Structure et sens des textes de prières contenus dans la Estoire de seint Aedward le rei
p. 299-314
Texte intégral
1Les historiographes de langue d'oïl du domaine anglo-normand, dont les oeuvres furent composées dans le courant des xii° et xiii° siècles, nous signalent parfois que les hommes dont ils racontent l'histoire s'adressent à Dieu pour solliciter son aide, lui demander pardon ou le remercier ; toutefois, ils ne nous transmettent presque jamais le contenu de leurs prières : il faut attendre la Chronique des Ducs de Normandie de Benoît, peut-être Benoît de Sainte-Maure, pour trouver, en style direct, la reproduction d'une prière : celle que prononce Rollon alors qu'il est pris dans une violente tempête ; sur le point de faire naufrage, bien qu'il soit encore païen, il implore le secours du Dieu des chrétiens1. Si nous admettons que cette chronique ne peut être antérieure à l'année 1170, nous pouvons constater que le passage considéré apparaît assez tardivement dans le corpus historiographique anglo-normand, à une époque où cette tradition était déjà bien étoffée. Par la suite, il sera possible de relever d'autres textes de prière mais ils seront assez rares ; ils constituent, en fait, des phénomènes exceptionnels : tout se passe comme si l'historien anglo-normand, préoccupé essentiellement par la narration des événements et leur dimension temporelle, négligeait les contacts qui peuvent s'établir entre les hommes et Dieu. On peut s'étonner, par exemple, de ne trouver que quelques textes de prière dans les différentes Vies de saint Thomas Becket qui nous sont parvenues.
2Seule une oeuvre tardive, la Estoire de seint Aedward le Rei, accorde une place significative à la prière : elle en contient quatre textes, de longueur inégale puisque le plus court présente 19 vers octosyllabiques, le plus long 77. Cette Estoire est une oeuvre peu connue qui relève à la fois de l'hagiographie et de l'historiographie. Elle nous a été transmise par un unique manuscrit, le Εe 111-59 de la bibliothèque de l'université de Cambridge, qui présente vraisemblablement la version originale du texte ; ce manuscrit a été publié en 1858 par H. R. Luard dans ses Vies d'Edouard le Confesseur2.
3La dernière prière qui apparaît dans l'ouvrage (vv. 3955-74) nous fournit quelques renseignements sur la situation de l'auteur et sur la manière dont il a composé son oeuvre. Il s'agit d'une prière à saint Edouard qui n'a qu'un simple intérêt documentaire. Nous n'aurons pas l'occasion de revenir sur ce texte dont l'étude peut servir d'introduction à notre exposé. Notons, au fil des vers, que l'auteur a traduit — translaté — ce texte du latin : il est facile de trouver 1'oeuvre qu'il a fait passer en langue d'oīl c'est la ita sanoti Aedwardi regis d'Aelred de Rievaux3, oeuvre somme toute assez récente et qui a un caractère hagiographique beaucoup plus marqué que les passages que Guillaume de Jumièges, Guillaume de Poitiers ou Guillaume de Malmesbury ont consaorés au roi Edouard.
