L'or vivant de l'alchimie médiévale
p. 293-331
Texte intégral
En mémoire de ma mère,
qui a quitté ce monde le 22 mai 1982,
à l'âge de 88 ans,
pendant la rédaction de cette communication,
dont elle avait approuvé le principe,
saluant avec joie
l'accueil chaleureux que m'ont réservé
organisateurs et participants du colloque d'Aix
sur l'Or au Moyen Age.
INTRODUCTION "OR VIVANT" & "ART DE MUSIQUE
1Dans l'un de ses Poèmes Saturniens, intitulé Nevermore, Jamais plus, appartenant à une section de ce recueil dont le titre est Melancholia - sentiment typiquement alchimique (1) -, Verlaine imagine entre deux amoureux la scène suivante :
"Nous étions seul à seule et marchions en rêvant, Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent. Soudain, tournant vers moi son regard émouvant :
"Quel fut ton plu6 beau jour ?" fit sa voix d'or vivant,
Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement."
2Ainsi la voix de la bien-aimée est d'or vivant.
D'où vient cette expression étrange ?
3– Elle vient, à n'en pas douter, de l'alchimie, et notamment de l'alchimie médiévale.
4Citant "Hermès", l'auteur du Rosaire des Philosophes– texte du xive siècle -, s'exprime ainsi : "Notre pierre crie, disant : mon fils, aide-moi et je t'aiderai" (2). Ailleurs il dit : "Notre or est tout mercure" (3), puis il parle de la "sonorité" du mercure, "qui est le lion vert dévorant le soleil" (4). Une autre fois il met en scène "le vautour perché au sommet de la montagne" qui "crie d'une voix forte : Je suis blanc, noir, rouge et jaune ; je dis vrai et ne mens pas." (5) ; on reconnaît ici les principales couleurs du Grand Oeuvre. Le savant traducteur et commentateur du Viridarium Chymicum, Bernard Husson écrit dans ce livre : "Au cours de son travail, l'artiste entend littéralement la musique des sphères." (6). "Le chant du cygne" ou "des cygnes", "la voix mélodieuse" ou "agréable" "de la reine" et "l'ange buccinateur" sont évoqués par le texte ou par son illustration dans la Sixième et dans la Huitième Clef de Basile Valentin (7). Concernant le troisième motif cité, voici le commentaire de Bernard Husson : "L'ange ailé figure la terre mercurielle préparée, terre céleste, dite aussi terre feuillée, où l'artiste sème son or. La trompette qu'il embouche témoigne d'une manifestation sonore dans l'opération évoquée." (8). On constate ici que l'or alchimique est à la fois vivant et sonore.
5Le rapprochement de quelques passages du Rosaire va confirmer cette vitalité de l'or hermétique, tout en la plongeant dans l'atmosphère du poème verlainien :
- "Cette pierre non-pierre est un être vivant qu'il fait bon engendrer." (Rosaire, p. 221).
- "Cette pierre est... l'enfant de Saturne.
6Elle est soleil et Jupiter, elle est Mars et Vénus, elle est argent, or, élément ; (...)
7Cette unique lune est appelée de tous les noms." (Rosaire, p. 221 & p. 222).
8– "Cette Pierre qui est nôtre possède la vertu de guérir la maladie mieux que tous les remèdes des médecins. Car elle réjouit l'âme, augmente la force, conserve la jeunesse et chasse la vieillesse. Elle empêche... la mélancolie de monter (...).
9Elle... procure l'amour et l'Honneur, donne l'assurance et l'audace à ceux qui la portent, ainsi que la victoire dans le combat." (Rosaire. p. 237).
10En somme la pierre philosophale, or vivant, rétablit l'âge d'or, ce règne de Saturne, cette ère de l'Abondance, de la Paix et de la Fraternité.
11De son côté Nicolas Flamel écrit dans son Bréviaire, - traité rédigé en faveur de son neveu -, à propos d'une certaine coction de "mercure animé" : Tu "aviseras s'engendrer en la fiole un soufre blanc ou rouge de sublimé philosophai, lequel isse des rayons dudit mercure, icelui colligeons avec une plume, et icelui est l'or et l'argent vivants que mercure enfante hors de soi." (9).
12La mélancolie saturnienne est dissipée par l'apparition joyeuse de l'or vivant, apparition qui s'accompagne de musique et qui est le fruit de "l'art de musique", autre nom de l'alchimie. Une gravure de l'ouvrage italien "Della tramutatione metallica" montre même que l'or vivant fait danser l'adepte, singe de Nature, aux sons de la trompette, dont joue un âne, symbole de "la vraie Matière des Sages" (10).
13Quelques fortes formules de Robert Marteau affirment haut et clair ces relations hermétiques entre Alchimie, Musique et Vie :
- "L'alchimie se désigne immémorialement : art royal ou sacerdotal. Elle n'a pas d'histoire, son histoire étant celle de la vie (...). Science de musique, l'alchimie sans cesse s'emploie à recréer l'harmonie où les dissonances s'introduisent, et sans relâche oeuvre spirituellement au sein de la matière."
- "C'est au matériau le plus déchu que l'alchimiste s'adresse, là où les vibrations alenties sont davantage coagulées, lui réveillant dans la ténèbre le feu secret, le germe enfoui, le serpent engourdi, le soufre, et par l'art de musique réondoyant la matière apparemment morte."
- "L'alchimiste est bien ce redresseur de torts (...), de ce qui est tors le rectificateur, l'inverseur de ce qui est en miroir inversé ; sa parole plonge en l'origine où il recueille sa matière, et par l'art de musique, au cours d'un opéra à la fois gigantesque et minuscule, il convertit en noces le combat." (11).
14Toute cette musique hermétique, composée par "l'art d'amour" - selon l'expression d'Eugène Canseliet (12)-, gravite autour de l'or vivant, qui est son centre, son noeud, son noyau, son coeur et son soleil.
Les trois significations de l'or vivant médiéval
15En fait "Or Vivant" peut signifier trois choses dans l'alchimie médiévale.
- Les métaux vulgaires sont morts, disent les alchimistes médiévaux. L'or commun est mort. Au contraire l'or réalisé par l'art hermétique est vivant.
- L'or vivant c'est le "Grain Fix", "le grain de l'or", dont parle Nicolas Flamel dans son Sommaire (13).
- Enfin l'or vivant, c'est la Pierre Philosophale sous sa forme d'Elixir, - d'or potable, de Médecine Universelle des trois règnes -, et sous forme de poudre de projection ; nous pourrons même signaler une troisième forme du Fruit Hermétique.
16Reprenons ces trois points.
1°/ Caractère vivant de l'or résultant de la transmutation alchimique
17Pour Nicolas Flamel les métaux séparés de leur mine, qui est le mercure hermétique, sont comme des fruits séparés de leur arbre. Quand donc les vrais alchimistes, les Philosophes du Feu, parlent de l'or, de l'argent, du mercure, il faut savoir :
"Que iceux Philosophes entendus,
N'ont pas tels mots dicts, ni rendus,
Pour donner entendre à chacun,
Que ce soit or, n'argent commun,
Ny le vulgal Mercure aussi :
Ils ne l'entendent pas ainsi ;
Car ils sçavent que tels metaux
Sont tous morts, pour vray (...) ;
Car il est vray certainement,
Que ce sont les fruicts vrayement
Cueillis des arbres avant saison". (14).
18Dom Pernety, dont le Dictionnaire Mytho-Hermétique date du xviiie siècle mais puise sa science dans les auteurs médiévaux, écrit dans cet ouvrage : "L'or qui sert à faire les monnaies, les vases et les autres choses en usage dans la société civile est appelé or mort, pris respectivement à celui qui est la base de l'oeuvre ; parce que les Philosophes disent que tous les métaux qui ont souffert la fusion, ont perdu la vie par la tyrannie du feu." (15). Plus loin le même auteur précise sa pensée : "l'or vulgaire, dit-il, le plus parfait de tous les métaux, ne peut comme tel être porté par l'Art à un degré plus haut ; mais lorsqu'il est réduit en sa première matière par une voie secrète et philosophique, l'Art, dit Philalèthe, peut alors l'élever à une perfection beaucoup plus étendue que celle qu'il avait reçue de la nature. De mort qu'il était avant sa réincrudation, il devient vivant au moyen du mercure des Sages, qui étant vivant, le ressuscite." (15 bis).
19On comprend dès lors la nature de la supériorité - affirmée par les adeptes - de l'or alchimique sur l'or des mines. Il ne s'agit pas tant, malgré certaines apparences dues à quelques expressions, d'une pureté plus parfaite que d'une vitalité, faite de fécondité et de salubrité, apanage de l'or hermétique et carence de l'or des filons ou des fleuves.
20Tous les Philosophes du Peu se plaisent à dire que l'or de transmutation, appelé volontiers avec de légères impropriétés voulues or transmué ou bien or transmutatoire, est "meilleur que l'or naturel" selon les mots de Raymond Lulle dans La Clavicule ; parlant de la médecine royale, celui-ci dit en effet : "elle transmue toute espèce de métal en or pur meilleur que l'or naturel" (16). Cet or meilleur que l'or naturel, Saint Thomas d'Aquin le nomme or "obryzum" dans son Traité de la Pierre Philosophale : "Tu obtiendras alors, écrit-il, une pierre rouge semblable à l'Hyacinthe dont une partie projetée sur sept parties de Mercure ou de Saturne bien épuré se changera en or obryzum." (17). Grillot de Givry signale que ce vocable est d'origine grecque, que l'évêque Fortunat l'emploie dans l'un de ses poèmes latins, que ce "vieux terme" "désigne l'or affiné qui a éprouvé le plus haut degré de feu." (18).
