, à ceux qui en font transitoirement leur principal lieu d’expression du lien social, le pouvoir du nomade sur le sédentaire : la connaissance des savoir-faire-chemin, condition de la concentration/diffusion des richesses matérielles et symboliques15, donne force sur l’ordre des sédentarités, et plus particulièrement sur sa manifestation première, l’espace urbain.
25L’expansion de ces territoires, inséparable des solidarités qui les constituent en topiques d’échanges de haute densité et diversité, génère sans cesse de nouvelles connivences avec de nouveaux autres, fédérés au collectif circulatoire pour mieux transiter, atteindre des marchés, des emplois, des sites, de plus en plus lointains. Il s’agit d’un monde des interactions créatives entre altérités. Les différences attachées à l’ethnicité, en sont de plus en plus bannies dès lors que se manifeste cette éthique sociale intermédiaire. En somme, l’identité commune à tous les arpenteurs des territoires circulatoires est faite de la plus grande interaction possible entre altérités. Ainsi naissent continuellement des nouveaux territoires comme mondes cosmopolites mobiles.
26La notion de territoire circulatoire habilite une démarche anthropologique ou compréhensive étendue à la définition d’espaces relativement autonomes supportant des segmentations sociales, économiques et spatiales originales, générant ses propres frontières transversales à celles instituées par les nations. La mondialisation sur un mode ultra libéral, que supportent les territoires circulatoires, contribue « par le bas » à la fin de l’ère des nations. La mobilité spatiale exprime donc plus qu’un mode commun d’usage des espaces. Les territoires circulatoires sont une topique intégratrice originale de populations souvent stigmatisées, marginalisées, invisibilisées. Les cas précédemment relatés sont emblématiques de ces processus. Une grande labilité caractérise les lieux d’articulation entre territoires circulatoires et espaces locaux, de telle sorte que tel emplacement, marché, rue commerçante, agrégé à l’espace des réseaux, peut en disparaître rapidement pour apparaître tout aussi rapidement dans un autre quartier de la ville, de la périphérie, de villes ou villages voisins, drainant les mêmes populations.
La moral area ou espace de mœurs, une clé pour analyser les continuités sociales
27Restait à dépasser la juxtaposition des lectures de l’officialité et de la subterranéité qui occultait, amnésiait les initiatives des transmigrants. Le pragmatisme méthodologique et le caractère compréhensif de ses démarches poussaient Park (1955), un des principaux animateurs de l’École de Chicago dans les années 1920 et 1930, à proposer des constructions de notions qui rassemblaient au mieux ses observations ethnographiques ponctuelles et ses analyses sociologiques générales de la transformation de la ville. La notion de moral area, qu’il proposa à la fin des années 1920, est à la fois imprécise et heuristique. Elle décloisonne les questions sur l’évolution et l’influence des morphologies urbaines de celles sur les capacités de recompositions sociales des habitants de la grande métropole, par leurs mobilités et leur partage de désirs profonds et dérogatoires de l’ordre public. Hannerz (1983) affirme que cette notion est toujours la plus partagée par les sociologues de la ville qui se reconnaissent proches de l’École de Chicago.
28Une moral area, ou espace de mœurs16, désigne une conjonction imprévue des temps sociaux, des lieux, des mélanges de populations, généralement nocturne, susceptible de transformer les rapports sociaux tels qu’ils s’exposent lors des relations normées, généralement diurnes. C’est le Chicago du début du xxe siècle qui posait question : comment une accumulation/juxtaposition humaine, économique, culturelle, aussi hétéroclite que la grande métropole de l’Illinois, faisait-elle ville ? Comment parvenait-elle à produire cet ensemble urbain aux échanges d’une grande cohésion structurelle ? Les comportements publics dérogatoires au « bon ordre diurne », comme, à l’époque, la prostitution, les jeux d’argent, les consommations d’alcools en temps de prohibition, etc., provoquaient, la nuit tombée, grâce aux mobilités urbaines et périurbaines, aux brassages d’habitants aux profils ethniquement contrastés, des proximités et des mélanges cosmopolites17 dont semblait bénéficier, malgré leur nature apparemment immorale, déviante, le fonctionnement diurne des institutions. L’observation empirique découvrait là une mise en œuvre de théories du fonctionnement social du philosophe du XIXe siècle, Friedrich Hegel18 et du sociologue Georg Simmel, qui l’un et l’autre ont tenté de penser l’unité du peuple allemand dispersé par l’histoire de la mittle Europa comme un ensemble cosmopolite aux composantes solidarisées par la langue commune. Selon eux, les approches usuelles de la « rationalité fonctionnelle » négligent une troisième dimension du changement social, souvent occultée par des débats politiques binaires, rapportés par la presse sur le ton de l’indignation et sur des bases idéologiques et statistiques. Cette troisième dimension de la dialectique du changement, rassemblant « l’encore-enfoui », « l’indicible mise en œuvre de comportements collectifs » le « non-admis »19, serait déterminante pour comprendre les processus de changement. Protégée voire masquée par l’ordre officiel « de-ce-qui-peut-s’exposer », elle en devenait d’autant plus redoutable.