4Nous sommes donc en présence d'une adaptation en dialecte anglo-normand insulaire d'une oeuvre hagiographique latine rédigée, elle aussi, en Angleterre. L'auteur signale ensuite (vv. 396Ι-66) qu'il a joint ou fait joindre au texte des illustrations "pur lais ki de lettrure ne sevent" : ces illustrations, lors des lectures publiques, pourront être présentées comme un complément d'information :
"Pur ço ke desir e voil
Ke oraille ot, voient li oīl." (vv. 3963-6)
5De fait, le manuscrit est un manuscrit luxueux, très abondamment et très soigneusement enluminé. L'auteur — un clerc qui se différencie implicitement des laïcs — l'a vraisemblablement écrit et illustré de sa propre main. Il a travaillé sur commande et, à la fin de cette prière, il développe 1° appel traditionnel à la générosité de ses protecteurs :
"Ma poverté a
Plus n'estent
N'ai or ne argent en ma baillie. "(vv. 3969-71)
6D'autres indices qui apparaissent par ailleurs dans l'estoire nous permettent d'avancer que c'est le roi ou un haut personnage proche du pouvoir royal qui a commandité l'ouvrage. Il est en effet dédié à Aliénor "riche reïne d'Engleterre" ; il s'agit d'Aliénor de Provence qui épousa Henri III en 1236. Le clerc qui l'a composé appartient à l'abbaye de Westminster, le Saint-Denis de la couronne anglaise ; il connaît l'histoire et la configuration du sanctuaire, il dit aussi que saint Pierre, à qui l'abbaye était consacrée, est son seigneur :
"De quor verai e tendre
Ama seint Pere le apostre,
Le suen seigneur e le nostre." (vv. 2020-2)
7Si nous voulons cerner de plus près la date de la composition de l'ouvrage, nous disposons en théorie de deux points de repère : un terminus a quo, 1236, et un terminus ad quem, 1291, date de la mort de la reine. Il est cependant probable que cette oeuvre date de la première moitié du xiii° siècle. En effet, le règne d'Henri III se termine dans la confusion : en 1264, à la bataille de Lewes, il doit s'incliner devant ses barons conduits par Simon de Montfort. D'ailleurs, dès la défaite de Taillebourg en 1245, son prestige se trouvait singulièrement entamé. L'Estoire de seint Aedward le Roi doit être antérieure à ces événements. Elle a sans doute été composée à un moment où le jeune couple royal, envisageant les difficultés que pouvait lui réserver l'avenir, se plaçait sous la protection ou le patronage de saint Edouard. Comme il s'agit d'un ouvrage qui se rapporte à la fois à l'histoire de la monarchie et à celle de l'abbaye de Westminster, nous pouvons supposer qu'il a été rédigé à l'occasion d'un événement solennel qui a marqué simultanément la vie de 1'abbaye et les premières années du règne d'Henri III et d'Aliénor. Trois dates s'offrent à nous : d'abord la date du mariage et du second couronnement, 1236 ; la date de la restauration de l'église de Westminster, 1243 ; mais nous retiendrons de préférence la date de 1239 : c'est en 1239, en effet, que fut baptisé à Westminster le fils aîné du couple, il reçut le nom d'Edouard étranger jusque là à l'onomastique des dynasties normandes et angevines. Cependant, comme il est surprenant que l'auteur de 1'Esteire ne mentionne pas, à côté de ses parents, la présence du futur Edouard I, dans une oeuvre qui, précisément, traite de la vie de son saint protecteur, nous pouvons en déduire qu'elle a été commandée avant la naissance du prince ; elle devait constituer un présent destiné à la reine : ainsi se trouvait expliqué et justifié, en cas de naissance masculine, le choix du nom que le futur roi allait recevoir. Quand on sait qu'Henri III avait pour saint Edouard une dévotion particulière, on peut admettre que la commande émanait de lui4.
8Qu'on nous pardonne cet exoursus : la critique externe des documents s'avère ici nécessaire. L'histoire, quoi qu'on fasse, à toutes les époques, reste un discours au présent et les prières que nous relevons dans l'ouvrage sont essentiellement tributaires du milieu historique dans lequel elles ont été élaborées. Il s'impose que l'Estoire de seint Aedward le Rei est une oeuvre officielle, frappée de l'estampille du pouvoir royal, et qu'elle exprime les prétentions idéologiques et politiques de la monarchie anglaise du xiii° siècle.
9Les textes de prière que nous avons se situent dans le texte de part et d'autre du couronnement d'Edouard le Confesseur. L'épisode du couronnement forme d'ailleurs une ligne de partage naturelle de l'ensemble de l'ouvrage. Avant le couronnement, nous avons la prière de l'évêque Brittewold suivie d'une vision qui renferme, elle aussi, une courte prière (vv. 603-655), puis une longue prière d'Edouard (vv. 738-815). Après le couronnement, de nouveau, deux prières : celle qu'Edouard adresse à Jésus (vv. 1093-1124), celle enfin, dont nous avons déjà parlé, que l'auteur adresse à saint Edouard (vv. 39 5 5-74)·
10Ces quatre textes s'ouvrent sur une apostrophe désignant la personne à qui l'intervenant s'adresse : Ai Deus, Deus, Jesu, gentilz reis Aedward. Cette invocation peut avoir un caractère collectif : Edouard, dans la troisième prière implore le secours de Jésus, d'abord, puis celui de saint Pierre et de saint Jean 1'Evangéliste. D'un point de vue rhétorique, nous avons là un phénomène de captatio benevo-lentiae. Dans deux textes le locuteur change d'allocutaire : l'évêque Brittewold et saint Edouard dans la deuxième prière, après avoir fait appel à Dieu, s'adressent à saint Pierre. Le nom de la personne invoquée se trouve dans la plupart des cas complété par une proposition relative explicative :
Ai Deus, ki misericorde
E pité seint escrit recorde
A ki aver pité apent
De tes serfs..." (vv. 603-6)
"Deus, ki crias par tun sul mot
Aier, terre, e fu, e flot...