21Le mot se retrouve, sous la plume de Jean Aurelle Augurel, dans sa Chrysopée, traduite en vers français, depuis l'original latin, par Habert de Berry en 1550. Chantant une certaine pierre, originaire de Syrie et "nommée Or-peint, qu'il suffit de bien "nettoyer" et de faire "cuire" pour obtenir de l'or, le poète ajoute :
"Et cet Or - là par bien bonne raison
Est par les Grecs appelé Obryson" (19).
22Dans le Livre des Lavures Flamel confirme cette supériorité du métal solaire né du Grand Oeuvre sur le métal solaire extrait de la terre, puisqu'il parle en ces termes du résultat de la transmutation : "Ce sera soleil très vrai en toute examination moult meilleur que celui qui vient des minières. Car l'or et l'argent faits par le dessusdit élixir passe l'or et l'argent de ladite minière en toutes ses propriétés. Et pour ce disent les Philosophes que leur or et leur argent ne sont pas or et argent vulgals, car il leur est ajouté une grande adjonction de teinture. Et persévérance au feu par les propriétés de plusieurs opérations et d'utilité à débouter de toutes maladies." (20).
23Dans ses Transmutations Alchimiques, Bernard Husson fait écho à l'affirmation de Flamel selon laquelle "une grande adjonction de teinture" est ajoutée aux métaux précieux obtenus par la voie hermétique ; il établit en effet que l'or alchimique est "surabondant en teinture" ; et il peut parler d'une "phase intermédiaire de la transmutation des métaux en or, où le métal précieux ainsi obtenu, encore imprégné d'une surabondance de teinture, devra, pour avoir toutes les caractéristiques du métal chimiquement défini, être refondu avec une portion supplémentaire d'un métal "vil", que l'excédent de l'agent transmutatoire transmuera à son tour.
24Cette phase intermédiaire se caractérise très visiblement par la couleur rouge de l'or fondu. On sait en effet que ce métal, à l'état pur, donne des reflets verts quand il est en fusion." (21).
25Il est donc permis de dire que, par rapport à "l'or mort" du commerce ordinaire, l'or "philosophal", parvenu jusqu'à nous sous la forme de quelques médailles faites en or de transmutation, pour commémorer cette transmutation (22), est un or vivant.
2°/ L'or vivant, c'est le "Grain Fix" de Flamel, appelé encore germe, racine, embryon de l'or commun
26Mais l'or vivant médiéval est tout autre chose encore que le métal parfait issu de la transmutation ; cette fois il ne s'agit plus de l'or fait, mais de l'or à faire, de l'or potentiel.
27Et cet or à faire se trouve dans le métal vil, dans le plomb saturnien, sous forme de "Grain Fix". Ecoutons de nouveau Nicolas Flamel à ce sujet :
"De plomb il n'est nulle mine
En lieu où elle se confine
Que le vray grain du fix n'y soit, (...)
C'est à sçavoir le grain de l'or (...).
Mine de plomb sans contredict
n'est point sans grain fix pour tout vray
d'or et d'argent, cela je sçay ;
Lesquels grains Nature y a mis,
Ainsi comme Dieu l'a permis,
Et est celuy-là seurement
Qui multiplier vrayement
Se peut, sans contradiction,
Pour venir en perfection,
Et en toute entiere puissance,
Comme sçay par l'experience." (23).
28Il importe de citer ici Bernard Gorceix, professeur à l'Université de Paris X, qui écrit dans son livre intitulé ALCHIMIE (Fayard, 1980, pp. 47-48) :
29"Le plus séduisant - entendre "motif de l'alchimie allemande du xvie siècle" - concerne à coup sûr la permanence, dans la nature, comme pour le spirituel dans l'âme, d'un noyau, qui a gardé la limpidité, l'innocence des origines et que le mal, la chute et la corruption ont miraculeusement épargné. La purification n'est plus, dans ces conditions, que la mise à jour, la mise en lumière, et en langue, de cet état premier, le retour à l'âge d'or, à la condition paradisiaque : au plus profond des abîmes, végète l'éclair dans une pureté cristalline (...). Or, le noyau originel est la seule source de vie, la flamme pure et nourricière, qui couve sous les cendres de la négligence. (...). Seule la première matière, seule cette étincelle des origines "éveillent et maintiennent intérieurement toute chose". L'obtention de la teinture blanche (...), de la teinture rouge (...), consiste à repérer la partie la plus intime des corps, qu'il suffit ensuite de projeter et de dynamiser. Le centre sophianique du minerai, Gerhard Dorn magnifiquement le nomme : terre intime, douce, rouge, ou bien, esprit de lune, blanc, ou encore, terre subtile, terre immaculée. L'ascèse alchimique libère cette terre, libère cette lune de ses composantes combustibles, corrosives, elle nourrit, elle préserve le centre dans l'intimité (...). L'esprit s'arrache à son corps putréfié et noirci. La teinture devient l'Esprit Saint du mercure, cet Esprit Saint qui est le grand ordonnateur de la régénération." (24).
30Ces affirmations qui résument la pensée des alchimistes allemands du xvie siècle, ont leur source dans le Moyen Age. Ainsi le Rosaire des Philosophes (op, cit., Medicis, 1973, p. 32) énonce cette assertion : "Sache que l'art d'alchimie est un don du Saint-Esprit."
31Parole dont le prélude sublime se trouve dans l'Aurora Consurgens, traité alchimique attribué à Saint Thomas d'Aquin. Le chapitre IX de cet ouvrage, intitulé "De la foi philosophique qui consiste dans le nombre trois", manifeste que le rôle du Saint-Esprit dans le Grand Oeuvre est précisément celui du Grain Fix dans la matière première : le principe de sa perfection. Quelques citations de ce chapitre établissent ce fait :
- "Au Saint-Esprit est attribuée la bonté, lui par qui les choses terrestres deviennent célestes" (p. 95).
- "Il brille à la lumière comme un rubis par son âme qui teint, acquise par la vertu du feu" (p. 103).
- "Le feu sépare les parties hétérogènes et entasse les homogènes." (p. 103).
- "Le feu se liquéfie et se change en terre glorifiée." (p. 105).
- "L'Esprit lui-même dont le présent a sept formes sépare les parties les plus pures des impures, afin qu'une fois ôtées les parties impures, l'oeuvre s'accomplisse avec les pures." (p. 105).
- "Il inspire quand, par son souffle, il rend spiritual le corps terrestre" (p. 107).
- "Toutes ces choses sont accomplies et achevées par notre esprit, car lui seul peut rendre pur ce qui est né d'une semence impure." (p. 109). (25).
32Pour bien comprendre ces citations il faut savoir que l'auteur parle simultanément de l'Esprit-Saint et de l'esprit du mercure, ce dernier étant concentré dans "le Grain de l'or", ce grain qui est aussi "langue de feu" comme le Paraclet et soufre des sages.
33Deux testaments - dans le sens où le discours hermétique aime à employer ce terme - c'est-à-dire deux témoignages éminents, deux attestations solennelles, vont éclairer les affirmations médiévales et nous aider à mieux saisir ce qu'est l'or vivant sous son second aspect.
34Le premier de ces testaments date du xviie siècle. L'auteur en est le commentateur "innommé" du "poème admirable de Fra Marc-Antonio", selon l'expression d'Eugène Canseliet, qui traduit ainsi le latin originel de cet éloge de l'or philosophique :
35"Non pas improprement, ils lui donnèrent le nom de l'or, parce qu'il est or réellement, et richement en son être et sa substance. Un or beaucoup plus parfait que ce vulgaire, et plus achevé que lui. Un or tout soufre, et vrai soufre d'or. Un or tout feu, et vrai feu de l'or. Un or, dis-je, qui est engendré dans les cavernes des Philosophes et dans leurs mines. Un or qui n'est altéré, ni surmonté par nul élément, lorsque lui-même est le maître des éléments. Un or fixe, lorsque la seule fixité consiste en lui. Un or très pur, lorsque lui-même est la seule pureté. Un or très puissant, lorsqu'en dehors de lui toute force languit. Un or balsamique, préservant tous les corps de la putréfaction." (26). Voici la fin de la Strophe (Chant II, couplet III), commentée par l'artiste anonyme, telle qu'elle a été traduite de l'italien par Bruno de Lansac :
36"Un or qui est tout feu et toute vie. Une telle différence n'est-elle pas capable de faire aisément distinguer ceux-ci (= Le Mercure et l'Or d'Hermès) de ceux du vulgaire, qui sont des corps morts privés d'esprit, au lieu que les nôtres sont des esprits corporels toujours vivants." (27).
37Le second de ces testaments est d'Eugène Canseliet dans l'un de ses commentaires aux Douze Clefs de la Philosophie de Basile Valentin. Voici de larges extraits de ce texte capital : "Bien que le symbole graphique du soleil - un cercle avec point central - serve à désigner, dans les formules spagyriques, l'or métallique naturel, nous savons pertinemment que les vieux Adeptes l'interprétaient d'une toute autre façon. C'était aussi pour eux le schème abréviatif et conventionnel d'un corps unique qui se manifeste sous trois aspects successifs, nettement différents les uns des autres. D'où il résulte que le même signe traduisait chacun de ces trois ors (...). Le troisième, objet de la convoitise générale et de l'avidité humaine, n'est qu'un corps mort (...). Le soleil des sages relève donc des deux autres ors ou, plus exactement, du même or considéré sous deux états distincts : l'abstrait et le concret, le diffus et le condensé ; c'est-à-dire, d'une part, la substance fluidique, dilatée, aérienne de l'esprit du monde, que Limojon dénomme or astral, et, d'autre part, issu de ce dernier, l'agrégat du soufre philosophique ou Elixir, ou encore or des sages, matériel, sensible, pondéreux, - or vivant et vivifiant, esprit céleste et corporifié.
