La peinture à l'or du Roman de la Rose
p. 395-414
Texte intégral
"J'ay cogneu plusieurs esprits assez cognoisants qui faisoyent profession de tirer de belles & doctes inventions du Rouman de la Rose & de livres pareils. Je me mis à leur exemple à essayer d'en faire mon profit. Certes je trouvay à la fin que c'estoit aurum legere ex stercore Ennii au prix des escrits des derniers siècles..."1
1Ce n'est pas à la quête de ces quelques pépites-là que je m'adonnerai, on le comprendra aisément, ces rares pépites brillant comme par accident dans le vaste fumier qu'a laissé, selon Agrippa d'Aubigné, "tout ce qui a escript en France auparavant le Roy François" et qu'il vaut mieux, à cause de sa "barbare grosserie", laisser de côté. Dans ce trésor, ce vaste speculum qu'est le Roman de la Rose ou selon le deuxième titre qu'il se donne, le Miroir aux Amoureux,2 d'autres filons peuvent requérir l'attention : je tenterai donc de cerner la place et l'importance de l'or dans son écriture.
2Négligeant les expression stéréotypées comme la toison d'or de Jason (9475-77), la chaîne dorée des quatre éléments (16755 sq.) ou l'âge d'or (21166 sq.)3 on peut répartir les occurences de l'or en deux classes :
- L'une fondée sur l'imaginaire économique lié à l'or et qu'on peut ranger sous la rubrique d'expressions du genre "cela vaut plus que tout l'or du monde" ou "je ferai ceci, ou ne le ferai pas, pour tout l'or du monde". Ainsi la pierre enchâssée dans la ceinture de Richesse vaut tout l'or de Rome (1072 sq.), la valeur de la Franchise des Anciens excède tout l'or d'Arabie ou de Frise (9467 sq.) ; selon Nature, noblesse et science valent mieux que cent mille marcs d'or (18807-8) ; selon Raison, les biens que l'on possède en soi sont bien plus grands que la richesse des rois qui amassent or et pierres précieuses, se rendant esclaves de leur avoir alors que reste libre le plus démuni des ribauds de Grève (5250 sq.). Le héros donnerait, d'après le discours de la Vieille, plus d'or qu'en ont distribué Arthur et Alexandre, tant il est large (12634 sq.) ; Bel Accueil ne prometterait la rose à quelqu'un d'autre qu'à l'amant, même pour mille marcs d'or fin (13078 sq.).
- L'autre liée au caractère ornemental de l'or, classe dans laquelle entrent tous les objets faits en or ou décorés à l'or, qu'ils soient peintures, vêtements, bijoux ou armes. C'est à cet or-là, compris comme ornatus, que je m'attacherai plus particulièrement : cette classe regroupe en effet plus du trois-quart des occurences, et elles sont de loin les plus intéressantes et les plus originales.
3Deux remarques permettront de caractériser plus précisément cette classe de l'or comme ornatus. D'abord l'or n'y est le plus souvent pas compris comme un élément naturel, mais comme un produit de l'art : il est niellé (1053), battu (818), esméré, purifié (1081 et 1992), ouvré (1734), recuit (1089), entaillé (9245) ; il entre comme pigment dans la peinture (461 et 927) ; les objets qu'il décore sont travaillés par l'artisan, le texte insiste sur leur bienfacture (917, 1991 et 6069 sq.) : ainsi l'arc d'Amour est dolé, pipolé, enjolivé, peint (917 sq.).
4Ensuite, cet or n'est pas disséminé dans l'ensemble du roman à la manière des pépites dans le lit de la rivière, mais il apparaît réparti en riches filons, localisés précisément dans la masse narrative, en des lieux privilégiés. Un grand nombre d'occurences sont ainsi groupées dans le début du roman, entre les vers 460 et 1100 environ, dans le discours du jaloux à partir des vers 9200, un peu avant le milieu du texte donc, et enfin à la fin, dans l'épisode de Pygmalion (vers 20930 et suivants). Seuls échappent à ces trois filons le tressoir doré de Vénus (3415), la clef en or avec laquelle Amour ferme le coeur de l'amant (1991) los murs de la maison de Fortune, moitié en boue moitié en or (6069) et le char de Vénus, étoilé d'or ot de perles (15752). Il faudra s'interroger sur cette disposition particulière, après avoir exploité tour à tour ces trois filons ruisselants d'or.
Ces ymages bien avisé,
que, si come j'ai devisé,
furent en or et en azur
de totes pars pointes ou mur (461-64).
5Sur ces images peintes à l'or sur les murs extérieurs du verger de Déduit, ces images qui représentent l'envers des personnages allégoriques assemblés à l'intérieur, il faut s'arrêter un instant, pour relever qu'elles sont aussi des pointures et que cette peinture est une écriture : le verger en effet est
portret dehors et entaillié
a maintes riches escritures.
Les ymages et les pointures
dou mur volontiers remirai (132-5).
6La pointure, dans le texte, apparaît donc autant comme l'art de celui qui mout bien sot poindre et portroire (163) que comme l'image résultant de ce savoir-faire : il est question de la pointure d'Envie (279). Que ces escriptures ne désignent pas d'hypthétiques légendes qui sous-titreraient les peintures pour les rendre plus lisibles pour le spectateur fictif, mais qu'il faille entendre le terme comme un synonyme de pointure et d'image peut être mis en évidence par une brève analyse du vocabulaire appliqué aux imagos. Les écritures sont portretes sur le mur, et ce terme s'applique tout au long du roman à l'activité du peintre, de l'enlumineur. Les images sont tour à tour pointes (169 et 292), asises (195), portretes (234, 339 et 439) et escrites sur le mur :
Une autre en ot aprés escrite,
qui sembla bien estre ypocrite (405-6).
