Les prières en français adressées aux saints dans les Livres d’Heures du xive au xve siècle
p. 431-447
Texte intégral
1L’imprégnation religieuse du Moyen Age occidental, bien qu’elle soit présentée parfois de façon quelque peu idyllique, est une "ligne de faîte" essentielle de l’époque et toutes les œuvres du génie humain d’alors en portent la marque, notamment dans le domaine des arts et des lettres. Mais on pense moins à des témoignages plus modestes, qui n’ont pas pour eux l’éclat ou la qualité des précédents. "A côté des plus fameux textes, épiques, narratifs ou lyriques, de notre ancienne littérature de langue d’oïl, subsistent de nombreuses œuvres mineures qui attirent l’attention des érudits car elles apportent sur la vie quotidienne, sur les aspirations intellectuelles et sur les principes moraux de nos ancêtres des renseignements non négligeables. Parmi ces textes de seconde zone, les plus répandus sont ceux qui sont inspirés par la tradition chrétienne, si vivace au Moyen Age ; en particulier, les prières en ancien français, qu’elles soient traduites d’un original latin ou composées directement en français, forment une source importante pour l’histoire de la pratique religieuse chez les laïcs1".
2Ces textes peu connus, de tradition mouvante, ont pourtant tissé la vie chrétienne, notamment du xiiie au début du xvie s., au même titre que l’attente inquiète d’une bonne récolte, que l’espérance de la paix du Royaume et de l’unité de l’Eglise, que la hantise de la peste. Leur connaissance peut éviter certaines naïvetés. Ainsi quand Jeanne d’Arc, interrogée par ses juges, qui lui demandent si elle est en état de grâce, leur fait cette réponse fameuse : "Si je n’y suis, Dieu m’y mette ; si j’y suis Dieu m’y garde", on s’étonne de son sens de la répartie et de la sûreté théologique de son propos. Mais elle ne faisait, la bonne Lorraine, que répéter un passage entendu au prône dominical2 ! Autre exemple : la découverte de plusieurs copies de telle traduction d’une prière à l’Ange gardien montre qu’il s’agit d’un texte courant. Sa présence dans le recueil de prières de Gaston Phébus invite à voir - pour ce texte du moins - dans le comte de Foix moins un créateur qu’un compilateur3.
3Ce sont principalement les livres d’Heures qui nous ont conservé ces témoignages, et c’est principalement de leur examen que sont tirées ces quelques notes, réponse partielle au souhait d’un orfèvre en la matière, le chanoine LEROQUAIS : "Je ne puis malheureusement qu’effleurer un sujet qui, à lui seul, demanderait une longue étude : les prières des livres d’Heures. Des divers éléments qui composent le recueil, c’est peut-être la partie la plus riche, la plus pittoresque et la plus variée, celle où se reflète le deux, l’âme du moyen âge. Ce qui lui donne une saveur particulière, c’est qu’on y rencontre, je ne dis pas exclusivement, mais le plus souvent, la prière extra-liturgique, la prière privée, celle qui a jailli spontanément de l’âme populaire, qui a traduit à un moment donné ses besoins et ses aspirations. Elle n’a pas l’allure solennelle de la prière ecclésiastique : c’est une conversation immédiate, simple et sans apprêt, humble et confiante, avec Dieu ou avec les saints. La valeur de ces différentes compositions est assez inégale : les unes sont d’une inspiration très élevée, les autres ne dépassent guère le niveau des besoins matériels et terrestres ; toutes néanmoins sont riches de sève et de piété sincère. Ces prières sont nombreuses. Dans les notices des manuscrits [de la Bibl. nat.], j’ai le plus souvent négligé celles qui proviennent des livres liturgiques proprement dits. Et cependant, malgré cette élimination, le nombre des formules en langue latine dépasse cinq cents. Les prières en langue vulgaire sont moins fréquentes, j’en ai toutefois compté plus de deux cents. Un certain nombre ont déjà été publiées ; mais beaucoup sont inédites ; à elles seules, elles rempliraient un gros volume. En réalité, il y a là un ensemble de matériaux de qualité rare pour l’histoire de la prière au moyen âge4".