38Cet or réel, diaphane, lumineux, éclatant, revêtu de couleur admirable et doué de rares vertus, cet or que l'artiste peut toucher et contempler à loisir tel un présent de Dieu, est la substance active, centrale et végétative des métaux, leur noble quintessence, ou, si l'on préfère, le germe, le principe séminal, l'embryon métallique et l'être initial de l'or commun. C'est lui, et non le métal fixé, que les alchimistes notent par le cercle rappelant son universalité, son pouvoir sur toute la création terrestre, par le cercle complété du point central figuratif de l'esprit interne, de l'âme occulte des choses.
39Ainsi, quoique seul, notre soleil ne brille pas pour un seul, puisqu'il resplendit au coeur de tous les métaux et de tous les minéraux desquels il illumine les cavernes ténébreuses : De cavernis metallorum occultus est, qui lapis est venerabilis ; des cavernes des métaux vient celui qui est caché et qui est la Pierre vénérable (Hermès)." (28).
40On ne saurait mieux affirmer que par ces deux textes la vie du Grain Pix, du Grain de l'or, présent dans tous les métaux, même dans le plus vil, le plomb.
3°/ L'or vivant, c'est la Pierre Philosophale, ou, plus exactement, le triple fruit hermétique
41S'il est vrai que cet or vif, ce grain d'or inaltérable et prisonnier, est l'or vivant, il est aussi vrai que la Pierre Philosophale proprement dite, libération et rassemblement d'un certain nombre de Grains d'or ou "atomes solaires" ou encore "étincelles", - "il faut, selon les philosophes, réunir ces petits foyers pour obtenir une seule grande lumière" (29) -, est l'authentique or vivant médiéval.
42Ici plusieurs précisions sont nécessaires.
43a/ La Pierre Philosophale, sous sa forme de poudre de projection, est nommée OR : "or exalté, or multiplié, or sublimé" (Dom Pernety) ou bien "or spiritualisé" comme le prouve la citation suivante du Rosaire des Philosophes (p. 92) : "L'or est de l'or en acte (...). Si cet or est spiritualisé, d'acte il est devenu puissance, de matière il devient forme, d'agi il devient agent, de femme il devient homme, et au lieu d'être chose née, il devient chose qui fait naître." La poudre de projection n'est donc pas de l'or vulgaire, elle est une puissance de transformation en or.
44b/ Le résultat de l'oeuvre au rouge est proprement la Médecine Universelle qui guérit toutes les maladies dans les trois règnes de la Nature. Le Rosaire nomme ce Remède Universel "le roi digne de tout honneur" et il ajoute (p. 209) :
"Les philosophes l'ont nommé leur fils :
tout ce qu'ils font, c'est lui qui l'accomplit.
Il donne à l'homme tout ce qu'il désire :
la santé, la vigueur de la vie,
l'or, l'argent, les pierres précieuses,
une jeunesse forte, belle et joyeuse.
Il dissipe colère, pauvreté, maladie :
bienheureux celui à qui Dieu l'accorde."
45Wilhelm Ganzenmüller nous signale, dans son Alchimie au Moyen Age, que l'auteur du Livre de la Quintessence, Jean de Roquetaillade, plus connu sous son nom latinisé de Rupescissa, franciscain catalan du xive siècle, qui fut reçu frère mineur dans un couvent d'Aurillac, est un alchimiste qui ne cherche pas à fabriquer de l'or ni de l'argent. "Il s'intéresse avant tout à la fabrication d'un élixir de vie ou plue simplement d'une méthode qui allongerait la vie en empêchant la putréfaction. (...). Notre moine montre aussi comment on extrait la quintessence des métaux, à commencer par l'or. (...). Il dit que chaque chose contient une quintessence." (30).
46Il est curieux de noter que Baudelaire avait projeté pour la seconde édition des fleurs du Mal un épilogue en vers influencé par ces conceptions, puisqu'on y trouve cette apostrophe adressée aux anges et à Dieu :
"Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe,
O vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or." (31).
47Dom Pernety fait à ce sujet une mise au point : "C'est mal à propos, écrit-il, qu'on dit que les Alchymistes cherchent à faire de l'or. La première intention des vrais Philosophes est de trouver un remède contre les maux qui affligent la nature humaine." S'exprimant ainsi dans l'article "Ferment", il revient sur cette idée dans l'article "Panacée" de son Dictionnaire Mytho-Hermétique (op. cit., pp. 129-130 & 269) de la manière suivante : "La panacée universelle est un des résultats de l'oeuvre Hermétique, et celui-là seul que les anciens Philosophes se sont d'abord proposé. Il est vraisemblable que la transmutation des métaux n'était pas leur premier objet, et que la réflexion seule sur la force et les propriétés de leur médecine, la leur fit envisager comme propre à produire cet effet, qui réussit selon leurs espérances."
48Il est surprenant de constater que cette panacée parfume les cheveux d'Apollon dans l'Hymne que Callimaque dédie à ce dieu solaire, vainqueur de Python et protecteur de la médecine. A l'entendre, on est en droit de se demander si ce poème n'est pas, déjà, secrètement alchimique :
49"Dieu bien fait pour nos hymnes, qu'il est aisé de chanter Phoibos !
50D'or est son manteau, et l'agrafe aussi ; d'or la lyre et l'arc Lyctien, et le carquois ; d'or aussi les sandales. Apollon est tout d'or et toute richesse ; on le voit bien par Pythô. Dieu toujours beau, Dieu toujours jeune ; jamais aucun duvet ne recouvrit ses joues tendres. Sa chevelure épanche à terre l'huile parfumée qu'elle distille ; mais les gouttes n'en sont point humeur grasse ; non, c'est la panacée même ; là, dans la ville où la rosée en glisse au sol, là tout est salut.
51Personne qu'Apollon n'a tant d'arts en sa main. Il a dans son lot l'archer et l'aède - car l'arc est son bien, et le chant aussi. A lui prophétesses et devins ; et de Phoibos aussi les médecins tiennent la science de retarder la mort." (32).
52Cette panacée est plus volontiers nommée "Or potable" par les alchimistes médiévaux. On trouve cette dernière expression dans le Rosaire des Philosophes (p. 31), où sa composition est subordonnée à la quintessence. Dans Basile Valentin (Révélation des Mystères des teintures des Sept Métaux) on rencontre cette phrase : "Sans cet esprit de Mercure, l'Or ne saurait être rendu potable, ni la Pierre des Philosophes accomplie" ; et cette autre phrase du même traité : "De cette substance spirituelle, et de cette Matière qui a formé un Corps à l'Or, est fait le vrai Or Potable des anciens sages, lequel est plus parfait que l'Or même" (33).
53Il suffit de dissoudre cette médecine "en vin blanc ou eau de vie", comme le dit Nicolas Flamel dans son Bréviaire (op. cit., Belfond, 1973, p. 203) pour la rendre utilisable. Voici le passage de l'adepte, précédé de son titre : Manière d'user de la Médecine
54"Jà afin de t'avertir comme il faut user d'icelle médecine pour ta santé du corps et mémoire, aie cure au sortir de la fiole c'est à savoir quand icelle est purpurine, d'en mettre fuser, c'est à savoir dissoudre, en vin blanc ou eau-de-vie aucuns grains, tant que le vin soit teint, seulement doré, car est la marque juste, lors ne crains mie d'en bailler au malade 12 ou 15 gouttes en vin, bouillon ou autre liqueur, et seront lors guérie comme par miracle."
55c/ Pour transformer cette panacée, cette médecine universelle, en poudre de projection proprement dite, écoutons encore ce que dit Nicolas Flamel dans son Bréviaire : "Comment se fait la poudre de projection avec l'Elixir
56En icelui mode. Fais fuser en creuset 10 onces d'or fin, injecte dedans sur l'or fusé une once de poudre rouge, laisse iceux en feu moult fort par deux heures, lors tire le creuset, laisse refroidir, casse icelui, et aviseras au fond un verre rouge qui est or exaucé et poudre sincère et royale, muante tous métaux en or pur meilleur qu'icelui qu'est trouvé ès minières. Adonc as pouvoir de faire maintes fortunes ce que ne peuvent faire les rois sans requérir des autres. Avise donc, cher neveu, de faire comme ai fait, à savoir soulager les pauvres nos frères en Dieu, à décorer les temples de notre Rédempteur, à faire issir des prisons maints captifs détenue pour argent, et bon et loyal usage qu'en feras te conduira au chemin de gloire et du salut éternel au séjour de Dieu, que je, Nicolas Flamel te souhaite au nom du Père Eternel, Fils Rédempteur et Saint Esprit Illuminateur, Sainte sacrée et adorable Trinité Amen." (les Oeuvres de Nicolas Flamel. op. cit., p. 204).
57Adressons-nous à l'adepte de notre temps, à Fulcanelli, pour éclairer les propos de l'adepte médiéval :
58"Les maîtres de l'art, écrit l'auteur des Demeures Philosophales, nous apprennent que le but de leurs travaux est triple. Ce qu'ils cherchent à réaliser en premier lieu, c'est la Médecine universelle, ou pierre philosophale proprement dite. Obtenue sous forme saline, multipliée ou non, elle n'est utilisable que pour la guérison des maladies humaines, la conservation de la santé et l'accroissement des végétaux. Soluble dans toute liqueur spiritueuse, sa solution prend le nom d'Or potable (bien qu'elle ne contienne pas le moindre atome d'or), parce qu'elle affecte une magnifique couleur jaune. Sa valeur curative et la diversité de son emploi en thérapeutique en font un auxiliaire précieux dans le traitement des affections graves et incurables. Elle n'a aucune action sur les métaux, sauf sur l'or et l'argent, avec lesquels elle se fixe et qu'elle dote de ses propriétés, mais, conséquemment, ne sert de rien pour la transmutation. Cependant, si l'on excède le nombre limite de ses multiplications, elle change de forme et, au lieu de reprendre l'état solide et cristallin en se refroidissant, elle demeure fluide comme le vif-argent et absolument incoagulable. Dans l'obscurité, elle brille alors d'une lueur douce, rouge et phosphorescente (...). La Médecine universelle est devenue la Lumière inextinguible, le produit éclairant de ces lampes perpétuelles, que certains auteurs ont signalées comme ayant été trouvées dans quelques sépultures antiques. (...). Enfin, si l'on fermente la Médecine universelle, solide avec l'or ou l'argent très purs, par fusion directe, on obtient la Foudre de Projection, troisième forme de la pierre. C'est une masse translucide, rouge ou blanche selon le métal choisi, pulvérisable, propre seulement à la transmutation métallique. Orientée, déterminée et spécifiée au règne minéral, elle est inutile et sans action pour les deux autres règnes. (34)."