7Autre reprend en l'abrégeant l'expression une autre image du vers 195 ; quelques vers plus loin, Papelardie dont il est ici question est explicitement désignée comme image (avec en plus reprise avec variations du terme sembler du vers 406) :
Mout la resemble bien l'ymage,
qui feite fu a sa semblance (416-7).
8Le vocable écriture désigne bien la pointure : celle-ci est donc aussi un art du langage, une écriture.
9L'or est également associé à la couture et à la broderie, sous la forme de l'orfroi, des tissus brodés à l'or, des fils d'or dont sont tissées les robes des personnages. Déduit porte un vêtement en samit a or batuz (818-9), Leesce une robe de samit dorez (859) et elle est d'un fil d'or galonee (855) ; Richesse enfin est habillée d'un tissu doré (1082), d'une pourpre portret a orfrois (1057). Or, la couture et la broderie sont a leur manière pointure. Les robes en effet, comme les murs du verger, sont portretes de scènes diverses : histoires de ducs et de rois pour la robe de Richesse (1059 sq.), oiseaux pour celle de Déduit (818), sans parler de la robe d'Amour, de toutes parz portrete et ovree de flors (883-4). Le même terme, taille, va désigner à la fois l'art de faire les robes :
et si doiz ta robe baillier
a tel qui sache bien taillier,
qui face bien seanz les pointes
et les manches vestanz et cointes
(2133-6)
10et ce qui différencie les unes des autres les images peintes, entaillées (132) sur le mur :
Un autre ymage d'autre taille
a senestre avoit delez lui (152-3).
11De plus, la taille est associée, par le biais de la métaphore qui désigne le travail de création de Nature, à l'art de l'écriture, puisque Nature taille anpraintes de tel letre (15984).
12La pointure, par le déploiement de ses diverses virtualités signifiantes dans le texte, rapproche donc des arts aussi divers que la couture, la peinture et l'écriture. Cette conjonction n'est pas trop étonnante, si l'on se rappelle que dès Simonide4 et surtout Horace (ut pictura poesis), peinture et poésie vont de pair, si l'on se rappelle que la métaphorique du vêtement est sans cesse utilisée pour désigner le travail de la rhétorique, dès Cicéron pour lequel l'elocutio consiste à vestire atque ornare oratione5. Le moyen âge maintes fois reprend cette double métaphore : pour Geoffroy de Vinsauf par exemple, l'expression, bien qu'elle soit une, ne doit pas se contenter d'un seul ornement, mais varier ses vêtements et choisir la diversité6 ; recourir à l'ornementation, c'est peindre et le texte dès lors sera désigné comme pictura7.
13Plus surprenant est que le Roman de la Rose va ajouter à la conjonction de ces trois arts les talents d'archer d'Amour. Et dans ce rapprochement insolite à première vue l'or joue son rôle, une fois encore. L'un des deux arcs d'Amour est en effet doré (1305), les flèches qui y correspondent sont pointes a or, les pointes elles-même étant en or, ainsi que les barbes qui les garnissent (924-34). Décochant de cet arc qui est une véritable peinture :
dames i ot de toz sens pointes
et valiez envoisiez et cointes (919-20)
14des flèches qui sont autant de signes - chacune porte un nom, celui d'une qualité allégorisée et, comme pour le roman lui-même, leur vérité et leur senefiance ne nous seront pas dévoilées avant la fin même du conte8 - Amour ouvrira dans le coeur de l'amant une blessure que le texte désigne comme pointure (1875), jouant sur deux des sens du verbe poindre, blesser et peindre. Le texte rapproche ainsi en un seul signifiant les images-écritures, les pointures du mur et les dégâts provoqués par la pointe des flèches pointes elles aussi à l'or. Certes, ce double sens de pointure repose étymologiquement sur deux mots différents, punctura et pictura, mais cette différence n'est plus perçue ; mieux, le texte associe directement, à la rime, la peinture à l'or de la flèche et l'instrument de la blessure, la pointe :
si furent (les flèches) totes a or pointes.
Fors et tranchanz furent les pointes,
et aguës por bien percier (927-9)9.
15L'amour est blessure, pointure, parce que du désir surgit l'obstacle, parce que les flèches tirées de l'arc d'Amour attirent10 irrésistiblement l'amant vers un objet qui lui est interdit. Le désir est manque : le texte le souligne, en désignant par les mêmes termes l'instrument de l'énamourement, la pointe de la flèche, aguë por percier, tranchant come rasoer d'acier (1843-4), et l'obstacle qui s'oppose à sa réalisation :
Mes chardon agu et poignant
m'en aloient trop esloignant ;
espines tranchanz et aguës,
orties et ronces cornues
ne me lessoient avant trere (1673-77).
16Sur cet arc et ces flèches d'Amour, il faut s'attarder encore quelque peu, pour relever d'abord que le narrateur va les utiliser pour désigner l'écriture même du roman, lorsqu'il déclarera, se défendant contre ceux qui blâmeraient ou diffameraient son escripture (15171-2) :
ainz pris mon arc et l'antesoie,
quex que pechierres que je soie,
si fis ma saiete voler (15227-9).