4Sans doute, de même que l’église n’est pas le seul lieu de la prière, les livres d’Heures et les recueils de dévotion privés ne sauraient avoir l’exclusivité des textes de la prière extra-liturgique. On en rencontre en abondance dans l’épopée, les Vies de saints, les Mystères etc. ; mais elles sont là partie intégrante de l’ouvrage et ne sont pas destinées à être récitées à part5, nous renseignant seulement - et c’est déjà beaucoup - sur la piété personnelle et la culture spirituelle de leur auteur. Les textes que j’ai choisi de rassembler, en revanche, sont ceux qui ont circulé de façon indépendante - et parfois très mouvante - et qui ont servi d’aliment à la piété des fidèles.
5Depuis plusieurs années, j’ai dépouillé systématiquement les livres d’Heures et les recueils de prières manuscrits de la plupart des bibliothèques de France et des principales bibliothèques d’Europe. Ces investigations à travers quelque 120 bibliothèques m’ont permis de feuilleter des milliers d’ouvrages, et de préciser - lorsqu’il s’agit de livres d’Heures - selon quel usage ils ont été écrits6. L’examen des livres d’Heures imprimés des bibliothèques parisiennes7 m’a permis de voir quelles prières étaient passées de mode au début du xvie s. et quelles autres les remplaçaient. Ha collecte, assez importante, m’a permis d’élargir considérablement les données des ouvrages qui existent en ce domaine : celui de SONET qui m’a servi de point de départ et ceux de K. V. SINCLAIR récemment parus8.
6De cette moisson qui s’enrichit chaque jour, tant les ouvrages sont nombreux et disséminés, je ne retiendrai ici que les prières adressées aux saints, et seulement celles qui ont été composées en vers. J’ai rassemblé à cette heure environ 250 prières différentes, adressées à une centaine de saints depuis Adrien jusqu’à Yves, et qui totalisent environ 14 000 vers.
7Bien peu d’entre elles ont été publiées (à peu près 10 %) et la plupart du temps, il s’agit d’éditions médiocres du 19e s., à partir d’un manuscrit unique ou d’éditions d’accès difficile ; l’une des dernières en date, et d’excellente qualité, est due à V.-L. SAULNIER qui a publié diverses prières de Philippe de Vigneulles9.
8Avant de m’attarder sur deux textes inédits, je souhaiterais dire quelques mots sur les saints concernés, sur l’origine des textes, leurs auteurs, et leur tradition.
9La liste des saints et le nombre des prières consacrées à chacun sont évidemment en dépendance des sources rassemblées. On peut s’étonner que des saints aussi importants pour l’époque qu’un saint Martin soient si peu représentés (mais l’examen des prières en latin permettrait de rétablir l’équilibre). En parcourant cette liste, on rencontre des saints de l’Eglise universelle (apôtres et saints personnages de la Bible notamment), des saints d’origine romaine ou italienne (Agathe, Agnès, Catherine de Sienne, François d’Assise, etc.), beaucoup de saints nés en France ou y ayant vécu et dont le culte a connu une certaine extension (Claude, Fiacre, Roch, et des saints parisiens comme Denis, Geneviève, Louis) mais aussi beaucoup de saints locaux dont le culte était la plupart du temps circonscrit à une ville ou à une région (comme Anatole, Baudile, Bénigne, Euchaire, Gond, Hildevert, Louis Aleman, Marthe, Mathie, Méen, Piat, Quentin, Remâcle, Thibaud). Plusieurs d’entre eux n’ont aucune place dans la dévotion contemporaine, comme sainte Avoie ou Marie l’Egyptienne (qui a donné son nom à la rue Jussienne à Paris), tandis que d’autres, dont le culte (pourtant dénoncé parfois dès le xvie s.) s’était maintenu jusqu’au xxe s., ont été rayés naguère du calendrier liturgique : Barbe, Christophe, Georges, Marguerite...