59L'or vivant médiéval désigne donc bien le triple fruit hermétique : Médecine universelle, Lumière inextinguible, Poudre de projection.
Les deux symboles de la Vie de l'Or Vivant
60Que l'or alchimique soit ainsi un or vivant est mis en lumière par les deux symboles qui l'expriment. Le plus ancien, appartenant déjà à l'alchimie alexandrine, est un cercle formant la base d'un cône incliné vers la droite (35). Si l'on considère le dedans de cette figure, comme le Dictionnaire des Symboles nous y invite (article : "cône" ; Laffont, 1969, p. 226), on y verra une représentation du vagin, corridor de la vie, "l'image de la féminité" nuptiale et maternelle. Vue du dehors, la figure participe du symbolisme de la pyramide, de l'obélisque, de la tour, de la ziggurat, du rayon solaire, de la flèche amoureuse et fécondante. Liane ce sens le Dictionnaire des Symboles y découvre l'"image ascensionnelle de l'évolution de la matière vers l'esprit, de la spiritualisation progressive du monde, du retour à l'unité, de la personnalisation". Avec son obliquité suggestive, qui est à la fois celle de l'écliptique et celle de l'érection, on peut y voir une stylisation de la virilité en acte, apollinienne et ignée, et cela d'autant plus volontiers que certaines représentations du signe de l'or accentuent le rapprochement de façon frappante, et que certaines illustrations alchimiques n'hésitent pas à peindre sans ambages, dans son état de turgescence, l'organe reproducteur mâle, pour traduire la puissance aurifique ou "solifique" (36).
61Le cône est donc un magnifique symbole hermaphrodite, ce qui convient parfaitement à la pierre philosophale, hermaphrodite elle-même, indivisible union du soleil et de la lune, du feu et de l'eau, du soufre mâle et du mercure femelle. Cette bivalence du signe lui a permis d'être attribué dans l'antiquité à deux divinités masculines et à une divinité féminine, avec des implications qui éclairent et confirment le discours alchimique.
62Parlant de la vénération des hommes pour les pierres tombées du ciel, ces "pierres de lumière", Mircea Eliade écrit : "Retenons cette première valorisation religieuse des aérolithes : ils tombent sur la terre chargés de sacralité céleste, ils représentent donc le Ciel. De là, très probablement, le culte voué à tant de météorites ou même leur identification à une divinité : on voit en eux la "forme première", la manifestation immédiate de la divinité. (...). On accordait (...) une origine céleste (...) au cône d'Elagabale à Emèse (Hérodien, V, 3, 5)". Or, sous la forme conique et noire de cet aérolithe, c'est le Soleil lui-même, nommé en cette ville de Syrie El Gebal, Elagabalus, Héliogabalos, qui était adoré. La pierre des alchimistes elle aussi, est céleste, solaire, commence par être noire, et a pour symbole un cône ! Tout l'or vivifiant du Soleil et de la Vie divine rayonne de ce cône noir.
63C'est encore sous la forme d'un cône, fait d'émeraudes et d'autres pierres précieuses, que les Troglodytes de Quinte-Curce (livre IV) vénèrent, près de la fontaine du Soleil, Jupiter Ammon dans la sainte forêt qui lui est consacrée. Mais donnons à ce sujet la parole à Antoine du Verdier, qui, pour résumer l'historien d'Alexandre, s'exprime en latin dans son livre - traduit et remanié de l'italien - sur "Les Images des Dieux" (Imagines Deorum, Lyon, 1581, pp. 113 & 114) : "Ibidem ait, pro numine quoddam simulacrum habitum quod nullam cum caeteris similitudinem haberet ; sed instar umbilici esset, ex smaragdis, aliisque lapillis preciosis coag-mentatum, subtus quidem latum, ac rotundum, qod paullatim versus cuspidem attenuaretur" ; ce qui pourrait se rendre ainsi : là même - c'est-à-dire dans le bois sacré mentionné auparavant - dit-il, on tient pour divinité une certaine représentation qui ne possède aucune ressemblance avec aucune autre ; mais elle est semblable à un ombilic, formé d'un assemblage d'émeraudes et d'autres pierres précieuses, agrégat qui, en fait, est spacieux et circulaire à sa base, alors que, peu à peu, il s'amincit vers son sommet.
64La source du Soleil représente les noces alchimiques de l'eau et du feu, de l'âme et de l'esprit dans la forêt du corps ; Dieu-Bélier, Jupiter Ammon entraîne avec lui toute la richesse de son signe astrologique : premier domicile de Mars, lié par là au fer et à l'acier hermétiques, premier signe du Feu, premier signe du printemps, début du Grand Oeuvre, tête et chef du zodiaque ; le Bélier, disent les astrologues, premier signe diurne et masculin, est l'exaltation du Soleil ; or le plus vénérable texte alchimique, la Table d'Emeraude d'Hermès Trismégiste, appelle l'Oeuvre "l'opération du Soleil" ; enfin Jupiter Ammon a été assimilé au dieu solaire d'Héliopolis, Râ, sous le nom d'Ammon-Râ ; les "Amoureux de Science" hermétique se considèrent toujours comme citoyens de la cité du Soleil, comme "frères d'Héliopolis." Ammon lui-même était originaire d'Hermopolis, l'un des huit grands dieux de cette cité d'Hermès, ce qui l'associe à la divine Ogdoade du Poimandrès (37) et au Mercure, métal et planète. Marcelin Berthelot signale dans sa "Collection des anciens Alchimistes Grecs" que, chez les Égyptiens, cette planète Hermès était "assignée à l'émeraude" ; analysant une "vieille liste alchimique", le savant auteur note qu'à la suite du signe de la planète Hermès "se trouve non le nom d'un métal, mais celui d'une pierre précieuse : l'émeraude. Le mercure -ajoute-t-il - est cependant inscrit vers la fin de l'énumération des substances consacrées à Hermès" (38). Le cône de Jupiter Ammon, composé essentiellement d'émeraudes, est, de ce fait, en liaison avec la planète Hermès, avec le vif-argent et avec le dieu primordial de l'alchimie, Mercure. La couleur verte de l'émeraude est l'une des joies du philosophe lorsqu'elle apparaît dans son aludel ; "car cette couleur verte est bientôt changée par notre magistère en notre or très véritable, et cela, nous l'avons éprouvé". Ainsi s'exprime l'auteur du Rosaire (op. cit., p. 42), et il lance ce cri d'enthousiasme : "O vert béni qui engendre toutes choses !"
65Quelques paroles d'Eugène Canseliet précisent la nature de cette verdure désirée, qui est le résultat d'une purification du mercure hermétique : "Il s'agit, dit ce philosophe, de soumettre le mercure à l'action du sel des sages (...), qui correspond au feu secret. (...). En purifiant le mercure des philosophes, le sel en accroît et exalte le pouvoir d'aimantation, de sorte que lui-même se charge de l'or astral que l'autre ne cesse d'absorber. (...). Le sel (...), devenu le véhicule vitrifié du fluide cosmique, s'est coloré en vert, tandis qu'il augmentait sensiblement sa densité. Ainsi reçoit-il, indifféremment, les noms de vitriol ou de lion vert, et se trouve-t-il prêt, afin de jouer son très grand rôle, au cours de l'oeuvre médian ou second. (...). La purification ne doit pas être poursuivie, au-delà du moment où l'image stellée apparaît fortement empreinte dans la face supérieure du brillant lingot, à la fois plane et circulaire. (...). L'alchimiste (...) non seulement (...) sait désormais que l'esprit du cosmos est de couleur verte, mais encore il a vérifié que l'insaisissable agent de la vie se montre néanmoins pondérable et, conséquemment, de matérielle gravité. Constitué (...) à la surface du bain mercuriel, grâce au constant apport d'esprit universel, le vitriol philosophique porte aussi le nom d'émeraude des sages. Pierre précieuse, comme il en fut jamais, dans laquelle le philosophe taille et retrouve le Graal. Au sein de ce vase sacré, un peu plus tard, il recueillera et réunira le fluide, simultanément projeté par le soleil et par la lune." (39)· L'émeraude philosophale, rosée de mai ou rosée de septembre suivant qu'elle est femelle ou mâle, e6t assurément l'un des aspects de l'or vivant, puisqu'elle se confond avec le vitriol, substance dans laquelle l'adepte inspiré Fulcanelli nous invitait à lire l'anagramme suivante : "L'Or y vit".
66Dans son commentaire de la Planche XXII du Viridarium, consacrée à l'alchimiste médiéval Arnaud de Villeneuve, Bernard Husson confirme et précise ce qui précède. Voici ses propos : "Coiffé du bonnet des médecins, Arnaud de Villeneuve désigne deux jeunes gens qui se donnent la main pour sceller l'engagement de leurs fiançailles. Le pouce de chacun d'eux est engagé dans une grande bague dont le chaton enchâsse une gemme conique. C'est cette dernière qui confère à la scène son symbolisme alchimique, pour peu que l'on veuille bien admettre qu'elle soit l'émeraude des philosophes. (...).
