Quelques textes sur la prière du Chancelier Gerson
p. 415-429
Texte intégral
1Se proposer d’étudier les textes sur la prière du Chancelier Jean Gerson (1363-1429) serait sans doute se vouer à examiner l’œuvre tout entier., de ce penseur, dont l’activité intellectuelle et spirituelle s’est déployée de façon ininterrompue, dès les années 1389-1390 jusqu’à sa mort, puisque, trois jours après avoir achevé son Traité sur le Cantique des Cantiques, il retournait in patria. L’ensemble de son œuvre ne correspond-il pas en effet à ce qu’il appelle lui-même l’oratorio perfecta1, c’est-à-dire, dans l’âme, l’amour contemplatif, ou encore la théologie mystique ? Car ces trois opérations se présupposent l’une l’autre : in anima contemplativa amor et mystica theologia aut oratio perfecta, aut idem sunt, aut se invicem praesupponunt...
"Car l’oratonio perfecta n’est rien d’autre qu’un dépassement de l’âme et de l’esprit pour autant que l’âme et l’esprit désignent une force cognitive intellective."
2Il est clair que nous n’entreprendrons pas ici l’étude de toute la théologie mystique, celle du De vita spirituali animae, par exemple, ou du Collectorium super Magnificat. Notre propos n’est pas non plus de
"cerner l’âme du Chancelier dans l’acte de sa prière, et d’essayer de découvrir les étapes de son union progressive avec Dieu",
3comme le dit Monseigneur A. Combes, dans son étude, La théologie mystique de Gerson2.
4Nous nous en tiendrons seulement à quelques textes qui traitent spécifiquement de la prière, non sans avoir préalablement précisé en quelques mots le cadre doctrinal dans lequel se développent les considérations sur cet acte fondamental de la vie spirituelle.
5Dans le De thoelogia mystica3, Gerson décrit les opérations intellectuelles de la vie spirituelle : cogitatio, meditatio, contemplatio dans l’horizon général de l’homme pécheur, chez qui puissances cognitives et affectives se développent de manière parallèle, selon le schème aristotélicien du De anima. A ces puissances cognitives, dont la cogitatio, la meditatio et la contemplatio sont les opérations, correspondent, selon une hiérarchisation qui va de l’inférieur au supérieur, l’imagination sensible, pour la première, la ratio pour la seconde, l’intelligentia pour la troisième. Corrélativement à ces correspondances, il faut ajouter, au niveau le plus bas, la relation de la cogitatio, de l’imagination sensible et de l’appetitus sensitivus ; le degré intermédiaire comportera, au plan même de la raison et de la meditatio, la voluntas ; enfin le sommet sera occupé par l’appetitus superior ou encore syndérèse, qui culmine dans l’âme avec le concours de l’intelligentia et de la contemplatio. On le voit, c’est l’âme tout entière qui est concernée par l’acte de l’oraison, selon une progression enracinée dans ses structures mêmes. Alors que la cogitatio "vagatur et serpit sine labore et fructu", la meditatio est une opération rationnelle dont l’essentiel tient dans l’effort d’attention ; la contemptatio, elle, "circumvolat et circumfertur sine labore et cum fructu". Au centre de la cogitatio, l’evagatio ; pour la meditatio, l’inquisitio ; enfin, pour la contemplatio, c’est l’anmiratio qui en est le déploiement.
6En cette vie, la felicitas animae rationalis repose davantage dans l’oratio perfecta que dans la contemptatio intellectiva, qui, prise comme telle, est "aride, inquiète", cuniosa. Dans l’âme, raison et volonté concourent à armes égales, pourrait-on dire, au développement de la vie spirituelle. Telle est donc l’orientation fondamentale de l’inspiration du théologien et du religieux qu’était Gerson, qui se décrit lui-même ainsi : Est autem natura mea et consuetudo ad agibilia prorsus inepta, scrupulosa, iners, formidolosa, levissime perturbata, ut plus milies expenion jugiter4.
