La prière du coeur dans les miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci
p. 73-90
Texte intégral
"Chascuns disoit : "Dame honoree
Qui Dieu portas en tes sainz flans,
Com cil emploie bien son tanz
Qui de bon cuer te sert et prie.
Douce dame sainte Marie,
Com buer fu nez et cil et cele
Qui de bon cuer toz jors t'apele"
(I mir ; 15, v. 100-106).
1Cette prière du coeur, que louent en pleurant les témoins du miracle advenu au clerc de Chartres, est un des éléments essentiels des Miracles de Notre Dame, de Gautier de Coinci : elle joue un rôle de premier plan non seulement dans la psychologie et les aventures - extérieures ou spirituelles - des personnages, mais aussi dans la pensée de Gautier qui, cependant, ne lui consacre que de rares développements théoriques, préférant la montrer en action. Faisons comme lui : goûtons d'abord le plaisir du récit avant d'exposer nos réflexions au long d'une "queue" librement rattachée à la narration préliminaire.
2Voici d'abord les étonnants déboires de l'héroïne du Miracle intitulé "De deux fammes que Nostre Dame converti". Cette jeune femme, ouvertement trompée par son mari, qui la traite avec dureté, ne cesse de prier Notre Dame, "a nus genolz" (I Mir 33, v. 23), lui demandant, dans sa colère, d'envoyer la honte sur celle qui lui a pris son mari et son bonheur. Notre Dame finit par lui apparaître pour lui adresser ces étonnantes paroles :
"Di va ! fait ele, es tu desiree,
Qui toute jor me quiers venjance
De la basse qui s'esperance
Dou tot en tot en moi a mise ?...
Dou doz salu dont j'ai tel joie
Me salue de si bon cuer
Qu'endurer ne puis a nul fuer
Que nule honte li avigne" (id. v. 33-37 + 40-43)
3Le lecteur aura sans doute la même réaction que l'épouse : une stupéfaction douloureuse et irritée. Qu'il se rassure : les voies de Notre Dame, pour rétablir l'harmonie spirituelle et conjugale, pour être surprenantes, n'en sont pas moins efficaces, amenant le lecteur comme les personnages à méditer sur la vraie prière du coeur.
4Une autre héroïne du recueil de Gautier est plaisamment enseignée sur ce sujet : c'est "la nonnain a cui Nostre Dame abreja ses salus". Cette religieuse "la douce mere au roi de gloire/Avoit en si tres grant memoire/Et tant l'amoit de tot son cuer" (I Mir 29, v. 17-19) qu'elle lui récitait chaque jour 150 aves devant son image ; mais comme elle avait fort à faire en son couvent, elle les débitait en toute hâte. Notre Dame lui apparaît pour la féliciter aimablement de son zèle mais aussi pour mettre les choses au point :
Mais se tu vielz que mielz me siecent
Ti salu, je commant qu'en chiecent
D'or en avant les deus parties
Et la tierce tot a trait dies
Devotement et de bon cuer (id. v. 65-69)
5et conclure en ces termes :
Qui ce salu me dist sovent,
Devotement et de cuer fin
Faillir ne puet a bone fin. Mais bien ne me salue mie
Qui trop se haste, bele amie. (id. v. 94-98).
6Ces anecdotes, dont le pittoresque rend attrayants leurs enseignements sur la prière du coeur, nous incitent à réfléchir sur ce sujet, de façon plus systématique... et par là-même, hélas, moins attrayante", ainsi nous attacherons-nous d'abord à définir le coeur priant, ce qui nous conduira à évoquer les deux sources de la prière : le coeur et la bouche.
7La prière "de cuer", "de bon cuer", "de cuer fin", "de doz cuer et de doz corage", "d'entier corage", prononcée par celui "qui son cuer a en celi mis" (Notre Dame) et la prie "de tot son cuer", apparaît si souvent dans les Miracles de Gautier de Coinci que l'on peut aisément distinguer les trois critères essentiels permettant de définir une prière comme étant "de coeur" ; ces critères sont des concomitances : entre la prière et le service, entre la prière et certains sentiments, entre la prière et les attitudes pénitentielles.
