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Le choix du prénom en milieu harki : basculement ou rupture biographique ?

p. 149-158


Texte intégral

1Les études du choix du prénom sont nombreuses en France, Olivier Galland se demande même si ce n’est pas un « objet durkheimien » (Galland, 2004). Acte de socialisation, forme de reconnaissance sociale, on pourrait ajouter également rituel d’agrégation, le prénom est cet attribut d’identification où « le symbole l’emporte sur le signe » (Bromberger, 1982). Ce chapitre1 portant sur le choix du prénom en milieu harki n’a pas la prétention d’un examen approfondi ni d’une exhaustivité sur la question, il aurait fallu pour cela mener une étude systématique en dépouillant notamment un nombre significatif de registre d’état civil et en conduisant une séries d’entretien afin de croiser ces deux matériaux. Des témoignages évoquant les expériences vécues par les parents harkis dans l’attribution du prénom de leurs enfants, ont été à l’origine de notre questionnement. Le choix du prénom en milieu harki est à situer dans une problématique de « nationalisation » de cette population par le biais d’un regroupement en unités de petite taille. Exerçant son droit de souveraineté, l’État a mis en œuvre une « expérience de recasement2 ». Les autorités politiques et administratives françaises entre 1962 et la fin des années 1970 ont ainsi favorisé pour les enfants de harkis une francisation de leur prénom. Nous avons en l’espèce un phénomène problématique et singulier concernant un groupe social qui a vu sa formation marquée par la présence d’une série de stigmates, le plus puissant d’entre eux étant indubitablement l’image de la trahison associée au terme harki, à la naissance de la souveraineté nationale algérienne. Ainsi, l’hypothèse que nous étayerons à partir d’éléments d’entretiens menés avec des personnes habitant dans des « hameaux forestiers », de documents d’archives (archives départementales, archives nationales et archives d’Outre-Mer), de la législation relative à la francisation et à la déclaration des naissances à l’état-civil met en relief un double niveau : premièrement le choix du prénom français revêt un caractère coercitif et non souhaité par les parents, deuxièmement ce choix semble indiquer la volonté d’un changement d’état (dispositif technique utilisé dans l’invention du phénomène harki). Ces deux niveaux entraînant des externalités négatives : la fixation d’une image de la trahison et la non possibilité d’un cycle d’enracinement nécessaire et dynamique suite au déracinement de leur terre natale algérienne. Cet enchainement dialectique confronte une existence légale à une existence sociale. Aussi nous verrons après une mise en perspective historique et sociologique3 en quoi et comment l’enjeu et le processus qui se fabriquent, relèvent d’un rituel particulier et d’un processus synaptique. Se forme, comme nous le verrons ensuite avec l’attribution du prénom, une liaison singulière à la lignée nominale des parents. La concurrence entre identité légale et identité sociale qui en résulte sera l’objet de la dernière section.

Mise en perspective historique

2Trois caractères spécifiques permettent de saisir les ressorts de ce mécanisme anthroponymique. Le terme harka provient de la racine trilitère (HRK) de la langue arabe et indique le mouvement d’hommes en armes effectuant une attaque. Cette fonction endogène à la vie tribale au Maghreb depuis l’ère précoloniale, connaît à compter de la guerre d’Algérie un emploi exclusif au service du pouvoir colonial. Elle va subir entre les mains des autorités du Gouvernement général d’Algérie et plus particulièrement sous la période de Robert Lacoste, un changement d’état. Une note4 (formation, entretien et emploi des harkas) bien connue des historiens date cette détermination de l’emploi de la harka dans un ordre qui s’institutionnalise. Ce processus a pour objectif de lui attribuer les qualités d’une technique. On passe ainsi d’un mouvement fonctionnel à un mouvement qui se structure en outil, en une technique de guerre, voire en une matrice pour la cause coloniale. Pour lutter contre la katiba5, on met notamment en place la harka, la harka contre la katiba.