67L'émeraude est le véhicule et le réceptacle de l'influx qui confère à chacun des composants du rebis alchimique - mais plus directement au corps passif, qui le communiquera ensuite à son partenaire -, cette vertu qui les rendra aptes au mariage." (40).
68Avec cette gemme conique en émeraude, ornant la bague nuptiale et favorisant l'union conjugale des fiancés alchimiques, Gabertin et Beya, qui sont aussi frère et soeur, nous retrouvons tout le symbolisme de la représentation de Jupiter Ammon chez les Troglodytes de Cuite-Curce, mais enrichi par le symbolisme matrimonial, triomphe toujours possible, et grâce à l'art d'Hermès certain, de l'amour, de la vie et de la fécondité aurifique. Car la forme de la gemme ne fait aucun doute pour les historiens de l'antiquité, dont Pierre Lavedan résume ainsi la pensée : "La pierre conique imite plus ou moins un phallus ; elle est (...) le symbole, grossier mais énergique, de la fécondité et s'applique en cette qualité à un certain nombre de dieux. Par exemple Apollon Agyieus (= "protecteur des rues") est représenté ainsi sur les monnaies de quelques villes, notamment d'Ambracie. Des monnaies de Séleucie figurent de même Zeus Casios. L'Artémis de Pergè en Pamphylie était aussi représentée comme une pierre conique.
69L'exemple le plus connu de ce type est l'omphalos ce Delphes, qui marquait le lieu où reposait Python, jadis vaincu par Apollon, et passait ainsi pour le nombril du monde, le centre de la terre. (...). Hermès avait été primitivement honoré sous la forme phallique. Plus tard, la pierre devint un pilier quadrangulaire surmonté d'une tête humaine du dieu, gardant toutefois à mi-hauteur l'indication de l'organe générateur." (41).
70Lu rapport précédent on tire cette constatation que le cône phallique est l'attribut ou l'expression des grands dieux du ciel : Zeus, dieu du firmament lumineux, Apollon et Artémis, dieux des luminaires du jour et de la nuit, Hermès, le messager des dieux, qui sans cesse parcourt les espaces célestes. On remarque en second lieu que le cône phallique peut représenter une déesse, puisqu'on vénérait sous cette forme Artémis à Pergè ; d'une part le caractère viril de la chasseresse lunaire, qui comme son frère décoche des rayons, est par là souligné ; d'autre part le cône peut être considéré, non plus sous son aspect de plein pénétrant, mais sous son aspect de creux contenant. Cette seconde manière de voir est confirmée par les destinées de l'ombilic, proprement cavité, mais que l'imagination a retournée pour en faire une saillie : l'intaille est devenue un camée. Seule l'alchimie va jusqu'au bout de ce qui est ici suggéré, puisqu'elle célèbre les noces du Soleil et de la Lune, réunissant les deux cônes en un seul, comme le caducée d'Hermès, talisman de Nicolas Flamel (42), institue une figure d'équilibre, double lacs d'amour, entre le serpent mâle et le serpent femelle, qu'il accouple de sa verge d'or. Si la pierre conique renvoie à la puissance érotique et génésique du ciel, le bonnet conique, sans contester le moins du monde la signification susdite, lui adjoint l'idée complexe d'une intelligence divine, libératrice, servante du feu et servie par le feu, pour hâter le retour de l'âge d'or. Cette riche notion est contenue en germe dans la simple analyse des éléments qui définissent cette coiffure. Donnons de nouveau la parole à Pierre Lavedan sur ce point : "Le pileus ou pîlos, est une coiffure conique (...). C'est l'attribut de certains personnages mythiques : des Dioscures, d'Ulysse, de Vulcain, d'Hermès. (...). Les esclaves le prenaient au moment de leur affranchissement : capere pileum ; c'est pourquoi il devint un symbole de la liberté individuelle ; à la fête des Saturnales, tout le monde en était coiffé. Le bonnet dit phrygien, conique également, mais avec une extrémité retombant sur le devant (...) est l'attribut de certaines divinités asiatiques : (...) Mên, Mithra." (Lavedan, op. cit., p. 171). Les deux derniers dieux mentionnés, par la pointe incurvée du cône phrygien qui les coiffe, déversent sur la terre des hommes toutes les bénéfiques influences lunaires et solaires, qui émanent de leurs personnes. L'astre nocturne est ici le mâle Mên, ce qui prouve que pour l'imaginaire la lune peut s'accorder avec l'un ou l'autre sexe : comme le mercure alchimique, elle est androgyne. L'un des attributs du dieu Mên est la torche allumée, ce qui le rapproche d'Hécate et de Déméter d'une part - déesses libératrices par les mystères de la magie et de la végétation -, ce qui le rapproche d'autre part de Mithra, qui est souvent représenté entre deux jeunes gens, coiffés eux aussi du bonnet conique, Cautès et Cautopatès, dont le premier dresse un flambeau vers le ciel et le second abaisse un flambeau vers le sol. La signification de ces deux personnages n'est pas toujours la même, mais elle est toujours très riche, car elle manifeste la puissance de la divinité qu'elle entoure. Voici un passage d'une étude consacrée au Mithraeum de Sainte Marie de la Capoue antique, qui souligne cette richesse. L'original, de langue anglaise, commence par cette citation de Le Roy Campbell : "Dans la religion Iranienne toute vie a son origine (Cautès) dans le feu divin, lequel feu, endes degrés divers, s'est incorporé (Cautopatès) dans les autres éléments". Après quoi l'auteur, M. J. Vermaseren, ajoute : "Mais dans la fresque de CAPOUE nous avons Soleil-Cautès-Océan à gauche et Lune-Cautopatès-Terre à droite." (43). Ce qui est sûr, c'est que le cône stylise la flamme, source de vie, de chaleur, de lumière, image de la vérité qui éclaire et qui libère, puissance purificatrice et transformatrice ; et la flamme est liée à l'astre du jour, comme l'établit Alfons Kirghgässner dans son livre intitulé "La Puissance des Signes" : "La flamme, écrit-il, représente le soleil, et participe à sa puissance, à sa pureté et à sa sainteté." (44). Tous ceux qui portent le bonnet conique ont un rapport étroit avec le feu, avec l'intelligence, avec la liberté, avec l'âge d'or. Ulysse, le protégé d'Athéna et d'Hermès - de l'intelligence et de l'ingéniosité -durcit au feu le pieu qui le libérera du Cyclope. Les Dioscures sont "les feux Saint-Elme à deux pointes", qui annoncent aux marins qu'ils seront libérés de la tempête. Avec le feu dont il est le maître, Vulcain forge des armes invincibles, auxiliaires des héros de justice ou de piété. Quant à Hermès, pendant la nuit qui suivit le jour de sa naissance, "il inventa le feu ; prenant un rameau de laurier et l'introduisant dans un autre bois plus mou, il le fit tourner rapidement jusqu'à ce que la flamme jaillisse." (Lavedan, p. 514). Un sait que les alchimistes médiévaux se considéraient comme les philosophes du feu, et le Rosaire, citant précisément Hermès, déclare : "Notre pierre est un feu créé à partir du feu ; elle se change en feu et son âme demeure dans le feu." (p. 231).
71Ainsi l'or vivant médiéval est aussi le feu secret des artistes hermétiques, et le c8ne est son symbole. Certaines informations concernant le dieu du mont Cyllène font de lui une véritable incarnation de l'or vivant. "Le jour même de sa naissance, à midi, il inventa la lyre en creusant la carapace d'une tortue." Par là il est juste qu'il soit préposé à l'art de Musique, et les Arcadiens d'origine ou de coeur lui doivent leur amour pour la Musique. "Son nom de Phalès à Cyllène dérive de phallos, antique symbole de la fertilité et de la vie, et tout le culte d'Hermès est, à certains égards, un culte phallique." Nous avons vu que parfois, au Moyen Age, le symbole de l'or est un phallus. "En Crète, à Kydonia, les Hermaia étaient une fête populaire rustique, comparables aux Saturnales romaines". Cette fête est un symbole de libération, et le Grand Oeuvre hermétique consiste à libérer l'or prisonnier dans la matière vile, dans la matière esclave. "Hermès est un des dieux pour qui la période aniconique a été la plus marquée et la plus longue. On sait que son nom est devenu un nom commun pour désigner une pierre sacrée (Bétyle)." La Pierre Philosophale, or vivant, est elle aussi une pierre sacrée, car elle est un "don de Dieu". De "l'Hermès criophore", "c'est-à-dire portant un bélier sur ses épaules", peut être dérivé "le type chrétien du Bon Pasteur". "L'art archaïque arcadien (...) a fourni un Hermès criophore barbu", portant "l'animal non sur les épaules mais sous l'aisselle", "aux brodequins ailés (...), au chapeau conique surmonté d'une espèce de plume". Ailes et plume conviennent au mercure volatil, à cet or que le vent a porté dans son ventre", selon la parole d'Hermès trismégiste. "On voit quelquefois Hermès porté par le bélier". (Toutes ces citations et celles qui suivront sont glanées dans l'article Hermès du Lavedan, pp. 513-519). Si l'on songe que le signe du Bélier signifiait pour les alchimistes leur "calcination" (Pernety, p. 94), Hermès sur le bélier, c'est leur vif-argent installé sur le foyer allumé de l'athanor. L'ardente monture mène son divin fardeau vers l'âge d'or de Saturne. Il la mène, sa céleste charge, sous la sauvegarde de la déesse Intelligence, car le chef du zodiaque est voué à Athéna (Lavedan, p. 1036). Cependant l'Hermès de Cyllène a été assimilé au Logos par divers courants de la philosophie antique et de la gnose chrétienne. Voici l'un des témoignages que Jérôme Carcopino produit à ce sujet : "Au premier siècle de notre ère, le Stoïcien Cornutus enseignait couramment qu'Hermès et, plus précisément, Hermès de Cyllène et le Logos ne font qu'un, puis qu'il est l'envoyé du Ciel vers nous, et que, vrai guide des âmes ainsi que l'affirme son qualificatif de "psychopompe", il a mission d'en accompagner les allées et venues et se montre également capable de les amener sur cette terre et de leur rouvrir le chemin des espaces sidéraux" (45). Pourquoi des sectes chrétiennes influencées par le néopythagorisme ont-elles privilégié, pour en faire une figure - ou même un équivalent - du Verbe Incarné, "le dieu du Cyllène", "O Kyllênios" ? La cabale numérique - "l'isopséphie" (46) - est susceptible de donner une réponse à ce problème. En effet cette appellation d'Hermès a la même valeur numérique que Jésus, soit 888, comme le prouvent les équations suivantes : O Kyllênios = 70 + 20+400+30+30+8+50+10+70+ 200 = 888.
