L’espace des échanges dans la pensée physiocratique
p. 165-174
Texte intégral
1Ce qui fait encore aujourd’hui l’intérêt de la pensée économique française du XVIIIe siècle, c’est avant toute chose son côté concret. Elle a tout de suite une dimension spatiale qui prend en compte aussi bien les formes institutionnelles dans lesquelles se déploie l’activité productive, que le coût de franchissement de l’espace, comme le note L’Huillier (1965) dans son ouvrage de référence. Elle apparaît ainsi en avance par rapport à la pensée classique, celle de Ricardo (1817) notamment, qui n’a plus de dimension ni spatiale ni temporelle. Les physiocrates, surtout grâce à l’effort de Quesnay (1767), s’inscrivent dans cette voie, tout en essayant de donner une forme théorique et générale à leur analyse. En revenant vers leurs écrits, comme nous nous proposons de le faire dans le présent chapitre, on se rend compte que la succession de théories dans le temps ne signifie pas forcément un progrès.
La liberté des échanges
2Le Tableau économique de Quesnay (1766a) représente des échanges qui se réalisent instantanément, sans tenir compte du temps et des coûts de transport. Ce qui signifie que le meilleur échange se fera lorsque les distances et le temps nécessaires à leur couverture seront minimisés. Les frais de transport sont des faux frais pour le propriétaire foncier, et étant donné que l’on ne fait circuler que l’excédent, l’activité de transport n’est pas productive, au contraire. Tout l’effort fait en faveur des facilités de commerce et de transport est dans la négation de ces faux frais. D’où il ressort que le commerce ne peut avoir pour but d’enrichir des intermédiaires, mais seulement d’offrir des débouchés suffisant pour la réalisation du produit net :
Dans cette position, il est évident que les intérêts particuliers des commerçants nationaux ne sont point cet intérêt majeur que nous nommons l’intérêt du commerce ; que ce dernier, au contraire, consiste principalement dans l’intérêt commun de ces premiers propriétaires, les seuls qui dans chaque Nation forment essentiellement le corps politique de l’État, parce que tous les avantages de leur existence sociale sont attachés à la conservation de l’État et des biens qui les tiennent unis à l’État. (Le Mercier de la Rivière, 1767/1910).
3Le commerce est là pour favoriser les propriétaires fonciers qui représentent à peu près seuls l’intérêt national. Il est donc nécessaire parce qu’il est le lien avec la consommation, sans laquelle il n’y a pas de possibilité d’expansion de la richesse. Mais il est coûteux, et il ne faut pas se laisser éblouir par la prospérité des commerçants qui la tiennent en fait de l’appauvrissement général du peuple laboureur. Dans les Maximes générales de gouvernement économique d’un royaume agricole, Quesnay (1767) met en garde contre l’idée même que la prospérité de la Nation puisse s’identifier à la prospérité des commerçants. À ce propos, il attaque violemment Colbert qui, pour obtenir une opulence artificielle, ruine les campagnes en provoquant la chute du prix du blé : c’est à ce prix que le commerce, à cette époque, a pu être florissant (Quesnay, 1767).
4C’est seulement dans un tel contexte qu’il faut comprendre les mesures que veut prendre Quesnay (167) en faveur du développement du commerce. Ainsi, il s’attaquera à la suppression des péages et des douanes intérieures qui produisent une véritable enclave des provinces éloignées en augmentant abusivement et sans raison les frais de voiturage. De la même manière, et pour les mêmes raisons, il faudra éteindre les privilèges qui font que certaines provinces, certaines villes, certaines communautés recréent leur propre espace de publicité, rompant la continuité et l’homogénéité nécessaire du système des prix à l’intérieur du Royaume. Cela fausse le prix parce que celui-ci doit être haut pour couvrir les frais de production (c’est-à-dire essentiellement le remboursement des avances), mais il ne faudrait surtout pas confondre « haut prix du blé » et « cherté », ainsi que le signale Le Mercier de la Rivière (1767/1910).