7Tel est cet homme inquiet et scrupuleux qui garda toujours un souci des humbles authentique et éclairé, puisqu’il n’a pas hésité à consacrer de nombreux textes à ceux-là mêmes que la devotio moderna allait mettre au premier plan, à savoir, les simples, les ignorants, pour tout dire, le fidèle non cultivé. En réaction contre la scolastique en majesté des xiie et xiiie siècles, et concurremment au développement d’une théologie dite "nominaliste", pour laquelle on ne peut attendre de démonstration pour les matières qui relèvent de la volonté de Dieu, la pensée médiévale met l’accent, depuis Duns Scot et Ockham, sur l’incapacité qu’a la raison naturelle déchue de connaître Dieu par la raison seule, et sur l’urgence de faire son salut individuel avec l’aide de la grâce. Un tel processus renforce l’usage d’une pratique religieuse qui coïncide avec la prise en considération de la vie religieuse des humbles, peut-être à leur demande même. A cet égard, et bien que ce ne soit là qu’un aspect partiel de son œuvre, Gerson est un précurseur. On lui doit, par exemple, l’Opus tripartitum de praeceptis decalogi, de confessione et de arte moriendi5 dans lequel il explique6, conformément à la parole de l’Apôtre7, que l’ignorant peut aussi faire son salut et que son traité lui est plus spécialement consacré ; il s’adresse ici au peuple (plebs), afin qu’il ne tombe pas dans la captivité du péché. Dans le Prologue8, il précise qu’il s’adresse aussi au clergé illiteratus, aux enfants, aux jeunes gens. Car l’ignorance crasse (ignorantia crassa) du bas clergé à l’égard de la loi divine, la connaissance rudimentaire du simple peuple (popalus simplex) des commandements de l’Eglise, les éloignent du salut. Dans le texte de l’Opus, dont l’original est, en français, intitulé : Le miroir de l’âme, Gerson met l’accent sur l’urgence de "montrer" au peuple chrétien, "en gros, la teneur de nostre foy".
8Ainsi, avec le "tiers commandement" : "Tu garderas les dimanches et festes commandées", est lancé un véritable appel à la dévotion intérieure :
"Tiercement, on doibt lors panser a sa conscience et a sa vie et a ses pecschiés pour en demander à Dieu pardon. On doibt recongnoître les biens que Dieu envoyé pour l’en loer et regracier, et non mie que on luy en fasse guerre... On doibt penser a sa mort, a enfer, paradis, aux morts et a la vie des saints et des sainstes, dire sa patenostre et sa créance, fere penitence et resquerir Dieu par le moyen de tous saincts et sainctes comme pouvres mendians et demandans les aumosnés des biens espirituelz, puis à l’un puis à l’autre, diligemment jusques a tant que nous ayons aulcune chose ou sac de nostre poureté."
9Il s’adressera aux Pères du Concile, à Constance, d’une manière bien différente, mais pour leur dire, en substance, la même chose.