Iêsous = 10+8+200+70+400+200 = 888.
72Or la loi fondamentale de l'isopséphie est celle-ci : Lieux mots ou deux groupes de mots ayant même valeur numérique ont même signification. Le dieu de Cyllène est Logos comme Jésus. Tous deux sont liés au nombre huit ; car au-delà d'Hermès, il faut remonter jusqu'au panthéon égyptien : "Nous arrivons ainsi à la patrie de Thot, la célèbre ville d'Achmounein, dont le nom signifie l'Ogdoade, par allusion au groupe des huit dieux primordiaux qui collaborèrent avec Thot pour créer le monde. Les Grecs qui avaient vu en lui leur Hermès l'appelaient HERMOPOLIS" (François Daumas, Les Dieux de l'Égypte. Que sais-je, 1965, p. 62). Quant à Jésus, il est ressuscité le huitième jour : voilà pourquoi certaines églises et certaines fontaines baptismales sont octogonales. "Le jour que le Seigneur a fait", le lendemain du sabbat, inaugure "l'homme nouveau" dans "la création nouvelle", "l'homme du huitième jour" - dont parlait Marie-Madeleine Davy à propos de Nicolas Berdiaeff (47) -, dans le monde restauré. On sait par ailleurs que b88= 37 x 24, produit dans lequel 37 épouse le rythme du Décalogue : 3 commandements se rapportant à Dieu et 7 à l'homme, tandis que 24 concorde avec les heures du "jour que le Seigneur a fait" ; surtout le 24 = 3x8 multiplie le nombre trinitaire, qui est aussi celui des couleurs fondamentales de l'Oeuvre : noir, blanc, rouge, par le 8 hermétique et christique.
73Mais il faut aller plus loin dans ce sens, qui éclaire les étranges ferveurs gnostiques. En effet parmi les épithètes d'Hermès, "on trouve, écrit Lavedan, celle de Euaggelos, l'annonciateur de la bonne nouvelle", désignation véritablement "préchrétienne" ; cette affirmation est renforcée par ces propos du même auteur : "Il est comme Mithra, ο mesitês, le médiateur ; c'est en cette qualité qu'Electre l'invoque (Choéphores. v. 123)." Si Plutarque nomme "Mesitês" Mithra, l'apôtre Paul appelle ainsi le Christ. Dans ces conditions le fait singulier est que la séquence "Euaggelos Mesitês", Médiateur Annonciateur de la bonne nouvelle, a pour valeur numérique 1480, qui est précisément la même que celle de Christos. En voici les décomptes : Euaggelos = (5 + 400+1+3+3+5+30+70+200) 717 (= 3 x 239, nombre premier) ; Mesitês = (40+5+200+10+300+8+200) 763 (= 7 x 109, nombre premier) ; Xristos = (600+100+10+200+300+70+200) 1480 (= 37 x 40 & 40 = 5x8) - 717 + 763. De ces deux derniers chiffres, le premier est un multiple de trois, le second un multiple de sept, tandis que leur somme, simultanément hermétique et christique, est un multiple de 37, comme "Le Cyllénien" et Jésus. Il est donc clair que la séquence "Le Cyllénien Médiateur de la bonne nouvelle qu'il annonce" a la même valeur numérique que "Jésus-Christ", soit 888 + 1480 = 2368, et que cette somme vaut 37 x (24+40) = 37 x 64 ; or 64 est le carré de 8, car 64 = 8 x 8, et c'est aussi le cube de 4, car 4x4x4 = 64. Cette dernière constatation s'applique à Hermès, puisque "c'est le quatrième jour du mois - jour qui lui demeure consacré - qu'Hermès vint au monde" (Pierre Grimal, Dictionnaire de la Mythologie Grecque et Romaine, P.O.F., 1951, p. 206). Mais elle s'applique avec la même pertinence au Christ, puisque la Jérusalem messianique de l'Apocalypse, que l'Ange mesure à l'aide d'un roseau d'or, est un cube : "Il la mesura donc à l'aide du roseau, soit douze mille stades ; longueur, largeur et hauteur y sont égales." (XΧΙΙ, 16). Cependant, et quoique le cube soit l'un des symboles de la Pierre Philosophale et la Pierre Angulaire, il nous importe de revenir au carré de 8, car, selon les Pythagoriciens, "la justice est un nombre élevé au carré"(48), et les carrés ainsi que leurs multiples sont dits "harmonieux" (49) ; nous retrouvons par là le maître de l'art de Musique et le Soleil de Justice, qui sont l'un et l'autre Princes de la Paix, de cette Paix de l'âge d'or, don suprême de l'Or Vivant : "Les choses qui sont bien imprégnées sont unies par une paix harmonieuse", dit Le Rosaire (p. 113). Mais le 8 est lui-même un cube, le cube de 2, puisqu'égal à 2x2x2 ; or tous les cubes sont "harmonieux", étant le produit d'un carré par sa racine ; 64 est donc l'harmonie d'une harmonie, parce qu'il est le carré d'un cube ; il est même deux fois une pareille harmonie, car il est aussi le cube d'un carré ; il est en effet le cube du carré de 2. Sensibles à ces narmonies issues du nombre 8, les Pythagoriciens "ont appelé le nombre huit Justice" et lui donnaient une épithète signifiant "disposé avec un accord parfait, totalement harmonieux, qui embrasse tous les accords : PANHARMONIOS" ; dans leur Théologie de l'Arithmétique, ils rapportent une pensée de Philolaos, selon lequel "l'amour, l'amitié, la sagesse et l'imagination échoient aux êtres avec l'ogdoade" (51). Enfin pour Philon d'Alexandrie le 64, étant à la fois surface et volume, plan et solide, est le symbole de la rencontre de l'intelligible et au sensible, rencontre qui se réalise sous le signe du 7, car le 64 est bien le septième terme d'une progression géométrique de raison 2, qui prend l'unité comme point de départ : 1/2/4/8/16/32/64 (52). Cette rencontre convient à la fois à la lierre des Sages, joyau tangible de l'esprit du monde, et au Verbe incarné, chair devenue l'habitacle de Dieu ; Le Rosaire compare expressément le fruit de l'Oeuvre au Christ vainqueur de la mort, or vivant l'un et l'autre. (p. 238).
74Si le Cône de Jupiter Ammon avec tout ce qu'il implique est plutôt le signe mâle de la puissance génésique de l'or vivant, le Cône sous la forme duquel était vénérée, à Chypre, la déesse Aphrodite, est explicitement donné comme le symbole de la volupté féminine dans Les Images des Dieux, le savant ouvrage déjà cité de Vincent Chartrier de Rhégium, traduit de l'italien en latin par Antoine du Verdier. Après avoir rappelé qu'à peine sortie de l'écume de la mer, Aphrodite s'est rendue à Paphos, "parce que les Chypriotes sont merveilleusement adonnés aux voluptés de Vénus", l'auteur mentionne la ferveur des gens de Paphos pour la déesse, le temple qu'ils lui ont édifié, puis il aborde en ces termes la question de sa représentation plastique : "Ejus statua non humanam figuram praeferebat, sed quoddam in basi latum, atque rotundum erat, quod paullatim in acumen vergebat : cujus rei, ut scribit Cornelius Tacitus, nulla videbatur ratio reddi posse. Sed tamen aliqui sentiunt, hanc figuram corporis humani umbilicum referre : haec Veneri est attributa, quod libido in mulieribus in hac parte residere, ac inde incipere credatur." (op. cit., p. 341). Nous proposons la traduction suivante : "Sa statue ne reproduisait pas la figure humaine, mais était un objet large et rond à sa base, objet qui tendait progressivement vers une pointe : de ce fait, comme l'écrit Cornelius Tacitus, aucune raison ne semblait pouvoir être avancée. Mais quelques personnes estiment pourtant, que cette figure représente l'ombilic du corps humain : cette figure se trouve attribuée à Vénus, sous prétexte que le désir chez les femmes - telle est la croyance - résiderait et commencerait dans cette partie du corps." Ainsi le cône se voit associé maintenant à la féminité dans ce qu'elle a de plus radieux, "l'Aphrodite d'or" d'Homère, l'"aurea Venus" de Virgile, et dans ce qu'elle a de plus intime, le voluptueux désir.
