La prière dans le Rolandslied de Konrad
p. 45-65
Texte intégral
1Les prières contenues dans les chansons de geste françaises ont été l'objet de nombreuses études de la part des romanistes1 ; M. J. de Caluwé a dans un article récent2 évoqué celles de la Chanson de Roland. Je me propose aujourd'hui d'étudier les prières du Rolandslied du Curé Konrad qui a adapté en allemand la Chanson française. Je prendrai en considération tous les types de prières, qu'elles soient de simples invocations, de courtes oraisons ou des prières plus longues ; je ne pourrai cependant pas toutes les étudier en détail, car elles sont fort nombreuses ; je n'en verrai que quelques-unes, les plus représentatives ; pour les autres, j'en donnerai synthétiquement les thèmes et la fonction. L'idéal serait de confronter toujours le texte de Konrad à celui de son modèle ; mais là surgit une difficulté, en effet on ne dispose pas du texte français adapté par Konrad : aussi comparerai-je le texte allemand aux manuscrits d'Oxford, de Châteauroux et de Venise IV du Roland français et partirai toujours des textes sans recourir à la littérature secondaire, mais je ne pourrai qu'émettre des hypothèses sur le comportement de Konrad adaptateur. Dans un premier temps j'examinerai les prières selon toute vraisemblance ajoutées par Konrad, dans un second temps les prières du Roland français omises par l'auteur allemand, enfin j'étudierai la manière dont il a adapté les prières qu'il a reprises de son modèle3.
1.- Les prières ajoutées par Konrad
2A côté d'une prière que Konrad met dans la bouche d'Aude (Aude qui chez Konrad est l'épouse de Roland (8692/3) a le temps avant de trépasser de recommander son âme à Dieu (8713-22) ; à ce propos il convient de noter que dans les ms. C 7125 sqq. et V 4 5240 sqq. Aude prie longuement et se confesse), nous avons affaire à des prières de Charles et à des prières collectives.
1.1.- Les prières de Charles
3Aux vers 38-66 Charles prie pour que Dieu ravisse les païens au diable. Cette prière est adressée à Dieu au nom de son incarnation et de sa mort sur la croix : Dieu qui sauve les siens doit aussi sauver les païens du diable. Dieu l'entend, lui envoie un ange pour lui confier la mission d'aller en Espagne convertir les païens à qui il donne un chance de salut : s'ils ne la saisissent pas, ils seront éternellement perdus.
4Cette scène a peut être été inspirée à Konrad par la scène finale du Roland où Gabriel donne à Charles au nom de Dieu la mission de repartir en guerre contre les païens : il est possible qu'il l'ait tout simplement déplacée afin de donner le ton de toute son œuvre4 : Charles, vassal de Dieu, représentant de Dieu sur terre, est en constant dialogue avec lui, reçoit de lui directement ses ordres et n'est responsable que devant lui ; il est l'instrument de Dieu et doit pour lui augmenter la Chrétienté dont il est le chef spirituel suprême. Dès la première prière de Charles, Konrad met l'accent sur le thème de la croisade, de la guerre sainte, dont Charles est le capitaine, thème qui sous-tend toute son œuvre.
5La sollicitude de Charles pour les païens réapparaît aux vers 775-782 où il demande au Christ de les délivrer de leurs péchés ; ici Konrad est peut-être parti du vers 0 137 ("Li empereres tent ses mains vers Deu") pour ajouter cette brève prière ouverte par une action de grâce qui figure aussi en V 4, 127 ("Dist l'enperer : "Regracia sia Dé !"). L'action de grâce est le thème de la prière de l'empereur aux vers 2833/7 : Charles remercie Dieu du fait que Ganelon a réussi dans sa mission et que les païens acceptent de se faire chrétiens. Mais ici Charles rend grâce à Dieu à mauvais propos, puisqu'il s'agit d'un piège destiné à anéantir l'armée chrétienne. Konrad a développé un vers de 0 698 ("Gracïet en seit Deus !"). Une simple formule devient dans le poème allemand une véritable prière, sans que Konrad voie qu'il se met dans une situation contradictoire, défaut commun à tous les adaptateurs allemands d'œuvres françaises. Aux vers 6161/7, alors que Roland a sonné du cor et que l'armée s'apprête à faire demi-tour, Charles ne songe plus au salut des païens : au contraire, il sollicite de la Vierge et de tous les Saints de l'aide dans sa lutte contre eux. En V 4 1943 figure une brève invocation de la Vierge ("Sancta Maria, aïue !"). Si cette invocation se trouvait dans le modèle de Konrad, comme cette concordance donne à penser, l'auteur allemand y aurait ajouté une prière altruiste : en effet, Charles pense ici à toute la Chrétienté qu'il s'agit de sauver des païens. Enfin aux vers 3049-55, Charles, se sentant coupable (quelques vers plus haut il avait demandé à Dieu de lui pardonner une faute : s'agit-il de son commerce illégitime avec sa sœur que la légende lui impute ? (2999-3007), s'adresse à Dieu, le priant d'épargner son peuple et de le juger et le punir lui seul pour ses nombreux péchés, mais de le préserver du feu éternel. Cette scène de prières, où par ailleurs Charles recommande Roland et tous les siens à la grâce divine (3020/5), est intercalée dans la scène où Charles, la nuit après que ses barons, à l'instigation de Ganelon, lui ont demandé de laisser son neveu Roland en Espagne, est assailli par des rêves prémonitoires qui l'avertissent des dangers qui le menacent : sans doute prend-il ces périls pour une manifestation de la colère divine dont par un esprit exemplaire de sacrifice il veut préserver son peuple et dont il veut seul subir les effets. Plus loin dans l'œuvre, Charles considère tous les malheurs que les siens subissent comme envoyés par Dieu en pénitence de ses propres péchés et de ceux de sa famille (7451/5) ; et priant, les bras en croix comme un moine, il demande miséricorde (7448/9). Ces deux passages ont pu être inspirés à Konrad par la Bible, dont on sait qu'il la connaissait et l'utilisait5 : notamment par Samuel II, 24, 17 et Chroniques I, 21, 17 ou David demande à Dieu d'épargner son peuple et de le punir lui et sa famille des fautes qu'il a pu commettre. La grâce que Charles demande lui est accordée : Dieu répond à sa prière et Charles trouve sur lui une croix qu'un ange lui a apportée du ciel pour lui montrer qu'il est sous la garde de Dieu. Du même coup son peuple est sauvé, les épreuves des chrétiens sont en effet terminées : ils vaincront les païens et Charles abattra leur chef, Paligan, mettant ainsi fin â la guerre.