29Pour le dire trivialement, dans le style des pionniers de l’École de Chicago, le partage nocturne du goulot d’une bouteille de whisky de contrebande dans les années 1920 et 1930 par le dirigeant d’entreprise avec son boy, que la mobilité de l’un depuis sa villa et de l’autre depuis son taudis permettait sous l’égale injonction du même désir, ce comportement là était garant du bon ordre diurne. Le boy déploie alors l’ombrelle sur la tête du cadre à l’entrée d’un immeuble d’affaires, sans partage du tapis rouge, et la banque garnit ses coffres-forts de leurs activités, diurnes comme nocturnes : admirable continuité d’usage de l’argent des paris et des fraudes nocturnes, accumulé par les banques et redistribué pour l’efficience des échanges diurnes-officiels. L’analyse marxiste inspirait également Park (1955), qui considérait la circulation de l’argent comme un aspect important de la moral area. Économies de l’argent et du désir étaient étroitement intriquées, de « l’encore-enfoui » au manifeste (du pari à la banque) : continuités clivées par la morale bourgeoise, le « dire propre », la conception des faits sociaux comme relevant d’un ordre « prévisible » (Grossetti, 2004). Cette intuition utile au pragmatisme des chercheurs de Chicago sera autrement approfondie par l’École de Francfort, dans les années 1950. Herbert Marcuse, en particulier, reformulera la théorie de la troisième dimension dans Eros et civilisation (1957). Toutefois l’essai d’osmose des concepts de la psychanalyse avec ceux du marxisme se heurta à la stricte construction de l’une et l’autre théorie ; alors que le champ notionnel requis par Park (1955) se révèle toujours perméable à l’inclusion du travail de l’histoire sur les formes sociales.
30Il en allait de même pour quantité d’autres comportements sociaux, présentés comme antagoniques, opposés, selon la bonne morale, mais complémentaires et en continuité selon nos anthropologues. Multiplions cela par les foules et par x opportunités, et leurs moments (Winkin, 1989)20, sans oublier la circulation de l’argent, en œuvre dans la grande métropole, et nous comprendrons par exemple l’influence de l’immigrant pauvre de lointaines contrées. Cette influence était ethnique le jour, cosmopolite la nuit, autour de jeux d’argent incertains mais hautement productifs, ou encore dans le cadre des économies souterraines contributives à l’économie générale. Bref, un monde fait de continuités dès lors qu’on le libère des interdits – de dire et donc d’analyser – de la bonne morale. Postulons que la description du Chicago de l’époque est exportable : la notion de moral area ou espace de mœurs demeure alors opératoire, à condition d’en revoir les éléments constitutifs au fur et à mesure du travail de l’histoire et des contextes. Cette notion délimite un cadre d’analyse particulièrement adapté à l’approche des mouvements spatiaux, dénotant son aire d’influence, par la méthode du paradigme de la mobilité.