Ki sul ad droit es rois de rois,
Ki regne ne faudra jamois)" (vv. 738-43)
"Sire seint Pere, en ki aie
Me met, e auverie," (vv. 804-5)
"Jesu, a ki chescun purpos
Vu e voler est tut de dos," (vv. 1093-4)
11On notera que toutes ces propositions relatives sont à l'indicatif} elles présentent en effet comme actuelles, au sens linguistique du terme, les caractéristiques et les qualités de la personne envisagée : leur contenu apparaît comme un gage de l'efficacité de la prière. Ces groupes vocatifs — antécédent et proposition relative — participent le plus souvent à la formation d'un ensemble rhétorique oomplexe, soit par anaphore du seul substantif (vv. 603-9, 756-8), soit par reprise du tour que forme la subordonnée relative (vv. 738-43).
12Correspondant à l'apostropne, dans les propositions principales, nous trouvons essentiellement deux modes non actualisants : le subjonctif et l'impératif. Il est difficile, selon les locuteurs, d'établir une dominante d'emploi. Cependant, il apparaît que saint Edouard, quand il s'adresse à Dieu ou à ses saints, emploie presque exclusivement 1'impératif, en recourant d'ailleurs indifféremment au singulier ou au pluriel "de majesté" ; nous ne trouvons qu'un seul subjonctif en non-dépendante, dans une formule de défense :
"Ke vers mei ne seit irascu
Fiz la pucele Jesu." (vv. 1115-6)
13En regard, l'évêque Brittewold va employer plus fréquemment, à la troisième personne, le subjonctif de prière et de souhait : prenge, suvenge, face alternent avec eiet, faites, guvern, justise. Il est bien évident que la structure de discours dans laquelle saint Edouard se trouve impliqué quand il s'adresse à Dieu, dominée par le rapport d'échange je/tu, a un caractère plus intime et plus familier que celle qu'entretient l'évêque. Ainsi s'exprime déjà, stylistiquement, le rôle d'intercesseur privilégié qui lui est dévolu.
14L'emploi systématique de l'apostrophe, de l'impératif, du subjonctif optatif, l'usage de l'anaphore et des reprises parataxiques contribuent à donner à ces prières une évidente coloration affective. Mise à part la prière de l'auteur à saint Edouard, elles sont toutes l'expression de l'affliction et du désarroi. De plus, la présence et le pouvoir suggestif de certaines images, qu'elles soient comparaisons ou métaphores, viennent renforcer l'aspect pathétique de ces évocations :
"Engleterre est cum ovaille
As liuns e as luz liverée
Ai lassé e esgarée ;
Seinte iglise cumme nef
Sanz guvernail e sigle e tref.
Deus, ki es nostre pasturs,
A voz berbiz faites sucurs :
Seint Pere, guvern et justise
Nostre nef, ce est seinte iglise." (vv. 620-8)
15C'est par le moyen d'une comparaison qu'Edouard rend compte de sa douleur :
"Le quor mi point cum fait espine." (v. 765)
16Il demande à saint Pierre d'être pour lui un escu (v. 806), c'est là une image traditionnelle.