10Il s’agit donc, dans un premier moment, d’un retour sur soi dans le recueillement de son intériorité, de se regarder dans le miroir de l’âme pour bien connaître ses péchés et prendre conscience de son humilité. Cette démarche étant progressive, et le vecteur de l’oraison étant toujours un mouvement ascensionnel, selon la hiérarchie des puissances de l’âme évoquée plus haut, l’enseignement gersonien va suivre ce chemin, qu’il jalonnera généralement de considerationes. Ainsi, les Douze considérations dont le chancelier nous dit que ce sont celles
"que une personne peut avoir afin que son oraison soit valable envers Dieu."9
11Examinons un peu ce mouvement de l’âme, en relation avec ce terme de considération ; dans l’acte même de l’orant, la fin visée, à partir de la reconnaissance préalable de son humilité, est d’obtenir ce "mouvement vital" correspondant aux dons de Dieu : demande -petitio-de la grâce nécessaire au "retour" de la créature raisonnable au Principe. Ce cheminement progressif s’adosse aux étapes des considérations successives, si bien que la considération elle-même en serait la voie d’accès. Gerson a une sorte de prédilection pour ce terme, qui, dans son sens classique, veut dire simplement examen attentif10, puis, au terme d’une évolution dont je ferai ici l’économie, en vient à devenir synonyme, dans un traité de spiritualité, de pars, ou de capitulum. Mais, en même temps, et surtout, il désigne "l’examen dans l’ordre des réalités religieuses"11 et, comme tel, il fait partie intégrante de la prière au sens gersonien, notamment, dans l’esprit même de la trilogie de saint Victor, cogitatio, meditatio, contemplatio, dans la mesure où la considération porte sur la petitesse de l’homme et sa défec-tibilité. Ainsi, comideratio renvoie en même temps à la méthode et au contenu même de l’oraison. C’est, certes, une opération de l’intelligence, mais elle n’a plus du tout le même sens que celui que lui accordait la spiritualité bernardine par exemple, selon laquelle l’objet de la considération n’est pas moindre que la totalité de l’être12. Chez Gerson, la consideratio se subjectivise, si l’on peut dire, et se relativise, tout en gardant son aspect foncier d’activité intellectuelle, d’intelligence en travail, si l’on préfère. C’est pourquoi sa méthode d’exposition se déploie aussi selon un rythme qui est celui des considérations.
12Venons-en maintenant à l’analyse d’au moins un des textes que Gerson a consacrés à la prière : il s’agit de la Lettie-Traité De valore orationis et de attentione13 que Gerson adresse de Constance, en 1416-1417, à son frère Jean le Célestin. Il est bien connu que la période de Constance, et surtout entre 1415 et 1418, est une des périodes au cours de laquelle la spiritualité gersonienne, qui a culminé dans le sermon Spiritus Domini, contemporain de l’épître à Jean le Célestin, a connu des développements remarquables, et notamment pour ce qui concerne la doctrine de la prière, à un moment où l’Eglise, en proie au Grand Schisme, connaissait une dangereuse montée des périls. Le Sermon sur la prière, Obsecro vos14, la Lettre-Traité citée plus haut, en sont des témoignages particulièrement éloquents. Il faudrait y ajouter la Pièce 3915, Domine doce nos orare, qui est, selon Mgr Glorieux, l’éditeur de Gerson, une Lettre-Traité De orationis conditione atque sanctitate, dont il nous dit qu’elle est adressée sans doute à l’un de ses frères, mais qui nous intéresse ici au même titre que l’autre épître, bien qu’elle nous soit malheureusement parvenue incomplètement, et que seuls les trois premiers chapitres aient été conservés. Néanmoins, le sommaire laissé dans l’édition Ellies Du Pin nous fait connaître les titres des neuf chapitres perdus : 4/ de eius dignitate orationis ; 5/ de orationis contemplatione ; 6/ De eius exauditione, efficacia et virtute ; 7/ de irruptione cogitationum ; 8/ De vicissitudine consolationum ; 9/ De oratione mortuis ; 10/ De oratione adjuvante ; 11/ Ve orationis varietate seu affectione ; 12/ De sanctorum interpellatione.
13Nous nous contenterons, dans le cadre de cet exposé, de nous attarder un peu sur la Lettre-Traité De modo orandi. Gerson commence par rappeler la parole évangélique. Lac, 18, 1, oportet semper orare et non deficere, se référant, du reste, à Cicéron pour rappeler que ce dernier persuadait son frère, dans une de ses lettres, et au sujet d’une affaire le concernant, de recogitare secum ; de la même façon, l’orant va se demander intérieurement : Quis es, tu qui petis, quid petis, et a quibus petis ? C’est ce qu’il faut se demander inlassablement dans toutes ses méditations et dans chacune d’elles, dans toutes ses actions et dans chacune d’elles, en tout lieu et en tout temps. Cet examen intérieur doit conduire à la conviction, nous l’avons vu, de son indignité et de son humilité, suivant la parole d’Isaie, 64,5 : "Et toute justice est comme un vêtement souillé". Est-il besoin de rappeler que la Lettre-Traité dont nous parlons se déploie selon le rythme de quatre considérations ? Dans la seconde, Gerson rappelle à son frère ses tâches de "questeur de ce grand hôpital qu’est le monde", sans que l’on trouve trace, néanmoins, de la thématique du mépris du monde, étrangère au Chancelier. La troisième concerne l’interrogation sur les "paroles et les actes" de la prière, destinés à provoquer l’efficace, non pas tant de la part de celui qui œuvre que par une certaine force de l’œuvre elle-même.
