De l’espace délimité à l’espace centré
Petite histoire de deux grandes figures spatiales
p. 151-163
Texte intégral
1Selon Comte (1830/1998), l’esprit humain passe successivement de « l’âge théologique » à « l’âge métaphysique » pour aboutir à « l’âge positif ». Cette loi des trois états retrace l’histoire d’un perfectionnement progressif de la pensée occidentale aux cours des siècles dont il convient surtout d’accréditer la dernière phase. Le savoir humain évolue par grandes étapes. À chacune d’elles, un système de pensée joue le rôle de matrice culturelle dans la production des connaissances. Bachelard (1934/1969) redéfinit ces trois états de façon plus précise. Il fait de la référence à l’espace un élément essentiel dans la définition de ces états. C’est en partant des découpages de la pensée proposés par ces deux auteurs que nous analyserons la notion d’espace et son évolution dans la pensée économique et dans la pensée politique.
2La façon dont la modernité a pu concevoir l’espace, entre le xvie et le xviiie siècle, a pris la forme de deux figures de référence qui se sont succédé. Tout d’abord, l’âge de la pensée théologique voit progressivement émerger la figure de l’espace délimité. Un espace n’existe que lorsqu’il y a la possibilité de circonscrire son étendue dans un pourtour précis. Avec la pensée métaphysique, s’affirme l’âge de l’espace centré. L’espace s’ordonne alors en référence à un point particulier, symbole de la concentration du pouvoir politique ou de l’organisation économique.
3Nous verrons que ces deux figures vont chacune se décliner à trois niveaux. Au niveau de l’espace réel, différentes formes de rationalité sont appliquées pour améliorer la compréhension du milieu où vit l’homme. Vient ensuite un espace imaginé : ouverture sur des possibles à partir desquels s’expérimentent des idéaux, il donne forme au projet humain en proposant une nouvelle organisation de l’espace. Enfin, la pensée ne peut éviter de se confronter à la réalité et aux problèmes qui s’y posent. L’administration de l’espace repose sur les dispositifs qui contraignent, gênent, canalisent ou favorisent la circulation des flux. L’espace administré est le niveau pratique où sont proposées des solutions pour gérer les mouvements.
4Se méfiant d’un découpage disciplinaire de plus en plus spécialisé, le professeur Daniel L’Huillier nous a appris toute l’importance de conserver une approche interdisciplinaire pour comprendre le monde. En espérant rester fidèle à son enseignement, nous tenterons de décrire dans le présent chapitre deux grandes figures qui ont permis du xvie au xviiie siècle de penser l’espace et son organisation.
L’espace délimité à l’âge de la pensée théologique
5Pour la pensée théologique, la notion d’espace reste essentiellement concrète. Elle est assimilable à celle de terre. C’est le lieu d’une existence humaine passagère qui est rangé dans l’ordre du temporel. La terre apparaît comme une donnée intuitive liée à la temporalité de la vie terrestre. Le ciel est le point de transcendance éternel où réside la cause ultime et finale de toute chose sur terre. C’est le domaine du spirituel dont l’étendue est infinie. Dans cette conception, ce qui est vrai dans la réalité n’est pas ce qui paraît, mais ce qui est caché sous l’apparence sensible. La raison humaine doit déchiffrer et interpréter le monde comme une prose dont il convient de découvrir le sens caché. Le monde sensible apparaît dans toute sa diversité comme l’empreinte d’une réalité supérieure. Il n’est accessible que par contemplation à condition que l’homme en cherche le sens au-delà du visible.
6La façon dont cette époque pense l’espace va être bouleversée par une expérience historique particulière. Au Moyen Âge, le monde était situé au milieu d’un pourtour flou, placé au centre d’un contour imprécis. Aller aux confins du monde pouvait même apparaître comme une transgression dangereuse. Depuis l’antiquité, il était admis que la terre pouvait être sphérique. La renaissance va renouer avec cette idée à travers la réception et la traduction latine des œuvres anciennes, plus particulièrement celle du savant égyptien Ptolémée. Avec la possibilité de calculer la position de chaque lieu par ses coordonnées, de le singulariser par l’attribution d’un toponyme et de projeter une sphère sur un plan pour créer des cartes, un nouveau savoir se constitue. Il offre la possibilité de parcourir la terre.