5Lorsqu’il s’agit de renforcer le réseau des transports, ce n’est pas dans le but de reconnaître une quelconque productivité à cette activité, mais bien au contraire pour tenter d’en diminuer l’importance et le coût. D’ailleurs, comme on souligne l’intérêt qu’il y a pour le propriétaire foncier à payer des impôts en lieu et place des autres classes de la société, on attirera naturellement l’attention du propriétaire sur son intérêt à améliorer le système des transports :
Les chemins ruraux ou de communication avec les grandes routes, les villes et les marchés, manquent », signale Quesnay (1767), « ou sont en mauvais état presque partout dans les provinces, ce qui est un grand obstacle à l’activité du commerce. Cependant, il semble qu’on pourrait y remédier en peu d’années ; les propriétaires sont trop intéressés à la vente des denrées que produisent leurs biens, pour qu’ils ne voulussent pas contribuer aux dépenses de la réparation de ces chemins. On pourrait donc les imposer pour une petite taxe réglée au sou la livre de la taille de leurs fermiers et dont les fermiers et les paysans sans bien seraient exempts (Quesnay, 1767).
6Ce souci de développer les transports des marchandises révèle une tendance à l’harmonie des intérêts des différentes régions qui composent la Nation. Cependant, la réponse que les physiocrates apportent à la question de savoir quelle est la place des transports dans le développement de la richesse n’est pas très précise, parce qu’ils reconnaissent l’importance de cette fonction, voire sa nécessité, mais ils en dénient le caractère productif. Dans son opuscule Du commerce, premier dialogue entre M.H. et M.N., Quesnay (1766b) entreprend de démontrer la stérilité du commerce et des transports en s’essayant à définir ces activités comme complémentaires de celle de production proprement dite :
On ne peut douter, il est vrai, que dans le cas que vous rapportez ici pour exemple, le transport des production soit nécessaire pour éviter des pertes, comme la mer elle-même est nécessaire pour transporter les productions par la navigation ; mais conclure de là que l’un et l’autre soient productifs, ce serait confondre les conditions de la communication dont il s’agit ici, avec la cause productive des denrées commerçables, ou avec les causes des prix qui existent toujours avant le commerce, et sur lequel le commerçant règle ses opérations.
7Il est facile de voir l’embarras d’un tel raisonnement : cela n’est pas gagner que de ne point perdre. Tout au plus, le commerce et le transport limitent les pertes dans la réalisation du produit net, en aucun cas ils ne peuvent l’accroître. Il y a une contradiction dans le raisonnement. En effet, Quesnay (1766b) ne peut faire fonctionner son schéma qu’en comprenant le produit net dans la valeur vénale du surplus. Or, cette valeur vénale ne peut évidemment être réalisée en dehors de la sphère de la circulation. La contestation du caractère créatif de la circulation ne peut être soutenue qu’au moyen d’une définition des prix qui affirme l’indépendance du système des prix vis-à-vis de la circulation des biens. Étant donné que les physiocrates élaborent un modèle « circulationniste », il ne peut être question de nier l’intérêt général qu’il y a à échanger, à transporter. Il faut imaginer deux sortes de prix : un prix pour les produits transportés et un prix pour les services de transport et de commerce, prix qui vient grever plus ou moins la réalisation du produit net.
8Tout cela justifie que les physiocrates, comme les auteurs qui les ont précédés, réclament l’abolition des barrières intérieures, des droits de péages excessifs, des octrois des villes, etc. Il faut renforcer l’efficacité du système de transport non parce que cela crée de la valeur supplémentaire, mais parce que cela permet la réalisation du surplus. Pour la plupart des auteurs mercantilistes, abaisser les frais de circulation, c’est automatiquement abaisser les prix en relançant ainsi une demande qui faisait défaut. À l’inverse, les physiocrates ne pensent pas que le niveau du prix des denrées agricoles soit un obstacle la consommation. Bien au contraire, si le prix du blé est suffisamment élevé, le produit net sera d’autant plus important. Or, comme les propriétaires dépensent leur revenu en ville, ils entretiendront automatiquement une quantité croissante de population si leurs dépenses peuvent augmenter. Leur intérêt est d’obtenir un produit net le plus élevé, mais c’est aussi celui de la Nation toute entière.
9À première vue, on pourrait se satisfaire de l’idée suivante pour les physiocrates : il faut diminuer les frais de circulation, notamment en instaurant un régime de liberté du commerce, dans le but de ne pas grever le produit net, et par suite les avances annuelles de la classe productive. Ce point de vue est même défendu plusieurs fois avec vigueur par Quesnay (1763, 1766b) lui-même. D’abord dans La philosophie rurale (mars 1763), et plus tard, dans son Analyse de la formule arithmétique du tableau économique (juin 1766), il s’attache à montrer que la reproduction simple du système repose sur la reconstitution des avances primitives et annuelles de la classe productive :
C’est par l’ordre de la distribution des dépenses, selon qu’elles reviennent ou qu’elles sont sous-traitées à la classe productive, selon qu’elles augmentent ou qu’elles diminuent, selon qu’elles soutiennent ou qu’elles font baisser les prix (les productions), qu’on peut calculer les effets de la bonne ou de lu mauvaise conduite d’une Nation.