1.2.- Les prières collectives
6A deux reprises seulement une prière collective ajoutée par Konrad est destinée à demander de l'aide à Dieu : la première fois (170/4), c'est le peuple qui, appelé à la croisade par les émissaires de Charles, demande instamment à Dieu la force de résister aux païens et de les vaincre. La seconde (8553) les chrétiens prient pour que Charles ait la vigueur de résister à Paligan et de le vaincre. Cette prière, cependant, fait double emploi : en effet, Charles est assuré par Dieu lui-même qu'il vaincra (8542-50). Sans doute les chrétiens n'ont-ils pas entendu la voix de Dieu ! Dans la Chanson française (3609 sqq.), Dieu qui ne veut pas qu'il soit vaincu lui envoie St-Gabriel qui le réconforte. C 5774/6 ajoute, lui, à cet endroit du récit une brève prière de Charles à Jésus. Sinon, les chrétiens prient avant d'entrer dans la bataille pour se préparer à la mort, au martyre. Au contraire des païens qui prient leurs idoles pour la vie de leur corps (ainsi aux vers 3516 sqq. : les prières des païens sur lesquelles nous ne pouvons nous arrêter ici, sont en constante opposition avec celles des chrétiens), les chrétiens prient pour le salut de leur âme : Konrad le souligne (4872 "sine gebetten nie umbe den lip"). Ils demandent à Dieu de les réconforter, de leur remettre leurs péchés (3404/5), de les sauver du diable (4870/1), de les purifier (5263). Ils implorent Dieu "par les plaies grâce auxquelles il a sauvé les siens" (3402/3), au nom de la mort qu'il a endurée pour eux (5261), "au nom de la gloire de sa mère" (5615).
7Ces prières n'ont pas la forme de l'Ordo commendationis animae, qui est celle de la prière de Roland dans la Chanson française (nous y reviendrons), certaines ne sont même pas précisées (Konrad se borne à dire ainsi aux vers 5790-5800 que les chrétiens se mettent â genoux pour prier), elles ont cependant le même objet : à savoir demander le pardon des péchés afin de gagner le ciel. Mais nous avons le plus souvent affaire à un échange entre Dieu et les Chrétiens que Konrad, soulignant le thème de la croisade, appelle "gotes degene" (ainsi 3412 : "les champions de Dieu") : ils vont à la mort comme à un mariage, sont prêts à subir le martyre pour qu'en échange Dieu les accepte au ciel et leur fasse grâce (ainsi 5614 sqq.).
8C'est le sens de la prière que Turpin prononce au nom de tous avant la seconde bataille et à laquelle l'anaphore "hiute" (aujourd'hui) donne le caractère d'une incantation (5260-78) : Konrad a peut-être développé à fond un thème déjà présent dans son modèle (0 1523 ; V 4 1475/8 ; et C 2577/9 où Turpin appelle les guerriers "li home Deu") 2577)). La prière a véritablement la fonction de fortifier, de tonifier, d'affermir les combattants c'est un opium, un alcool qui les soutient avant la mort, sûrs qu'ils sont de gagner la félicité éternelle, le paradis, comme salaire de leur peine (5272).
9Au reste, Dieu les entend : il répond à leur prière en faisant souffler un vent rafraîchissant qui est le symbole de la grâce qu'il leur envoie (5625-30). Dieu lui-même intervient dans l'action : il fortifie ses enfants qui comprennent le message, ils savent que ce vent représente la grâce que Dieu leur envoie, sur quoi ils disent Amen !, comme à la fin d'une prière. Dans le Rolandslied, œuvre d'inspiration cléricale, existe un constant dialogue entre Dieu et les héros, que ce soit Charles ou ses hommes qui "milites dei", soldats de Dieu, mènent une guerre juste, subissent la mort pour Dieu, leur suzerain céleste, et Dieu, en récompense, leur permettra de prendre possession de leur patrimoine céleste.
10Et Konrad de prier â son tour (3948-60) les héros de Roncevaux comme des saints (3948/9 "si sint unser bruche/zu dem gotes riche", "ils sont pour nous le pont qui conduit au royaume du Ciel") (voir aussi par exemple 7598-7600).
2.- Les prières du "Roland" français omises par Konrad
11Je verrai d'abord les prières purement omises par Konrad, dans un second temps celles qu'il remplace par une autre prière.