7En 1522, la première circumnavigation est réalisée par le navire de Fernando de Magellan, La Victoria. Cet événement apporte la preuve empirique de la finitude du monde. Celui-ci se perçoit alors comme un espace sensible et fini. Mais le tour de la terre par la mer produit une autre rupture. La croyance commune supposait que toutes les mers étaient enfermées dans des terres. Mais l’expérience de La Victoria montre que toutes les terres sont encerclées par l’élément liquide, c’est la mer qui devient englobante. La terre apparaît comme une étendue réduite, car fermée sur elle-même tandis que la mer devient un espace ouvert et continu. L’existence de cette enveloppe uniforme fait émerger la notion de territoire. Une étendue ne révèle son existence qu’à partir du moment où elle possède des limites précises et l’homme trouve sa place sur terre par son inclusion dans des espaces délimités. L’homme, qui était perçu comme une entité infiniment petite dans une terre sans limite, prend d’un seul coup la mesure de son monde qui se ferme sur lui-même.
Le fondement du pouvoir sur terre par l’attribution de limites à son territoire
8La pensée théologique considère que la nature est la manifestation de l’ordre providentiel voulu par Dieu et que la terre ne peut appartenir qu’à son Créateur. Avec la Renaissance, de nouvelles préoccupations apparaissent avec la recherche de la légitimité d’un pouvoir simplement humain. Seule la matérialisation de l’étendue du pouvoir par l’attribution de limites géographiques à son exercice justifiera son existence. Dès lors, le pouvoir tire sa substance de son territoire et le territoire nait de ses limites. L’espace devient cette portion de terre délimitée sur laquelle s’institutionnalise un monopole territorial. Deux limites vont être particulièrement significatives de ce mouvement de territorialisation, les clôtures du propriétaire terrien et les frontières du souverain.
9La principale manifestation historique de l’institution du territoire du propriétaire terrien se trouve dans le mouvement des enclosures. En Angleterre, à partir de la fin du xvie siècle, on assiste à une transformation d’une agriculture traditionnelle dans le cadre de communauté d’administration des terres avec des champs de superficie importante, sans limitation physique en système de propriété privée des terres où chaque champ est séparé du champ voisin par une barrière ou un bocage. Les enclosures marquent la fin des droits d’usage, en particulier des communaux, dont bon nombre de paysans dépendaient. Ce mouvement s’explique par des raisons économiques et juridiques. L’élevage des moutons trouve de nouveaux débouchés avec l’exploitation de leur laine dans l’industrie textile. Les propriétaires, pour pleinement bénéficier de cette opportunité, souhaitent alors conserver l’exclusivité des terres, mais l’absence de cadre juridique et de cadastre oblige de matérialiser les limites foncières et d’en interdire matériellement l’usage. Le mouvement des enclosures favorise la désintégration de l’ordre social ancien et marque la naissance du capitalisme.
10Si la pensée théologique avait longuement recherché des raisons religieuses au droit de propriété, seule l’existence d’un commandement interdisant le vol comme une appropriation illégitime permettait de le justifier. Mais cette propriété concernait les fruits du travail de l’homme. En revanche, ce qui était produit par la nature ne pouvait appartenir à personne. Avec le mouvement des enclosures, la propriété du sol concerne une ressource naturelle que l’homme a reçue en héritage. Elle s’institutionnalise par l’attribution des trois éléments constitutifs du droit romain (usus, fructus, abusus). En le matérialisant, les clôtures sont fondatrices de ce droit.
11À la même époque, la question des limites se pose aussi avec la naissance des États-Nation. La notion de souveraineté lui servira d’outil conceptuel. Bodin (1576) en fait la théorie dans les Six livres de la République. Avec la souveraineté, le pouvoir politique cesse de se fonder sur un rapport de force militaire comme dans l’empire au temps romain ou sur un rapport symbolique comme dans l’ordre religieux de l’époque médiévale. Dans ces deux cas, les limites sont en permanence changeantes et floues. Bodin (1576) définit la souveraineté comme « la puissance absolue et perpétuelle d’une République […], c’est-à-dire la plus grande puissance de commander ». Absolue et perpétuelle, la souveraineté l’est avant tout parce qu’elle « n’est limitée ni en puissance ni en charge à un certain temps ». Le souverain n’a de compte à rendre à aucune autre puissance humaine. Seules les frontières imposent une limite terrestre à l’exercice de son pouvoir.
12La terre est alors figurée comme un espace ordonné où vit une mosaïque de peuples dans un maillage de territoires aux frontières précises. Ces dernières maintiennent ensemble différents lieux par une relation d’appartenance et servent de références pour définir l’unité du territoire. La notion de souveraineté implique une séparation entre un intérieur et un extérieur. À l’intérieur, s’organise la paix civile par la création d’une espace homogène. L’espace national se crée par une langue et une législation communes, par des instruments de mesure et une monnaie unique. Mais à l’extérieur dans l’ordre international, il ne peut exister de principe hiérarchique puisque chaque « république » est souveraine, les frontières deviennent des limites qui isolent chaque pays. Une terre délimitée contient la possibilité de la contestation de son partage. Les frontières peuvent devenir des lignes de défense pour mieux protéger son territoire ou pour l’étendre. Face au risque de fragmentation du monde, signe que la Providence divine aurait mal travaillé, Bodin (1576) introduit l’idée d’un commerce international favorable à l’intérêt réciproque des Nations. Les lois du commerce relient les pays et les peuples entre eux et viennent contrebalancer l’isolement des territoires.