14A l’oraison dans laquelle on s’adresse à Dieu s’ajoute celle que l’on pratique à l’égard des saints, de la Vierge, de Joseph, de Jean-Baptiste et des apôtres des anges, des martyrs, des confesseurs, des vierges et des chastes ; l’orant doit avoir une dévotion particulière et familière à l’égard d’un saint ; il doit avoir présents aux yeux de l’âme (ante mentis oculos), morts et vivants, proches et parents, dont l’amour naturel qu’il éprouve pour ces derniers ne sera nullement supprimé, mais au contraire transfiguré, rendu parfait par la vertu de la prière.
15Quel est l’objet de la prière ? Ce peut être nous l’avons dit, les vivants et les morts, mais aussi ceux dont la conversio serait utile à la république, ou encore, à la chrétienté. Les recommandations du chancelier s’adressent à ceux qui seipsos ad orationem usu continuo voluerint exercene16, car, comme le dit Cicéron, le manque d’exercice n’est que de peu de profit pour l’art de l’éloquence. On le voit, l’exercice spirituel n’est pas très éloigné, dans son usage, de l’exercice oratoire. Car, si on ne pratique pas l’oraison, les paroles que l’on prononce s’adressent à un sourd, et la lumière se montre à un aveugle...
16Il faut donc s’exercer vigilanter, faire la matière de son oraison de toute chose qui se présente à l’ouïe, à l’œil ou à un autre sens. Verra-t-on un bouvier conduisant des porcs ? On se rappellera la parabole du Fils prodigue et de la miséricorde du père. Verra-ton un pauvre mendiant couvert d’ulcères ? On se remémorera la parabole de Lazare et du mauvais riche. Et ainsi, conclut Gerson, Sic pzer omnia discurrat tua meditatio et reperies amplissimam et semper praesentem orationis materiam17. Il faut insister sur le vocabulaire utilisé par Gerson : considerans, attende, mediteris igitur ut colomba simplex et gemens, et sit meditatio tua in conspectu Dei sempen. ; meditatio fortis, vehemens attentio et studium. Il faut chercher par l’intelligence au goûter par la saveur de l’affect la douceur de Dieu. Le recours au Psalmiste suggère le thème du feu qui brûle dans la méditation, illuminant l’intelligence et enflammant l’affectus. L’ultime fin de la prière est la contemplation, qui est ce liber et ex-peditus mentis intuitus, suspendu au spectacle du divin. C’est à ce sommet que parviendra l’orant, tel celui qui médite d’écrire continuellement et bien (bene et conti-nue) avec une tarditas laboriosissima et, parvient enfin à le faire rapidement, au lieu que celui qui a commencé d’écrire sans travail préalable n’écrira jamais ni bien ni rapidement ; ainsi procédera l’orant qui veut recevoir les choses célestes à partir de la méditation, propédeutique à la vision.