2.-1.- Omissions
12Le texte allemand ne contient pas la prière de Roland recommandant à Dieu les âmes des chevaliers déjà morts au combat (0 1854/6). A la place de cette prière qui figure aussi en C 3220/2 (mais non en V 4 dont le texte paraît corrompu6, le héros de Konrad -et ceci est symptomatique du personnage du Roland allemand, vassal de Dieu, qui considère la bataille comme un second baptème purificateur, refuse de sonner du cor pour mourir martyr et veut tuer le plus de païens possible pour gagner le paradis (3873 sqq.)-enflamme ses compagnons survivants (en 0 il n'y a qu'un seul vers : 1868 "Sire cumpainz, alum i referir !", dit-il à Olivier, presque avec résignation), et les pousse à se jeter dans la bataille (6168/83, vers qui sont parallèles à 5807/28 par exemple, où il les exhortait au nom de l'amour divin qui leur donne une force merveilleuse, à combattre en songeant que Dieu les récompensera : "der sihet sinen herren/in siner gothaite./dar muget ir gerne arbaite" 5826/8) : si Roland est certain que ses compagnons, morts ont déjà gagné leur patrimoine céleste, il n'est pas nécessaire qu'il recommande leur âme à Dieu ; il importe davantage qu'il exhorte les survivants à se battre. Turpin au reste le remercie de les affermir ainsi dans la loi divine (6185 sqq.). L'exhortation au combat porte ses fruits : en effet ils attaquent les païens "mit wol geintem mute", animés d'un seul esprit (6192) en vrais soldats du Christ, (l'unité de l'Esprit est une qualité chrétienne : cf. Epître aux Ephésiens, 4,3), et Konrad de souligner à nouveau qu'ils combattent pour la récompense éternelle.
13Konrad omet également la prière de Roland pour ses pairs (0 2261 ; C 3981-3 ; V 4, 2416) ; aux vers 6572/9 le preux montrait à Walther son impatience de les voir sacrifier leur vie pour qu'ils ne soient pas "chassés du chœur des anges" (6576/9), en d'autres termes pour qu'ils soient tous admis au paradis. En mourant au combat, ils ont donc suivi le conseil de leur capitaine qui peut être certain qu'ils sont au royaume de Dieu : aussi ne demande-t-il pas à Dieu de les appeler.
14Pour la même raison Konrad supprime le passage où Turpin, joignant les deux mains vers le ciel, proclame ses péchés et prie Dieu de lui donner le paradis (0 2239-41 ; C 3912/8 amplifie le texte abrégé par V 4 qui omet 2239 (V 4,2388/9)), de même que la prière de Roland recommandant Turpin à Dieu pour que la porte du paradis lui soit ouverte (2252/8). Ces deux passages sont remplacés par quelques vers où Konrad montre l'âme de Turpin emportée au ciel par les anges (6765, vers que l'on peut rapprocher de V 4, 2383/4 "L'arme s'en part que ni oit plus del tamp : /Deus en l'aporte il sen sant Abraam"). Turpin arrive au paradis devant le trône céleste et est reçu par Notre Seigneur lui-même (6766/9), et l'auteur allemand de terminer par un psaume (44,5 "Procede et regna !").
2.2.- Konrad remplace une prière par une autre prière
15En face de la prière que les chrétiens qui ont entendu le cor de Roland font pour que Dieu préserve le preux jusqu'à leur retour (0 1837/8, qui ne figurent ni en C ni en V 4 : ces deux mss. omettent en effet la strophe CXXXVIII), nous lisons dans le texte allemand une prière où Charles pense au salut de toute la chrétienté (6160/7).
16Alors qu'en 0 2194 sqq. et V 4, 2347-52 (C 3816/8 abrège et supprime la prière en discours direct) Turpin donne la bénédiction aux morts, les recommande à Dieu (2196 "Tutes vos armes ait Deus li Glorius !/En pareïs les metet en sentes flurs !") et regrette de ne pouvoir revoir Charles, chez Konrad (6632/7) il pense aux vivants et surtout à Charles, son suzerain terrestre, pour que Dieu, la Vierge et tous les saints lui donnent la force de sauver la Chrétienté : par là, Turpin souligne une nouvelle fois que Charles est le chef spirituel de l'ensemble des chrétiens.
3.- Comment Konrad adapte-t-il les prières reprises de son modèle ?
17Nous commençons par un texte qui n'est pas à proprement parler une prière, mais qui en a toutes les apparences : c'est le salut de Blanscandiz à Charles. Affectant de vouloir embrasser, lui, son roi et tout son peuple, la religion chrétienne, l'émissaire de Marsilie énumère les articles fondamentaux de la foi chrétienne sur le modèle du Credo. Cette profession de foi, Konrad ne l'a pas inventée, en effet, dans le ms. de Châteauroux figure au même endroit du récit un texte analogue :
711/21 C 142
"heil sist du keiser here, : Bau sire rois, cil Deus vos minne unde ere puis garder
si dir irboten uon deme lebendingen gote,
der himel unde erde : Qi fist le ciel, la terre et
uon nichte hieze gewerden, la mer
der uon himele her nider si komen, uon einer megede wurde geborn, in deme lordane getouft wart
unde an deme cruce irstarp, : En seste croiz laissa son cors die werlt erloeste uon der pener
helle." Et el sepoucre cocher et repouser,
Et au tierç jor de mort resusciter."
18Deux points sont communs : la création et la crucifixion ; en C qui n'énumère que quatre éléments figurent en plus la mise au tombeau et la résurrection qui manquent chez Konrad ; celui-ci en revanche cite la descente du Christ sur la terre, sa naissance d'une vierge, son baptème dans le Jourdain et le fait qu'il ait délivré le monde de l'enfer.