13Pour expliquer l’intérêt du commerce international, il faut que chaque pays ait besoin des autres. C’est par leur différence que s’établit ce besoin. Chaque pays sait réaliser certaines activités avec une plus grande dextérité. La raison de cette situation est due au fait que chaque contrée dispose d’un caractère humain particulier. Les différences caractérielles des peuples proviennent des différences topographiques ou climatiques. Bodin (1576) analyse cette diversité en posant l’existence de trois types humains correspondant aux trois âges de la vie. Cette trilogie des espaces reflète celle des trois vertus que sont la force, la contemplation et la raison. Chaque peuple a des caractères et des compétences qui expliquent sa spécialisation et sa dépendance vis-à-vis des autres.
14Dans l’empire romain comme dans l’empire byzantin, la frontière évoquait l’extrémité de la civilisation. Elle était une ligne de démarcation contre un extérieur menaçant. Avec la notion de souveraineté, la frontière s’humanise et devient d’abord une limite civilisée pour distinguer un espace d’un autre. La frontière est surtout l’expression d’une diversité naturelle. Si elle continue à apporter une discontinuité dans l’espace, elle est aussi la porte qui donne accès aux voisins. Les relations entre les peuples recomposent l’unité du monde et le commerce international qui exige des relations pacifiques restitue au monde toute son harmonie. Mais cette époque prend aussi conscience que la fondation d’un pouvoir terrestre contient des risques d’abus. More (1516/1987) s’en indigne en ces termes : « Ainsi un avare affamé enferme des milliers d’arpents dans un même enclos ; et d’honnêtes agriculteurs sont chassés de leur maison ». Si pouvoir, territoire et frontière sont conceptuellement indissociables, seul un espace imaginaire peut déconstruire ce lien pour réconcilier la société avec elle-même.
L’utopie comme image d’un monde borné sans frontières
15Dans son célèbre ouvrage Utopia, More (1516/1987) propose un idéal d’organisation où les limites dessinent rationnellement les espaces sans diviser les hommes. Le projet utopique représente l’espace comme s’il était l’œuvre d’un jardinier désireux d’organiser son terrain en le soumettant à un ordre qu’il décide selon des plans prédéterminés. La genèse de l’île d’Utopie apparaît d’abord très symbolique, comme un « sans lieu borné » (Marin, 1973). Après avoir conquis Abraxa, une terre rattachée au continent, Utopus fait creuser un isthme pour que cette terre devienne une île. Il en fait ainsi un lieu protégé non par des frontières, mais par des barrières naturelles à l’abri des influences extérieures et des invasions. L’ile d’Utopie a la forme d’un croissant arrondi qui enclave une mer intérieure accessible en bateaux par un bras de mer et défendue par une forteresse. Par son insularité, l’espace imaginé reflète la nouvelle topologie du monde de Magellan fermé par la clôture océanique. Le lac intérieur est sans aucun doute une référence à la mer Méditerranée de la civilisation romaine.
16Dans cette organisation, la ville est posée comme réalité première. Elle est le lieu de culture et de civilisation et sert de point de départ à l’aménagement du territoire. La population ainsi que toutes les activités se répartissent de façon équilibrée. Tout est parfaitement mesuré, de la taille des rues au nombre d’habitants par ville. L’espace rural, d’où la population tire ses moyens de subsistance, est subordonné aux besoins de la ville. Il n’est fréquenté que temporairement par des travailleurs dans le cadre d’un service agricole de deux ans. Les journées de labeur sont courtes pour laisser le temps aux habitants de se cultiver. Le pluralisme religieux est la règle et de nombreuses religions, toutes respectées, coexistent pacifiquement. Les limites administratives des villes sont définies pour constituer une aire suffisante pour la production des denrées nécessaires. Aucune cité ne cherche à contester cette division administrative, ni à reculer ses limites fixées par la loi. L’ouvrage de More (1516/1987) renvoie à un espace comme à une totalité clairement délimitée et à une société spatialement circonscrite dans un ensemble clos. L’absence d’attachement à un lieu, maison ou sol, se gère par la suppression de la propriété foncière. Les limites artificielles créées par l’homme ne peuvent plus opposer les individus entre eux quand leur tracé est soumis à la seule raison.