3Le terme harki est aussi un néologisme de la langue française signifiant celui qui appartient à la harka puisque pour désigner ces supplétifs de l’armée française le pouvoir colonial invente le terme harki (1956). Cette nouvelle catégorie va rassembler des hommes provenant de différentes régions d’Algérie, qu’ils soient arabophones ou berbérophones, quel que soit le statut social antérieur à leur enrôlement dans le pouvoir colonial. Celui-ci réalise en effet une invention double (anthropologique et lexicale). Sur le plan anthropologique, des individus algériens sont recrutés par le pouvoir colonial de l’époque afin d’alimenter les unités régulières de l’armée française en renseignements, en connaissance du terrain et en force militaire. Leur participation les moule dans une attitude de compromission irréversible au service de l’ordre colonial et les stigmatise irrémédiablement aux yeux de leurs coreligionnaires. Ces hommes le plus souvent sont amenés à faire leurs armes, livrer combat dans leur propre village ou douar. C’est dire l’ampleur que prend alors pour eux leur engagement auprès de l’armée française au vu et au su de toutes les personnes qui les connaissent. Charles-Robert Ageron citant les propos d’un enquêté restitue en quelques termes la problématique dans laquelle les harkis sont plongés « Harki, tu es marqué » (Ageron, 1995). Le puissant stigmate de la trahison ne s’effacera pas ; il entache la biographie des individus harkis. Cette nouvelle donne est transportée avec eux lors de leur exil, bannissement de leur terre natale plutôt que rapatriement tant la rupture est ici illustrative de l’impossibilité d’effectuer un retour.

4Les rites de ralliement que mettaient en place les autorités civiles et militaires françaises pour certains clans ou villages algériens constitueront le dernier point examiné dans cette mise en perspective historique. Cette pratique connue sous le nom de demandes d’âmân recouvrait une forme le plus souvent publicitaire dans le but de « présenter les harkis comme d’ardents partisans de la cause française » (Ageron, 1995 : 7). L’ethnologue Jean Servier6 fait le récit d’une scène rituelle de « ralliement » dans l’un de ses ouvrages Adieu djebels. Ce tableau brut, scène primitive et fondatrice, voit se nouer une relation à trois – ces algériens qui sont déjà ou bientôt harkis, l’armée française et Jean Servier illustrant la fonction d’agent réputé expert de la connaissance musulmane – « ambivalente » diraient les psychanalystes. Ce dernier, assistant au déroulement d’une cérémonie sacrificielle dans un village algérien en signe de ralliement aux autorités civiles et militaires françaises, intervient à chaque étape du rite pour guider les gestes de ces hommes (pour mordre sur eux comme dirait Michel Foucault), afin de créer ce moment de la décision compromettant ces hommes (composition de la djemâ’a, choix de la personne devant effectuer l’égorgement, choix du couteau, choix et positionnement du bélier…). Il s’agit, selon lui, de restituer la valeur traditionnelle du rituel (Servier, 1958 ; Mahé, 2001 ; Marie, 1959) :

5Il faut égorger face à l’est.

– Mettez-vous ici, dis-je au colonel, le sang doit jaillir à vos pieds.
Penché sur le mouton, je vérifiai encore que le forgeron n’oubliait rien.
Vaincu, il prononça trois fois la formule :
 – Bismillah lah uakbar !
Le sang jaillit avec un bruit sourd de gargarisme. […]
Le sang coulait sur la terre mauve. Une flaque sombre s’élargissait, s’étendant jusqu’à l’horizon en traînées rouges. Les feux du village venaient de s’allumer, le feu dont il ne faut pas prononcer le mot berbère « parce qu’il brûle » mais qui est remplacé par un mot arabe, « laäfia », qui signifie la Paix.
Un rite avait lié le village d’Aït Laham et l’Armée française7.

6Dans ce passage à l’acte où l’on voit un village nouer un pacte de protection avec l’armée française, on assiste comme Pierre Bourdieu l’écrit, à « un des effets essentiels du rite, à savoir de séparer ceux qui l’ont subi non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi une différence entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas » (Bourdieu, 1990 : 58). Cette phase de séparation, premier stade du cycle rituel, annonce une plongée définitive dans la phase liminale. Comme Victor Turner (1990) l’indique à propos des rituels, une puissante liminalité vient entourer ces hommes qui ne leur permettra pas de connaître l’issue post-liminaire du rite c’est-à-dire la phase de ré-intégration. L’enjeu recherché par les autorités de l’époque est également de réaliser pour ces hommes la non-intégration (d’empêcher un contact synaptique) avec la nation algérienne naissante, on pourrait même dire avec une réalité nationale tout court. À l’issue de cette cérémonie, ces algériens déjà ou bientôt harkis semblent épouser la cause coloniale. La fabrication de la décision est au centre de l’action, elle a pour sujet principal la dépossession et le travestissement de la prise de décision autour de laquelle s’organisent les interactions. À l’époque précoloniale partout au Maghreb, l’acceptation par une tribu d’un groupe banni par sa tribu d’origine, était déjà marquée par le sacrifice animalier, signe de rattachement à la nouvelle communauté tribale. Ici, le geste isolé de son contexte originel confère aux pratiques un effet maculé constamment négligé quand il s’agit d’analyser le phénomène harki. Avec l’empreinte de Servier, nous avons là évoqué d’une certaine façon un niveau ultime composé de deux modalités majeures : l’une par laquelle le pouvoir colonial8 vient effectuer une direction de conscience, un empiètement, un contrôle, une surveillance, ces caractéristiques annonçant le panoptisme que l’on va retrouver dans ce que l’on a appelé « les camps de harkis9 ». L’autre fait référence au thème de l’intercession, c’est-à-dire à toute relation, qu’elle soit publique ou privée, réalisée par la médiation d’ex-agents de la colonisation transformés en « pasteurs », sous la forme pastorale qu’évoque Foucault (2004), chargés de conduire les harkis vers les voies de la promotion et de l’intégration dans la société française ; l’imposition du prénom pour les enfants de ce groupe stigmatisé apparaissant comme une voie privilégiée par l’administration française.