75Phallique et aphrodisiaque, ivre de vie amoureuse, le cône est un symbole parfait de l'or vivant. Car on fait de l'or comme on fait un enfant, et la volupté a un rôle capital dans l'Oeuvre, comme le prouve le texte suivant, tiré du livre des Lavures de Nicolas Flamel : "Ainsi comme ni de l'homme ni de la femme ne se peuvent ajouter leurs spermes en coït si premier ne sont tirés des rognons par délectation dissolutive faite par l'amour de nature libidineuse. Et ainsi comme il suffit à l'homme et à la femme leurs spermes, ainsi suffit-il à l'or et à l'argent leurs spermes par spécial quand les vraies semences sont épandues et mêlées en la chambre de la matrice (...). Car en ladite matrice qui est le propre vaissel de Nature auquel elle fait son transmuement, est faite la conjonction et la solution de l'un et de l'autre union, action, passion par force de chaleur de nature qui est ainsi comme chaleur de femme naturelle." (Belfond, op. cit., pp. 109 & 110).
76Mais le symbole du cône, incontestablement antique, est-il resté médiéval ? On peut, semble-t-il, répondre à cette question par l'affirmative.
77Un chapiteau de la chapelle Sainte Anne - Guy Béatrice a pu écrire tout un beau livre sur Sainte Anne d'Alchimie (Paris, 1978) -, de l'abbaye anglaise de Romsey, dans le Hampshire, possède un motif susceptible, et peut-être exclusivement, d'une lecture alchimique. Au moment où le chapiteau commence, le fût de la colonne qui le porte est admirablement cerclé d'une tresse vigoureuse, proéminente, sensuelle. Or Fulcanelli nous a expliqué que les tresses, "hiéroglyphes du rayonnement solaire, indiquent que l'Oeuvre, soumis à l'influence de l'astre, ne peut s'exécuter sans la collaboration dynamique du soleil" (Demeures Philosophales, op. cit., Tome II, p. 258). Voici à présent la description en anglais du motif considéré : "In St Anne's Chapel on the north side in the South Choir Aisle is this Norman capital. It appears to represent a crowned figure holding a pyramidal or conical object and turned toward the figure of an angel." (Commentaire d'une carte postale portant les indications suivantes : Photograph by Edwin Smith. Gordon Fraser Gallery Ltd Hamry - 7). On observe donc sur ce chapiteau normand un personnage couronné qui tient dans sa main, ou plutôt dans ses deux mains, tout au bout de ses bras tendus droit devant lui, un "objet pyramidal ou conique". Manifestement il offre ce cône à un ange. Ce langage est clair : il s'agit du roi de l'Oeuvre, incarnant le principe fixe, qui présente, sous la forme du cône, le symbole de sa propre fixité au principe volatil incarné, selon la coutume alchimique, par l'ange. Car, s'il faut fixer le volatil, il faut aussi volatiliser le fixe. A vrai dire, c'est l'adepte allemand Lambsprinck, "Noble Germain", comme l'appelle Nicolas Flamel, qui le cite au chapitre V de ses Figures Hiéroglyphiques, auteur d'un Petit Traité sur la Pierre Philosophale, dont la pensée et l'illustration qu'elle a reçue éclairent le mieux notre chapiteau. En effet ce philosophe imagine un conducteur ailé, qui s'adresse en ces termes au fils d'un roi vénérable : "Je suis venu ici afin de te conduire en tous lieux, à l'extrême cime de la montagne la plus haute, pour que tu apprennes toutes les sciences du monde, (...) et que tu en ressentes un grand plaisir, car je te conduirai au point le plus haut" (53). Or précisément, la douzième figure accompagnant le texte de ce traité représente une montagne conique, au sommet de laquelle se sont élevés le fils du roi et son guide angélique ; comme sur le chapiteau, le prince est à droite et l'ange à gauche. Avoir gravi la montagne, c'est la même chose que de tendre le cône ; c'est avoir pratiqué la sublimation alchimique, c'est avoir volatilisé le fixe. Après nous avoir appris que le fils est l'Esprit et que le conducteur est l'Ame, Lamsprinck fait parler ainsi ces personnages : "Le Fils dit au conducteur : Je descendrai vers mon Père ; Car il ne peut sans moi ni être, ni vivre, Il me réclame sans cesse. Le conducteur dit au Fils : Je ne te renverrai pas seul, Je t'ai tiré du sein du Père, Je t'y ramènerai donc Pour qu'à nouveau il se réjouisse, et qu'il vive, Et à lui-même nous donnerons cette force."
78Il est donc clair qu'avoir dominé le cône, c'est être en état de redonner la vie. Mais à qui, sinon au corps, troisième élément de la triade alchimique, symbolisé ici par le Père, qui effectivement s'écrie au moment du retour de son enfant : "O Fils, toi absent j'étais mort, Et aussi j'étais parvenu au grand danger de ma vie. Toi présent je revis, Car ton retour m'apporte cette joie". Le don du cône, symbole de l'or vivant, c'est le don de la vie, et de cet or de la vie qu'est le bonheur. Encore faut-il quelqu'un pour accueillir ce bonheur. Justement le chapiteau de l'abbaye de Romsey nous présente de façon très suggestive cet accueil, sous la forme d'un roi âgé, assis sur un siège trapézoïdal, de l'autre côté de l'ange, auquel il tend un objet ayant l'apparence d'un V, c'est-à-dire d'un chevron héraldique renversé. Dans l'angle aigu que dessine ce carquois viendra se loger comme une flèche choisie le cône vivifiant. Et c'est l'ange, doublement sollicité, qui, tel un médiateur salin, réalisera la conjonction désirée entre la corne pleine du soufre igné et la corne évidée de l'eau mercurielle, hermétique fécondation engendrant la corne d'abondance. Braqué vers l'air supérieur, le cône évoque le triangle du feu ; pointée vers les profondeurs de la terre, la gaine cunéiforme évoque le triangle de l'eau ; or l'alchimie, qui pour Nicolas Flamel, dans Le Désir Désiré, consiste "dans la connaissance des quatre Éléments", est présentée par tous les philosophes comme l'art de réconcilier ces irréconciliables que sont l'eau et le feu, et comme la concentration en une unité à la fois stable et "transmutante" des forces d'en haut et des forces d'en bas. L'harmonie parfaite entre ces forces apparaît dans la quinzième et dernière figure du traité de Lamsprinck : comme dans le chapiteau l'ange occupe la position médiane entre le prince et le roi ; mais ici la pierre est achevée, alors que là elle est en voie d'achèvement.
79Mais le cône de l'or vivant médiéval fleurit littéralement, magnifique et multiple, tout au long du fût de l'une des deux colonnes soutenant le balcon scupté - selon un programme alchimique - de l'ancien hôpital du Saint-Esprit, dans la ville de Besançon. Il s'agit là d'une prestigieuse "demeure philosophale", au sens où l'entendait Fulcanelli, datant du xve siècle et constituant un véritable "Livre Muet" de l'art d'Hermès, livre qui a été "lu" et expliqué comme tel (54). A partir d'une base d'abord carrée, pour chanter les quatre éléments et le quatre natal de Mercure, puis octogonale, pour chanter la divine ogdoade et le 888 du Cyllénien, huit bandes parallèles, mais légèrement inclinées sur la droite - côté favorable -s'enlacent autour du pilier cylindrique, esquissant un mouvement torsadé, une "impulsion circulaire" (ces deux derniers mots se rendent en grec par un seul terme : "kyklêsis", qui vaut 888 = 20+400+20+30+8+200+10+200), ce qui correspond à la "roue" de l'Oeuvre, au "tour de roue" de Flamel, au feu de roue de tous les adeptes, aux réitérations cycliques des procédés opératoires. Les huit bandes sont meublées chacune d'une suite ininterrompue de cônes, pointés alternativement tous vers le ciel ou tous vers le sol, car l'or vivant, dont les alchimistes se plaisent à dire que la puissance multipliée tend vers l'infini, rassemble en lui les énergies des hauteurs et des profondeurs, les vertus de l'eau et les vertus du feu ; ces vertus conjuguées sont rappelées au milieu de la colonne par une ceinture de quatre grands losanges, faits de la réunion de triangles ignés et de triangles aqueux. Chacune de ces huit chaînes - vraies chaînes d'or du cosmos - étant constituée de 12 cônes, allusion au cercle zodiacal du soleil et à l'année que requiert la Voie humide de l'Oeuvre, le nombre total des c6nes de ce fût est de quatre-vingt seize, qui peut s'écrire 4 x 24, allusion aux quatre jours de la Voie sèche.(55). En outre le 96 est en lui-même un nombre musical selon les théories pythagoriciennes, car il est ce que ces philosophes nommaient "l'hémiole" de 64, carré de 8. L'hémiole d'un nombre est ce nombre augmenté de sa moitié : l'hémiole de 64 vaut 64 + 32, c'est-à-dire 96. Ce qui peut se dire de deux autres façons : ou bien le 96 représente les 3/2 du 64, ou bien le 64 représente les 2/3 du 96. Or, par rapport à une corde vibrante donnant le do, la corde égale aux trois demis ou aux deux tiers de celle-ci donne, dans des conditions de tension identiques, un sol plus grave ou plus aigu que le do initial ; ainsi prend naissance l'accord de quinte, do-sol, image sonore de la quintessence dans "l'art de musique".(56). En tant que produit de 8 par 12, le 96 est le produit du nombre "tout à fait harmonieux" par son hémiole, car 12 est égal à 8 + 4. Cette colonne est donc vraiment la colonne de l'ogdoade, de la perfection réalisée par l'or vivant alchimique, la colonne du sol - note d'une clef et terreau premier de l'oeuvre -, transmué en soleil - "Sol" en latin -, et ceci grâce au "SOLVE" de la solution ou dissolution hermétique, ce mot latin étant la véritable origine du nom de la note de musique, depuis que Gui d'Arezzo, au xie siècle, en a choisi la première syllabe pour désigner le cinquième degré de la gamme de do, ou plutôt d'ut, et ceci, dans l'Hymne de Saint Jean-Baptiste, le "Précurseur", dont la fête coïncide avec l'apogée du Soleil. Une isopséphie vient confirmer cet étonnant programme : "ê kiôn", la colonne, vaut 888 (= 8 + 20+10+800+50), chaque chiffre réitéré représentant l'un des trois sens de la syllabe "SOL", disons en latin : Solum Solve Solem, Sol (terre et note d'une clef), Dissous le Soleil, comme le Lion Vert du Rosaire (p. 217) dévore le soleil. Mais les trois 8 renvoient encore aux trois principes de l'Oeuvre, que l'on peut appeler, pour homogénéiser leurs initiales : Stibine (Sulfure naturel d'antimoine, qui est l'un des noms du Mercure des Philosophes), Sel et Soufre. Enfin la triplicité de l'ogdoade correspond aux trois couleurs fondamentales de l'Oeuvre : au Noir, au Blanc, au Rouge. Quant à l'unité du nombre 888, qui signifie que "notre Mercure suffit à toute l'Oeuvre", elle est alchimiquement traduite, selon Fulcanelli et Bernard Biebel (57) par l'homonyme féminin de la syllabe SOL, à savoir "sole", poisson rhombique, qui symbolise à la fois le poisson mercuriel et "le soufre naissant" ou "soufre des sages"(56), le sel lui-même, principe médiateur, n'étant, selon l'auteur des Demeures Philosophales (II, 102) qu'une certaine synthèse participant "à la fois du principe mercuriel par son humidité froide et volatile, et du principe sulfureux par sa sécheresse ignée et fixe". En vertu de l'homonymie - l'un des fondements de ce que le discours alchimique appelle "le langage des oiseaux" -, la sole bénéficie des sens terrestres, musicaux, solaires, tout en représentant la Solution Hermétique et Christique, double et unique, puisque "le Cyllénien" a la même valeur numérique que "Jésus".