10Cette variété de situation n’a rien de choquant. On peut même penser que les textes recueillis offrent un assez bon miroir des saints les plus connus et le plus invoqués. Sans compter que dans ce domaine aussi, la mode varie et qu’il est normal que certaines époques soient plus sensibles à certains types de sainteté qu’à d’autres. On sait par exemple, pour ne parler que des saints antipesteux les plus notables, que la dévotion à st Adrien et à st Sébastien a été relayée par celle à st Roch au xve s., puis par celle à st Charles Borromée à la fin du xvie s.
11Un petit nombre des textes que j’ai rencontrés sont adaptés plus ou moins largement d’un original latin. C’est ainsi que le quatrain de Reginald10 a donné naissance à plusieurs brèves oraisons jaculatoires à l’ange gardien : en voici une, du début du 16e s. :
"Au bon ange. O mon bon ange et gardien
de par la pitié supernelle,
je vous prie que me gardez bien
de mal et de offense mortelle."11.
12Plusieurs hymnes latines de l’office de St Jean-Baptiste (Ut queant laxis, Antra deserti. et 0 nimis felix ont été paraphrasées dans un texte qui compte onze septains dont voici le premier :
"Sainct Jehan precurseur
délivre nous d’erreur
noz bouches et noz cueurs,
et que tes serviteurs
puissent resonner et
au vray déclarer
tes faictz merveilleurs..."12.
13Telle prière à Marie-Madeleine est une paraphrase de la prose Victimae pascali laudes : "Je te salue, Magdalayne / Dame plaisant et débonnaire..." (POITIERS, Bibl. mun., 95(350), f. 83v°-85).
14Quant au texte : "Sainte Anne, vénérable mere / De la mère de très hault pris..." c’est une adaptation (résumée en... 244 octosyllabes) d’un poème latin de Rodolphe Agricola (SAINT-OMER, Bibl. mun., 417, f. 104-107v°). Mais on s’écarte là de la prière populaire.
15Le lot le plus important consiste en textes d’une vingtaine ou d’une cinquantaine de vers, qui sont souvent attestés dans de nombreux manuscrits et dont parfois les imprimés ont prolongé le succès. Il s’agit de prières populaires, adressées notamment aux intercesseurs privilégiés du Moyen Age (Barbe, Christophe, Marguerite et Sébastien s’y taillent la part du lion) et qui ne doivent rien à un modèle latin. On constate seulement qu’ils sont souvent inspirés de la Légende dorée dont ils suivent parfois le texte d’assez près.
16Un indice de la popularité de plusieurs de ces textes est l’éclatement des versions qui nous sont parvenues et le meilleur moyen de mettre de l’ordre dans les copies divergentes est quelquefois de recourir à une présentation synoptique. Voici quelques exemples de réemploi où une prière peut en cacher une autre.
17En 1939, A. J. DENOMY publiait plusieurs prières à sainte Barbe13. L’une d’elles a donné du fil à retordre à son éditeur, qui a dû se livrer à de savantes conjectures pour tenter de retrouver la structure métrique des 4 douzains, en raison de la médiocrité de la copie14. Mais tout s’éclaire si l’on rapproche ce texte d’une prière à saint Claude, également du xve s15. et qui s’étend, elle, sur 12 douzains : on s’aperçoit aisément que la prière à sainte Barbe est un maquillage de ce texte, dont elle reprend les str. 1, 6-7 et 12 (toute maladroite qu’elle soit, cette reprise permet cependant de restituer le v. 7 que le copiste a omis dans la prière à saint Claude) :
1. Saint Claude très glorieux,
victorieux
de tout faulx encombrement,
o doulz confesseur gracieux
et précieux,
je vous pri tres humblement :
…………………………………….
doulcement
du mal que j’ay, dont suis las...
2. O saincte Barbe très glorieuse,
victorieuse
de tout faulx encombrement,
o douce vierge précieuse,
très gracieuse,
je vous prie très humblement :
donnez moi allégement
seurement
du mal que j’ay, dont suis las...
18C’est à peu près la même aventure qui est arrivée à une prière à saint Hildevert, du xve s.16 réutilisée à l’adresse de sainte Restitute dans un manuscrit du début du xvie s17.. Mais là, l’arrangeur a cependant fait un effort d’originalité, puisqu’il a écrit les 6 premiers vers :
1. De saint Hildevert, croison
Hildevert, père glorieux,
duquel le saint nom précieux
est reclamé en mainte place,
a qui Dieu a donné la grace
de guarir les gens frenatiques
demoniacles et lunatiques... (20 oct.)