19Cette coïncidence entre le poème allemand et le Roland de Chateauroux ne peut être fortuite : elle incline au contraire à penser que les deux textes dérivent, sans doute seulement indirectement, d'un manuscrit commun dont l'auteur aurait ajouté une ébauche de Credo aux deux vers qu'on lit en 0 (123/124/"Salvet seiez de Deu,/Le Glorius, que devuns aürer !") et les deux poètes auraient ensuite brodé librement sur le canevas proposé par leur modèle. Blanscandiz reprend les termes du Credo pour bien montrer que son intention de se convertir au christianisme est sincère : le fait qu'il prie comme les chrétiens est là pour le prouver. Mais comme le dit l'adage bien connu : il y a bien loin de la profession à la croyance !
20Abordant maintenant les prières figurant aussi bien dans la Chanson française que dans le Rolandslied, nous prenons la prière d'Olivier. Alors que 0 2014/8 présente cette prière au discours indirect (il en est de même en V4 2130-34 et C, 3387-91), Konrad utilise le discours direct (6493-6506) (attitude typique de l'adaptateur allemand : là où le français emploie le discours direct, l'allemand utilise le discours indirect, et vice versa), et surtout développe. Comme en 0, Olivier confesse ses péchés, prie Dieu de lui donner le paradis, prie pour Charles, Roland. Mais alors qu'en 0 2017 Olivier prie aussi pour la "France dulce", le bavarois Konrad qui n'a pas comme l'auteur du Roland français le dessein de magnifier le patriotisme français, escamote ce thème et fait recommander par Olivier ses compagnons à Dieu afin qu'ils soient admis à la vie éternelle (6512) : cependant il garde le qualificatif "dulce" qu'il applique aux hommes de Charles ("der suzen Karlinge"). Dédoublant pour finir une brève indication de son modèle (0 2017-8 "E beneïst/.../sun cumpaignun Rollant sur tuz humes"), Konrad encadre cette recommandation à Dieu des compagnons d'Olivier par la prière du preux pour Roland (6507/10 et 6517/8) qu'il qualifie de champion de la sainte foi (6509/10 "er was ie din uorchemphe/des heiligen gelouben") : cette addition de l'auteur allemand va dans le sens de la chanson de croisade qui est comme nous l'avons vu â maintes reprises l'orientation du Rolandslied. Si Konrad reste somme toute assez proche du texte français pour le prière d'Olivier, en revanche il s'en écarte considérablement pour les deux prières de Roland, celle pour Durendal et celle du héros mourant. Le Roland de la Chanson prie la Vierge Marie et Dieu pour que les païens ne s'emparent pas de son épée (0 2303 sqq. ; V 4,2458 sqq. ; C 4063 sqq. supprime l'invocation à Marie). Chez Konrad, Roland demande pardon à Dieu (6872 sqq.) pour avoir voulu la briser, elle qui est si sainte en raison de son origine céleste (dans le poème allemand comme en V 4,2475 "Deus dal cel la tramist par un angle", c'est un ange qui l'a remise à Charles, et Konrad ajoute expressément : pour qu'il la confie à Roland, soulignant ainsi le thème de Roland, vassal de Dieu : comme l'a montré Karl Bertau7, Charles n'est que l'intermédiaire entre le suzerain céleste et Roland), en raison aussi des reliques qu'elle contient (6874 sqq.). Tout le discours de Roland devient prière : il remet à Dieu, son suzerain céleste qui lui a ordonné cette expédition (6884) -Roland, comme Charles, reçoit ses ordres directement de Dieu et n'est responsable que devant lui-, le fief qu'il a reçu de lui en lui tendant son gant que prend le messager du ciel (6891 ; St Gabriel en 0), geste féodal comme en 0 où il figure à la fin de la prière de Roland pour le salut de son âme (V 4 supprime ce trait qui comme le dit J. Bédier8 sans doute l'a choqué parce que non liturgique ; cependant il figure en C 4104/6 plus haut dans la scène qu'en 0, mais le texte de C est assez confus, alors que celui de Konrad est net et clair comme celui de tout adaptateur).
21Dans la Chanson française cette prière de Roland mourant semble ainsi que l'a montré J. De Caluwé à la suite notamment de Joseph Bédier9 décalquée dans les trois versions du Roland français (0 2383 sqq. ; V 4, 2542 sqq. ; C 4154 sqq.)10sur le Libera si eut liberasti de la liturgie des défunts, appelé aussi Ordo commendationis animae : il proclame ses fautes (2364/5 ; 2368/72 ; 2383) et implore la pitié de Dieu au nom de deux miracles qu'il a faits (résurrection de Lazare et Daniel sauvé des lions). La prière de Roland est conforme à la prière des agonisants. Comme l'écrit J. Bédier11, le seul trait surprenant de la scène -à côté du geste non liturgique de la remise du gant à Dieu- est la descente de l'ange Chérubin accompagnant les archanges Michel et Gabriel pour recueillir comme dans l'Ordo l'âme de Roland (0 2390 sqq. ; V 4,2554 sqq.)-Que fait Konrad ? Roland se prosterne les bras en croix (6895) : tout comme Charles il prie comme un moine. Sa prière comporte trois parties. Il prie tout d'abord pour sa propre âme, pour son propre salut (tu sais combien mon cœur t'aime : en échange, pourrait-on dire, fais en sorte que mon âme soit sauvée ; une fois pendant le combat Konrad avait ajouté une brève invocation de Roland au Seigneur pour le salut de son âme (6360)) ; ensuite, comme Turpin, il recommande à Dieu Charles, son suzerain terrestre, afin qu'il remporte la victoire sur ses ennemis -Konrad prépare ainsi l'épisode de Paligan et l'insère solidement dans son œuvre ; il souligne aussi le thème de la croisade- : c'est donc à Charles surtout que pense Roland et non â lui-même comme dans le Roland français ; de plus, au contraire de 0 où le héros pense au passé (il rappelle ses victoires), chez Konrad il pense à l'avenir (et dans sa dernière prière le poète allemand supprime le rappel des victoires qui l'a peut-être choqué). Pour finir, il recommande les carolingiens et tous les sujets de Charles à la miséricorde divine et demande à Dieu de les accueillir dans le sein d'Abraham -la référence à Abraham est aussi en V 4,2384, mais là elle concerne Turpin-. C'est sur ces paroles que s'achève la prière de Roland rapportée au style direct. Juste avant sa mort il remet son âme à Dieu et est reçu dans le Ciel où il jouit de la béatitude éternelle avec Saint Michel, Saint Gabriel et Saint Raphaël. Ainsi Konrad mentionne dans un autre contexte que 0 et V 4 les archanges et au lieu du mystérieux Chérubin il signale Saint Raphaël, le troisième archange mentionné dans l'Ordo : il est donc tout à fait orthodoxe.