17A ces passages expressifs s'oppose et, la plupart du temps, succède un aperçu de la situation dans laquelle se trouvent les personnages : le discours prend alors un tour plus rationnel et plus posé ; il devient plus nettement informatif. En particulier, nous devons noter que ces prières accordent une grande place à la relation des événements qui ont marqué la vie de saint Edouard. Par là, elles ont un évident aspect didactique : pour l'auditeur ou le lecteur du xiii° siècle elles constituent une petite leçon d'histoire. L'évêque Brittewold, sous une forme imagée, a décrit la période de troubles que traverse 1'Angleterre après la mort de Knut le Grand. Cette évocation est reprise par Edouard quand Brittewold, en songe, le voit s'adresser à saint Pierre :
"Un gentil hom sui d'Engleterre
Mun lignage est destruit par guere." (vv. 643-4)
18Mais c'est surtout dans la première prière d'Edouard, celle qu'il prononce avant d'être choisi comme roi que ce thème sera complètement développé :
"Mis est ja a confusiun
Le meuz de mun lignage
Par estrange gent sauvage." (vv. 759_6l)
19Remontant le cours du temps, il rappelle l'invasion de l'Angleterre par les Danois de Knut, la mort de son père, le mariage de sa mère Emma avec le vainqueur et la descendance qu'ils eurent :
"Par tant fu de bastardie
La terre tute replonie
Ki tut le real lignage
Ocist a dul e a outrage." (vv. 770-3)
20Les membres de la famille royale anglo-saxonne furent massacrés : le demi-frère d'Edouard, Edmond Côte de Fer, qui avait tenté de résister aux Danois, trouva la mort ; ses fils disparurent. Le frère d'Edouard, Alfred, qui avait été élevé avec lui en Normandie, revint en Angleterre après la mort de Knut ; il fut trahi par le comte de Kent Godwin ; livré à Harold I, il fut interné à Ely ; Harold lui fit crever les yeux et le fit mourir dans d'atroces souffrances. Tels sont las malheurs de la royauté et du peuple anglais. Toutefois, après les avoir évoqués, Edouard ne peut s'empêcher de rappeler l'origine glorieuse de cette ethnie ; il reprend le thème de la légende de Brut :
"Suanus e Cnudz of lur Daneis
Mort unt les gentilz Engleis
Ki parente, ki ancessur
Parent noble conquestur
Venant on la cumpaignie
Brut a la chère hardie
Ki s'en vint a grant navie
De la grant Troie flur de l'Asie." (vv. 782-9)
21A quoi tient l'importance qui est ici donnée à l'histoire ? Une première réponse se tire du récit lui-même, de son développement, des intérêts qui sont en jeu : l'auteur, en insistant sur les malheurs qui se sont abattus sur les Anglo-Saxons et sur la famille royale, en soulignant le caraotère dramatique de la situation, a voulu simultanément montrer la grandeur du pouvoir de Dieu, qui peut changer le cours des choses, et l'efficacité des interventions d'Edouard le Confesseur, qui est son élu. Mais, pour évidente qu'elle soit, cette explication no saurait totalement rendre compte du phénomène : nous verrons, en conclusion, que cet intérêt pour l'histoire procède d'une intention plus générale : celle de justifier, par référenoe au passé, les prétentions de la monarchie anglaise du XIIIe et l'image qu'elle veut donner d'elle-même.