L’expérience des limites par l’administration des mouvements transfrontaliers
17Si les frontières marquent les limites de la souveraineté, l’exercice du pouvoir rencontre l’expérience de leur contrôle. L’autorité politique s’attribue toutes compétences pour administrer les mouvements transfrontaliers. Cette maîtrise va tout d’abord servir de ligne directrice au courant mercantiliste. La création de taxes à l’exportation ou de contingentement des marchandises importées a nécessité, pour éviter les fraudes possibles, le développement des douanes. Ce mouvement précipite l’évolution des frontières encore imprécises vers une forme linéaire continue, car pour être efficace, le contrôle ne peut pas se limiter à quelques points. La matérialisation de lignes frontières devient une nécessité économique qui transforme toutes les relations commerciales entre les États. En étendant la notion de souveraineté au domaine économique, le mercantilisme substitue les rivalités commerciales aux rivalités militaires, l’objectif d’accroissement des richesses à celui d’élargissement du royaume (Grenier, 2007). La bonne administration du commerce international devient le moyen d’accroître la puissance du souverain sans violence. L’échange inégal est dans la nature même des relations commerciales internationales.
18Le franchissement des frontières par les biens est présenté comme un processus qu’il convient de rendre dissymétrique. Le mercantilisme utilise les frontières pour instaurer des restrictions réglementaires ou des droits de douanes à l’importation. La valeur des biens qui sortent du territoire doit être supérieure à la valeur des biens importés. Cette politique favorise aussi les exportations par des subventions, des aides ou en créant des monopoles nationaux. Elle est aussi favorable à l’interdiction de l’exportation de certains biens comme l’or ou le blé dès lors que cette exportation peut appauvrir le prince ou affamer les populations locales. Le mercantilisme est donc favorable à une intervention de l’État dans l’activité économique et à une politique protectionniste par l’administration des flux traversant les frontières. L’opérationnalité de ces mesures rend indispensable une lutte permanente contre le passage illicite des frontières (contrebande). En France, Jean-Baptiste Colbert est un des plus fervents partisans de ce nationalisme économique.
19La question de l’administration des flux transfrontaliers va aussi se poser avec le développement de la navigation maritime. La mer devient une surface importante de transport. Frontière naturelle et espace vide sans population, elle est une ligne mouvante où la territorialité et la souveraineté ont du mal à trouver leurs repères. Pourtant, la mer étant un espace stratégique, les États vont chercher à y étendre leur souveraineté. Elle devient le théâtre d’affrontements fréquents. La maîtrise des mers permet à certains pays d’interdire le commerce des autres pays. Le développement des guerres de course au xviie siècle est le moyen de combattre le commerce naval d’un État ennemi, surtout lorsque celui a pris le contrôle de cet espace. Mais devant les dangers d’une mer soumise à la seule force, s’est imposée l’idée d’en réglementer l’usage. Parce que la mer est un territoire sans maître, Selden (1635), dans son ouvrage intitulé Mare clausum, seu De dominio maris libri duo, s’efforce de prouver que, par loi de nature et des Nations, la mer n’est pas commune à tous, mais, au même titre que la terre, sujette à la propriété privée. La Couronne de Grande-Bretagne, de droit indivisible et perpétuel, dispose de la souveraineté sur les océans. À l’opposé, l’école du droit naturel veut concilier la protection des côtes avec la liberté de commerce. Elle préconise la libre circulation sur les mers et le droit pour les États côtiers de contrôler seulement la circulation dans les eaux bordières. La deuxième approche finira par l’emporter.
20En 1702, l’idée de mare liberum défendue par Grotius s’impose. La notion d’eaux territoriales fixe la limite de territorialité de la souveraineté à « la portée du canon » des rivages. La mer, dans la droite ligne du droit romain, devient res communis, chose commune à tous les pays qui n’est pas susceptible d’appropriation. Bien supérieur lié à la liberté de commerce, aucun État ne peut y exercer sa souveraineté. Les eaux territoriales marquent la fin du territoire du souverain. La division de la terre en territoires délimités est une tendance forte de la fin de l’âge théologique. La souveraineté du Prince et le droit du propriétaire terrien se sont imposés comme des droits qui par nature ne souffrent d’aucune limite, exceptée celle de leurs inscriptions dans une portion réduite de la terre. Mais cette figure de l’espace, sans complètement s’estomper, va progressivement être remplacée par la figure de l’espace centré.