10Mais le Tableau économique est ambigu dans sa présentation. À partir d’une formalisation simple, on peut démontrer que les conditions de la reproduction simple dans un état optimal de prospérité avec des prix constants, des coefficients de dépense et des taux de rente constants étaient au nombre de deux : (1) que les propriétaires dépensent tous leurs revenus (indifféremment vis-à-vis des deux autres classes) ; (2) que la classe stérile dépense à son tour son revenu auprès de la classe productive, autrement dit que cette classe-là n’accumule pas de capital. Ces deux conditions sont compatibles avec un espace « plein », c’est-à-dire cultivé au maximum. Mais en supposant cette réalisation possible dans l’expansion du royaume agricole, il n’y a guère de raison, dans la logique même du Tableau économique, pour que soient abaissés les coûts de circulation de la richesse. Après tout, nous pouvons très bien imaginer de hauts revenus pour la classe stérile, à condition que sa dépense stimule la production agricole. Les raisons de cette contradiction doivent être cherchées ailleurs.
11Le raisonnement des physiocrates est cependant moins abstrait qu’il n’y paraît. La réponse de Le Trosne (1777) à Condillac le montre bien :
En effet, le prix de la revente, absolument étranger aux premiers distributeurs des productions, devient l’affaire personnelle du trafiquant et ne présente plus, par-delà le prix de la première vente, que des frais. Ces frais causés par l’éloignement sont pour le premier vendeur une suppression de la valeur première, et pour l’acheteur un surhaussement de prix. Ils renchérissent la chose en pure perte pour le vendeur originaire, qui n’a perçu que la somme de la première vente, et pour l’acheteur qui est obligé de les rembourser, sans acquérir rien de plus que ce qui a fait l’objet de la première vente.
12Développer les infrastructures de la circulation, c’est donc pour les physiocrates, rapprocher le vendeur de l’acheteur, faire en sorte que le commerçant ne soit pas le seul à faire le prix, à tenir le marché. En annulant les distances, la fonction d’intermédiaire s’annule. Mais pourquoi refuser que le profit, qu’une partie de l’utilisation du profit net s’en aille former le revenu de la classe des commerçants ? Puisqu’après tout, en revenant par la circulation vers la classe des laboureurs, ils peuvent soutenir la demande de produits agricoles.
13La réponse n’est jamais très nette. Mais le texte, il est vrai tardif, de Le Trosne (1777) finit par renvoyer au droit de propriété, et par suite à l’ordre naturel. Le propriétaire foncier est l’ordonnateur de la dépense, non pas parce que celle-ci ne peut venir d’ailleurs, mais seulement en vertu du droit de propriété qui fait de lui le seul véritable citoyen du royaume agricole. La vérité idéologique du dogme physiocratique éclate ici au grand jour. L’enjeu est le contrôle social et politique de la répartition du produit net : « N’oublions jamais que les premiers distributeurs des productions ne les tirent de la terre que pour leur utilité personnelle. Comme ce sont eux qui payent toutes les dépenses qui se font dans la société, ils sont, de droit rigoureux, les arbitres de l’emploi des richesses renaissantes. Ils ont intérêt d’épargner sur tous les frais indispensables, pour se procurer plus de jouissance ; et leur droit fonde sur la justice exacte consiste à payer les services au moindre prix possible » (Le Trosne, 1777). Pour en arriver là, il faut croire que le seul argument de l’avance de la classe productive n’arrive plus, à lui seul, à justifier l’importance de la part du produit net qui doit revenir entre les mains des propriétaires fonciers. L’organisation du libre commerce est un enjeu pour le système social ! Et la négation de l’espace par le développement de la fluidité des échanges, ce n’est finalement que la négation sociale des commerçants et des transporteurs, donc de la classe montante.