2. De sainte Restitute, oraison
Restitute, vierge glorieuse,
de Dieu fille et amye eureuse,
de te veoir mon cueur est transy.
Tu es la fontaine d’Arcy
qui ressasie toute personne ;
tu es celle qui desprisonne
tous ceulx qui visitent ta place.
Car Dieu si t’a donné la grace
de guérir les gens frenatiques,
demoniacles, lunatiques... (24 oct.)
19On sait par ailleurs qu’il faut se méfier parfois des rubriques dont le pavillon couvre des textes d’une autre nature que celle indiquée. Qu’une prière à saint Jean-Baptiste soit annoncée "Orison a saint Jehan ewangeliste" est une distraction légère que l’on peut bien pardonner au scribe18. Mais la meilleure surprise en ce domaine m’a été causée par le manuscrit de METZ, Bibl. mun., 600. Au folio 141, commence une prière ainsi rubriquée : "Encore de saint Johan euvangeliste, une aultre orison". Contrairement à la précédente, où le texte s’adresse explicitement à Jean-Baptiste, un lecteur non prévenu pourrait ici croire qu’effectivement la prière s’adresse à saint Jean ; au prix de quelques accomodements il est vrai, car bien que la prière soit assez neutre, le saint y est qualifié de "rose vermelle par martire" (v. 2), d’ "obedians religiouz" (v. 10) et d’ "ordeneires tres raisonnable" (v. 45). Mais la clef est donnée par l’acrostiche : FRATER JACOBUS ANGLICI FECIT ISTAM ORACYONEM AD HONOREM BEATI PETRI MARTIRIS. Nous avons là l’indication formelle qu’il s’agit d’une prière à saint Pierre de Vérone et de surcroît, le nom de son auteur.
20Sur les auteurs, précisément, il y a peu à dire. C’est le plus souvent l’acrostiche qui permet d’entrevoir son identité : en dehors du cas ci-dessus, on remarquera, dans un recueil de prières du début xvie s., Colas Jougon, Jean Barsuire, Jean Panier, Nicolas Bassereau alias Nicole Petit19, ou ailleurs Jacques le Lieur20 et Jean Villerin21. Quelquefois, la critique interne permet d’attribuer avec assez de certitude un texte à un auteur connu, c’est le cas d’une prière à saint Nicolas que l’on peut attribuer à Jacques le Lieur. Un ensemble de 9 prières peut être attribué par ailleurs à un membre de la famille messine Desch (ou d’Esch) et probablement à Jacques Desch22. Rares sont les cas où des critères externes fournissent une identification sûre, comme c’est le cas pour Philippe de Vigneulles (cf. note 9) ou Gilles le Muisit.
21Voici maintenant, en guise d’illustration, deux prières anonymes comme tant d’autres, et que j’ai retenues ici parce qu’elles s’adressent à des saints dont le culte a été exclusivement (pour le premier) ou principalement (pour les autres) en Provence : le bienheureux Louis Aleman et les Trois Maries.
22Louis Aleman, né vers 1385-90, d’une famille noble du Bugey fut cardinal-archevêque d’Arles. Célèbre par ses opinions conciliaristes au concile de Bâle (1434-37) dont il fut l’un des principaux acteurs, il mourut de la peste au couvent des frères mineurs de Salon-de-Provence le 16 septembre 1450, et son corps fut transporté à Arles, où de grandioses funérailles lui furent faites. Dès le lendemain de sa mort, il fut l’objet de la vénération des fidèles et de nombreux miracles s’étant produits sur son tombeau, le pape Clément VII le béatifia le 9 avril 1527.
23Le texte qui suit et qui est un unicum, a été ajouté au xvie s. sur un manuscrit de CARPENTRAS, Bibl. mun., 50, f. 2v°-3 ; il date peut-être des environs de la béatification de Louis Aleman. - La première strophe évoque l’œuvre du cardinal à l’époque, difficile pour l’Eglise, qui suivit le Grand Schisme d’Occident et la troisième invoque son intercession notamment contre la peste.