Conclusion
31La mondialisation, ses mobilités et ses réseaux, dessine des configurations territoriales étendues en moral areas originales, en particulier avec ces agrégations transfrontalières qui donnent sens aux espaces parcourus par les migrants et aux étapes où ils se rencontrent. Les moral areas se présentent comme autant de moments paradigmatiques dans le syntagme fluide du territoire circulatoire, pour reprendre une formulation sémantique usuelle. Nous avons abordé de tels espaces de mœurs, aussi bien dans les territoires de la mondialisation entre pauvres (Tarrius, 1992, 2000, 2002, 2007, 2015a), que dans ceux de la mondialisation criminelle (Tarrius et Bernet, 2014 ; Tarrius, 2015b), dans les grands carrefours des transmigrations où sont réélaborées les identités collectives vers plus de cosmopolitisme, où se développent la subversion des morales sociales officielles, en zone frontalière par exemple. Le long des territoires circulatoires, dans les grands carrefours des circulations des mondialisations souterraines, le recours à cette notion d’espace de mœurs, redéfinie selon la plus grande extension des réseaux de circulation, permet de rendre compte de la plupart des transformations des rôles des migrations organisées le long des territoires circulatoires que nous avons observées.
32Exit le Karl Marx de la mobilisation internationale du travail répété à satiété dans les recherches sur les migrations internationales, avec ses im-migrants, sempiternelles victimes dénuées d’initiatives, sinon celles qui lui permettront l’intégration dans la société d’accueil ; bonjour le Karl Marx du fétichisme de la marchandise, étape ultime de la globalisation des mondes marchands libéraux. Exit l’Emmanuel Kant de la prééminence de l’espace sur le temps, de l’inscription de l’Histoire dans les frontières politiques nationales, du fondement, par la sédentarité, des identités comme préalable à la construction des sociabilités. Exit le façonnage de théories explicatives qui ne rendent compte, à travers leur rigidité conceptuelle, que des préalables épistémologiques qui les ont constituées : au-delà et en deçà les mondes sociaux sont déclarés vides de sens. Bonjour l’univers notionnel labile, faisant place aux initiatives des dominés, comme à celles des dominants, co-producteurs de liens sociaux originaux. Les vieilles certitudes étant levées, au « va de soi » du paradigme immigration/intégration se substitue celui de la transmigration/mondialisation.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 L’auteur et ses compagnons de recherche, entre autres et surtout Lamia Missaoui, Fatima Qacha, Olivier Bernet et Laurent Gaissad.
2 Le philosophe décrit comment l’implication, de l’acteur-chercheur donne sens à des manifestations de la réalité apparemment disjointes, problématique qui rappelle celle d’Alfred Schütz.
3 Entretien téléphonique mi-novembre 1984. La « reconquête » des quartiers arabes du centre-ville avait été le thème majeur d’une récente campagne électorale… et le zèle électoraliste des taxiteurs agréés s’était révélé exemplaire, les désignant comme « clients » privilégiés du pouvoir municipal. « L’affaire est chaude », insista le maire. Quelques mois auparavant, la municipalité avait fait enlever, quartier Bourse, près du site de mon étude, des barrières de planches décorées de paysages sahariens, chameaux et palmiers, entourant des travaux de fouilles archéologiques au quartier Bourse : de nouvelles palissades décorées d’igloos et de pingouins avaient été hâtivement érigées. Ambiance et contextes marseillais d’époque…
4 Le Conseil Scientifique de l’Université, à la demande de Daniel L’Huillier, m’habilita à diriger des thèses. Dès lors, je pus former de précieux doctorants-enquêteurs et réorientais ma carrière de directeur de recherche de l’EPST INRETS vers celle de professeur des Universités (section 19, Sociologie). En 1991 j’intégrais l’Université Lumière Lyon 2.
5 Observateur des échanges « souterrains » depuis 1985, je ne puis employer la notion d’économie informelle : ces échanges sont strictement et très formellement organisés.
6 Les accueils urbains des populations riches circulantes (entrepreneurs, cadres conseils, juristes, etc.), furent d’emblée assumés par des grands opérateurs immobiliers et hôteliers (Tarrius, 1992).
7 La Mairie de Marseille n’en demandait pas tant : elle signifia brusquement la fin de la mission de 1984 par note aux Agences d’Urbanisme (1986) : « Monsieur Tarrius n’est mandaté par personne pour mener ses enquêtes ». Ce qui, évidemment, me valut des collaborations multiples.
8 En outre, je voyais mal comment la mémoire collective selon Maurice Halbwachs expliquait les phénomènes d’amnésie observables dans ce quartier d’apparitions séculaires et phasées d’initiatives reconnues aux immigrés italiens, juifs et arméniens, et déniées aux immigrés maghrébins.