L’espace centré à l’âge de la pensée métaphysique
21Après les révolutions galiléenne et copernicienne, les découvertes scientifiques rentrent en conflit avec les vérités de la pensée théologique. Une nouvelle méthode qui puisse réconcilier la connaissance du monde physique et son origine surnaturelle s’impose. L’ordre naturel et ses principes égalitaires se substituent à l’harmonie divine et à ses hiérarchies. L’univers infini remplace le monde clos de l’âge théologique (Koyré, 1962). Au xviiie siècle, la notion de centralité va accompagner la genèse de la pensée métaphysique. Les procédés de représentation de l’espace ont évolué. Un nouvel espace artistique s’est créé avec l’instauration des règles de la perspective. Un nouvel espace géographique s’est construit grâce au progrès de la cartographie. Cette évolution a prouvé l’efficacité d’utiliser les lois de la géométrie euclidienne. Mais le point focal qui sert à configurer l’espace se trouve encore à l’extérieur du tableau ou en surplomb de la carte. Progressivement, ce point focal, lieu d’où l’homme considère son espace, va s’insérer dans l’espace même et occupera une position singulière d’où l’on pourra contempler et ordonner toute chose. L’espace n’est plus l’espace sensible, il prend une forme abstraite d’ordre mathématique. Il hérite de cette façon de certaines propriétés. Il est continu, homogène et sa représentation obéit à des lois.
22Dès lors, l’espace peut se structurer à partir de son centre. Celui-ci n’est pas seulement un point particulier dans un espace continu, il devient un concept, un principe organisateur. C’est le lieu qui possède la meilleure position relative par rapport aux autres points. Mais l’idée de centralité contient aussi une clé de lecture des structures spatiales dans la mesure où cette position contient une haute valeur symbolique. Le centre est le lieu où se situe l’élément le plus important et celui où se rencontre le plus grand nombre d’interactions (Huriot et Perreur, 1994). Même s’il est indispensable que son étendue soit limitée, l’espace centré est une construction mentale qui devient la figure de référence de la pensée métaphysique. Cette centralité apparaît comme un dispositif indispensable pour que le maître du territoire puisse bien exprimer son pouvoir ou pour que l’échange des biens se fasse efficacement. Comme dans la figure précédente, celle de l’espace centré se manifeste à trois niveaux : celui de l’intelligence de l’espace réel, celui de l’imagination de nouveaux espaces architecturaux et celui des réflexions pratiques pour mieux gérer les centres.
L’organisation de l’espace à partir d’un centre économique ou politique
23Dans l’espace centré, s’instaure une dialectique entre un point particulier et son environnement. Cette relation entre une centralité et son pourtour se pose en termes de mouvements centrifuges ou de mouvements centripètes. Ce point particulier sera l’expression de la centralité économique ou politique. En établissant une théorie de la formation des villes, Cantillon (1755) affirme l’efficacité d’un espace économique centré. Il est le premier économiste à rechercher les raisons de la localisation des activités (Dockes, 1969). Il démontre l’avantage de situer les marchés en un point central précis. Chaque pays est composé d’une multitude de cités dont la formation obéit à certaines lois qui fondent une véritable hiérarchie urbaine.
24Les fermiers des villages sont obligés de résider près des champs qu’ils cultivent pour que le temps consacré à leur travail journalier soit suffisant. La fertilité de la terre définira les types de cultures et la taille des villages. Dans ces derniers, doivent aussi s’implanter certains métiers si les villages sont relativement éloignés d’un bourg et si la population agricole est assez nombreuse. Certains villages deviennent des bourgs quand s’y est installé un marché grâce à l’action d’un propriétaire ou d’un seigneur. Le marché se tient une ou deux fois par semaine. Le bourg doit avoir une position centrale par rapport aux villages dont les habitants apportent une partie de leur récolte.
25Pour Cantillon (1755), le marché est un lieu privilégié de rencontres, de confrontations et d’échanges entre les marchands, les artisans et les paysans. Il n’est pas cet endroit mal localisé où une fonction d’offre coupe une fonction de demande. Il ne le perçoit pas comme un mode de coordination décentralisée qui s’opposerait à une coordination par la hiérarchie. Le marché est un procédé d’échanges de marchandises qui s’oppose au démarchage. Dans ce dernier, le marchand est un colporteur qui parcourt différents lieux pour rencontrer les acheteurs potentiels. La vente successive est individualisée et le prix est variable d’un lieu à l’autre.
26Cantillon (1755) invoque quatre arguments pour expliquer l’avantage du marché ponctuel et centralisé sur le démarchage. Première raison, avec le démarchage, les coûts de transport supportés par les marchands sont plus importants, ce qui augmente le prix des marchandises ou diminue le bénéfice. Deuxième raison, les marchands doivent souvent parcourir plusieurs villages avant de trouver la qualité et la quantité de marchandises qu’ils veulent acheter. La troisième raison est plus anecdotique. Les paysans risquent d’être absents ou occupés au champ, lorsque les marchands passent dans leur village. La quatrième raison concerne la formation du prix. Les paysans comme les marchands pourraient refuser des transactions proposées dans l’espoir peut-être vain de trouver de meilleures opportunités. Dans un bourg, « les prix s’y fixent dans la proportion des denrées qu’on y expose en vente et de l’argent qu’on y offre pour les acheter ». Tout le monde a sous les yeux un prix de marchandises qu’il veut acheter et vendre. Finalement il est plus efficace que les villageois apportent leurs denrées les jours de marché pour les vendre en contrepartie de quoi ils pourront acheter les marchandises dont ils ont besoin que de voir les marchands se déplacer dans tous les villages.