17De la Lettre-Traité De valore orationis et attentione nous ne dirons qu’un mot : car elle examine les divers types de demande de l’orant, sans apporter d’élément fondamentalement nouveau ; pourtant, nous ne résistons pas au plaisir de citer quelques passages de cette oeuvre. Ainsi, à propos de l’attitude "charnelle" qui consiste à compter un mérite en vue d’une récompense, Gerson oppose le récit des paroles que prononce un ermite à une matrone romaine, venue lui apporter trois cents sols à distribuer en aumône à ses frères :
"Nous lisons dans les vies des Pères qu’une matrone romaine, visitant des ermites d’Egypte, offrit à l’un d’eux trois cents sols à distribuer en aumônes à ses frères. Celui-ci ne jeta pas les yeux sur la femme, mais lui ordonna de poser la bourse près de lui. Comme la femme attendait, ne supportant pas de ne pas être remerciée : Père, dit-elle, tu vois qu’il y a là trois cents sols ; certes, répondit l’ermite, je les regarderais si c’était à moi, ou aux hommes que tu les distribuais ; mais puisque tu fais cette offrande à Dieu, il est superflu de les compter, car c’est Lui au contraire qui dénombre la multitude des étoiles, et dont la sagesse est innombrable."
18Il serait également intéressant de s’attarder sur ce que Gerson appelle l’examen des cas particuliers de la prière, puisque, nous dit-il, les discours généraux en matière de morale, au témoignage d’Aristote, et de l’expérience, sont moins utiles et moins riches d’enseignement, comme on peut le voir pour les préceptes médicaux. C’est l’occasion pour lui de s’attarder sur l’intentio dans la prière, sur sa pureté, car une intention droite caractérise une oratio recta. En liaison avec la rectitude de l’intention, c’est sur l’attentio que le prédicateur et le moraliste mettent l’accent : elle est cette intentionis cordialis directio18, soit actuelle, soit habituelle, soit virtuelle. Elle peut porter sur les seules paroles de la prière, soit sur leur seule signification, ou encore, ne considérer ni les unes ni l’autre, mais porter uniquement sur les affectus qui lui permettent de parvenir aux choses divines. L’attention habituelle ne suffit pas toujours pour prier de manière continue et valable, alors que l’attention virtuelle satisfait aux conditions d’une oraison continue, au moins moralement, même s’il ne s’agit pas toujours d’une manière d’être naturelle. Car l’attention virtuelle fait naître l’attention actuelle. De la même façon, une flèche continue de se mouvoir après que celui qui l’a lancée l’a lâchée ; un navire continue également de se mouvoir après que les matelots se sont arrêtés de ramer. C’est ainsi, ajoute Gerson, que se comporte tout art dont on a l’habitude achevée, car on le pratique sans délibérer ; c’est ce qu’enseignent les citharistes, les écrivains et presque tous les mechanici19. Le chancelier fait aussi la part de la nature dans l’attitude de l’orant : on ne peut en vouloir à ceux qui, au cours de leur oraison, sont saisis, par exemple, de lassitude naturelle, ou encore à ceux qui ne parviennent pas à suivre, en raison de la rapidité de la prononciation des paroles de l’oraison, ou encore, parce que celui qui prie ne comprend que difficilement ces paroles, ce qui peut arriver même à des theotogi peritissimi20. On peut aussi prier en marchant, mais il est préférable de se tenir debout ou assis, car on obtient ainsi davantage la stabilité du cœur. Il arrive aussi, dans l’attention à Dieu ou aux choses spirituelles, que l’on dépasse les paroles de la prière ou leur signification ; un coeur habitué à la contemplation et mû par elle peut être ravi au-delà de ce que les sens ou les paroles de la prière font résonner en lui. L’evagatio cogitationum n’est pas non plus d’une gravité exceptionnelle.
19Dans la Lettre-Traité De orationis conditione atque sanctitate, qui nous est parvenue incomplètement, Gerson établit une hiérarchie entre l’oraison mentale, qui concerne seulement la partie supérieure de l’âme, et l’oraison vocale, qui peut être limitée à de simples soupirs, ou à des monosyllabes. Tout est prière, même le son des cloches, ou encore tout signe extrinsèque destiné à provoquer dans l’âme un affect ou une pensée ; ce sont là, pourtant, des prières au sens impropre du terme.
20En définitive, le point cardinal (cahdo) de tous nos désirs et le véritable centre de l’oraison doivent être tels qu’ils soient identifiés à la volonté divine elle-même.