22Cette prière d'Edouard sera exaucée. A peine a-t-il fini de parler qu'un messager vient lui annoncer qu'il a été choisi comme souverain :
"Tu eres li drugun d'Engleterre
Nel puit aillurs fors ti querre :
Mort sunt tut li enemi ;
Deu te a nostre rei choisi." (vv. 830-4)
23Dès ce moment Edouard le Confesseur se trouve dans une situation ambiguë : il vivait comme un saint, il avait promis de rester vierge et de faire un pèlerinage à Rome ; désormais, fonction oblige, ses barons le poussent à se marier et à renoncer à son voyage. Partagé entre ses promesses et les exigences de sa nouvelle situation, il s'adresse à Jésus, à saint Pierre et à saint Jean pour leur demander conseil ; ceux-ci ne lui répondent pas. Continuant à prier, il va se résoudre à confier — bailler — son pucelage à saint Jean, figure traditionnelle de la chasteté, et son voeu de pélerinage à saint Pierre, le maître de Rome. Il sait que ce choix peut provoquer la colère de Jésus dont il implore la mansuétude et la compréhension :
"Ke vers mei ne seit irascu
Piz la pucele Jesu,
Ki puceus e fiz de pucele,
Nasquis de mere pure e bele." (vv. 1115-8)
24Tout concourt, dans cette prière, à faire d'Edouard un personnage que sa piété et ses scrupules rendent édifiant. Il est probable que la réalité historique, autant qu'on puisse la saisir, fut tout autre ; mais il est difficile, sur ce point, de cerner exactement la vérité : les historiens modernes inclinent plutôt à penser qu'Edouard le Confesseur était un roi faible, tour à tour dominé par son beau-père, le comte de Kent Godwin, et par les Normands du continent qui s'implantaient déjà à la cour d'Angleterre5. A ce sujet, Wace et, avant lui, nombre d'historiens de langue latine ont tracé d'Edouard un portrait plus réaliste. En particulier Wace, qui se réjouit par ailleurs de voir les générations ducales puis royales se perpétuer, semble ne pas comprendre la nécessité du voeu que le roi s'était imposé6. En fait, dès la première moitié du xii° siècle, s'est établie, à propos du roi Edouard, une double tradition : historique d'une part, hagiographique de l'autre. Cette dernière, qui a un caractère idéalisé, aboutit aux textes de prières que nous venons d'examiner. Au demeurant, ils n'ont rien d'original : ils sont la transposition, du latin en langue vulgaire, des textes que nous devons à Osbert de Clare et à Aelred de Rievaux7. Certes, par rapport à leurs modèles latins, ils sont d'une facture plus fruste, moins savante ; mais nous y trouvons tout aussi nettement affirmée la sainteté du roi qui nous est présenté comme un intercesseur entre le ciel et la terre, un interlocuteur privilégié de Dieu et do ses saints. Souffrant et persécuté avant de triompher, victime des Danois qui gardaient une réputation do paganisme8, chaste et charitable, Edouard le Confesseur pouvait même apparaître aux yeux des hommes du xii° et du xiii° siècle comme une représentation du Christ. Si cette assimilation, dans notre texte, n'est pas explicitement indiquée, nous pouvons cependant constater que les pointe de rencontre qui existent entre la vie de Jésus et colle d'Edouard le Confesseur sont assez nombreux : les clercs du Moyen Age, formés aux procédés de lecture allégorique et anagogique devaient sans doute établir une relation entre ces deux destinées.
25Edouard le Confesseur avait été canonisé en 1161. Nous devons nous demander, au terme de cette étude, pourquoi son souvenir, quatre vingts ans plus tard, reste si vivace et pourquoi un de ses lointains successeurs, Henri III, éprouve le besoin de faire passer la récit de sa via en langue d'oīl. L'explication de ce phénomène relève de 1'histoire. Les événements qui ont marqué l'évolution de 1'Angleterre à partir de 1204 ne pouvaient que favoriser ce renouvellement du culte de saint Edouard. En effet, une fois que la Normandie eut été perdue, la royauté anglaise, bien qu'elle gardât des possessions sur le continent, prit conscience de son insularité ; elle prit aussi conscience de la force d'un peuple qui était resté fondamentalement anglo-saxon et sur lequel elle devait s'appuyer pour repousser les assauts dos envahisseurs français. D'où ce retour à Edouard le Confesseur qui, du moins par son père, appartenait à la dynastie anglo-saxonne des rois d'Angleterre. Toutefois, au-delà do cette cause inhérente à une époque, nous en découvrons d'autres qui ont un caractère plus permanent. Si l'on considère en effet qu'Henri I, lors de son mariage, n'avait pas hésité à braver les moqueries de sa cour et de la noblesse normande pour épouser une descendante d'Edouard le Confesseur, qu'Osbert de Clare avait écrit sa Vie de saint Edouard sous le règne d'Etienne de Blois et qu'Henri II avait obtenu du pape la canonisation de son pieux prédécesseur9, on s'aperçoit que le culte de saint Edouard forme une constante de la politique religieuse de la monarchie anglaise du xii° siècle. C'était une façon d'effacer ou d'occulter la rupture qu'avait représentée l'invasion de 1066. En honorant saint Edouard et en rappelant le mariage d'Henri I, le pouvoir royal issu de la conquête prouvait sa légitimité et confondait ses détracteurs. C'est un point qu'aborde notre texte : n'hésitant pas à traiter Harold, Guillaume le Conquérant, Guillaume II de bâtards, l'auteur montre qu'il fallut attendre Henri I et son mariage pour que la lignée revienne "an premier cep... a la veez racine"10, c'est à dire à la souche anglo-saxonne.