Le choix des prénoms

7Avec la scène anthroponymique et celle du ralliement ou de protection, nous sommes en présence d’une homologie. On sait depuis les travaux de Van Gennep que les rites de passage se caractérisent par une structuration en trois ordres (séparation, liminalité et agrégation) et que la fonction du rite détermine la transition d’un état à un autre. Leur similitude tient à la manière dont les harkis sont soumis à un processus qui entraine leur dépossession et leur compromission irréversible (les gestes accomplis les conduisent dans une attitude de non-retour). Quel que soit le rang de naissance dans la fratrie, quel que soit le sexe des enfants, tous ont été assujettis à la même logique anthroponymique. Le corpus des prénoms des enfants nés sur le sol français entre l’arrivée des parents et la fin des années 1970 – début des années 198010, présentait la même distribution, c’est-à-dire un couple sémantique « francisation arabisation », comme permettent de le souligner les scènes d’attribution du prénom des enfants des parents harkis. Précisons que les parents harkis représentent, à compter de leur déracinement de la terre algérienne, les fondateurs d’un nouveau lignage dans un contexte où les autorités françaises ont choisi un mode d’administration pour cette population. Ce groupe social prend corps et se dote de particularismes forgés par l’administration française. L’organisation sociale apparaissant pour administrer au plus près et quotidiennement cette population émane du recrutement11 d’anciens agents ayant servi dans les institutions coloniales12. Ces fonctionnaires ou agents contractuels vont exercer leurs missions conformément aux directives transmises par les autorités ministérielles chargées du reclassement des harkis. Cette politique a prévu la mise en œuvre de la francisation13 des prénoms des enfants des parents harkis. Ce dispositif s’applique de manière identique sur l’ensemble du territoire français. Que les parents fassent l’objet d’un regroupement, ou qu’ils soient dans des trajectoires individuelles, la naissance de leurs enfants est l’occasion, pour le personnel soignant des maternités (sages-femmes ou médecins), ou pour les personnes en charge de les administrer de savoir qu’ils sont harkis en raison principalement du fait qu’ils portent des documents attestant qu’ils ont été « rapatriés », ou qu’eux-mêmes se sont déclarés ainsi. Les parents harkis ne maîtrisaient pas le choix du prénom de leurs enfants. On sait aussi que dans certains cas qui se situent entre 1962 et 1964, un seul prénom, arabe ou français, est inscrit à l’état civil de leurs enfants, unique prénom attribué par une personne tierce. Ce laps de temps est peut-être à mettre en relation avec leur situation au regard de la nationalité14. À partir du moment où une naissance se déclare, quelle que soit la ville de résidence des harkis, le processus d’attribution du prénom est l’objet d’une décision commandée par une personne étrangère aux parents – sage-femme rapatriée d’Algérie, agents administrant la vie des harkis – ayant comme consigne la francisation des prénoms15. Fleurissent ainsi à titre d’exemple pour les garçons les prénoms Stéphane, Julien, Marc… et pour les filles Florence, Sandrine, Karine… À cette imposition unique d’un prénom français qui témoigne d’une rupture nominale dans le lignage, les parents harkis répondent par l’ajout sur l’état civil de leurs enfants des prénoms arabes ou musulmans. C’est ainsi qu’à ces prénoms sont accolés des seconds prénoms qui peuvent emprunter au registre de l’Islam (Mohamed, Ali, Fatima, Aïcha, Khadija, Brahim…) mais le plus