24Ecrit dans une cursive assez négligée, le texte est souvent fautif. En dehors de quelques traits qui apparaissent par intermittence et relèvent de tendances plus générales (prié v. 16 - mais doner, cf. apparat critique du v. 17 ; lé "les" v. 15 et 37 dé v. 16 ; confusion -ant/-ent : firmemant v. 9, doulcemant v. 22, aulaunemant v. 25 etc.) quelques traits attestent une influence occitane (arlésienne probablement) : a) Vocalisme : A + n + et > an (c)t : sont v. 1, 3, 13 ; a init. + n + cons > an/en : mentenant v. 7, mantenir v. 19 ; trans > tra : trapassés v. 33. b) Consonantisme : 1 final et intervocalique > lh : travalh v. 4, melhieure 6, merveilhieus 12 etc. c) Conjugaison saves v. 7 (2e prés, ind.), aya v. 32 (3e prés, subj.), sunt v. 37 (6e prés. ind.). J’ai tenté un certain nombre de corrections (cf. apparat critique ; au v. 12, on pourrait aussi lire F et [moult] miracles).
25Il y a peu à dire sur la versification : str. 1 : neuvain d’oct. aabaabcbc23 — str. 2 : dizain d’oct. aabaabbcbc24. Au v. 19, grace, à la césure, compte pour une syllabe — str. 3 : même structure que la str. 1. — str. 4 : neuvain d’oct. abbaccdcd (23). Au v. 32, lire qu(i) aya ; au v. 34 j’ai corrigé don [e] d’après le v. 27, mais le mot ne compte que pour une syllabe (on pourrait aussi proposer dont) ; au v. 37 joyes compte pour une syllabe.
26L’habileté du versificateur laisse à désirer et l’on remarquera entre autres le rejet hardi du v. 2 ! Si l’examen des rimes n’apporte pas d’indices particuliers, la forme saves, au v. 7, invite à situer la composition dans la région d’Arles ; cela est d’autant plus plausible que le culte du bienheureux Louis Aleman est resté circonscrit à cette région.
27Il est possible que tel ou tel passage de l’Office du bienheureux, qui est entré au xvie s. dans le bréviaire d’Arles soit à l’origine de ce morceau. C’est un point que je n’ai pu vérifier25.
1. O précieux corps sant Loÿs
Alemant, cardinal de pris,
qui pour la pex de sancte Eglise
tu as poyné et travalh pris
que bone union y as mise, 5
je ne sces melhieure entreprise.
Tu le saves bien mentenant
que l’arme de toy est asise
lesus aux cieux au firmemant.
2. En la noble de Arle cité, 10
le Dieu qui est en Trinité
fet des miracles merveilhieus
pour ta prière et santeté,
de jour en jour, en vérité,
sus lé joynes et sus les vieux. 15
Vuelhies prié le Roy dé cieux
qu’i nous vuelhie tous secourir
en cest tanps qui est perilhieus,
et en sa grace nous mantenir.
3. Et nous gard de l’empidimie, 20
qui de nulli n’est pas amie :
pour ta prière doulcemant
retorne la d’on est partie,
que de nulli ne soit santie
28Ms. 5 union est mise — 6 ne : le copiste a d’abord écrit me, puis a biffé le premier jambage — 8 Que mq. ; toy n’est a. — 9 au — 12 Fet miracle m. — 13 prière si santé — 15 joyne — 17 v. doner secours — 23 la la d’on.
en cest païs aulcunemant. 25
Le Roy des roys, qui est le hault,
nous done a tous finablemant
la joye qui james ne fault.
4. O sant Loÿs, de Dieu amis,
a jointes mains je vous suplie 30
que soye de vostre partie,
en priant Dieu qui aya mercy
des trapassés benignemant ;
et nous done vivre tielemant
en fes, en dis, en pensemans, 35
que nous puissons finablement
lé j oyes avoir qui sunt leans. Amen.
29Après 25 <et nous don vivre tielemant> — 27 a tous mq. — 29 0 mq. — 34 don — 37 leant.