17L'arc d'Amour représente un art : le texte joue de la proximité signifiante des deux termes et les scribes médiévaux le soulignent en faisant alterner les graphies art et arc, à plusieurs reprises :
cil larz alume et fet flamer
le feu qui fet les gens amer (2335-6).
18Écrivant tantôt larz, tantôt art, tantôt arc, les scribes rapprochent ainsi en un seul jeu signifiant la brûlure d'amour, l'arc qui décocha la flèche et l'art d'Amour qui sait si bien brouiller ses pistes. La graphie larz n'en reste pas moins surprenante, car nous n'avons que peu l'habitude de comparer le regard à du lard '. La métaphore s'explique cependant, si l'on est attentif au jeu de la lettre et aux possibilités sémantiques du verbe larder, qui signifie à la fois piquer, transpercer, brûler, garnir une pièce de viande de lard ou frire comme du lard. La métaphore du larz permet alors de déployer entièrement ce champ sémantique, les deux autres sens se trouvant déjà présents et confondus au vers 2330 :
et saches que dou regarder
feras ton cuer frire et larder,
et tot adés en regardant
aviveras le feu ardant.
Qui ce qu'il aime plus regarde
plus alume son cuer et larde (2329-34).
19Si l'on se rappelle que les flèches pénètrent dans le cœur de l'amant en transperçant l'œil, (1692 et 1741), nous avons bien ici le sens transpercer du verbe larder, à côté du sens brûler qui reprend la traditionnelle topique du feu d'amour ; avec le larz, ce topos se trouve renouvelé, en une métaphore bien concrète : par le regard amoureux, le cœur de l'amant se trouve lardé d'amour et frit dans la casserole de son désir :
et quant de plus pres la regarde,
plus art son queur et frit et larde
(21101-2).
20En transformant la formule stéréotypée art et engin, en arc et angin (variante du vers 20746), le scribe consciemment fait entendre l'art dans l'arc ; le même jeu se répète au vers 15227, déjà cité, et c'est l'art alors qui décoche ses flèches'. L'on va par ailleurs assister à la naissance d'une véritable religion de l'arc, ou de l'art : les protagonistes du roman prêtent serment sur leurs arcs et leurs flèches, ne voulant d'autres reliques que celles-là, dont le pouvoir d'attestation de la vérité n'est pas moins grand que celui de la Trinité (15847-60) !.
21Plus étonnant encore, on va voir les nuages eux-mêmes se transformer en peintres, archers et couturiers. Dans les vers 18485-504, Nature préfère, plutôt que de révéler le principe qui régit les songes, plutôt que de revenir sur leur mensonge ou leur vérité11, exposer des phénomènes naturels tels que la circulation des nuages et l'arc-en-ciel ; à travers le discours rhétoricisé de Nature, ces phénomènes vont se retrouver très proches de l'art d'Amour décochant ses flèches et enflammant les cœurs ;
... les nues,
quant lasses sunt et recreües
de trere par l'air de leurs fleches,
...
si destandent leurs ars ensemble,
quant ont tret tant que bon leur samble.
Mes trop ont estranges manieres
cil arc don treent ces archieres,
car toutes leur couleurs s'an fuient
quant an destandant les estuient ;
ne ja mes puis de ceus meīsmes
ne retreront que nous veīsmes,
mes s'el veulent autre foiz trere,
noveaux ars leur convient refere
que li soleuz puist pioler,
nes convient autremant doler (18485-504).
22On peut à la lumière de ce passage une fois de plus se demander qui, dans ce vaste déploiement des simulacres qu'est le Roman de la Rose, singe l'autre. L'art imite la nature, certes il l'a controfet conme singes (16001)12, mais la nature ne singe-t-elle pas l'art, lorsque dans son discours les nuages ainsi imitent l'art d'Amour en prenant un arc en leur poing (17991), un arc dolé et piolé (17996) par le soleil, un arc doré par le soleil, tout comme était dolé et pipolé l'arc (l'art) d'Amour (917-8). Ces artificieux nuages, en faisant sécher leurs robes tissées de toutes les couleurs (17960-4), ne participent-ils pas à l'écriture du roman en arosant la terre de leur rosée (18488), se trouvant ainsi à l'origine du temps même du roman, ce printemps rhétorique qui fait fleurir la rose sur la robe aux cent couleurs (160 sq.) de la terre mouillée de rosée, une robe qui est elle aussi pipolée et pointe de fleurs de diverses couleurs (1405-8) ? Ces artificieuses nuées ne participent-elles pas à l'écriture du Roman, lorsque, comme le narrateur le fait au début de son périple rêvé, comme Pygmalion le fera pour donner vie à son inerte statue, lorsqu'elles cousent leurs manches à granz aguilliees de fil blanches (17969-707) avant d'aler loig en pelerinage (17973) ?
23Quelle est donc la nature de cet art d'Amour, représenté dans la fiction par son arc doré ? Si nous nous rappelons que l'arc désigne la plume dans le passage déjà cité, si nous nous rappelons qu'Amour ordonne d'écrire le roman (33 et 10517-20), que ce roman renferme les commandements dictées par lui mot à mot, que l'art d'Amors y est tote enclose (38), que c'est parce que Jean de Meun aura été affublé des ailes d'Amour (10607) qu'il pourra terminer le livre, si nous nous rappelons donc qu'Amour est la véritable instance narratrice du Roman, la réponse d'évidence s'impose : cet art est celui de la narration, de l'écriture même du roman.