8A de nombreuses reprises, Gautier évoque le fait de servir "de bon cuer". Ce service du coeur est explicité par des expressions telles que celle-ci, où notre auteur dit, parlant de Notre Dame :
Se la servomes soyr et main
De vrai corage et de cuer fin... (II Mir 25, V. 498-499).
9Un tel "service", rendu soir et matin, n'est autre que la prière elle-même. Si prier est une manière de servir, l'on ne sert véritablement que si le service est fait dans un esprit de prière. C'est ce qui ressort du parallélisme qu'établit Gautier entre le service et d'autres activités : parallélisme, d'abord, entre honorer et servir, comme cela apparaît dans la "queue" du Miracle de Saint Soulier de Soissons :
En'est il bien faus et chimere,
Soit clers, soit lais, soit hon, soit fame,
Qui de doz cuer la douce dame
N'ouneure et sert seur toute chose ? (II Mir 23, v. 298-301).
10Le désir d'honorer est une manifestation d'amour, que met en valeur le parallélisme entre aimer et servir, tel qu'il est établi, par exemple, pour évoquer la piété du clerc de Pise :
Sainz Esperis si l'enflamma
Que par amors si fort ama
La douce mere Jhesu Crist
Que son corage trestot mist
En li servir, en li amer (II Mir 29, v. 109-113).
11Enfin, servir, aimer et prier sont rassemblés dans la "queue" du Miracle de la pucelle d'Arras, dont voici quelques vers significatifs :
Mais li dyables bien refroyde
Celui qui a pensee froyde
De li servir, de li amer...
Et au diaole est bien alez
Qui ne la sert et qui ne l'aimme,
Qui jor et nuit ne la reclaimme. (II Mir 27, v. 641-643+646-b48).
12On peut conclure de ces quelques exemples représentatifs qu'il y a véritablement prière du coeur lorsque le service et la prière sont offerts avec le même coeur. Sans doute pourrait-on en venir à dire que prière et service sont des attributs du coeur, de fait indissociables, et même ne faisant qu'un mais que la logique humaine distingue pour des raisons de commodité et de clarté, comme la théologie distingue les divers attributs de Dieu. Mais Gautier, même dans ses commentaires les plus explicatifs, ne nous propose jamais de développements de ce type. Il préfère des mises en scène concrètes, plus aptes à frapper l'esprit autant que l'imagination, plus aptes aussi à rappeler le message évangélique qui sous-tend son oeuvre. De même que chez l'apôtre Jacques, l'authenticité de la foi est prouvée par les oeuvres, chez le conteur Gautier, le "coeur" est prouvé par le service. On peut parler d'une véritable prière du coeur lorsque tout l'être est au service de Notre Dame :
Bien est pusnais et de put ordre
Cil qui de cuer, de cors et d'ame
N'oneure et sert la douce dame, (II Mir 26, v. 569-570).
13Le seul service véritable est le service humble, tel celui qu'offrait à sa dame le saint sacristain de 1 Mir 31, et que Gautier nous invite à imiter :
Si m'aït Diex, tot son tanz pert
Qui ne la sert de cuer entier...
Soiommes tuit si soucretain,
Soiommes tuit a li enclin.
Face chascuns parfont enclin
Et ploit son cuer et son corage
Quant il passe devant s'ymage
(I Mir 31, v. 226-227 + 230-234)
14Le service parfait est peut-être, aux yeux de Gautier, le choix de la vie monastique, que notre auteur aime d'ailleurs mieux évoquer sous son aspect positif de consécration que sous son aspect négatif de renoncement. Voici comment nous est conté l'engagement final du clerc de Pise auprès de Notre Dame, pour un service qui est discrètement évoqué comme une sublimation transcendante du courtois service d'amour :
Bien seit ne puet avoir a l'ame
Tele espeuse ne tele amie
Com ma dame sainte Marie.
Por li servir jeta tout puer,
Se la servi de si bon cuer,
Se si doz, de si amiable
Qu'a la grant joie pardurable,
Quant il fina, en mena s'ame
Par sa douceur la douce dame.
(II Mir 29, v. 510-518).