27La notion de centralité va aussi servir à penser l’organisation de l’espace politique. En analysant la société française, Tocqueville constate que la monarchie française et la République ont toutes les deux pensé le pouvoir en termes de centralité dans une même histoire nationale. Sous la monarchie, la centralité politique s’est constituée par l’instauration de la société de cours (Elias, 1969/1985) où le roi apparaît comme un corps unique au centre du royaume. La cours concentre l’essentiel de la vie sociale de l’aristocratie. L’existence sociale de cette dernière est intégralement soumise à la logique de l’étiquette. C’est le moyen pour le roi d’asseoir sa domination, car l’étiquette attribue, à la personne du roi, la reconnaissance de sa gloire et de son honneur. Il impose tout un protocole pour que chacun se comporte selon son rang et sache tenir ses distances. Noyau de sociabilité, la cour royale est le centre de gravité de la vie mondaine et politique. C’est à la cour que le roi décide le rang, le prestige et même quelque fois le revenu des hommes de cour. La proximité du roi est le signe de la reconnaissance sociale, aussi la noblesse en devenant noblesse de cour s’éloigne de toute terre et se concentre à Versailles. La société de cour a affaibli les féodalités et la noblesse est dépossédée de son pouvoir politique local. Le roi n’est plus le suzerain, chef de l’aristocratie guerrière puis foncière. Il concentre tout le pouvoir en occupant le centre. Louis XV déclare au parlement : « C’est en ma personne seule que réside la puissance souveraine ».
28Avec la Révolution française, l’abolition des privilèges rend nécessaire une nouvelle organisation politique et administrative. Les relations entre le centre et la périphérie s’inversent pour un temps. Le pouvoir vient du peuple qui se trouve dispersé sur tout le territoire. Les quatre premières années de la République, un début de mouvement de décentralisation va établir un certain équilibre entre le flux centrifuge de l’État et le flux centripète de l’expression démocratique qui en est la source. Les nouvelles circonscriptions administratives du territoire remplissent à la fois la fonction de représentation de la volonté nationale et celle de cadre de l’action de l’exécutif. Mais ce mouvement est de courte durée. Devant les dangers intérieurs et extérieurs, les Jacobins instaurent une centralité accrue pour sauver la République. L’État se pose alors comme extérieur et supérieur à la société pour restaurer l’unité territoriale. Le principe de centralité va aussi servir à imaginer un nouvel ordre spatial idéalisé. Ce dernier se manifeste dans des projets architecturaux.
La forme panoptique pour imaginer une architecture centrée
29Incarnation de l’utopie, la cité idéale devient un concept urbanistique visant à la perfection esthétique et moral. Elle aspire à faire vivre en harmonie une organisation sociale singulière où le centre de l’espace occupe une position privilégiée. C’est sous la forme panoptique que l’architecture imagine un espace centré. Bentham (1791) conçoit les plans d’une prison exemplaire. Son projet est de réformer une institution décriée pour son insalubrité, sa surpopulation et son incapacité à transformer moralement les prisonniers. Son modèle se veut plus sobre et plus juste que les prisons existantes. Son aménagement se fonde sur un principe de transparence pour garantir une meilleure surveillance, mais également pour assurer la sécurité des prisonniers désormais soustraits au pouvoir arbitraire des gardiens. La prison panoptique dispose en son centre d’une tour qui permet aux gardiens de surveiller, sans être vus, tous les faits et gestes des prisonniers. Ces derniers sont enfermés en cellules dans un bâtiment en anneau encerclant la tour. Les surveillants eux-mêmes sont surveillés par des surveillants venus de l’extérieur, afin de limiter la maltraitance des détenus et les abus de pouvoir. Isolé, soumis à l’œil du pouvoir, le coupable est face à lui-même. Cette organisation spatiale incite le détenu à la pénitence et assure son châtiment. Cette prison illustre le passage d’une pénalité démonstrative et cruelle, fondée sur la souffrance, à un nouvel art de punir au nom de l’humanisation des peines.