24L'or apparaît dans ce premier filon comme composant de la couture et de la parure dans la description des personnages, comme pigment dans la peinture des images du verger et de l'arc d'Amour. Couture, peinture-écriture, art de l'archer : nous l'avons vu, ces termes apparaissent comme les genres de la même espèce pointure, et cette pointure à travers le jeu du signifiant se révèle être une métaphore de l'écriture du roman, qui met en scène, en "abyme" son propre déploiement en même temps qu'elle développe la fiction. Nous sommes donc en présence, avec le Roman de la Rose, d'une écriture dorée, pour reprendre la terminologie du Libro delie tre scritture de Bonvesin dalla Riva13 qui distinguait trois types d'écriture - noire, rouge et dorée. Se fondant sur les ressources de la rhétorique, puisant dans la vaste réserve des lieux communs de la lyrique courtoise - ici, pour la pointure, le texte recourt à l'adage horatien, à la figure du Cupidon archer et à la métaphorique du vêtement - le Roman de la Rose revivifie cette matière, lui donne une nouvelle dorure : en fait une matière nouvelle (2064).
25Une écriture dorée ? Là aussi, le roman joue d'un lieu commun, dont on trouve la trace à des époques différentes et dans des genres les plus divers. Ainsi Pindare (fragment 184, éd. Bowra) forge "une base d'or" pour ses "chants sacrés" ; construisant son poème comme "un palais splendide", il dresse en prologue à la sixième Olympique "des colonnes d'or" pour que "la façade" du poème, son prologue, "brille au loin".14 Arnaut Daniel "rabote et dole" son chant avant qu'Amour l'aplanisse et le dore (qu'Amors marves plan'e daura / mon chantar)15 ; de même Guilhem de Cabestanh fait des chansons "comme celui qui dore et étame"16. Brunet Latin, dans la rhétorique qu'il inclut dans son Livre du Trésor, met en garde contre l'abus des mots dorés, de la doreure de paroles, spécifiant que pour éviter de faire naître chez l'auditeur la suspection un prologue ne doit avoir que petit de doreure17. Et le théologien médiéval souvent se montre plus audacieux dans l'interprétation de la lettre que ne l'ose le critique moderne : Conrad de Hirsau, dans son Dialogus super auctores (83, 22) interprête l'or et l'argent des Égyptiens emprunté puis emporté par les Hébreux (Exode, 3,22) comme désignant la littérature profane, la litteratura saecularis, se montrant plus précis que les Pères de l'Église qui glosaient le passage comme signifiant la reprise dans le système d'éducation ecclésiastique des arts libéraux de l'Antiquité paīenne18. L'on pourrait s'étendre encore sur le système de classement de la littérature en textes d'or, d'argent, d'étain et de plomb l'Ars lectoria d'Aimeric19, ou feuilleter tous ces livres d'or que sont la Sequentia aurea d'Etienne Langton, la Legenda aurea, ou la Summa aurea de Guillaume d'Auxerre. On peut aussi souligner la perrénité de la métaphore en citant un texte plus moderne : Mallarmé, lorsqu'il réclame pour la poésie "une langue immaculée", invoque les "fermoirs d'or des vieux missels"20, auxquels répond, dans Igitur, "l'étincelle d'or du fermoir héraldique" du "volume"21 ; ainsi "chaque page (...) annonce et jette haut comme des traits d'or vibratoire" les "saintes règles" de la poésie, cette "loi mystérieuse de la Rime" - et cet or vibratoire est "le métal employé à faire" les "modernes vers"22.
26Mais revenons au Roman de la Rose. Si l'on est attentif à la matière signifiante du texte, à ses phonèmes et graphèmes, l'on ne peut être que frappé par la persistance avec laquelle le fil d'or réapparaît dans le tissu signifiant, dans la texture de l'écrit. Le sens en effet, le bon sens surtout, n'est pas seul en poésie, en littérature, à tisser des rapports entre les mots ; la matière même d'un texte, y joue un rôle non négligeable. Pour reprendre les termes de Roman Jakobson, une "accumulation supérieure à la fréquence moyenne d'une certaine classe de phonèmes (...) dans la texture phonique (...) joue le rôle d'un courant sous-jacent de signification"23. Je n'expliciterai ici qu'un seul exemple d'un tel jeu, qui rend apparent que l'or se mêle aux fils qui constituent le tissu du Roman de la Rose et que son accumulation vis à rendre, phoniquement et graphiquement, le caractère doré de son écriture :
Li diex d'Amors lors m'encharja,
to issi com vos oroiz ja,
mot a mot ses comandemenz.
Bien les devise cist romanz
qui amer veut, or i entende
que li romanz des or amende.
Des or le fet bon escouter,
...
Qui dou songe la fin ora,
je vos di bien que il porra
des jeus d'Amors assez apprendre
(2055-67).
27Le jeu phonique fait entendre sous cet or adverbe l'or substantif ; que la différence étymologique (hac ora et aurum) n'est plus phoniquement perçue, est démontré par la rime :
et ces corones de fin or,
don enragier ne me fin or (9247-8)24.