souvent au monde arabe (Khmis, Djamila, Hafid, Messaouda, Habib, Houriya…). Illustrons notre propos, par le récit d’un de nos enquêtés qui nous a fait part des conditions ayant présidé au choix du prénom de ses deux premiers enfants. À la naissance de son fils aîné dans une maternité d’une petite ville de l’Ouest de la France, son choix ainsi que celui de son épouse se portait sur le prénom Moha (diminutif de Mohamed), mais la sage-femme, rapatriée d’Algérie, en décidera autrement et le prénom retenu sera celui de Paul16. Les parents se résoudront à cette injonction. À cette attribution anthroponymique, ils substitueront, néanmoins, dans leur entre-soi familial, le prénom de Moha. Le registre d’état civil ne retiendra que le prénom Paul. Le choix du prénom du second enfant est tout aussi révélateur de la nature du rapport social dans lequel sont impliqués les harkis. La naissance du cadet dans la même maternité est l’occasion pour ces mêmes parents de choisir comme prénom pour leur second garçon Ali. La sage-femme décidera que le prénom sera Mohamed17. Le père fait observer que l’aîné porte déjà ce prénom. Les parents, abdiquant, retiendront dans l’entre-soi familial, le prénom d’Ali, prénom qui officiera également dans le milieu harki. Le premier prénom (officiellement déclaré à l’état civil, celui dont l’enjeu est le plus fort), le prénom arabe n’est pas choisi par les parents. Même si l’ensemble de ces faits incitent à la plus grande modestie dans notre analyse (aucune étude n’ayant jamais été conduite sur cette problématique anthroponymique en milieu harki), l’étude du choix du prénom apporte des indications précieuses sur la façon dont des agents rapatriés suite à la guerre d’Algérie, employés par les autorités françaises, et ces mêmes autorités ont agencé le réel des harkis : une relation à trois. Tout se passe comme si dans la logique du choix du prénom, on retrouvait le même mécanisme impliquant ces hommes devenus harkis : il fallait les marquer par la nomination afin qu’ils ne puissent pas se « retourner ». Nous entendons par là l’idée de consacrer une rupture nette avec les caractéristiques algériennes des parents. L’attribution de prénoms français atteste une volonté de la part des autorités françaises d’opérer ce changement d’état. Il s’agit d’une technique, d’un procédé permettant de tracer pour les enfants de harkis une destinée en rupture avec les attributs culturels arabes ou berbères de leurs parents, d’instaurer une fracture morphologique au niveau du patronyme. Cette facture nominale a bel et bien engendré un phénomène de dispersion et de brouillage de l’identité chez les enfants de harkis, plus fortement chez les garçons que chez les filles. C’est ainsi que pour déjouer le poids du stigmate (celui de la reconnaissance par le prénom français qu’il y avait probablement une ascendance harki) attaché au prénom français, dans l’entre-soi harki, les garçons ont préféré se munir de surnoms ou sobriquets (ce qui n’enlève rien à une stigmatisation possible lorsqu’ils font référence à des traits physiques ou moraux) délimitant un espace relationnel avec les autres où l’identité relative à l’histoire des parents n’est pas mise en jeu. Ces manières de s’identifier ne laissaient pas indifférent les parents qui reprenaient parfois l’usage de ces sobriquets forgés à partir de traits de caractères (par exemple Charlot pour son choix vestimentaire). On voit bien par ce procédé juvénile pointer une forme de socialisation propre à cet espace-temps adolescent permettant ainsi de s’affranchir du tumulte provoqué par la distribution-attribution légale et sociale des prénoms.