22Il est tout à fait remarquable que Konrad supprime toute référence à la liturgie des mourants, qui figure aussi bien en 0 qu'en V 4 et en C avec des modifications, donc très certainement dans sa source. Son héros de plus pense bien plus à Charles et aux siens qu'à lui-même : il ne demande pas pardon pour ses péchés et remet seulement son âme à Dieu. Dans cette scène il apparaît ainsi d'abord en vassal de son suzerain céleste (don du gant), puis en vassal de son suzerain terrestre, illustrant le double rapport vassalique dont, comme le souligne Karl Bertau12, parlait Charles dans le prologue de l'oeuvre : 217/8 "wesit got untertan./ uwir meisterschefte untertan" : être soumis à Dieu, être soumis à ses chefs, telle est la condition pour recevoir en récompense la grâce éternelle. Mais surtout, la mort de Roland s'accompagne de prodiges qui font penser à la mort du Christ, d'autant plus qu'elle aussi est mise en relation avec le Jugement dernier (Mathieu 24,29-30 et 27,50-52)13. Cependant Konrad n'a pas inventé ce trait, car en 0 1423/37, V 4, 1337-46 et C 2432-45, il est fait aussi allusion à des bouleversements et à 1a fin du monde et le passage se termine par ce vers 01437 "ço est li granz dulors por la mort de Rollant" (V4, 1346 "Deo li fist tot por la mort de Rollant" (C 2445 lit "Ainz est dolor por amor de.R.")) Mais le contexte est tout à fait différent : nous sommes au commencement de la seconde bataille, et on peut seulement interpréter ces vers comme une anticipation de la mort de Roland : le poète français annonce cette mort au début de la mêlée qui verra périr tous les preux. Konrad aura donc repris ces vers de son modèle, les aura déplacés et leur aura donné une autre fonction : on peut supposer qu'il les aura utilisés après que Roland a quitté cette terre, les mettant mieux en valeur, afin de faire explicitement de Roland une figure de Christ : Roland, comme le Christ, se sacrifie pour l'humanité. En outre, on peut penser que Konrad représente la mort de Roland comme celle du Christ : 6916/9 "daz houbet er nider naicte,/die hende er uf spraite./dem alwaltigen herren/dem benalch er sine sele" ("il inclina le chef, il étendit les bras : au Seigneur tout puissant il remit son âme") sont en effet parallèles à Jean 19,30 "inclinant la tête, il remit l'esprit" ou encore â Luc 23,46 "Jésus dit : "Père, en tes mains je remets mon esprit." S'il est vrai que Roland est assimilé au Christ, il n'a pas besoin de demander le pardon de ses fautes, ce qui expliquerait pourquoi Konrad a supprimé toute référence au rituel des agonisants, à l'Ordo commendationis animae.
23Quant aux prières de Charles, l'une d'entre elles est une prière pour les morts. En 0 2887 sqq., nous n'avons pas de véritable prière, mais cinq laisses parallèles où Charles pleure d'abord Roland et ses compagnons morts en les recommandant à Dieu. Konrad développe une longue prière, d'abord en style direct (7547-58), puis indirect (7561/3) où Charles conjure Dieu au nom de son propre martyre d'avoir pitié de l'âme de Roland, de le délivrer de l'enfer et de l'accepter dans le choeur céleste en lui donnant la grâce éternelle et demande miséricorde pour ses compagnons. A ce propos, il faut signaler qu'en 0 2955/7 (V 4, 3138/40 ; C ne présente pas cette laisse) les ecclésiastiques présents disent les prières pour tous les morts de Roncevaux, alors que chez Konrad (7582-3), bien que évêques et autres clercs soient présents, ils assistent muets aux funérailles : c'est Charles qui comme chef spirituel de l'armée (et de l'empire) est seul chargé de prier pour les morts, sur quoi toute l'armée dit "amen"(En 8662 nous avons une autre prière - collective cette fois -pour les morts, mais sans qu'il soit fait référence aux noms de Dieu comme en 0 369414).
24Les autres prières de Charles sont consacrées à demander de l'aide â Dieu : citons la prière qu'il fait avant la bataille contre Paligan (K 7907-29), et qui est parallèle à la grande prière de Charles dans le Roland français (0 3100/9 ; V 4, 3289-3297 ; C 5107-5121)15.
25Contrairement à ce qui se passe dans le poème français, le Charles de Konrad ne se couche pas par terre dans une attitude d'humiliation : il se met à genoux et lève les bras. Comme le souligne J. De Caluwé à la suite de Jean Frappier, cette prière de Charlemagne est dans le texte français proche de celle de Roland agonisant pour ce qui est de la forme, mais pour ce qui est du fond et de l'objet (Charles ne demande pas pardon pour ses péchés, mais une grâce matérielle), elle se rapproche du credo épique, c-â-d. de la prière du plus grand péril.