21Qu’il nous soit permis, avant de conclure, de dire quelques mots du Sermon Spirutus Domini, prononcé à Pentecôte 1416 à Constance, devant les Pères du Concile, et dont Mgr A. Combes a donné une magistrale analyse21. Sans entrer dans le détail de l’ecclésiologie gersonienne, nous rappellerons que le concile, en temps de schisme, représente l’Eglise ; c’est une assemblée réunie dans l’Esprit saint, et non selon des structures humaines ou naturelles. Et c’est en raison de ce caractère de l’assemblée conciliaire que Gerson recommande à ses membres de trouver l’inspiration dans la prière, c’est-à-dire, de chercher une solution au conflit né du schisme par ce mouvement volontaire de l’âme qu’elle comporte : les vrais serviteurs de Dieu se présentent devant Lui, l’implorent, lachrymando, gemendo, de sorte qu’il rende notre âme, per phofundam humilitatem, suiipsius capax. L’humilité est en effet la condition même de la pénétration de l’Esprit saint ; c’est alors que la prière est la réponse de l’homme à l’initiative divine : elle est demande de grâce en toute liberté, telle cette
"chaîne qui permettra à un navire de se rapprocher du rivage, sans rapprocher le rivage de lui" ;
22elle sera donc le signe même de la coopération de l’homme à la grâce, et de la responsabilité qu’il a engagée dans ce processus.
23Et voici comment on doit prier : on doit monter (ascendere) à l’exemple des Apôtres, in superiora domus, in coenaculum, hoc est in apicem mentis suae ; on doit fermer les portes, les fenêtres qui ouvrent sur les sens, et par lesquelles la mort fond sur nous ; on doit rassembler dans l’unité toutes ses forces, puis reposer (sedere quiescens), persévérant dans l’oraison, se rappeler (recogitare) avec le Prophète, toutes les années que l’on a vécues, in amaritudine animae suae (Isaïe, 38, 15), avec l’espérance du salut. Et ainsi, on sera avec Marie, amarum mare, mère de Jésus et mère du salut, elle qui est la figure du passage de l’état de péché à celui de grâce. Cette remémoration de soi et de son passé est colorée d’amertume et de repentir, ainsi qu’en témoigne le texte des Actes des Apôres, I, 14.
24C’est saint Bernard qui disait, dans le Sermon 86 sur le Cantique des Cantiques :
"Prier, (c’est) chercher le Verbe... (et) il n’y a aucune raison de demander au Verbe autre chose que lui-même, puisqu’il est toutes choses."
25Pour Gerson, la prière comme union à Dieu ouvre alors la voie à de nouvelles étapes, qui ne sont plus le fait de l’homme, mais, d’une certaine façon déjà, un don spirituel ; l’âme est alors devenue un receptaculum ; l’homme est soulevé (attoli) : Spiritus Domini...non necessitate, ded spontanea voluntate, attollit ipsam (il s’agit de l’âme) ut in arcem contemplativae perfectionis ascendat. Si Gerson symbolise ici la contemplation par les ailes de la colombe (Psaumes, 54, 7), il faut bien préciser que les ailes ne signifient pas autre chose que l’activité à l’œuvre dans la prière ; Quis dabis michi pennas sicut colombae, et volabo et requiescam ? C’est le vol lui-même qui est le repos, et ce repos, c’est la contemplation elle-même. Telle est l’étonnante et paradoxale essence de l’oratio perfecta, que nous avons évoquée au début de cette étude.