Des campagnes et des villes
14Les propositions philosophico-politiques des physiocrates sont finalement assez simples. Les propriétaires terriens doivent assurer eux-mêmes la révolution qui s’annonce. Ils ne se maintiendront qu’en éliminant ou en restreignant l’importance de la classe qui les menace directement dans leurs privilèges, c’est-à-dire la classe stérile. Il faut donc construire un capitalisme agricole qui présente la solidarité entre les diverses classes de la société, constituée sous l’égide de la classe des propriétaires. La crainte de l’usure du temps entraîne les physiocrates à mieux asseoir leur modèle de société sur la propriété foncière, pour lui donner la stabilité nécessaire, compatible avec la pérennité de ses privilèges. La reconstitution de cet ordre naturel va avoir deux modalités bien particulières qui s’inscrivent dans l’espace concret : développer la grande culture et rééquilibrer les proportions entre les villes et les campagnes. Bref, il s’agit de créer une bourgeoisie terrienne qui contrebalancera le poids de la classe stipendiée.
15La richesse de la Nation est toute entière dans le produit net. On n’a donc rien à attendre de la production agricole qui arrive à peine à entretenir le laboureur et sa famille, il n’y a pas de place pour la production qui vise à l’autoconsommation. Il faut éliminer la petite propriété agricole : même si elle arrive laborieusement à faire vivre quelque population. La prospérité de la Nation ne repose pas sur une population abondante, ni sur une production globale élevée, mais sur le niveau de son revenu par tête qui par suite définit la puissance de l’État : « Il faut », écrit Quesnay (1767), « pour tirer de la terre un revenu, que les travaux de la campagne rendent un produit net un delà des salaires payés aux ouvriers, car c’est ce produit net qui fait subsister les autres classes d’hommes nécessaires dans un État ». Il poursuit en soulignant :
C’est ce qu’on ne doit pas attendre des hommes pauvres qui labourent la terre avec leurs bras, ni avec d’autres moyens insuffisants ; car ils ne peuvent se procurer à eux seuls leur subsistance en renonçant à la culture du blé qui exige trop de temps, trop de travaux, trop de dépenses pour être exécutés par de hommes dénués de facultés et réduits à tirer leur nourriture de la terre par le seul travail de leurs bras.
16Autrement dit, l’agriculture ne peut être la chose du laboureur ! L’optique des physiocrates est délibérément volontariste : il n’y a pas de raisons théoriques valables pour que cela soit ainsi, même si cette idée coïncide avec la nécessité d’accumuler le capital et de réinvestir une partie du produit net dans les progrès technologique en matière agricole. Ce sont donc les grands propriétaires fonciers qui doivent se porter au-devant de cette mission, parce qu’ils sont les seuls qui pourront, grâce à une utilisation intelligente du produit net ajouter au bonheur de la Nation et financer la puissance de l’État, c’est-à-dire assurer une dépense en rapport avec les prétentions de puissance de la Nation. Le fondement du raisonnement est encore idéologique, il s’agit d’établir un rapport de sujétion entre les classes, pour ensuite conquérir une place privilégiée dans le concert des Nations.
17À partir d’un tel projet, il est facile de démontrer que la grande agriculture ne peut se faire sans capitaux importants, ni sans que les propriétaires suivent de près le devenir de leurs productions. Ils seront invités par la propagande des économistes à retourner vivre sur leurs terres, afin d’y retrouver un mode de vie plus bucolique, mais aussi et surtout afin de reprendre en main la production et la commercialisation des grains. Ainsi, les physiocrates qui œuvraient avec la foi du charbonnier, ont su tout à fait rallier à eux une partie des classes dirigeantes et aisées ; Weulersse (1910) développe clairement cet aspect en montrant que dans les faits, il y a bien eu un mouvement de retour des propriétaires sur leurs terres. Réinstaller les propriétaires fonciers à la campagne, c’est rééquilibrer du même coup l’espace économique. Il s’agit finalement d’un aspect très moderne de la théorie physiocratique. Par leur fonction de consommation, les grands propriétaires fonciers entretiendront une plus grande quantité de population : en étalant la dépense sur une plus grande surface du territoire, et en égalisant les prix à la consommation sur tout le territoire national.