26Konrad qui s'écartait dans la prière de Roland du rituel des agonisants, reste ici fort proche du cadre de la prière du Charles français. Tout d'abord il conserve l'évocation de Jonas, du roi de Ninive et des enfants dans le feu ; mais pour les deux premiers exemples il est plus proche de la Bible que du Roland ; comme Jonas 2,1, il précise que Jonas était dans le ventre d'un poisson (non dans celui d'une baleine, comme en 0 3102, C 5109, V 4, 3291, cependant dans la prière ajoutée par V 4, 3883 sqq. il est dit : "E santo Jonas del ventre del peison" 3886) et qu'il y resta trois jours (des mss. du Roland seul C 5111 présente ce détail
27"Tres jor i fu" : cette concordance entre C et Konrad est intéressante ; on peut néanmoins penser qu'elle est fortuite : Konrad aura pu puiser ces deux faits (poisson et trois jours) directement dans la Bible. L'évocation du roi de Ninive est également plus complète et plus proche de "la Bible (7916 "dor er erkante din ê" est proche de Jonas 3,5 "Les gens de Ninive crurent en Dieu"). Pour ce qui est des trois enfants, dans la Bible (Daniel 3,15) il est question d'une "fournaise de feu ardent", dont se rapprochent les textes de 0 3106, V 4, 3295 et C 5117, alors que K 7913 parle d'un "ouen", d'un poële ; d'un autre côté K 7914 se rapproche du texte biblique en signalant "le quatrième parmi eux c'était toi" (Daniel 3,25 "Le quatrième a l'aspect d'un fils des dieux"). Tandis que les mss. du Roland respectent l'ordre chronologique (Jonas sauvé du poisson précède Ninive immédiatement), Konrad intercale entre les deux la mention des trois enfants, qui vient en quatrième position dans les textes français. L'auteur allemand de plus supprime "Daniel sauvé des lions", présent en troisième position en 0 3104/5, C 5116 et V 4, 3294, et qu'il cite par ailleurs (8180/4). Enfin il ajoute deux autres motifs - en effet ils ne sont présents ni en 0 ni en V 4 ni en C - le premier figure dans l'Evangile : c'est Saint Pierre sauvé des ondes de la mer, qui renia Dieu trois fois (Math. 14,28-33 et 26,69-75, mais Konrad relie deux faits séparés dans la Bible) ; le second, qui montre que le poison ne pouvait nuire à Jean ni l'huile le brûler, peut être rapproché des Actes des Apôtres 28,3 sqq où c'est Paul qui est préservé de la mort après avoir été mordu par une vipère (Konrad paraphrase le texte de la Bible, transférant sur Jean ce qu'elle dit de Paul, et ajoute le motif de l'huile). Le plus curieux est que ni l'un ni l'autre ne figure parmi ceux relevés par E.R. Labande dans son article.
28Chez Konrad, Charles, ajoutant deux thèmes à ceux de son modèle, accumule les exemples où Dieu grâce à sa toute-puissance (7909) a montré sa miséricorde (il dit lui-même qu'il rappelle tous les miracles de Dieu : 7919), avant de demander comme dans le Roland français une nouvelle intervention : on pourrait appliquer à l'auteur allemand ce que J. De Caluwé dit des auteurs français qui choisissent "leurs thèmes dans le réservoir inépuisable des textes sacrés pour innover tout en restant dans le cadre d'une tradition littéraire"16. Dans le Roland français, Charles demande à Dieu la grâce de venger Roland, chez Konrad de lui accorder à lui et aux siens la victoire et le salut : de plus il termine dans le texte allemand par une formule d'humilité : nous avons confiance en ta grâce (7929) ; puisqu'en toute humilité les chrétiens se confient en la garde de Dieu (et non comme les païens, en leur propre force : l'humilité est la qualité fondamentale des chrétiens), Dieu ne peut que leur donner ce qu'ils demandent. On constate ainsi que si dans le texte français Charles prie Dieu pour une grâce purement matérielle, Konrad ajoute une grâce spirituelle (saelde) et supprime la référence à la vengeance : peut-être Konrad ne voulait-il pas introduire ce thème peu chrétien- il faut le dire- de la vengeance, même si elle doit s'accomplir sur des païens, dans une prière qu'il dit en tant que chef spirituel de l'armée (ceci est manifeste dans l'amen que tous disent (7930)) et dans les vers de conclusion : 7931/3 "Do der chaiser here/gemante got uerre/umbe di heiligen cristinhait"). Ce thème cependant apparaît plus haut dans les instructions que Charles donnait à ses capitaines (7784/6) et dans la prière de l'empereur que Konrad ajoute avant le combat contre Paligan (8416-35) ; il semble que le poète allemand ait dédoublé l'unique prière de Charles du Roland français. Cette prière est également parallèle à celle qu'il disait à Roncevaux (6990/9 ; 0 2449-51 ; V 4,2639-41 ; C 4253/7) : dans les deux cas il demande que le soleil ne se couche pas pour lui permettre de venger Roland. Alors il pouvait vaincre l'armée de Marsilie, ici Dieu va l'aider à vaincre l'armésde Paligan. Et nous avons le cadre de la prière du plus grand péril avec un exemple pris dans la Bible : comme jadis Dieu a délivré Gédéon et par là montré sa toute-puissance, il doit sauver Charles et les siens. Mais la référence biblique (Juges, VII) qui ne se trouve dans aucune des prières analysées par E.R. Labande, est seulement approximative.