28Si une telle "équivalence des sons (...) implique inévitablement l'équivalence sémantique"25, celui qui veut aimer doit entendre l'or dans le roman. De plus le jeu phonique est renforcé par le jeu graphique, qui relie anagrammatiquement l'AMORS et le ROMANZ redoublé dans des OR aMENde, de même que dans qui AMeR veut, OR i eNteNde : la lettre subrepticement nous dit qu'il faut aimer le roman pour en entendre et en avoir le fin or. Ne rapproche-t-elle la FIN AMOR enfermée dans le coeur des FIΝs AManz (2040) par une clef de FIN OR (1999), comme elle est enclose dans le ROMANz (37-8), de l'écoute jusqu'à la fin du songe (dou songe la FIN ORA), c'est-à-dire la lecture ou l'audition du roman jusqu'au dernier vers, qui marque le réveil du narrateur, jusqu'à cet explicit qui reprend une fois encore les mêmes lettres : explicit la FIN du ROMANz de la ROse ?
29Venons-en à notre deuxième filon (9223 sq.), dans le discours prêté par Ami au jaloux. Ce discours est entièrement traversé en ce qui concerne la pointure par l'opposition entre la beauté naturelle, naïve (8874) et la beauté artificielle créée par les mirages de la couture et de la parure. En une guerre sans fin s'opposent Beauté et Chasteté, que nulle fable ni chanson ne sauraient réconcilier (8927 sq.). Et la beauté, lorsqu'elle n'est qu'artifice, devient laide : elle prend comme chambrière un personnage qui se nomme Laideur. Les femmes, selon le jaloux, devraient donc se contenter de la biauté que Diex leur done (9013).
30Il serait intéressant de s'arrêter sur cette opposition, de montrer par exemple que les termes attribués au jaloux reprennent les termes même du vaste débat médiéval qui opposa deux types de beauté, dressa l'une contre l'autre la gravitas et la venustas, qui opposa la necessitas et la simplicitas à la superfluitas, pour reprendre le vocabulaire de saint Bernard. Je me contenterai d'esquisser le débat par deux citations, l'une de Robert de Melun dont l'argumentation est très proche de celle du jaloux :
"Seules les choses qui manquent de beauté naturelle ont besoin qu'on les orne d'oripeaux décoratifs : ceux-ci doivent rendre agréable ce qui n'a pas de quoi plaire par lui-même. La vérité, au contraire, brille d'un éclat tout interne : elle n'a que faire d'ornement étrangers, qu'on ajoute du dehors, pour paraître belle ou plus belle qu'elle n'est."26
31l'autre de saint Augustin, dans laquelle on retrouve la métaphore du vêtement pour désigner la rhétorique :
"Si le vérités sont cachées sous cette espèce de vêtement que sont les figures, c'est pour exercer l'esprit qui les scrute pieusement et éviter ainsi que leur nudité trop accessible ne les avilisse à ses yeux (...). Soustraites à nos regards, nous les désirons avec plus d'ardeur et, désirées, nous les decouvrons avec plus de suavité".27
32Mais qu'en est-il de la couture, de la pointure que le jaloux condamne si violemment ? Les robes, dit-il, ne sont qu' ardefices et superfices (8909-10), et ce caractère artificiel ne permet d'apercevoir
ne la mensonge ne le voir,
ne le sophime deviser (8998-9).
33Or, dit le texte, le sofime met en decepcion par figure de diction (21468-70). La robe, ce sophisme, cette figure de diction, a bien affaire à la rhétorique, à l'écriture.
34En protestant contre la parure et la couture, en insistant dans cette virulente contemption sur les fermoirs d'or, les coiffes à bandes dorées, les dorés tressoirs, les cercles d'or, les couronnes d'or fin qui parent le corps de sa dispencieuse épouse (9223-57), en s'opposant à toutes ces figures de diction, le jaloux s'insurge contre les préceptes qu'impose la rhétorique à toute bonne description :
Formae tam pictae si vis appingere cultum,
Nexilis a tergo coma compta recomplicet aurum ;
Irradiet frontis candori circulus auri ;
...
Instita candescat bysso, chlamis ardeat auro ;
Zona tegat medium, radiantibus undique gemmis ;
Brachia luxurient armillis ; circinet aurum
Subtiles digitos et gemma superbior auro
Diffundat radios ; certent in veste serena
Ars cum materia.28
35Il condamne en fait l'écriture dorée du Roman de la Rose, qui n'hésite pas, nous l'avons vu, à respecter les préceptes de la rhétorique et à orner ses personnages de ces robes et bijoux ici décriés ; il la condamne au nom d'une écriture chaste, dépouillée des artifices de l'art du beau langage. Mais une telle écriture condamne cependant le désir à se forclore dans la domination et l'exclusivité, qui le mènent à s'étioler dans une fausse possession basée sur le rapport de force, qui finalement le tuent : c'est sur ces arguments qu'Ami réprouve l'attitude du jaloux, dans les vers qui font suite à son discours. Ce que prône le jaloux en s'élevant contre la parure est le contraire de l'écriture même du roman : une écriture "naturelle", en laquelle la part rhétorique se serait effacée, un sens univoque, propre, dénudé de toute figure, sans glose ni couverture, une langue simple, dépouillée du volume de la signifiance : une langue sans secrez d'escripture (18095-6).
36Ici aussi, à propos de la condamnation de la pointure à l'or par le jaloux, nous nous trouvons en face d'un discours contradictoire ; lorsqu'on se fonde sur le discours du jaloux, comme on l'a fait souvent, pour souligner l'antiféminisme de Jean de Meun, on oublie que ce discours est condamné dans le roman lui-même, par la bouche d'Ami. On oublie aussi que le discours du jaloux est un discours rapporté, qu'Ami ne lui prête que pour bien montrer l'impossibilité en amour d'une telle attitude :
Conpainz, cist fos jalous,
don la char soit livree a lous,
qui si de jalousie s'ample
con ci vos ai mis en example (9391-4).