30Les projets architecturaux reprennent la forme panoptique de Bentham (1791) pour l’appliquer à la manufacture et à la ville. Ceux de Ledoux (1804/2014) sont sans doute les plus célèbres, mais surtout les plus emblématiques. Pour ce visionnaire, une architecture vertueuse doit permettre de ressusciter la bonté naturelle de l’homme. Une organisation architecturale véhicule un message moral en vue d’améliorer l’homme. L’un des projets de Ledoux (1804/2014) s’est réalisé dans ce que l’on considérer comme la cité idéale la plus achevée au monde : la Saline royale d’Arc-et-Senans (Doubs). Cette manufacture fonctionne comme une usine intégrée où vit toute la communauté de travail. Elle est construite en forme d’arc qui intègre dans onze bâtiments les lieux d’habitation et lieux de production, théâtralement disposés en demi-cercle. La maison du directeur, ayant tous les signes du pouvoir temporel et spirituel, occupe une place centrale à partir de laquelle il peut superviser l’ensemble de l’espace qu’il a sous ses yeux. Son fronton est percé d’un oculus symbolisant l’œil du maître.
31Pour Ledoux (1804/2014), la forme panoptique traduit le mieux le langage de la nature. Le cercle représente la forme naturelle la plus parfaite. Tout est cercle dans la nature. La pierre qui tombe dans l’eau propage des cercles infinis. Les planètes sphériques parcourent des orbites circulaires et la terre tourne autour de ses pôles. La perfection d’un cercle provient de l’existence d’un centre à partir duquel se dessine une symétrie complète de chacun de ses points. La forme panoptique des projets architecturaux avait l’ambition d’éduquer l’homme à partir d’un espace bien organisé autour d’un centre. Ironie de l’histoire, elle a connu une célébrité tardive comme l’expression d’une utopie totalitaire et l’exemple d’une architecture coercitive. Foucault (1966b) en fait même le modèle de contrôle des individus qui préfigure le mieux le fonctionnement d’un pouvoir répressif dans notre société actuelle.
L’administration des foires et le découpage administratif en fonction du centre
32Nous avons vu, avec Cantillon (1755), tous les avantages de la concentration des marchands et des artisans dans un même lieu. La réalité de cette concentration n’a pas toujours été évidente. L’existence des foires est fort ancienne et leur administration a fait l’objet d’une importante réglementation. Les foires ont pu s’administrer aussi bien par des mesures incitatives que coercitives. Au xviiie siècle, les foires connaissent un important déclin alors qu’elles ont été le symbole de la vitalité économique un siècle avant. Ce déclin est dû à l’essor du colportage favorisé par le développement du réseau routier, la multiplication des marchés et l’installation de boutiques permanentes dans les villes. Turgot (1757) va émettre quelques recommandations pour l’administration de ce centre économique. Il critique tout d’abord la façon dont les foires ont été jusqu’alors administrées. La foire et le marché sont cependant conceptuellement définis de façon identique : « Concours de vendeurs et d’acheteurs dans un lieu et des temps marqués ». Mais Turgot (1757) va rapidement les opposer. La foire est un centre réglementé qui supporte une surcharge fiscale importante et qui a beaucoup d’exemptions. C’est un lieu rattaché aux privilèges de l’ancien régime : « Dans les marchés, c’est l’intérêt réciproque que les vendeurs et les acheteurs ont de se chercher ; dans les foires c’est le désir de jouir de certains privilèges. »
33Le marché correspond à une réunion naturelle fonctionnant sur une aire plus restreinte, alors que la foire est une manifestation plus artificielle née d’un contexte de protection. Mais en les définissant de façon similaire, Turgot (1757) en fait deux institutions substituables l’une à l’autre. Son hostilité à l’égard des foires se double alors d’un encouragement au développement des marchés qui exprime mieux la liberté du commerce. Nous voyons tout le paradoxe de Turgot (1757) qui repose sur une opposition entre une mauvaise administration des foires et une bonne administration des marchés. Au niveau économique, il existe ainsi une bonne centralité, celle du marché qui résulte d’un fonctionnement naturel fondé sur les intérêts réciproques de chaque acteur et une mauvaise centralité, celle de la foire qui a été artificiellement créée pour défendre les privilèges de quelques-uns.
34L’administration des centres politiques se posent en d’autres termes puisqu’il s’agit de définir de nouvelles limites administratives à partir d’un chef-lieu. Au xviiie siècle, les frontières des circonscriptions administratives sont floues. Les représentants du roi dans les provinces ont beaucoup de mal à faire reconnaître leur autorité. Les anciens découpages étaient plus le fruit du hasard et de l’histoire que fondés sur une approche raisonnée. La simplification de la géographie administrative par un quadrillage plus régulier du royaume est à l’ordre du jour. L’idée de diviser la France en unités territoriales administratives de petite taille et identiques germe chez deux auteurs. L’économiste Le Trosne (1779) propose pour améliorer la levée de l’impôt un redécoupage des 34 généralités anciennes circonscriptions administratives. Si ce premier découpage est du ressort du roi, les généralités auront compétence pour diviser leur territoire en districts et arrondissements. L’unité administrative nouvelle joue un double rôle. Elle n’est pas seulement une circonscription fiscale puisque chacune sera aussi le siège d’une assemblée territoriale qui prendra des décisions.