29Enfin Konrad utilise une dernière fois le cadre de la prière du plus grand péril dans la prière de Charles, de tous les guerriers et des femmes pour la victoire de leur champion Tirrich (8881-91) que Konrad a développée à partir d'une indication succincte de son modèle (0 3891 et 3898 ; C 7960-2 et 7980, V 4, 5829-39 et 5846) : mais il est seulement dit que les orants rappellent à Dieu ses miracles, sans en citer un seul (8888).
***
30Au terme de cette comparaison des prières contenues dans le Rolandslied et dans les versions françaises de Ta Chanson de Roland, nous pouvons en guise de conclusion formuler les remarques suivantes :
311) Nous avons relevé dans le corpus des prières un certain nombre de correspondance étroites entre le Rolandslied et les versions V 4 et C (mais aussi 0), ce qui incline à penser que Konrad, V 4, C et 0 dérivent d'un manuscrit commun avec plus ou moins d'intermédiaires. Il conviendrait d'étendre ce travail de comparaison à l'ensemble de l'œuvre, car des sondages faits ailleurs que dans les prières conduisent à la même conclusion17. L'exemple le plus frappant est la présence chez Konrad comme en C d'un credo mis dans la bouche de Blanscandiz saluant Charles.
322) Il est connu que le Rolandslied est d'inspiration religieuse ; d'autre part son auteur dit lui-même être un ecclésiastique (9079 "ich haize der phaffe Chunrat"). Il n'est donc pas étonnant que les prières soient plus nombreuses que dans les textes français.
33Soit l'orant, pour se préparer à la mort, au martyre, demande le pardon de ses péchés et prie pour le salut de son âme, soit il prie Dieu afin que celui-ci accorde à lui même ou à un tiers une aide spirituelle (sauver les païens du diable, se recommander ou recommander les preux à la grâce divine) ou matérielle (demander la victoire ou un secours plus ou moins miraculeux, ainsi, le vœu que le soleil ne se couche pas, ou la force de résister aux ennemis). Cependant il remplace les prières de Roland qui dans la Chanson française recommande à Dieu les âmes de ses compagnons et de ses pairs morts par une exhortation aux survivants â se jeter de nouveau dans la bataille, de même il substitue à la bénédiction que Turpin donne aux morts une prière pour que Charles et les siens, donc les vivants, aient le soutien de Dieu pour protéger la Sainte Chrétienté. C'est que les héros, qualifiés de "gotes degene", de soldats de Dieu -Roland lui-même est qualifié par Olivier de "uorchempfe des heiligen gelouben", champion de la sainte foi- mènent une guerre juste : ils subissent la mort pour Dieu, leur suzerain céleste qui en récompense les accueille dans le choeur céleste -le thème de la croisade sous-tend toute l'œuvre-. Aussi Roland et Turpin sont-ils certains qu'ils sont au paradis et n'ont pas besoin de prier pour eux, aussi vaut-il mieux enflammer les survivants pour qu'ils se lancent dans la mêlée et prier pour que les vivants aient le soutien de Dieu dans leur lutte contre les païens. Pour la même raison, Konrad remplace une prière de Turpin proclamant ses péchés et une oraison de Roland priant pour que l'archevêque soit admis au paradis par l'arrivée triomphale de Turpin devant Notre-Seigneur.
343) Les prières de Charles révèlent quant à elles une certaine ambiguïté dans le personnage de l'empereur : il semble en effet y avoir interférence entre deux rôles. D'une part, Charles a lui-même commis des fautes et apparaît donc en tant que pécheur et tel David demande à Dieu d'épargner son peuple et de le frapper seul. Dieu répond à sa prière en lui remettant une croix qui signifie que lui est sauvé, donc que son peuple l'est aussi.
35D'autre part, il apparaît en tant que conducteur du peuple, en tant que chef spirituel suprême de l'armée, de l'empire et (comme les limites de l'empire se recouvrent avec celles de la Chrétienté) de la chrétienté entière, voire du monde entier : il est le protecteur de l'église dans ce qu'elle a d'universel (tous les rois sont ses vassaux et il est nommé à plusieurs reprises "uoget von Rome", "romischer uoget", bailli de Rome, ou bien encore "gruntueste der cristinheit", fondement de la Chrétienté, "bluet des heiligin glouben", fleur de la sainte foi, et il n'est nulle part question du pape qui est purement et simplement mis entre parenthèses). Il est donc le vassal de Dieu, son représentant sur terre, et sa mission, qu'il a reçue directement de Dieu après une prière qu'il lui a adressée avec ferveur au début de l'œuvre, est d'augmenter pour son suzerain céleste la chrétienté en convertissant le plus de païens possible afin de les sauver du diable, puis de protéger l'ensemble des chrétiens contre les païens puisque ceux-ci n'ont pas saisi l'occasion qui leur était offerte de se sauver. Le fait le plus révélateur de ce rôle est sans nul doute que Konrad supprime les prières dites dans le Roland français par les ecclésiastiques pour les morts de Roncevaux : c'est Charles qui lui-même prie pour eux. Dans ce cas, on peut dire qu'il est l'intercesseur entre Dieu et la chrétienté et penser que tel Moïse (Exode 32,30), il prend sur lui des péchés qu'il n'a pas commis : il assumerait alors les péchés de la chrétienté et les présenterait à Dieu pour qu'il pardonne.