15Bien que le service ne prenne pas toujours ce caractère absolu de consécration, il n'en demeure pas moins la pierre de touche de l'authenticité de la prière du coeur. C'est ce que suggèrent fortement au lecteur les Miracles où sont mis en scène des personnages qui, bien qu'ils soient tourmentés par le remords d'un péché grave, et peut-être à cause de cela, pratiquent avec persévérance des oeuvres de charité. L'exemple le plus représentatif est peut-être celui de cette dame de Rome qui n'ose pas confesser son double forfait (inceste puis infanticide) mais continue vaillamment de pratiquer les oeuvres de miséricorde, en priant pour son pardon : attitude que le diable juge à tort comme hypocrite, alors que Notre Dame voit au contraire en ces bonnes oeuvres le signe d'un repentir véritable, s'exprimant non seulement par la parole mais par l'action.
16Le repentir est précisément le principal des sentiments dont la présence authentifie la prière du coeur. Nous n'entendons pas par là uniquement le violent repentir qu'éprouve le pécheur héros du Miracle à la suite du péché précis dont les circonstances, les conséquences et le pardon constituent la structure du récit. Il s'agit aussi de l'esprit de repentir dont font preuve, tout au long des Miracles, les personnages les plus dignes et les plus saints. Leur prière à Notre Dame est autant et souvent plus confession que louange. Lorsque Gautier évoque les divers sentiments accompagnant la prière, il y fait presque toujours figurer le repentir. Prière et espérance ; prière, humilité et repentir ; prière, ferveur et repentir ; prière, foi, espérance et repentir ; telles sont les principales "combinaisons" que nous rencontrons en feuilletant les Miracles. Plutôt que de considérer ce repentir comme un sentiment parmi les autres, ne pourrait-on considérer au contraire les autres sentiments comme les diverses figures du repentir ? Il faudrait alors comprendre le repentir comme l'état de l'âme se découvrant tout entière devant Celui - ou celle - qu'elle prie, éprouvant alors en même temps le vif sentiment de son imperfection et de la douloureuse contradiction de la condition humaine, mais aussi l'espérance d'être aimé et sauvé. Nous pénétrons mieux alors le sens de cette prière du coeur qui est à la fois plaisir et souffrance :
Mout li tornoit a grant delit,
Quant il pooit seus demoner
Ses pechiez gemir et plorer,
(I Mir 31, v. 16-18).
17nous est-il dit d'un saint, et l'auteur ajoute, quelques vers plus loin :
Assez ploroit de chaudes goutes (id. v. 23).
18Les larmes sont en effet la manifestation physique commune aux divers sentiments qui causent, accompagnent et authentifient la prière : les larmes des yeux sont en fait les larmes du coeur. Mais les larmes sont elles-mêmes authentifiées par l'attitude du corps tout entier, qui manifeste ainsi à la fois l'humilité et le désir de pénitence. C'est ce que montre Gautier chez le saint que nous venons d'évoquer :
Assez ploroit de chaudes goutes
A nus genolz et a nus coutes
Sa char, ses os, ses ners, ses vainnes
Lassoit sovent en penre vainnes...
Devant l'ymage adez oroit (Id. v. 23-26 + 29) ;
19et c'est ce qu'il conseille à son lecteur de faire :
Se noz souvent devant s'ymage
Devotement de doz corage
Afflictions prenons et vainnes,
Luez s'enfuiront pensees vainnes.
Mais quant li cors s'abaisse jus,
L'ame drecier se doit Bassus.
Quant li cors fait afflictïons,
Devant Dieu soit l'ententïons
(II Mir 30, v. 855-862).
20Avec le service et l'esprit de repentir, l'attitude pénitentielle est le troisième critère de la prière du coeur.
21L'attitude pénitentielle démontre que l'être tout entier, coeur et corps, est uni dans la prière. L'agenouillement ou la prosternation, prolongés ou répétés, dans les conditions les plus pénibles, sont les manifestations d'une authentique prière du coeur. De plus, l'on retrouve chez Gautier la trilogie évangélique : prier, veiller, jeûner. Ainsi l'attitude pénitentielle ne s'exprime-t-elle pas seulement à travers les gestes de la prière mais aussi dans ces pratiques ascétiques dont toute la tradition spirituelle, et en particulier la tradition monastique affirme la puissance sanctifiante. L'ascèse et la prière se confortent et s'éprouvent donc l'une l'autre ; et si la prière dépourvue de toute attitude pénitentielle est suspecte, l'attitude pénitentielle n'est qu'hypocrisie pharisaïque si elle ne correspond pas à un élan intérieur vers la Personne invoquée :
A oroisons por quoi se couche
Convers ne moines, hons ne fame
Devant l'ymage Nostre Dame
Quant vint saluz a bauboiez
Ainçois qu'on les eüst roiez ?