18L’espace économique est hiérarchisé, comme on l’a vu déjà chez Cantillon (1755), de la capitale jusqu’aux campagnes les plus reculées. Cette hiérarchie réfléchit une hiérarchie semblable des prix. Si la dépense se porte vers les lieux où les prix à la consommation sont les plus bas, cela stimulera la production ; tandis que les prix dans la capitale auront tendance à baisser, ils monteront relativement dans les campagnes. Un prix plus « juste » peut apparaître alors sur l’ensemble du territoire qui s’homogénéisera au moins de ce point de vue. Il faut donc que le commerce rural soit animé :
On ne peut trop favoriser l’activité de ce commerce dans les campagnes parce qu’il favorise le débit des denrées. Plus il est animé, plus il soutient l’agriculture qui est la source des revenus de l’État : alors le laboureur ne languirait point en attendant la vente de ses denrées ; il ne serait pas réduit à faire consommer par les bestiaux le blé lorsqu’il est en non-valeur ; il pourrait toujours par le débit de ses denrées subvenir au détail des frais de culture. (Quesnay, 1767).
19Cependant, Quesnay (1767) n’ira pas jusqu’à souhaiter la disparition totale du déséquilibre spatial entre les villes et les campagnes. Parce que la ville suscite des fonctions de dépense, et qu’elle nie l’épargne, son rôle est essentiel. À l’inverse, le mode de vie austère, peu ostentatoire des campagnes freine naturellement la consommation. Ici, il s’oppose à Mirabeau (1759/1844) en montrant des limites d’un transfert des centres de dépense vers les lieux de la production agricole :
[...] ne voit-on pas que ce ne serait pas augmenter la consommation dans le royaume, que ce ne serait que la transporter des endroits où elle se fait avec profusion, dans d’autres où elle se ferait avec économie ? Ainsi cet expédient, loin d’augmenter la consommation dans le royaume, la diminuerait encore. (Quesnay, 1767).
20Mirabeau (1759/1844), au contraire, se fait le propagandiste d’un mode de vie frugal, tourné vers l’épargne et la simplicité dans les relations humaines. Les consommations futiles ainsi épargnées retourneront améliorer la productivité générale des terres à blé :
Le retour à l’agriculture porté dans cette exclamation, au moment où nous sommes le plus enfoncés dans les détails du travail, paraîtra étranger à la question ; mais je tiens que le plus puissant remède des mœurs est de remettre en honneur cette profession maternelle, nourricière et vertueuse, et d’en donner le goût généralement à tous les citoyens. La simplicité naît de l’aisance de la campagne, et l’économie est une suite de la douce peine qu’on eut à en recueillir les biens ; la vue de l’énorme quantité de blé qui entre dans une belle tabatière, dégoûterait le plus hardi dissipateur. (Mirabeau, 1759/1844).
21C’est au fond une manière bien plus radicale que celle de Quesnay (1767) pour annuler les effets négatifs des frais de commercialisation et de voiture. Quesnay (1767), à l’inverse, propose seulement une décentralisation qui maintienne une rupture nette entre le pôle de la production et celui de la consommation. Même s’il présente cette rupture de l’espace économique comme une chose impossible à dépasser, il y a en arrière-plan de son analyse l’idée d’un mode de vie aristocratique fondé sur la dépense. Dans le même ordre d’idée, nous remarquerons que les physiocrates ne sont pas hostiles aux manufactures. Mais comme ce travail est secondaire par rapport à celui des laboureurs, il convient qu’il le soutienne, plutôt qu’il ne l’exploite. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la « dispersion industrielle » comme le soutien naturel de la production de grains. Dans tous les cas, il s’agit de reprendre le contrôle de la distribution des richesses. Les économistes seront donc forcément contre l’exode rural qui va non seulement faire que les campagnes manqueront de bras pour être valorisées, mais qui va donner aussi un poids politique trop important à la classe stipendiée.
Les échanges internationaux
22La fluidité des échanges doit en général assurer un haut prix pour le blé. C’est l’hypothèse de base qu’on a déjà examinée plus haut. C’est supposer implicitement que dans l’espace international, la France puisse être exportatrice nette de grains. Bien sûr, les Nations pourraient vivre en autarcie. Mais ce n’est pas souhaitable, car les besoins infinis des hommes sont en quelque sorte satisfaits dans un ordre de division du travail :
[...] la variété des climats, du sol et de ses productions naturelles dans les trois règnes animal, végétal et minéral ; les différences encore plus grandes entre les hommes et les trois arts caractéristiques des sociétés policées, produisent évidemment cet effet parmi nous, que plusieurs des jouissances utiles ou agréables qui servent à notre bien-être, vous sont procurées par des hommes, des productions et des travaux qu’on appelle étrangers. (Baudeau, 1771/1910).