26Les souverains anglo-normands tiraient un autre avantage de cette référence : Edouard était un saint, il faisait des miracles. Sas descendants voulurent s'approprier sas pouvoirs do thaumaturge et montrer à leurs contemporains qu'ils les détenaient héréditairement. Il no devait pas leur déplaire — cola servait leur dessein — de voir la roi Edouard recevoir do saint Pierre la couronne et l'onction, de constater que ses prières obtenaient immédiatement des résultats inespérés et miraculeux11. Si la prière est un moyen d'implorer et de remercier Dieu et ses saints, elle est aussi, politiquement, un moyen de le compromettre.
Discussion
27J.C. PAYEN :
28L'analyse de M. Blangez sur les collectes (Deus qui. + indicatif, praesta quaesumus ut + subjonctif) s'applique merveilleusement aux prières de La vie de saint Edouard, qui développe d'autre part (cf. les analyses de Vauchez) une sainteté nordique (celle du roi ou de l'évêque) par opposition à une sainteté méditerranéenne qui cultive le modèle du saint appartenant au populus ou à la plebs.
Notes de bas de page
1 Benoit de Sainte-Maure, Chronique des Duos de Normandie, éd. Carin Fahlin, Upsal, 1937 » vv. 4271-4336.
2 Lives of Edward the Confessor, La Estοire de Saint Aedward le Roi, London, Longnan-Brown, 1858
3 Aelred de Rievaux, Vita sancti Aadwardi Regis, Migne, P. L., t. CVC.
4 Marc Bloch, Les Rois thaumaturges, Paris, Armand Colin, 1923, pp. 161-2.
5 "On parle toujours de l'invasion normande de 1066, de l'invasioa normande à main armée, mais il no faudrait pas oublier que celle-ci a été précédée d'une infiltration qui a mis à la tête de l'Eglise de Londres, puis de la province écclésiastique du Sud de l'Angleterre, un Normand authentiqua, Robert Champart, abbé de Jumièges ; qui a installé comme comte de Hereford, Gloucester et Oxford, Raoul, fila du comte normand do Nantes, et créé dans la centre de l'Angleterre un petit état normand. " Robert Fawtier in Histoire universelle, Encyclopédie do la Pléiade, Paris, Gallimard, 1958, p. 1187. Cf. également sur ca point : Raymonde Foreville, L'Eglise et la Royauté an Angleterre sons Henri II Plantagenêt, Paris, Bloud et Gay, 1942, p. 40.
6 Wace, Le Roman de Rou, éd. Holden, Paris, Picard, 1970, III, vv. 4741-8.
7 Pour connaître l'oeuvre d'Osbert de Clare, on se reportera à Marc Bloch, Introduction à la Vie de saint Edouard le Confesseur par Osbert de Clare, in Analecta Bollandiana, t. XLI, 1923.
Les textes de prières que donne Aelred de Rievaux se trouvent aux pages 743, 744, 747-8 du tome CVC de la patrologie de Migne.
8 Si Cnut le Grand se signale par son zèle religieux, il n'en est pas de même de son père Sven à la barbe fourchue qui était resté paīen et qui fit exécuter l'archevêque de Canterbury, Elfeah.
9 Cf. Raymonde Foreville, L'Eglise et la Royauté en Angleterre... p. 96.
10 La Estoire de Seint Aedward le Rei. vv. 3805-3850.
11 Citant Richard Smith (1654), Marc Bloch fait observer qu'au xvi° siècle Elisabeth I pouvait encore se prévaloir de dons thaumaturgiques qu'elle devait au roi Edouard : la reine, en effet, guérissait : "non virtute propria... sed virtute signi crucis et ad testandam pietatem sancti Aedwardi, cui succedebat in throho Angliae."
Auteur
Université de Nice
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