(II Mir 30, v. 782-786).
22L'attitude de Dieu et de Notre Dame envers la prière qui leur est adressée confirme l'importance du lien qui unit si étroitement la pénitence à la prière. Veulent-ils mettre à l'épreuve la sincérité d'une prière ? Ils exigent, de celui qui les prie, une pénitence : pénitence expiatoire pour le pécheur repentant, certes, mais aussi pénitence purificatrice pour le saint. C'est ainsi que l'impératrice de Rome, Robert de Jouy (l'homme au pied malade) ou la pucelle d'Arras voient leur foi, exprimée par la prière, plongée dans le creuset des plus terribles souffrances physiques et morales. Voici quelques exemples frappants extraits de la vie de l'un de leurs compagnons d'épreuve, un moine irréprochable et particulièrement dévot envers Notre Dame ; il l'aime profondément et chante à l'Office "dévotement et de bon cuer" (I Mir 40, v. 23) ; de plus, après l'Office de jour comme après l'Office de nuit, il récite les oraisons et les litanies de la Vierge,
C'onques essoignes nel detint
Que la n'alast adez orer,
Ses pechiez gemir et plorer. (id. v. 38-40).
23Gautier évoque alors le paradoxe, d'autant plus frappant qu'il est exprimé en deux vers unis par la rime :
Que qu'il tenoit ce bon usage,
Cheüz est en un grief malaige (v. 41-42).
24Cette maladie est due à une sorte de chancre dévorant le visage, qui n'est plus qu'une plaie puante et douloureuse. Le malheureux reste fidèle à Notre Dame :
Sovent la mere Dieu reclaimme,
Qu'a mout amee et que mout aimme (v. 51-52).
25C'est cette fidélité, prouvant que ses prières à Notre Dame étaient vraiment des prières du coeur, qui lui vaudra la vision et la guérison miraculeuses ; on remarquera avec quelle discrétion Gautier - qui réserve son commentaire pour la "queue" du Miracle - suggère, par une relative à valeur causale, que l'intervention de Notre Dame récompense et exalte la persévérance de la prière du coeur :
La douce mere au roi de gloire,
Qu'il ot en cuer et en memoire,
A lui s'apert blanche et florie. (v. 93-95).
26La prière du coeur est en effet toujours exaucée ; même si la réponse est mystérieusement retardée, elle ne saurait manquer d'arriver, car elle est le sceau d'authenticité qu'appose Dieu, ou Notre Dame, sur la prière du coeur, quand bien même elle serait présentée par le plus endurci des pécheurs :
N'est nus chaitis, s'il la reclaimme
N'un seul petit la veille amer,
Que ne li ost le fiel amer
Et le venin d'entor le cuer...
Nus pechierres n'entre en sa cure
Que maintenant ne soit curés
(I Mir 30, v. 82-85 + 94-95)
27Une telle prière, nous venons de le voir, est une prière où tout l'être est uni ; vers elle convergent les sentiments, les gestes et les actions qui la portent et qu'elle couronne. Dès lors, nous comprenons pourquoi Gautier insiste sur la nécessité de l'accord entre les paroles prononcées et la manière dont elles sont prononcées. Au-delà de la concordance entre les diverses composantes de l'être humain, au sein même de la prière il doit y avoir concordance entre le coeur et la bouche :
Que de bon cuer ta bouche die :
"Doys de douceur, aïe ! aïe !" (II Mir 28, v. 417-418).