30Le second texte apparaît au xve s. dans plusieurs copies manuscrites et sera largement repris dans les livres d’Heures imprimés26. Il s’agit d’une prière aux Trois Maries : la Vierge et, selon la tradition, ses deux demi-sœurs, Marie-Cléophas et Marie-Salomé. La fête de ces deux dernières était célébrée le 25 mai (et le pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer est toujours vivant, notamment chez les Gitans, qui vénèrent particulièrement sainte Sara, qui fut selon la légende, la servante des Maries).
31Le culte des Trois Maries semble avoir rayonné assez largement en dehors de la Provence, notamment dans la région parisienne, le Centre et surtout l’Ouest de la France ; on en relève également des traces dans le Nord27. Après une invocation aux Trois Maries, qui rappelle leur ascendance et leur parenté avec le Christ (str. l et 2), l’auteur s’adresse à chacune d’elles : la Vierge Marie (str. 3), Marie-Cléophas (str. 4), Marie-Salomé (str. 5) et dit la confiance que doit avoir en elle le chrétien (str. 6). Mettant à part la Vierge, il détaille ensuite les cas où leur intercession est particulièrement efficace (str. 7 et 8), pour terminer par un appel à leur patronage (str. 9)28.
32Le texte comprend 9 huitains d’octosyllabes ababbcbc, sur des rimes différentes29. On remarquera la rime cieulx : fieulx 17, 19, qui apporte une note picarde, mais il serait sans doute hardi d’en inférer une origine picarde du texte (comparer à la même str. soubtilz : filz). Au v. 14, lignie est un doublet pour ligne et ce n’est peut-être pas un hasard si, avec lignage, le mot revient à plusieurs reprises (vv. 1, 14, 39, 69) : manière de souligner l’excellence de l’origine des trois sœurs.
1. O trois seurs de noble lignage,
par ce nom Maries nommées,
chascun doibt a vous de courage
recourir pour vos renommées. 4
Jhesucrist vous a tant amees
que de vous trois a voulu faire
ses mere et antes tant famées
qu’on ne pourrait vos sains noms traire, 8
2. Vous estes, selon l’Escripture,
de saint Abraham descendues
et par degrés selon nature
des roys et des prestres venues. 12
Oncques ne fu dessoubz les nues
lignie plus digne de mémoire :
filles estes de Anne tenues,
de trois maris comme on doibt croire. 16
3. Marie, roÿne des cieulx
l’ainsnee, eustes Joachim pere,
Joseph espous et Jhesus fieulx,
sans corruption ne misère. 20
Nul ne pourroit ce hault mistere
assés prendre, tant soit soubtilz,
car sur nature, vierge et mere,
enfantastes Dieu vostre filz. 24
4. Vous secunde Marie, fille
Cleophas et d’Alphëus femme,
quatre filz selon l’Euvangille
eustes de luy, très sainte dame :
Joseph, le juste sans diffame,
saint Jaques le mineur, saint Jude
et Symon, qui de corps et d’ame
ont mis en Dieu tout leur estude. 32
33B : Rubr. Très devote oraison des troy Maries en françoys — 10 mq. ; de très noble — 7 Sa m. — 10 Du s. — 15 estes dames tenues — 16 Les troys Maries — 19 filz — 22 A. comprendre.
5. Salomas, vous, tierce Marie,
eustes pere, et en mariage
Zebedee, en qui compaignie
enfantastes selon l’usage, 36
saint Jaques le grant, et, le sage
euvangeliste Jehan après ;
bien eureux est tel saint lignage,
qui est de Jhesucrist tant prés. 40
6. Puis que de Jhesus, roy céleste,
vous estes doncques tant prochains,
je tien pour certain que requeste
ne vous refuse entre aultres sains, 44
pour quoy doivent pécheurs humains
vous servir en grant confiance.
Les malades rendes tous sains,
qui en vous ont bonne espérance. 48
7. Quant est a vous, c’est une mer,
mere de Dieu, pour ce m’en tais.