Identité légale et identité sociale

8La distribution-attribution selon les critères de choix des agents administratifs confère au prénom une charge symbolique et identitaire. S’opère ainsi un déplacement de polarité, le prénom occupant une place fondatrice dans la construction de l’identité légale et sociale. En accolant le prénom français au patronyme arabe, il a donné naissance à une unité identitaire aux termes asymétriques (français/arabe = nationalité/naturalité et non français/algérien = nationalité/nationalité). Nicole Lapierre a bien montré dans son ouvrage Changer de nom, dense et assorti de nombreux exemples, comment les changements de nom révélaient « l’emprise du national sur le nominal ». Elle cite en effet l’exemple harki comme exemple d’un reclassement nominal. Évoquant la situation d’un enfant de harki, elle montre comment il déjoue la situation de stigmatisé : « Nous, nous étions dans un camp plus ou moins administré par des Pieds-Noirs où les changements de prénoms étaient nombreux car il y avait une assistance sociale rapatriée d’Algérie qui les changeait d’office, sans l’avis des parents. Elle a choisi le prénom des enfants dans plus de deux mille familles, elle les a tous francisés. Pendant son règne, à chaque naissance, elle inscrivait un prénom français. Beaucoup d’enfants de harkis portent un prénom français, c’est toujours l’indigène qu’on essaie de franciser, c’est toujours le même rapport colonial. Mais il y avait un prénom arabe en second et c’est celui-là que l’on utilisait à la maison […] Alors, il faut se débrouiller… » (Lapierre, 1995 : 283-284). Cet état de transition a touché la très grande majorité des enfants nés durant cette période. Un « rituel » accompagne chaque naissance : tout nouveau né se voit appliquer cette imposition première du prénom qui échappe aux parents. Ces derniers ne pouvant qu’inscrire un second prénom de leur choix. Ce mécanisme de dépossession de la prise de décision, qui va finir par devenir une norme, non-dite, non-révélée, évanouie dans le registre de l’état civil, a laissé penser (en France comme en Algérie auprès des membres de leur proche famille) que le choix de la « francisation » des prénoms était le fruit d’un consentement intégral des parents. Aussi, il importe de comprendre cette attribution d’un prénom arabe comme l’acte fondamental visant à concurrencer ce prénom non désiré, configurant ainsi une séquence nominale singulière, marque contre marque, ce qui va donner une projection entre une identité légale (le prénom français) dans le champ public et institutionnel, et une identité sociale (le prénom arabe) dans l’entre-soi familial et amical.

9Nous avons tenté de décrire un processus qui semble moins tenir d’une rupture que d’un basculement biographique. Pour autant, cet état de basculement témoigne de l’achèvement par le biais d’une technique de la colonisation d’un état de transition. C’est comme si le pouvoir politique français, dans ce jeu de la nomination, avait eu pour rôle de réinscrire ce rapport de force, ce rapport corps-pouvoir. Par l’intermédiaire de cette médiation, les autorités politiques et administratives françaises créaient une intrusion par l’imposition unilatérale d’un acte de nomination dans les choix intimes du couple harki, dans ce lieu souverain qu’est la famille comme le souligne Michel Foucault. Aussi, étudier les déterminants de l’attribution du prénom en milieu harki revient à se poser les questions que formule Maurice Godelier « Comment se fabriquent des sociétés dans l’histoire ? ». Quels sont les rapports sociaux qui rassemblent des groupes humains et en font une société, c’est-à-dire un Tout qui se produit et les reproduit ? » (Godelier, 2009 : 8).

Notes de bas de page

1 Ce chapitre est issu d’une thèse de doctorat dont le titre provisoire est Les Harkis, entre représentation et volonté. Il s’agit de mettre en lumière les techniques mobilisées par les autorités du gouvernement général d’Alger durant la guerre d’Algérie pour recruter des hommes algériens que l’on va désigner par le terme harki, et comment ce fonds technique sera mobilisé afin d’administrer le groupe social harki en France, plus particulièrement dans les unités de regroupement appelées les camps de forestage.

2 Roger Frey, ministre de l’Intérieur (1961-1967), édictera une circulaire no 545 en date du 1er septembre 1962 à l’attention de tous les préfets pour assurer « la sécurité des anciens supplétifs musulmans », objet selon ses termes d’une action du Front de Libération Nationale qui tentaient de les soumettre à leur autorité et notamment de les obliger à abandonner l’emploi qu’ils avaient pu obtenir, où « tout particulièrement dans les chantiers forestiers, une très fort intéressante expérience de recasement est en cours », Archives départementales des Hautes-Alpes, 242 W 7005.

3 Aussi singulière que puisse être la migration des harkis en France, notre démarche s’inspire volontiers du cadre épistémique défini par Abdelmalek Sayad (1977 : 59-79) : « Toute étude de l’émigration qui négligerait les conditions d’origine des émigrés, se condamnerait à ne donner du phénomène migratoire qu’une vue, à la fois, partielle et ethnocentrique : d’une part comme si son existence commençait au moment où il arrive en France, c’est l’immigrant – et lui seul – et non l’émigré qui est pris en considération, d’autre part, la problématique, explicite et implicite, est toujours celle de l’adaptation à la société d’accueil ».

4 Note du 25 mai 1957 du Ministre résidant en Algérie, Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM), fonds concernant la période Robert Lacoste.