28Il ne fait pas de doute que le bénédictin Gautier avait alors à l'esprit la formule ediotée par la Règle de Saint Benoît : "Mens nostra concordet voci nostrae". Et s'il est aussi indulgent que Notre Dame pour les maladroits - qui sont d'ailleurs le plus souvent des maladroites - se méprenant sur la nature de la véritable prière du coeur, il est intransigeant à l'égard de ceux qui ne mettent pas leur coeur dans la prière récitée - Office ou oraisons diverses. Il condamne sans appel toutes les formes de négligence à l'Office : paresse, sommeil, manque d'enthousiasme, distractions prolongées, précipitation, et même cette subtile négligence qui consiste à ne se soucier que de la valeur esthétique du chant liturgique. C'est que prononcer de belles paroles, seraient-elles empruntées à l'Ecriture, Parole divine, sans y mettre son coeur ne sert de rien ; ce n'est qu'un bruit inutile :
Se li cuers bien n'entent et veille
A ce que la bouche verseille,
L'escriture dit tout a fait
Qu'assez petit de preu li fait, (I Mir 29, v. 159-162).
29Le passage de l'Ecriture auquel renvoie ici Gautier est sans doute ce fameux verset d'Esaïe repris par Matthieu (15 :8) et Marc (7 :6) : "Quand ce peuple s'approche de moi, il m'honore de la bouche et des lèvres, mais son coeur est éloigné de moi" (Es. 29 :13). Oui, une telle prière est nulle, poursuit Gautier, car Dieu ne la comprend pas :
En sa priere peu conquiert
Bouche qui sanz son cuer li prie,
Car n'entent chose qu'ele die.
S'a ses vealz et a sa proie
Pense li cuers, bouche que proie ?
Bouche que proie et de quel conte
Puisque li cuers ses berbis conte ?...
Bouche por quoi chante ne lit
Quant li cuers pense a fol delit... ?
Bouche por quoi chante matines
Quant li cuers met en galentines
Grans bars, grans lus et grans lamproies ? (id. v. 172-187).
30Non seulement Dieu ne comprend rien à une telle prière mais il en souffre profondément :
Car Diex n'entent chose qu'il dïent
Ains en please et dyable en rïent (id. v. 131-132).
31Pire encore ; une telle négligence est de fait un mépris, et mépriser les paroles sacrées, c'est mépriser Dieu :
Bouche escharnist Dieu et faunoie
Qui sanz son cuer l'apele et proie.
Ele le gabe, ele le ciffle
N'il ne seit s'ele chante ou sifle (id. v. 203-206).
32Me pas mettre son coeur dans le chant de l'Office, c'est donc agir de façon quasi diabolique, car l'absence du coeur fait de cette prière un mensonge, et détruit l'harmonie de l'être humain :
Enne descorde la vïele
Quant cis n'i pensse qui vïele ? (id. v. 197-198).
33Le musicien parfait de la prière est celui qui veille à maintenir l'accord entre la bouche et le coeur. Un exemple particulièrement poétique nous en est proposé dans le Miracle de Notre Dame de Rocamadour, en la personne du jongleur Pierre de Sygelar ; la scène où il offre son chant à Notre Dame, en s'accompagnant sur sa vielle, au beau milieu de la nef de l'église, devient une grandiose métaphore de la prière du coeur. Du jongleur, Gautier nous dit :
Quel son que rende la vïele,
Li cuers si haut chante et vïele
Que dusqu'a Dieu s'en va li sonz (II Mir 21, ν. 149-151),
34et il reprend ce thème, en l'amplifiant, dans la "queue" du Miracle :
Mais, quant la bouche bien s'esforce,
Li cuers se doit si resforcier
Et si les cordes renforcier
De sa vïele et si estendre
Que li clers sonz sanz plus atendre
Au premier most s'en voist et mont
En paradys Bassus amont.
Lors est a Dieu leur chançons bele. (id. v. 220-227).
35La valeur intrinsèque de la Parole sacrée - signe contenant le signifiant n'est opérante que si le coeur collabore à son expression. Aucun pouvoir magique n'est attaché à l'Office ou à telle oraison. Ce n'est que s'il y a accord entre l'homme et Dieu -accord qui se produit lorsque l'homme, par le coeur, assume la Parole - que la prière récitée est toute puissante. Un exemple pittoresque nous en est proposé en I Mir 39 :
Il fu un clers, uns damoisiaus,
Qui le cuer eut si plain d'oisiaus
(I Mir 39, v. 1-2)
36qu'il mène joyeuse vie, en toute insouciance, en dépit des objurgations de son oncle, abbé d'une grande abbaye. Lorsqu'il parvient au bord de la ruine, son oncle l'invite à réciter régulièrement une certaine oraison à Notre Lame ; le jeune homme réplique qu'il n'a cure des patenôtres et qu'il leur préfère de beaucoup chansons et pastourelles. Mais le voilà bientôt dans la misère : il promet alors de réciter l'oraison, et il tient sa promesse, mais son coeur ne pense qu'aux plaisirs, où notre jeune homme s'enfonce au point qu'il est excommunié. Il se prend alors à aimer cette oraison, qu'il récite dévotement, mais ne change toujours rien à son mode de vie. En cet état, il est frappé d'une maladie mortelle : se voyant seul, abandonné de tous, même des prêtres (qui se refusent à l'absoudre), "mout grant dolor a en son cuer" (id. v. 170) ; un vif sentiment de repentir le fait pleurer amèrement, il prie Marie de le secourir, et sa prière s'exprime par cette oraison qui devient alors le cri de son coeur : à cet instant, son âme s'envole vers le Paradis.