9 Multi-situées selon les parcours transnationaux et les frontières spécifiques aux transmigrants (voir infra), multi-scalaires, telles les échelles du global au local, du territoire circulatoire à l’étape, suggérant des superpositions socio-spatiales originales et complexes.
10 Les travaux de ces phénoménologues inspirèrent, dans les années 1970, ceux, intégrés dans les corpus sociologiques de Jean-Claude Chamboredon et Claude Lemaire, et de Pierre Bourdieu sur l’habitus (voir Husserl 1921/1976).
11 Les rythmes de fréquentation des zones commerciales, par exemple, permettent des regroupements identitaires, suivis de fréquentations dispersées, tout autant que les réunions associatives ou cultuelles, etc.
12 Nombreux sont les chercheurs sédentaires, travaillant sur les migrations à partir de données soit disant objectives parce que statistiques… qui ne peuvent voir et décrire les populations en transmigration, pas plus que l’INSEE ou Eurostat, fournisseurs de données, ne savent comment les identifier et les « paramétriser ».
13 Les travaux de Gildas Simon, fondateur de la Revue Européenne des Migrations Internationales en 1984, proposant une lecture dynamique des circulations migratoires dès 1987, et ceux d’Emmanuel Ma Mung sur les initiatives internationales déterminées de migrants internationaux, m’encouragèrent dans cette voie socio-anthropologique complémentaire de leurs productions. Je rejoignis quelques années après, en 1994, le laboratoire Migrinter jusqu’en 2006.
14 Professeur à l’Université Lumière Lyon 2 de 1991 à 1993, j’ai co-animé le DEA de Sociologie Urbaine avec Yves Grafmeyer, Jean Métral, Alain Battegay et Isaac Joseph, spécialistes des travaux de l’Ecole de Chicago et traducteur-commentateur (Isaac Joseph) de l’œuvre d’Erving Goffman.
15 On comprend à quel point les TIC accompagnent et contribuent à l’expansion des territoires circulatoires. La lecture des productions de Diminescu (2008) est édifiante à cet égard.
16 Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, pionniers en France, à partir de l’Université Lumière Lyon 2, de la diffusion des écrits de Erving Goffman et de l’École de Chicago, traduisent moral area par district moral. Nous préférons zone (ou espace) de mœurs, traduction plus proche des phénomènes observés.
17 Que restreignait l’ordre urbain diurne, organisateur de la mobilisation des multiples rôles affectés aux fonctions sociales et économiques, politiques, collectives. La nuit, nous dit Park (1955), les différenciations d’appartenance de castes, de classes, les affinités d’origines migratoires, ethniques comme nationales, cédaient à des formes cosmopolites interpersonnelles : celles-là même que Goffman (1983) développera plus tard, dans une publication posthume, au sein de ses approches sociologiques des interactions symboliques, ou encore, de façon moins structurelle, dans Les cadres de l’expérience (1978).
18 Le « mouvement des jeunes socialistes », se réclamant de Friedrich Hegel, avait gagné Chicago dès la fin du xixe siècle.
19 Traduction littérale de concepts des deux auteurs cités. Les néologismes allemands sont souvent formés par la juxtaposition de mots usuels, et moins, comme dans la tradition française, de mots nouveaux.
20 Ouvrage essentiel à la compréhension de Erving Goffman, qui a récemment enrichi, par l’interactionnisme symbolique, les approches de l’École de Chicago. Le « moment » goffmannien se présente comme une situation d’interaction aussi fugitive que révélatrice des rapports sociaux en acte.
Auteur
Professeur émérite de sociologie à l’université de Toulouse 2 Jean Jaurès. Auparavant, de 1990 à 1993, il a été professeur de sociologie à l’université Lumière Lyon 2 et, de 1977 à 1990, directeur de recherche à l’INRETS, en détachement au Centre de recherche d’économie des transports (CRET) de 1987 à 1990. Il a travaillé ces trente dernières années sur l’apparition du paradigme trans-migrations/mondialisations parallèlement à celui d’im-migration/insertion nationale. Parmi ses nombreux ouvrages, les derniers parus, en mars 2015, sont Étrangers de passage, poor to poor, peer to peer et La mondialisation criminelle, tous deux aux Éditions de l’Aube.
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