37En quoi un discours inventé par l'un des personnages pour servir d'exemple à l'enseignement qu'il dispense à un autre personnage - le narrateur - pourrait-il se targuer de la légitimité de la pensée d'un auteur puisque tout aussi bien, à travers le discours d'Ami, il le condamne ? La pensée de l'auteur, si c'était bien cela qui nous intéressait en premier lieu, ne pourrait en toute bonne méthode n'être inférée que de cette opposition, et non de l'un ou de l'autre des représentants de ses deux volets. Une fois encore la "vérité" du roman se situe dans la fiction, dans l'entre-deux de ses discours contradictoires.
38En ce qui concerne la pointure, nous trouvons trois types d'attitude, localisés à trois endroits différents et dans lesquels chaque fois l'or prend une place importante : une écriture, qui, au début du roman, habille ses personnages en recourant à toutes ses ressources, qui fait dépendre l'énamourement d'un coup de foudre déclenché par l'art (l'arc) d'Amour ; un personnage, le jaloux, qui condamne violemment ce à quoi s'est livré cette écriture et qui par là-même condamne à la mort son désir ; un personnage enfin, Pygmalion, tombé amoureux d'une création de son art, d'une semblance, d'une image, Pygmalion qui s'oppose directement au jaloux, se livrant à ce qui suscite l'indignation de ce dernier : les femmes en effet, dans le discours du jaloux, toute font a Venus homage (8995) et guerroient contre Chasteté (8988) ; Pygmalion rend grâce et hommage à Vénus (21141-4) et dans sa prière à la déesse se révolte contre la chasteté (21053-78), cette chasteté que lui impose le caractère inanimé de l'objet de son étrange amour. Si, pour le jaloux, la robe est si encombreuse, si grevaigne et si ennuieuse qu'on n'en peut a chief venir (8825-7), c'est qu'elle fait obstacle aussi au désir charnel, qu'elle interdit la possession ; Pygmalion au contraire, pour rendre vivante sa statue nue et froide, pour pouvoir se livrer avec elle aux délices des jeux vénusiens, l'habille de toutes les robes possibles. Pygmalion, après que la simple couture avec ses robes de toutes matières et de toutes couleurs ait échoué, a recours à la pointure à l'or, aux tressoirs d'or et de soie, aux couronnes d'or, aux bijoux les plus variés, à l'aguille bien afilee d'or fin, de fil d'or anfilee pour essayer deseperemment d'insuffler vie à l'objet de son désir pervers, pour ne pas succomber au sort de Narcisse et de Guillaume de Lorris, morts tous deux pour être tombés amoureux d'une image, d'un reflet dans un miroir. Narcisse dans sa fontaine, Guillaume dans le texte : son désir contrarié le met en perill de morir (10499), l'écriture se révèlera incapable de rompre la clôture de ce désir, clôture métaphorisée par l'enfermement de la rose et de Bel Accueil dans la forteresse ; il faudra que Guillaume meure, qu'il soit embaumé dans son tombeau parfumé (10531-33) pour que Jean de Meun puisse prendre la relève, pour que la clôture du désir soit rompue, Bel Accueil délivré et la rose possédée29.
39Je ne m'attarderai pas sur l'importance capitale de l'épisode de Pygmalion dans la structure du roman, cet épisode dans lequel il "opère la réanimation de la statue selon les modes de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun à la fois"30, dans lequel Pygmalion représente la figure réconciliée des deux auteurs, ou du narrateur dédoublé dans le rêve unique d'un même je. Il n'est que peu d'importance dans ce contexte de déterminer si historiquement le Roman de la Rose a été écrit par un seul ou par deux auteurs : Π suffit de constater, avec la très grande majorité des manuscrits qui rassemblent en seul texte les deux parties, que le roman peut très bien, doit même être lu comme un seul texte, le jeu de réflexion des deux parties étant bien évident. Que le roman ait réellement été écrit à deux ou à quatre mains est secondaire.
40Que fait Pygmalion, sinon le contraire de ce que prône le jaloux : il habille son semblant, le revêt d'or, dore la blancheur ivoirienne de l'image comme l'écriture du roman recouvre la blancheur de la page de sa dorure. Si Pygmalion par son attitude s'oppose au jaloux, cette dernière le rapproche du narrateur et ce sous la férule de Vénus. N'est-ce pas par l'intermédiaire de Vénus que tous deux parviennent à leurs fins, n'est-ce pas Vénus qui allume, grâce à son arc et au brandon qu'elle décoche, le feu qui met les occupants du château en fuite, tout comme elle a fait couler dans les veines glacées de la statue le feu de la vie, tout comme Amour a de ses flèches allumé le feu d'amour dans le coeur de l'amour ? Tous deux n'en rendent-ils pas grâce à la déesse (21143 et 21723) ? Mais si Pygmalion posséda sa statue dans la semblance d'une parole :
A ces paroles s'antr'alient
de leur amour s'antremercient (21135-6),
41cette semblance d'une parole en laquelle "l'autre demeure captif de la voix retentissante du même"31, le narrateur ne possède sa rose que dans l'écriture de la fiction et il restera captif de ses simulacres ; ce qu'il baise, c'est encore une image :
de l'ymage lors m'apressai
que du saintuaire pres sai ;
mout la besai devostemant (21571-3),
42cette image qui est le double de celle de Pygmalion, bien plus belle certes, mais qui demeure inanimée. C'est en effet à propos de cette image qui orne le château, cette image qu'il faut accoler avant de pouvoir saisir la rose, qu'apparaît comme terme de comparaison la statue de Pygmalion :
Et se nus, usanz de raison
vouloit fere comparaison
d'ymage a autre bien portrete,
autel la peut fere de cete
a l'ymage Pygmalion
conme de souriz à lion (20781-6).