37Ce récit, tout en mettant en lumière la nécessaire harmonie entre bouche et le coeur, suggère peut-être aussi que la récitation persévérante de la prière, même sans accord de la pensée, n'a pas été sans influer quelque peu sur le coeur : Gautier n'oublie pas cette mystérieuse puissance du corps sur le coeur, à laquelle se référera Pascal lorsqu'il conseillera à celui qui veut croire de commencer par se mettre à genoux.
38Ce n'est cependant pas cet aspect des rapports entre le corps et le coeur qui intéresse le plus Gautier. Il préfère évoquer la puissance du coeur sur le corps. Cette puissance se manifeste avec éclat dans la vertu de chasteté. La chasteté du coeur est seule à rendre efficace, c'est-à-dire durable, la chasteté du corps, cible favorite du diable, qu'apostrophe Gautier :
Mout iez joians quant conchïer
Puez ou chaste home ou chaste fame,
Mais ciaus qui aimment Nostre Dame
Et avoir sevent chaste cuer
Decevoir ne pués a nul fuer.
Voir, qui sans cuer de cors est chastes
Tost est venchus s'un peu le hastes.
A envis est la char tensee
Se li cuers n'a chaste pensee. (II Mir 9, v. 1256-1264).
39La chasteté du coeur est non seule est la garantie mais la source même de la véritable chasteté du corps. Le terme de "coeur" désigne alors, outre la sincérité, l'élan affectif et l'attention amoureuse, la pensée, comme il apparaît en ces quatre vers du Sermon sur la chasteté des religieuses, où les mots "cuer" et "penser" sont employés avec la même valeur :
Car nus ne puet sa char tenser
S'avant ne tense le penser,
N'a Dieu n'est chastes a nul fuer
Qui avant n'est chastes de cuer.
(II Chast 10, v. 451-454).
40Le diable le sait bien qui, pour faire tomber les chastes, et de préférence ceux qui ont voué à Dieu leur chasteté, s'acharne sur leur coeur, car "del fol penser vient la fole wevre " (id. v. 485)· Aussi doit-on garder toujours grant ouvert "l'oeil du coeur" (V. 494) et, dans le danger, adresser à Marie une prière du coeur :
Quant li deables li queurt seure,
Se tost n'apele Nostre Dame
De tout son cuer, de toute s'ame...
Dont perdera en un moment
Ce qu'a gardé si longuement, (ν. 504-506 + 509-510).
41Il restait à Gautier à préciser que si coeur et pensée sont parfois unis au point de se confondre, il ne faut pas, en revanche, confondre pensée et intelligence. C'est ce qu'enseignent les quelques Miracles - sans doute parmi les plus jolis du recueil - dont les héros sont des sots, aussi remarquables par leur dénuement intellectuel que par la pureté de leur piété. Ainsi ce prieur de Pavie :
A painnes trovast on pïeur...
Sos ert en fais et en parole
(I Mir 27, v. 4+6).
42Sa sottise ne l'empêche pas d'offrir avec une méritoire persévérance un sacrifice quotidien à Notre Dame : il ne s'a-sied jamais durant l'Office de la Vierge, ce qui lui vaudra d'être tiré par elle du Purgatoire, où il a séjourné une année et dont, n'eût été cette piété sincère et fidèle, il n'aurait pas été délivré avant longtemps. Apparaissant alors en rêve à l'un de ses anciens moines, il lui conte son aventure en concluant sur ces mots :
Qui de bon cuer la sert et prie
Il ne puet estre desconfis,
De ce soiez seürs et fis (id. v. 66-68).