5 Compagnie légère pouvant atteindre des centaines d’hommes, unité combattante de l’ALN (Armée de Libération Nationale) durant la guerre d’Algérie (Stora, 2006).

6 Jean Servier, à l’époque attaché au CNRS, est détaché à compter de juillet 1956 auprès du cabinet Robert Lacoste qui le charge dans un premier temps d’une mission d’étude auprès du général Olié « sur les structures traditionnelles de la population kabyle et sur la possibilité pour certaines, de survivre et de constituer une base pour des traditions et éventuellement des institutions nouvelles », et à partir de 1957 le nomme inspecteur des « opérations Pilotes » sous l’autorité du général Raoul Salan, cf. dossier personnel de Jean Servier et la cote du cabinet militaire 3R387, ANOM. Jean Servier reste en mission pour le Gouvernement général d’Alger au moins jusqu’au 5 mai 1958.

7 La scène étant trop longue pour la citer entièrement, nous avons choisi de présenter les derniers moments résumant le processus gestuel et discursif qui va venir former un enveloppement du phénomène social harki, procédé que l’on va retrouver avec la séquence rituelle du choix du prénom.

8 Ce pouvoir colonial il faut aussi l’entendre comme un pouvoir disciplinaire au sens de Michel Foucault. « Par là, je n’entends rien d’autre qu’une certaine forme en quelque sorte terminale, capillaire du pouvoir, un dernier relais, une certaine modalité par laquelle le pouvoir politique, les pouvoirs en général viennent, au dernier niveau, toucher les corps, mordre sur eux […] Autrement dit, je crois que le pouvoir disciplinaire est une certaine modalité, bien spécifique de notre société, de ce qu’on pourrait appeler le contact synaptique corps-pouvoir », (Foucault, 2003 : 42).

9 Ces « centres de regroupement » ont existé entre 1962 et le début des années 1980.

10 Cet espace-temps, lieu borné historiquement, où ce processus anthroponymique se réalise est peut-être à mettre en relation avec la période de procréation des épouses de harkis, et qui correspond également avec la fin de cette forme pastorale incarnée par ce personnel rapatrié d’Algérie mobilisé par les autorités françaises.

11 Cf. Archives du service d’accueil et de reclassement des Français d’Indochine des Français musulmans, Recrutement de personnel, Répertoire numérique détaillé des cotes F/1a/5137 à F/1a/5139, Archives nationales, site de Paris.

12 Il s’agit des affaires algériennes, sections administratives spécialisées, anciens officiers de l’armée française ayant servi dans la guerre d’Algérie qui ont eu sous leurs ordres des harkis, monitrices de promotion sociale des Équipes Médico-Sociales Itinérantes chargées durant la guerre d’Algérie d’entrer en contact avec la population musulmane concourant ainsi à la dite politique de « pacification », assistantes sanitaires et sociales des camps de regroupements…).

13 Cf. Fonds du Comité National pour les Français Musulman (CNMF), cote 25/15, État civil, francisation des noms et prénoms : notices sur la nouvelle législation, consultation, documentation, extraits du Journal Officiel (livrets de famille, mariage et divorce, prénoms islamiques, projets de loi, rectifications), la totalité du répertoire est téléchargeable sur le site : http://www.generiques.org

14 Suite à leur arrivée sur le sol français et au rapatriement des français d’Algérie, le gouvernement français instaure l’ordonnance du 21 juillet 1962 qui dispose les conditions de permanence de la nationalité française pour les français d’Algérie, et une déclaration de reconnaissance de la nationalité française pour les français musulmans nés en Algérie de statut de droit local. Dans certains cas, voire en grande majorité, cette déclaration ne s’est pas accomplie immédiatement, consacrant ainsi pour eux un temps liminal jusqu’à l’acquisition pleine et entière de la nationalité française.

15 Sur la question de l’assimilation des enfants voir le chapitre rédigé par Linda Guerry dans l’ouvrage.

16 Nous avons volontairement attribué d’autres prénoms français dans l’exemple cité. Voir à ce titre la position que défend Nicole Lapierre (1995 : 15-18) concernant l’anonymat de ses interlocuteurs.

17 Ces premières déterminations uniques d’un prénom, français ou arabe, évoquent assez bien leur situation au regard de la nationalité. Dans ce temps liminal, ils n’ont pas encore de reconnaissance de la nationalité française, il y a toujours quelque chose qui a rapport avec l’ambiguïté, avec l’inversion, et, selon nous dans ce cas présent avec l’absurdité.

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