23Pour les physiocrates, les échanges avec l’étranger représentent au moins trois avantages : (1) ils maintiennent la pression sur le niveau du prix du blé, ce qui permet de maximiser la production agricole, de mettre en culture tout ce qui peut l’être avec quelque bénéfice ; (2) ils permettent d’obtenir des biens de luxe « chers » en travail, ce qui est un gros avantage quand on considère que le produit net est un don gratuit ; (3) enfin, en rapprochant les peuples les uns des autres, le commerce international est le véhicule d’un nouvel universalisme au-delà des barrières entre les nations :
Si sous le nom d’étranger, vous entendez un homme ennemi d’un autre homme, ou seulement un homme indifférent à l’autre, comment voulez-vous me faire considérer comme étranger en ce sens, à moi, propriétaire et cultivateur d’un vignoble qui vend mon patrimoine, l’homme quel qu’il puisse être, qui boit mon vin et qui me le paie ? (Baudeau, 1771/1910).
24Nous voyons bien les contradictions, parce que ces propositions libérales que ne renierait pas le néo-mercantilisme du xviiie siècle, ne peuvent servir à justifier la forme agricole du Royaume. Parce que rien ne garantit, dans la logique libre-échangiste, que la France doive encore produire du blé. Le problème est posé directement par Quesnay (1767) dans son article Grains. Si en réalité la France n’a rien à craindre des concurrences étrangères, c’est tout simplement qu’elle peut produire des grains en qualité supérieure qui seront toujours demandés sur le marché. II n’est donc pas question de considérer l’espace des échanges internationaux comme un espace homogène. La démonstration embarrassée de Quesnay (1767) n’est guère convaincante :
Ainsi nos blés et nos farines seront toujours mieux vendus à l’étranger. Mais une autre raison qui doit tranquilliser, c’est que l’agriculture ne peut pas augmenter dans les colonies, sans que la population et la consommation des grains n’y augmentent à proportion ; ainsi leur superflu n’y augmentera pas en raison de l’accroissement de l’agriculture.
25Autrement dit, la France a une supériorité dans le commerce des grains, parce qu’elle peut dégager un surplus en regard de ses besoins de consommation. Elle conservera cet avantage tant que l’espace économique des autres Nations, riches en terres fertiles, n’est pas devenu un espace plein. C’est à cette seule condition que le libre-échange soutiendra le prix des denrées. Galiani (1770/2012) critiquera cette logique en réintroduisant l’hétérogénéité irréductible de l’espace national français. En effet, rien ne permet d’assurer que les besoins de la Nation seront entièrement satisfaits Tout dépend de la situation des provinces qui produisent le blé : « Mais si la France, par exemple, avait malheureusement des provinces à blé placées sur les frontières, telles que la Flandre, la Picardie, la Normandie, etc. vous courrez un grand risque avec votre liberté ; car si, dans la même année, la Flandre autrichienne au l’Angleterre d’un côté et le Dauphiné, la Provence et le Languedoc de l’autre se trouvent dans la disette, votre blé ira indubitablement nourrir l’étranger, l’ennemi peut être de la Nation, et les sujets du roi mourront de faim ». Le schéma physiocratique n’est, selon Galiani (1770/2012), valable que pour des pays qui, soit ont une production de blé qui couvre la totalité de la surface nationale (c’est semble-t-il, selon lui, le cas de la Sicile), soit ont leurs terres à blé situées au centre de la Nation (c’est le cas de l’Espagne), ce qui fait que le coût de transport étant plus élevé aux frontières, l’exportation de blé ne peut être qu’une exportation de surplus.
26Sur les avantages qu’une Nation peut retirer de son commerce avec l’extérieur, les physiocrates sont parfois un peu plus nuancés. Ainsi, Le Trosne (1777) indique qu’un trop grand commerce avec l’extérieur peut être la marque d’une décadence accélérée de la Nation : « Excepté le cas où une Nation possède des cultures privilégiées, et en mettant à part son importance pour soutenir les prix intérieurs, le commerce extérieur est plutôt un inconvénient nécessaire qu’un avantage réel, lorsque le grand éloignement exige de grands frais ». Le développement trop important du commerce extérieur peut signifier aussi une trop grande dépendance vis-à-vis de l’extérieur. Mais les Nations qui possèdent la marchandise fondamentale (ici le blé) en abondance n’auraient rien à craindre d’un commerce libre entre les Nations. La liberté de commerce ne saurait conduire les physiocrates à conclure à la nécessité de constituer un espace international homogène.