43Telle est aussi la leçon du très bref et délicieux Miracle "d'un moigne en cui bouche on trouva cinc roses nouveles". Ce moine était simple, comme le dit sans détours Gautier, et ne savait, outre les prières apprises dans son enfance, que le Miserere et les sept Psaumes de la pénitence. Dans son amour éperdu pour la mère de Dieu, il se tourmentait d'être incapable de lui offrir une prière de sa composition ; au bout de longues réflexions, il eut enfin l'idée de réunir cinq psaumes dont chacun commençait par une des lettres formant le mot "Maria", et il les récita tout au long de sa vie. A sa mort, l'on trouva en sa bouche cinq roses rouges : courtoise réponse de Notre Dame à la courtoisie de ce pauvre d'esprit. Dans la brève "queue" qui cl6t ce Miracle, Gautier lance un avertissement aux lettrés, leur recommandant de réciter ces psaumes, agenouillés devant l'image de Marie : n'est-ce pas leur laisser entendre qu'ils doivent toujours réapprendre la simplicité et ne pas oublier ce qu'est la vraie prière du coeur ? Aussi bien, dès l'introduction du récit, suggère-t-il que la simplesse n'est peut-être pas très éloignée de la simplicité du coeur (dont il dira en II Mir 27 que Notre Dame l'aime par-dessus tout) :
Symples estoit et symplement
Servoit Dieu et dévotement (I Mir 23, v. 3-4).
44Or, ce qui importe aux yeux de Notre Dame, comme aux yeux de Dieu, c'est l'intention du coeur : cet élan total et sincère, provenant d'un sentiment tendre pour Notre Dame, et authentifié par la persévérance. Qu'importe dès lors qu'aux yeux des hommes l'expression de la prière soit maladroite et ridicule ? Les hommes ne sont-ils pas portés à juger la bouche plutôt que le coeur ? C'est ce qui ressort du Miracle du vilain. Ce vilain était un rustre ignare, "lourdas" et "sotart". Certes, il était avide d'accroître son misérable lopin de terre et trichait sans vergogne pour gagner quelques sillons sur le champ du voisin ; certes, son langage était émaillé de jurons ; mais il respectait scrupuleusement les obligations dominicales et ne refusait jamais de partager son pain avec plus pauvre que lui. Ces bonnes oeuvres s'accompagnaient d'une piété envers Notre Dame très vive mais d'une insigne maladresse, car
... il avoit tant esploytié
Ne sai le tiers ou la moytié
Savoit dou salu Nostre Dame
Que li avoit apris sa fame. (II Mir 20, v. 43-46).
45Et ce peu qu'il savait, de quelle façon le récitait-il, si nous en croyons les diables qui s'imaginent que son âme leur revient ?
Quant cis vilains apres ses buez
Huchié avoit "Hez !" ou "Hari !"
Lors si disoit : "Ave Mari".
He ! Com plaisant salu ci a !
Quant il avoit dit "gracia"
Ainz qu'il venist a "plena do"
Dis fois disoit ou "Hez !" ou "Ho !".
N'onques ne seut li vilains bus
Outre le mulieribus. (id. v. 152-160).
46Mais les diables, comme la plupart des hommes, jugent d'après le paraître ; Dieu, lui, juge d'après l'être :
Il ne prent garde a nezun fuer
Fors a l'entencïon dou cuer (id. ν. 167-168).
47C'est sur cette attitude de Dieu que doit se régler l'homme, comme le suggère Gautier qui, dans la "queue" de ce Miracle, nous livre le plus beau de ses brefs et rares commentaires personnels sur ce thème de la prière du coeur, qui parcourt toute son oeuvre, et auquel il se montre si sensible, mais dont il parle avec une discrétion peut-être révélatrice de son émotion :
Mais Diex entent luez, c'est la some,
La symple fame et le symple home
Qui tout son cuer souslieve es cielz
Et dit : "Merci, biaux sire Diex".
Geste oroysons est assez grande.
Qui plus ne seit, plus ne demande.
Brieve oroysonz le ciel tresperce.