Si doibt on vos seurs reclamer
pour leurs miracles et beaux fais 52
qu’elles montrent sur clers et lais
qui du cueur les veullent requerre :
aveugles, fiévreux, contrefais
guérissent, aussi de la pierre. 56
8. De ces choses a leur trespas
leur fist Dieu ottroy, don et grâce,
et de plusieurs qu’on ne peult pas
dire, qui n’auroit grant espace. 60
Entre aultres, femme ne trespasse,
grosse d’enfant, qui les reclame
de bon cueur, mais naist tout en place
par l’ottroi de chascune dame. 64
9. O miroir de virginité
et de l’estat de mariage
et aussi de viduité,
34B : 38 L’euv. — 41-43 remplacés par Puis doncques qu’estes tant prochains / De Jesuchrist le roy céleste / Comme mere et cousins germains / Et antes, je croy que requeste — 51 Si veuil vos deux seurs — 54 Q. de bon cueur les veullent r. — 58 D. don, octroy et — 61 femmes ne trespassent — 62 Grosses d’e. qui les reclament — 63 Mais naist tantost enfant en place — 64 de vous sainctes dames — 65 mirouers.
sainctes dames de hault parage, 68
impetrés a l’umain lignage
paix en tous lieux generalment
et pardon a qui de courage
vous requerra dévotement. 72
Amen.
35B : 70 P. a tous généralement.
36Ce rapide aperçu ne saurait donner qu’une faible idée d’un aspect de la prière populaire à la fin du Moyen Age qui, à ma connaissance, n’a fait l’objet d’aucun travail d’ensemble30. Mais il ne s’agit là que d’une petite partie d’un domaine immense : c’est par milliers que l’on rencontre pour cette époque des prières à Dieu et à la Vierge et il serait souhaitable que l’on entreprenne pour la France ce qui a déjà été fait depuis plusieurs décennies pour d’autres pays, comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne31. Trop de disciplines sont intéressées à ce travail pour qu’il ne soit pas un jour entrepris et je me réjouis à la pensée que ce colloque du CUER MA puisse être un jalon sur un chemin aussi riche de découvertes.
Notes de bas de page
1 E. Brayer et A.-M. Bouly de Lesdain, "les Prières usuelles annexées aux anciennes traductions françaises du Psautier" dans Bulletin de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, 15 (1967-68), p. 69.
2 Cf. L. Carolus-Barré, "Jeanne, êtes-vous en état de grâce ?" dans Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1958, pp. 203-208.
3 Cf. G. Tilander et P. Tucoo-Chala, Gaston Fébus, Livre des Oraisons, Pau, Marrimponey, 1974, p. 54.
4 V. Leroquais, Les Livres d’Heures manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1927, t. 1, p. xxix.
5 Exception faite de quelques passages qui ont eu un vif succès populaire et ont circulé comme morceaux choisis, empruntés notamment à Gautier de Coincy (cf. J. SONET, Répertoire d’incipit de prières en ancien français, Genève, Droz, 1956, n° 330 et 515).
6 Il faut s’aider pour cela des travaux manuscrits de V. Leroquais, récemment catalogués : PARIS, Bibl. nat., nouv. acq. lat. 3162-63.
7 J’ai passé en revue les ouvrages décrits par P. Lacombe, Livres d’heures imprimés aux xve et xvie siècle conservés dans les Bibliothèques publiques de Paris, Paris, Impr. nat., 1907 (réimpr. Nieuwkoop, B. de Graaf, 1963).
8 Cf. Sonet op. ait. et K. V. SINCLAIR, Prières en ancien français. Nouvelles références, renseignements complémentaires, indications bibliographiques, corrections et tables des articles du Répertoire de Sonet, Hamden (Connecticut), Archon, 1978 et French devotional texts of the Middle Ages. A Bibliographic Manuscript Guide, Westport (Connecticut), Greenwood Press, 1979.
9 "Philippe de Vigneulles, rimeur de fêtes, de saints et de prisons" dans Mélanges offerts à Charles Rostaing, Liège, 1974, pp. 965-991.
10 Cf. Dom Wilmart, Auteurs spirituels et textes dévots du Moyen Age latin, Paris, Bloud et Gay, 1932, pp. 554-556 (réimpr. Paris, Etudes Augustiniennes, 1971).