43Ce que le narrateur possède, en déflorant la statue, c'est encore une pointure ; et il ne pourra atteindre la rose qu'en écartant le poignant obstacle des épines, ou selon le jeu du signifiant, en abandonnant comme mode de représentation la pointure :
tretout soavet, san moi poindre
le bouton pris a elloichier (21678-9)
44Il ne pourra posséder la rose qu'en cessant de se peindre, de se mirer dans l'image de son désir, de se réfléchir dans l'écriture de ce désir : en se réveillant, dans un sursaut qui met fin au texte du roman. On n'oubliera pas non plus que par l'effet d'Amour le narrateur était devenu lui-même une pointure, une sculpture immobile, figée, inanimée ; se mirant dans l'image de son désir, s'oubliant lui-même, il était devenu image lui-même, selon la prédiction d'Amour :
Or avendra autre foīes
qu'en pensant t'ent roblieras
et une grant piece seras
ausi come un ymage mue
qui ne se croule ne remue (2272-6).
45Il ne possède la rose qu'en substituant à la pointure comme métaphore de l'écriture la fiction naturaliste de la possession sexuelle, en remplaçant l'aiguille d'argent que Guillaume de Lorris (et dans ce nom de Lorris l'or ne pointait-il pas déjà, sous la forme d'un sourire, d'un ris, un ris moqueur souligant la ruse, la guile qui se réfléchit dans le prénom, tout comme s'esquisse ce sourire dans ce lointain Orient écrit aussi Oriant (3853) dans lequel, si on l'y cercheroit, on ne trouverait pas cet amour étrange, cet amour sauvage que prône Raison, de même qu'on ne peut le trouver en l'écriture, puisque tout l'engin de Cicéron même, qui mist grant cure en cerchier secrez d'escripture, y a failli ; 5345-81) en remplaçant donc l'aiguille que Guillaume avait enfilée pour coudre ses manches (91-3) en se réveillant dans son songe, en remplaçant l'aiguille et le fil d'or avec lesquels Pygmalion cousaient celles de sa statue, en remplaçant, après avoir tout conté de fil en aiguille comme le font les messagers d'Amour (15740), en remplaçant les aiguilles de la pointure par le bourdon roide et fort et l'écharpe san cousture (21328) de son appareil sexuel.
46Fiction naturaliste, ai-je dit, car on ne sort pas à si bon compte des pièges du simulacre, on n'arrache pas si facilement les multiples masques qu'il revêt. Car ce réel qui semble ici enfin faire irruption dans l'interminable roman sous la forme de la sexualité triomphante, ce réel est pervers, réfléchi qu'il est encore par le miroir du texte, par l'écriture de ce roman qui est Miroër aus Amoreus (10621). Cette sexualité qui semble enfin débridée n'est encore qu'une métaphore de l'écriture ; pour s'en convaincre, il suffira de rappeler que Nature a forgé les organes sexuels, ces singulieres pieces por continuer les espieces (15867-8), comme on taille anpraintes de tel letre (15984), il suffira de se rappeler en quels termes est décrite une sexualité particulière, celle des sodomites :
il ne daignent la main metre
en tables por escrivre letre (19533-4),
47ils n'écrivent de leur greffe, de leur stylet, alors que Nature le leur a donné, comme le bourdon et les deux marteaux, pour qu'ils soient escrivains, il ne savent arer et escrivre parce qu'à rebours les règles lisent (19599-630) ;
ainz pervertissent l'escriture
quant ils vienent a la lecture (19631-2).
48La sexualité apparaît donc comme un mode d'écriture, de pointure... On le voit, on ne se débarasse pas si vite de la pointure à l'or du roman, d'autant plus que le sexe, comme les flèches de l'art d'Amour, comme la greffe de l'écrivain, est une pointe bien aiguë (19517). Il s'en faut de peu qu'il n'ait été lui aussi, dore à l'or fin.
Notes de bas de page
1 Lettre à un destinataire inconnu, in Œuvres complètes, éd. Reaume et Caussade, t. I, p. 457.
2 ...tretuit cil qui ont a vivre
devroient apeler ce livre
le Miroër aus Amoreus (10619-21).
3 On consultera à ce propos : F. Lyons : Some notes on the Roman de la Rose, the golden chain and others topics in Jean de Meun ; in Studies in medieval literature and languages in memory of Frederick Whitehead, New-York, 1973, pp. 201-8 ; F.W.A. George : Jean de Meun and the myth of the golden age, in The classical Tradition in French Literature. Essays to R.C. Knight, Londres, 1977, pp. 31-9.
On remarquera que c'est le début de l'exploitation de l'or (9539 sq.) et l'apparition de sa thésaurisation (9607 sq.) qui marquent la fin de l'âge d'or, que c'est l'attrait de l'or, qui capte le coeur de l'homme comme l'aimant le fer (1157), qui met fin au bonheur primitif ; l'homme dès lors va utiliser tous les moyens pour se procurer de la richesse, comme Faux Semblant qui déploie des trésors de lobe pour accroître son or et son argent (11524 sq.).