35De son côté, le géographe de Hesseln (1780) envisage un découpage géométrique à l’instar des États américains. Il dresse une carte de la France divisée en 81 « contrées » de forme carrée, de 18 lieues (72 km) de côté environ, elles-mêmes divisées en neuf districts de neuf cantons chacun ; et chaque côté du canton a une longueur de 4 lieues. Cette organisation vise à homogénéiser le découpage du territoire français tout en retirant les spécificités des provinces, considérées comme défendant essentiellement les privilèges de l’aristocratie locale. La délimitation de leur étendue rejoint l’idée de Condorcet, « dans l’espace d’un jour, les citoyens les plus éloignés du centre doivent pouvoir se rendre au chef-lieu, y traiter d’affaires pendant plusieurs heures et retourner chez eux ». Le 15 janvier 1790, l’Assemblée constituante rejette la forme trop géométrique de la proposition de de Hesseln (1780) et établit la carte des départements français en fixant leur nombre à 83. La division du territoire français en départements a obéi quand même à un certain esprit de géométrie, car les limites des départements sont dessinées en fonction d’une certaine distance à la ville qui occupait le centre de leur tracé. L’esprit révolutionnaire voyait dans ce découpage l’application du principe égalitaire en rendant équitablement accessible les services publics qui y sont installés, en particulier les tribunaux. Cette solution répondait aussi aux ambitions des villes qui voulaient se développer et accroître leur réputation. Deux logiques se sont juxtaposées : une logique de centrage souhaitée par les villes et une logique de maillage visant à diviser le territoire national pour mieux l’unir et renforcer le pouvoir central.
Conclusion
36Notre petite histoire nous a montré comment, au début de notre modernité, l’espace délimité a progressivement cédé sa place à l’espace centré. Ces deux grandes figures ont été dominantes simultanément dans la pensée politique et dans la pensée économique. Elles ont servi de références aux réflexions qui avaient l’ambition de comprendre, d’imaginer ou d’administrer l’espace. Si les idées de Comte (1830/1998) et Bachelard (1834/1969) ont permis de construire l’intrigue de notre histoire, elles ont connu des reformulations plus récentes. Foucault (1966a) envisage la succession des trois épistémès qui ont conditionné toutes les formes de pensée d’une époque et des sciences humaines en particulier. L’épistémè de la Renaissance est l’âge de la ressemblance et de la similitude, celui de l’âge classique est l’âge de la représentation, de l’ordre, de l’identité et de la différence, enfin l’épistémè moderne est celui de l’analyse, du mouvement et de l’évolution. Plus récemment, Passet (2010) montre comment les grandes idées économiques ont été influencées par quatre conceptions dominantes du monde. Ces auteurs nous invitent à formuler une hypothèse pour expliquer le succès historique de chaque figure spatiale.
37Une figure devient la référence dominante d’une époque lorsqu’elle apparaît comme une réponse pertinente face à une triple détermination. Elle doit correspondre aux besoins de l’évolution historique de cette société. Elle emprunte une forme symbolique dans le cadre d’une épistémè particulière. Elle doit éviter une trop grande dissonance cognitive avec la vision globale du monde (cosmos) qui fixe la place de l’homme dans la société. L’histoire que nous avons faite correspond aux deux premiers états de la loi de Comte (1830/1998). Mais existe-t-il une suite à notre histoire ? Une nouvelle figure a-t-elle succédé à celle de l’espace centré ? Lorsque la pensée positive succède à la pensée métaphysique, vient le temps de la Révolution Industrielle. Les espaces se diversifient et se superposent. Ils sont sillonnés par une multitude de réseaux qui permettent de les articuler, de les faire vivre et évoluer. L’espace prend corps à l’âge de l’espace réticulé. Mais ici commence une autre histoire.
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Références bibliographiques
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Auteur
Maître de conférences HDR en sciences économiques à Aix-Marseille Université, où il enseigne l’économie des transports au département Gestion Logistique et Transport de l’IUT d’Aix-Marseille. Sa thèse de doctorat d’État en Sciences Economiques interrogeait les sciences sociales sur la pluralité des modes de coordination et des formes de rationalité dans les projets collectifs. Ses recherches portent sur les relations entre l’activité des transports et l’organisation de l’espace, ainsi que sur la façon dont les organisations publiques ou privées utilisent la forme narrative pour formuler leur stratégie.
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