11 Paris, Bibl. nat. Vélins 1655, Livret de dévotion à la suite des Heures â l’usage de Poitiers (20 décembre 1525), f. A 1 (LACOMBE 520).
12 PARIS, Bibl. nat., fr. 2206, f. 161-162.
13 Mediaeval Studies, 1 (1939), pp. 175-178.
14 PARIS, Bibl. nat., fr. 24865, f. 61v°-62v°.
15 CAMBRIDGE, Musée Fitzwilliam, 70, f. 109v°-112v°.
16 J. Sonet, op. cit., n° 764.
17 PARIS, Bibl. nat., fr. 19243, f. 192v°-193.
18 PARIS, Bibl. nat., lat. 1403, f. 170.
19 Louenges aux benoitz sainetz et sainetes de paradis, impr. par Vérard, début xvie.
20 Cf. PARIS, Bibl. nat., Rothschild 1.5.40, f. 61v°-65 et ROUEN, Bibl. mun., 1°64 (Y226a), pp. 132-137.
21 Cf. AVIGNON, Bibl. mun., 1904, f. 60-65. J’indique cependant ce nom avec quelques réserves, car la copie du texte laisse à désirer.
22 Epinal, Bibl. mun., 59(217), f. 14v°-16v° et 61-64.
23 Structure non attestée par H. Châtelain, Recherches sur le vers français au xve siècle, Paris, 1907 (réimpr. Genève, Slatkine Reprints, 1974).
24 Cf. Châtelain, op. cit., p. 136.
25 Mais en revanche, on retrouve ici quelques réminiscences d’une prose latine Urbs gratulare nobilis (éd. par Albanès-Chevalier, Gallia Christiana novissima, t. 3, 1901, col. 813). Les premiers vers de notre texte sont un écho de la 4e strophe de la prose : "Quantam poenam et dolorem / prodictae pacis foedere / sustinuit ac laborem / nemo posset exprimere" et les vv. 10-13 correspondent à la 10ème strophe : "O quantum admirabile / narrare sic miracula / quae fiunt hic Arelatae / per ipsius suffragia".
26 Cf. J. SONET, op. cit., n° 1592 et LACOMBE, op. cit., n°s 384, 399, 406, 439 etc. Les variantes de ces diverses copies ou éditions anciennes encombraient inutilement un apparat critique ; j’ai retenu comme texte de base la bonne copie de PARIS, Bibl. nat., lat. 1147, f. 8-9v° et, à titre de comparaison, la plus ancienne édition (1529) : Heures des trois Maries, f. 14v° (PARIS, Bibl. nat., Rés. H 1010 (2) ; cf. LACOMBE 384). Les deux textes sont désignés respectivement par A et B : on s’apercevra aisément que la qualité du texte imprimé laisse à désirer.
27 Cf. la compilation de Mgr X. Barbier de Montault, Œuvres complètes, Poitiers, Impr. Biais et Roy, t. XVI, 1902, pp. 218-492. Une édition tronquée et médiocre de notre texte y est reproduite, pp. 367-368.
28 Dans son Histoire des trois Maries, Jean de Venette a intégré une traduction de l’hymne Nobile oollegium (cf. U. Chevalier, Repertorium hymnologicum, Louvain, 1892-1921, n° 11984), en 10 sizains aabaab ; en voici l’incipit d’après PARIS, Bibl. nat., fr. 1531, f. 220 "A, très noble colege et digne / Des saintes suers en nombre trine / Qui toutes troiz ont nom Marie...".
29 Cf. Châtelain, op. cit., pp. 91-92.
30 Ainsi on sera surpris de trouver si peu de choses sur ce sujet dans les travaux érudits de E. DELARUELLE, La Piété populaire au Moyen Age, Turin, Bottega d’Erasmo, 1975.
31 Cf. F. X. Haimerl, Mittelalterliche Frömmigkeit im Spiegel der Gebetbuchliteratur Süddeutschlands, Munich, 1952 ; C. Brown, Religious Lyrics of the xiv th Cent., 2e ed., revised by G. V. Smithers, Oxford, 1952 et Religious Lyrics of the xv th Cent., Oxford, 1939.
Auteur
Université de Nancy
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