26Nous nous contenterons, pour finir, d’évoquer la définition de l’oraison que donne Gerson dans le Sermon intitulé : Pensée sainte et salutaire22, écrit en français "pour les simples", prononcé le Jour des Morts du 2 novembre 1404 à Saint Séverin :
"Quelle chose est orayson ? Orayson est un "eslevement de pensée à Dieu par religieuse et humble affection pour parvenir à gloire. Orayson a comme deux regards : l’un est à la miséricorde ou libéralité de Dieu, qui peut et scet et veult aidier humaine créature ; l’autre est à sa fragilité.misère et nécessité. De ses deux regars naissent à la pensée comme deux elles, pour soi eslever en hault ; espérance et doubtance ; espérance, comme à dextre pour la miséricorde de Dieu ; paour, comme a senestre, pour humaine fragilité. Sy est ainsi la pensée saincte en se joignant à Dieu et salutaire en demandant salut."23
27Dans la Montaigne, de contemplation, il comparera Orayson à un "massaigier qui va en paradis demander Aide"24.
28On le voit, ce qui importe surtout à cette doctrine, véritable théologie de la prière, c’est la relation personnelle du fidèle à Dieu par le moyen et la pratique continuelle de l’oraison. La devotio gersonienne exprime fondamentalement une certaine distance à l’égard de la théologie scolastique, que le Chancelier voulait réformer pour en faire essentiellement une "discipline de la foi, fondée sur ses principes propres", et reliée au droit fil de la tradition des Pères : c’est pourquoi elle est, en dernière analyse, théologie mystique, qui, comme nous le dit Gerson lui-même,
"bien qu’elle soit la plus haute et la plus parfaite, peut être possédée par n’importe quel fidèle, etiamsi dit muliercula vel ydiota"25.
Notes de bas de page
1 Jean Gerson, Tractatus de mystica theologia, éd. A. Combes, Rome, Thesaurus mundi, 1957, conside-natio 43, p. 116-117, 1. 7-9.
2 Mgr André Combes, La théologie mystique de Gersion, Profil de son évolution, 2 vol., Rome, Paris, Tournai, Desclée, 1963, t. I, p. 16.
3 De myst. theol. éd. cit. 4e Partie, cons. XXI à XXV, p. 51 sq.
4 Causae propter quai cancellariatum dimittere volebat, Opera omnia, t. IV ; col. 726 (éd. Ellies du Pin) et A. Combes, Op. cit. I, p. 277.
5 Ed. E. du Pin t. I, col. 425-450 et Mgr. P. Glorieux, Jean Gerson Œuvres Complètes, t. I, p. 42. L’original est en français, cf. éd. Glorieux, t. VII, 1, n. 312, p. 193 et vol. II, n° 17, p. 72, Gerson à un évêque, Paris (avant mars 1404). Il convient de tenir compte pour ce texte, de la lettre d’envoi Conqueritur Dominus et du Prologue : Christianitati suus. (vol. 2 de l’éd. Glorieux, n° 17 p. 72).
6 éd. cit. vol. II, p. 72.
7 I, Cor. 14, 38, Ignorans, ignorabitur.
8 éd. Glorieux, II, p. 74-75, n° 18.
9 éd. Glorieux, VII, 1, Douze Considérations, n° 303, p. 101
10 A. Combes, op. cit. II, p. 11 et 76-78.
11 Id. Ibid. p. 78.
12 Id. Ibid. p. 78 et saint Bernard, De consideratione ad Eugenium papam, I, 7 et II, 3 : Quatuor, ut occurrunt, tibi consideranda reor : te, quae sub te, quae circa te, quae supra te sunt.
13 éd. Glorieux, vol. V, p. 530.
14 Obsecro vos, du 26 avril 1415, éd. cit. vol. V, p. 398-405.
15 Ed. cit. Introduction générale, vol. I, p. xxii.
16 Ed. cit. vol. II, p. 173.
17 Ibid. II, p. 174.
18 Ibid. vol. II, p. 184.
19 Ibid. p. 185-186.
20 Ibid. p. 187.
21 A. Combes, op. cit. vol. IX, p. 315-354 ; 372-373 ; 386, notamment.
22 Ed. Glorieux, vol. VII, 2 n° 390, p. 1031-1040.
23 Ibid. p. 1032.
24 Ibid. VII, 1 p. 46-47
25 De mystica theologia, éd. cit. p. 78.
Auteur
Université Paris XII
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003