27Les propos rappellent ici ceux de Boisguilbert (1707) ou des mercantilistes français du xviie siècle, notamment Montchrestien (1616/1999) : dans le commerce international, il s’agit d’établir une relation de domination avec les nations non-agricoles. La rhétorique de Le Mercier de la Rivière (1767/1910), tendant à démontrer l’équivalence entre l’échange d’individu à individu et l’échange de nation à nation, n’y change rien parce que c’est seulement en examinant les avantages et les inconvénients de chaque Nation en particulier qu’on s’aperçoit que certaines sont plus dépendantes que d’autres vis-à-vis du commerce extérieur. Cela suffira pour montrer que la conception de l’économie des physiocrates, même si elle a quelques aspects libre-échangistes, ne peut dépasser le cadre politique de la nation. Voyez ce que Quesnay (1767) dit de ceux qui ne peuvent commercer des denrées de leur cru dans son article Grains, il les plaint de devoir travailler, de devoir épargner pour assurer leur survie ; voyez combien il est fier que la France puisse vivre de son avantage naturel quant à la fertilité de ses terres. Il y a là une forme très aristocratique du travail.
Conclusion
28Ainsi que le signalait Weulersse (1910), dans son monumental ouvrage sur le mouvement physiocratique, à cette époque, l’idée de liberté en général est dans l’air. Mais encore plus clairement que pour leurs successeurs immédiats, cette liberté est celle du commerce, qui doit permettre à la classe des propriétaires de renforcer leurs droits. C’est ce qui explique qu’en dépit de son caractère apparemment démocratique, le système ait été si violemment rejeté par le peuple. On pourrait pratiquement conclure que l’idéal de liberté est ici détourné, vidé de sa signification profonde. Il n’est qu’un véhicule pour des buts politiques étroits qui doivent enrayer la dégradation du statut social des propriétaires fonciers. Cela n’est pas un hasard si au travers de toutes les ambiguïtés, il apparaît que le modèle de référence est celui de la bourgeoisie des villes, de la classe stipendiée ; c’est cette classe-là qui produit des méthodes qui ont fait la preuve de leur efficacité, méthodes qui lui ont permis de grignoter peu à peu les prérogatives et privilèges de la classe des propriétaires terriens.
29L’analyse de la circulation des richesses ne doit cependant pas faire illusion : le produit net n’est que la force de frappe d’un mercantilisme agrarien replié sur ses terres. Comment expliquer sinon la part phénoménale de leurs écrits consacrés au commerce et à l’échange ? Il est vrai toutefois que cette proposition semblera abrupte au lecteur. On pourrait aussi s’essayer à la soutenir en examinant de plus près les apports des physiocrates à l’État. On s’apercevrait alors qu’ils soudent les intérêts des propriétaires fonciers à l’intérêt de la Nation en général, ainsi qu’on l’a fait voir incidemment dans les développements du présent chapitre.
Bibliographie
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Auteur
Maître de conférences HDR émérite en sciences économiques à Aix-Marseille Université, où il a enseigné, entre autres, l’histoire de la pensée économique et la macroéconomie à la Faculté de sciences économiques d’Aix-en-Provence pendant plus de trente ans. Spécialiste de l’étude des économies méditerranéennes, son dernier ouvrage publié aux Presses universitaires d’Aix-Marseille en 2012 porte sur la question de l’eau au Proche-Orient : Israël-Palestine, la rareté de l’eau dans le processus de paix. Il participe également au Groupe d’Aix, un groupe de réflexion qui réunit des chercheurs israéliens et palestiniens.
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2012
La logistique
Une approche innovante des organisations
Nathalie Fabbe-Costes et Gilles Paché (dir.)
2013
L’entreprise revisitée
Méditations comptables et stratégiques
Pierre Gensse, Éric Séverin et Nadine Tournois (dir.)
2015
Activités et collectifs
Approches cognitives et organisationnelles
Lise Gastaldi, Cathy Krohmer et Claude Paraponaris (dir.)
2017
Performances polynésiennes
Adaptations locales d’une « formule culturelle-touristique » globale en Nouvelle-Zélande et à Tonga
Aurélie Condevaux
2018