364) Alors que Konrad conserve le cadre de la prière du plus grand péril dans la grande prière de Charlemagne avant la bataille contre Paligan, il supprime dans la prière de Roland mourant toute référence au rituel des agonisants. Mais s'il est vrai que Konrad, partant de son modèle, mène jusqu'à son terme une assimilation de Roland et du Christ seulement ébauchée dans la Chanson, point n'est besoin pour lui de faire sa coulpe, point n'est besoin en conséquence pour Konrad de reprendre le moule de l'Ordo commendatioms animae pour y couler la dernière prière du héros. Roland est donc par excellence le vassal de Dieu, tel que le montre la prière pour Durendal au terme de laquelle le preux rend son fief (don du gant) à Dieu, son suzerain céleste ; cependant, avant de mourir, Roland se présente aussi comme le vassal de Charles, son suzerain terrestre, illustrant ainsi le double rapport vassalique qui selon Konrad est la condition pour recevoir en récompense la grâce éternelle.
37On le voit, croisade, guerre sainte, guerre juste ; joie du martyre ; milites dei ; Charlemagne, serviteur de Dieu, protecteur de la chrétienté, chef spirituel du monde entier ; Roland, vassal de Charles, vassal de Dieu, figure de Christ ; la prière est le miroir convergent où tous les thèmes du Rolandslied se rejoignent.
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DISCUSSION
38J. DE CALUWE
- Je voudrais signaler l'intérêt de l'évocation d'Abraham, absent des prières de la Chanson de Roland française, toutes versions, et qui est lié à l'Ordo commendationis animal depuis très longtemps (cfr. coupe en verre gravé du ive siècle conservée à Arles).
- Vos conclusions me paraissent préciser le contenu de la version β dans le stemma de Cesare Segre. Il semble, d'autre part, que contrairement aux remanieurs français, le poète allemand profite de tous les passages où il est dit qu'un personnage prie pour lui attribuer une prière en bonne et due forme.
- Je vous signale aussi que dans un manuscrit du Roland français, les trois enfants sont aussi dans un "poêle" et non un "feu ardent".
Notes de bas de page
1 cf. notamment E.R. Labande, Le "Credo épique". A propos des prières dans les chansons de geste, in Recueil de travaux offerts à M. Clovis Brunei, Paris, 1955, T.II, pp. 62-80 ; Joseph Bédier, La Chanson de Roland (commentaires), Paris, 1968, pp. 310/3 ; Jean Frappier, Les Chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, II.- Le Couronnement de Louis, Le Charroi de Nîmes, La Trise d'Orange, 2ème éd., Paris, 1967, pp. 131-140 ; Jean Gare !, La prière du plus grand péril, in Mélanges de Langue et littérature médiévales offerts à Pierre le Gentil, Paris, 1973, pp. 311-318 ; Jacques De Caluwé, L'Originalité de quelques prières épiques in Marche Romane, XX-4, 1970, pp. 59-74.
2 La "prière épique" dans les plus anciennes chansons de aeste françaises, in Marche Romane, XXVI,3-4, 1976, pp.97-116.
3 Pour les textes français, les textes utilisés sont : Ms. d'Oxford (0) : La Chanson de Roland, Texte original et traduction par Gérard Moignet, Paris, Bordas, 1969. Ms. Venise IV (V4) : La Version de Venise IV, Les Textes de la Chanson de Roland éd. par Raoul Mortier, Tome II. Paris, 1941.
Ms. de Châteauroux (C) : Le manuscrit de Châteauroux, Les Textes de la Chanson de Roland éd. par Raoul Mortier, Tome IV, Paris, 1943.
Pour Konrad (K) nous utilisons Das Rolandslied des Pfaffen Konrad. Mittelhochdeutscher Text und Ubertragung von D. Kartschoke, Munich, Fink, 1971. Nous citons la traduction française de Jean Graff, Le Texte de Konrad, Les Textes de la Chanson de Roland, éd. par Raoul Mortier, Tome X, Paris, 1944. Pour la Bible, nous utilisons La Bible de Jérusalem, Paris, Editions du Cerf, 1974.
4 Au début de La Chronique de Turpin (Les Textes de la Chanson de Roland, éd. par R. Mortier, Tome III, Paris, 1941) Dieu donné aussi à Charles mission d'aller en Espagne par l'intermédiaire d'un être surnaturel (une apparition de St-Jacques), mais le texte est tout à fait différent : les deux auteurs ont pu avoir eu la même idée indépendamment l'un de l'autre sans qu'on ait à postuler une source commune.
5 cf. Herbert Backes, Bibel und Ars praedicandi im Rolandslied des Pfaffen Konrad, Berlin, Schmidt, 1966 (Phil. Studien und Quellen, Heft 36)., cf. aussi W.I. Geppert, Christus und Kaiser Karl im deutschen Rolandslied, Beitr.zur Gesch.der deutschen Sprache, 78.Bd.,3. Heft, 1956, pp.349-373.
6 En effet V 4 modifie la deuxième moitié de 1854, omet 1855-6 et reprend le texte au vers 1857 en le modifiant.
7 Deutsche Literatur im europäischen Mittelalter I, Munich, Beck, 1972, p. 468.
8 o.c., p. 313.
9 J. de Caluwé, La "prière épique"..., art. cit., pp. 101 sqq. et J. Bédier, pp. 311/2.
10 Pour le comparaison entre les différentes versions de la Chanson de Roland, cf. J. De Caluwé, La "prière épique", pp. 101 sqq.
11 o.c., p. 312.
12 o.c., p. 467.
13 cf. Karl Bertau, o.c., p. 466.
14 cf. à ce propos l'ouvrage cité de J. Frappier, pp. 138/9, note n° 2.
15 cf. J. De Caluwé, La "prière épique"., pp.104 sqq.
16 id., p. 110.
17 Jean Graff, o.e., Avant-propos, pp. xi sqq., a fait en partie le travail de comparaison, mais il conviendrait de le refaire dans la perspective de Konrad, adaptateur.
Auteur
Université de Picardie
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