Telz fuet es chanz ou ere ou herce
Qui Dieu prie de mylleur cuer
Qu'aucuns moygnes ne fait en cuer. (id. v. 187-196).
48Le coeur apparaît ainsi comme la source, le signe et la preuve de l'amour. A de nombreuses reprises, les expressions "prier de coeur" et "aimer" sont jointes, ou employées en synonymes. La valeur de ces rapprochements est mise en lumière par quelques passages explicites : telle est l'introduction de I Mir 31.
Il fu un moignes de Chartouse
Qui la virge, la Dieu espouse,
Si com je truis, tant par ama
Qu'en pandys grant lieu s'ame a.
Jour et nuit demouroit souvent
Ou moustier apres le couvent
Pour penre vainnes, pour ourer,
Pour encliner, pour aourer
La mere Dieu, devant s'ymage,
Que mout amoit de doz corage. (v. 1-10).
49Gautier, poussant jusqu'au bout sa logique spirituelle, va parfois jusqu'à donner à cet amour " de cuer fin" pour Notre Dame la couleur de ce que l'on appellera la mystique nuptiale. Il dit ainsi du clerc de Pise :
Ainsi de cuer se maria
A ma dame sainte Marie.
Certes, qui de cuer s'i marie
Et tout i fiche son corage
Paradys prent a mariage (II Mir 29, v. 888-892).
50Mais il reste très discret sur ce sujet, alors qu'il met l'accent sur ce qui apparaît donc comme étant le plus important à ses yeux : le coeur, parce qu'il exprime l'amour, est nécessaire et suffisant pour obtenir le salut. Rien de ce qui est dit ou fait sans le coeur n'a la moindre valeur aux yeux de Dieu et de Marie, mais tout ce qui vient du coeur leur est précieux ; c'est pourquoi leur jugement diffère si souvent de celui que portent les hommes. Le coeur est la seule exigence divine :
Mout a en toi loial amie,
Car ne demandes a nul fuer
A tes amis fors que vrai cuer. (I Mir 41, v302-304),
51s'exclame Gautier dans sa louange à Marie.
52Cette expression s "vrai cuer" est particulièrement révélatrice, dans la mesure où elle parfait la définition du coeur, généralement qualifié de "bon". En effet, les mêmes épithètes sont employées pour désigner ce qui représente l'amour humain : le "bon cuer et vrai" (II Mir 29, v. 900) et pour Celui qui a incarné l'amour divin, Jésus-Christ, "qui vrais et bons est doseur toz" (II Mir 9, v. 3690). Il y a entre Celui que les Miracles nomment si souvent "le roi qui ne ment" et ce que nous pouvons appeler "le coeur qui ne ment" une ressemblance qui est une correspondance. En témoignent magnifiquement ces vers de II Mir y, où un coeur pur devient la demeure du Christ :
C'est li tres sades Jhesu Cris,
Qui en son cuer est si escris
Et en son cuer si se repose
Pour lui oublie toute chose (II Mir y, v. 3691-3694).
53Voilà traité fort joliment l'un des thèmes johanniques chers à Gautier de Coinci qui, comme poète, ne fait qu'effleurer la question ultime sur laquelle il méditait sans doute comme moine : la "vérité" du coeur n'est-elle pas elle-même un don du Christ, "li clers solaus et li clers rais/Qui esclarcist tous les cuers vrais" ? (id. v. 2269-2270).
54Plutôt que de s'étendre en développements abstraits, Gautier préfère nous montrer un peuple de personnages priants dont les aventures nous font saisir peu à peu ce que n'est pas, et ce qu'est la prière du coeur ; et chez les plus saints d'entre eux, dont le coeur est un miroir de la Divinité, la prière du coeur, ayant atteint sa perfection, est le double reflet unifié de l'homme et de Dieu.
DISCUSSION
55J.C. PAYEN :
56L'accord nécessaire du coeur et de la bouche intervient dans l'histoire de la nonne à qui N. D. ordonna d'abréger ses saluts, lorsque Gautier développe l'idée que celui qui prie de bouche et non de coeur est une vièle désaccordée. Je note que la nonnain est si fervente que Marie lui impose de réduire le nombre de ses ave de 150 à 50 (voir le t. II de l'éd. KOENIG).
Auteur
Université de Toulouse - le Mirail
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