4 "La peinture est une poésie silencieuse et la poésie une peinture qui parle". L'expression est prêtée à Simonide par Plutarque (Mor., 346 f) ; elle est cependant confirmée par un fragment de Simonide lui-même (fr. 190 B) pour lequel "la parole est l'image des actions" (le terme grec est eikon, qui peut désigner aussi la statue ou la peinture. Cf. J. Svenbro : La parole et le marbre. Aux origines de la poétique grecque. Lund, 1976, pp. 156-7).
5 De oratore, I, 31, 142. Pour le même Cicéron, utiliser les figures de mots, c'est pingere verba, peindre les mots, et semblablement, le Roman de la Rose parle de teinter les mots (11034 et 16198). On relèvera aussi qu'en latin de verbe pingere peut signifier également broder, chez Ovide par exemple (Métamorphoses, VI, 23), qui l'utilise pour désigner le travail de brodeuse d'Arachné.
6 Poetria nova, v. 220sq., in E. Faral : Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècles, Paris, Champion, rééd. 1971, p. 204 :
sententia cum sit
Unica, non uno veniat contenta paratu,
Sed variet vestes et mutatoria sumat.
Et ce texte joue avec les possibilités sémantiques de paratus, ornement mais aussi vêtement ; mutatoria désigne les choses dont on change et, avec un ο long, une sorte de manteau.
7 Id., v. 787 : ornatum faciens, pingis. V. 872 : Vincet adhuc istum melior pictura colorem. La métaphore de la peinture est très courante dans le texte de Geoffroy (cf. v. 537, 600, 743-5, 1045, 1883, 1953).
8 Bien vos en ert la vérité
contee et la senefiance,
nou metrai pas en obliance,
ainz vos dirai que tot ce monte
ainçois que define mon conte (980-84).
9 Même rime encore aux vers 15362-3 :
por qu'ele fust bien de li pointe
qu'ele a trop aguë la pointe.
10 Le jeu de mots se trouve dans le texte : le même verbe trere désigne en effet l'action de décocher la flèche (1691, 1739, 1819, 1855), l'effet de l'attraction vers l'objet du désir (mes vers le bouton me traioit li cuers, 1725-6 ; cf. aussi 1778) et le déplacement de l'amant vers la rose (je me commençai lors a traire vers le bouton qui souëf flaire, 1731-2 ; cf aussi 1677).
11 Ces songes qui pour Nature ne renferment rien si
... ce n'est for trufle et mançonge,
ainsinc con de l'ome qui songe,
...
si con fist Scipion jadis (18333-37).
Nature, semble-t-il, se prononce donc négativement sur la vérité même du roman, qui se déroule entièrement dans le cadre d'un rêve en lequel il doit y avoir force senefiance, comme l'affirme le prologue en se fondant sur le même rêve de Scipion. Ce double jeu du texte montre bien que le roman est fiction et qu'il ne prend sa "vérité" que dans l'entre de ses discours contradictoires et non dans telle ou telle déclaration de ses personnages, serait-ce du narrateur même.
12 Cf. R. Dragonetti : Le singe de Nature dans le Roman de la Rose, in Mélanges J. Rychner, Stasbourg, 1978, pp. 149-160.
13 De même, Giacomino da Verona, dans La Gerusalemme celeste e la Babilonia infernale, parle d'écriture noire et dorée. Textes cités par J. Le Goff, La naissance du Purgattoire, Paris, 1981, p. 446.
14 Cf. J. Svenbro : op. cit., p. 189 sq.
15 Chanson X, En cest sonet coind'e leri, strophe 1 Ed. G. Toja, Florence, 1960, pp. 271-72.
16 Chanson IX, Al plus leu qu'ieu sai far chansos, v. 2. Ed. A. Langfors, Paris, 1924, p. 27.
17 Ed. Fr. J. Carmody, Los Angeles, 1948, pp. 347 et 342-3.
18 Cf. E.R. Curtius : Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, 8e éd. Berne et Munich, 1973, p. 460.
19 Id., pp. 458-9.
20 L'art pour tous, in Oeuvres complètes, Paris, 1945, Bibliothèque de la Pléiade, p. 257.
21 Id., p. 437.
22 Crayonné au théâtre, id. pp. 333-4.
23 Essais de linguistique générale, Paris, 1963, p. 241.
24 De même le texte fait rimer tresor avec des or (10673-74). Une rime de même type se trouve déjà chez Chrétien de Troyes :
... uns chevaliers armez
d'unes armes d'azur et d'or
qui par ci devant passa or.
Erec et Enide, éd. M. Roques, Paris, CFMA, 1978, v. 584-6.
25 R. Jakobson : op. cit., p. 235.
26 Texte cité in E. de Bruyne : Études d'esthétique médiévale, Brugges, 1946, t. 2, p. 171. Pour cette opposition entre les deux beautés, je renvoie au chapitre Les conflits de l'esthétique de cet ouvrage, t. 2, pp. 133-172.
27 Contre le mensonge, X, 24, trad. D. de Labriolle, Paris, 1948.
28 Geoffroy de Vinsauf, Poetria Nova, 600-10.
29 Pour ce dispositif fictionnel, cf. R. Dragonetti : Pygmalion ou les pièges de la fiction dans le Roman de la Rose, in Mélanges à Reto Bezzola, Berne, 1978, pp. 89-111.
30 Id., p. 107.
31 Id., p. 109.
Auteur
Université de Genève
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