80Nous sommes renvoyés à "l'Ichtus grec des Catacombes romaines" qui, pour l'auteur du Mystère des Cathédrales (p. 192), "n'a pas d'autre origine" qu'alchimique ; nous sommes renvoyés au "divin poisson", "Jésus", que mentionne Canseliet dans son commentaire du Livre Muet de l'Alchimie (p. 96) ; nous sommes renvoyés même au Bestiaire d'Apollinaire, puisque ce poète met dans la bouche d'Orphée - personnage hautement alchimique selon Dom Pernety et Basile Valentin, praticien de la "Médecine solaire" pour le premier et "Chevalier d'or" pour le second (59) -, le quatrain prophétique suivant :
"Que ton coeur soit l'appât et le ciel, la piscine !
Car, pécheur, quel poisson d'eau douce ou bien marine
Egale-t-il, et par la forme et la saveur
Ce beau poisson divin qu'est JESUS, Mon Sauveur ?"(60).
81Le poisson sauveur est l'or vivant qui guérit les lépreux, le contre-poison" plus puissant que tout le vénéneux et tout le. venimeux du monde, car ce contrpoison est capable de transmuer en or pur le plomb vil, qui est "l'or mesel" ou lépreux de Jehan de la Fontaine dans sa fontaine des Amoureux de Science. Il égale et surpasse l'antimoine de Basile Valentin, que ce philosophe appelle "antidote contre tous les venins", "grand Arcane", "Pierre de feu", possédant tant de vertus, qu'aucun homme n'est capable de les découvrir toutes" (Dictionnaire de Pernety, p. 52). Le mot "antidote" nous conduit directement au plus célèbre des contrepoisons médiévaux, à la corne de l'unicorne. Eugène Canseliet s'explique clairement à ce sujet dans le commentaire qu'il nous donne du caisson à la Licorne Domptée, l'un des 24 caissons de la salle des gardes du château du Plessis-Bourré : "Au Moyen Age, écrit-il, on attribuait, à cette expansion dure et finement conique du ruminant hybride et surréel, les merveilleuses vertus d'un antidote universel, et on la conservait entière ou par fragments, dans les trésors des cathédrales, des églises abbatiales et collégiales. (...). La corne de licorne était, au vrai, la Pierre Philosophale ou la Médecine Universelle"(62). Ainsi tout cône, symbole solaire et génésique de l'or vivant, renvoie à la corne de licorne, universel antidote. Or ce dernier terme est abondamment rendu dans la littérature alchimique par le vocable grec alexipharmacon qui vaut 888 ; en effet alexi est égal a 106 (= 1+30+5+60+10) et pharmacon totalise 782 (= 500+1+100+40+1+20+70+50) ; la somme des éléments de ce substantif composé est donc bien 888, nombre qui nous renvoie au Cyllénien, à Jésus et à la colonne bisontine de la chrysopée. Celle-ci supporte, au-delà de son chapiteau, lui-même porteur de deux têtes de dragons adossées, un joueur de flûte, dont l'instrument, effilé et conique, porte le nom de cornet, diminutif de corne. La mythologie nous apprend que la flûte est une invention d'Hermès : "Hermès, dit Pierre Grimal, ayant ensuite inventé la flûte, Apollon la lui acheta contre une verge d'or (le "caducée" d'Hermès)" (Dictionnaire de la Mythologie Grecque et Romaine, PUF, 1 951, p. 42 b). Dans sa nudité divine, c'est le maître de l'art de Musique, c'est l'enfant de Maia, le fils du Mont Cyllène, qui joue du cornet, claire allusion à la corne de la licorne, à l'"alexiphar-maque" de Michael Maier dans ses Symboles de la Table d'Or, selon la traduction de Bernard Husson (63), ou à l'"alexi-pharmacon" du même dans son Atalante Fugitive, selon la traduction d'Etienne Perrot (64) ; allusion aussi à la corne d'abondance de la chèvre Amalthée ou du fleuve Achéloos, emblème par excellence de la richesse hermétique, comme le prouve une illustration du traité alchimique de l'italien G. Nazari, intitulé Della tramutatione metallica - paru à Brescia en 1572 -, illustration représentant un âne adossé à une gigantesque corne d'abondance, et "entouré d'une ronde de singes qu'il fait danser au son de la flûte, d'une flûte" tout à fait semblable à celle du Mercure de l'hôpital du Saint-Esprit (65), semblable également à la flûte qui sert d'attribut à l'"Argiphonte", au meurtrier d'Argus, sur la gravure consacrée au Mercure dans L'Escalier des Sages de Barent Coenders Van Helpen (Cologne 1693 & Archè Milano 1971, planche paginée 199). Ce que le dieu incarne ici, c'est l'art (de jouer) de la flûte, ce qui se dit en grec "aulêtikê paideia", séquence qui vaut précisément 888 ; voici en effet le décompte du premier mot : 1+400 +30+8+300+10+20+8 = 777 ; et voici le décompte du second mot : 80+1+10+4+5+10+1 =111. Cet "art de la flûte" que le dieu enseigne aux hommes signifie, alchimiquement, l'art de créer l'or vivant ; mais mythologiquement il se rapporte à la figure de l'Hermès "Criophore", c'est-à-dire à celle du "Bon Pasteur" qui charme ses brebis par sa musique, qui voudrait même les faire danser selon la parole de Jésus : "Nous avons joué pour vous de la flûte, et vous n'avez pas dansé" (Matthieu, XI, 17). Or il existe une épithète de nature, réservée à cet aspect du Mercure, en tant qu'il est le Berger Sauveur. Cette épithète est "mêlossoos", "protecteur des brebis ou des troupeaux" et vaut 888 ; en effet le premier élément de ce composé, "mêlo" a pour sens "brebis" ou "troupeau", et pour valeur 148 (= 40+8 +30+70), tandis que son scond élément a pour signification "sauveur" et pour montant numérique 740 (ssooe = 200+200 +70+70+200). Ainsi, par la magie du nombre 888, "le Cyllénien" est le même que "Jésus" ; le même aussi que"la colonne "qui le porte, qui, elle, se confond avec l'"impulsion circulaire" animant tout son fût ; "protecteur des brebis", il est en même temps "art de la flûte" et "alexipharmaque", ce qui est corne d'unicorne, principe guérisseur, mais également fécondateur, comme le rappelle Eugène Canseliet dans ses Deux Logis Alchimiques (op. cit., p. 309), pour l'opération du Grand Oeuvre nommée "Conjonction ou Coït". Pourtant ce n'est pas tout ; à ces sept identités s'en ajoute une huitième, qui les résume toutes, puisqu'elle va désigner la licorne elle-même, en révélant le secret mercuriel, que la bête admirable recouvre : le c8ne de l'or vivant, c'est, originellement, l'être qui le sécrète. Donnant la parole au fervent disciple de Fulcanelli, nous la prolongerons et la confirmerons par le fruit arithmologique qu'elle implique. "La licorne - dit le "Frère Chevalier d'Héliopolis" -, ou mieux, dans l'orthographe ancienne, la lycorne est la lumière naissante du mercure, suivant l'étymologie indéniable et cabalistique du substantif : Lykê, aube, et ornis oiseau et spécialement coq qui rappelle la grande volatilité du dissolvant des sages. Le roi des basses-cours est, d'ailleurs, l'emblème ordinaire du fils de Jupiter." Nous pouvons tirer de cette citation que la "lycorne", Aube-Oiseau ou Lykê-Ornis, vaut 888, puisque Lykê s'élève à 458 (= 30+400+20+8), et Omis à 430 (=70+ 100+50+10+200), nombres dont la somme est bien 888. Mais cette Aube-Oiseau est Or comme la lumière et Vie comme la naissance, la "Lycorne" est l'épiphanie de l'Or Vivant. Keine du Bestiaire alchimique, la licorne, par sa puissance symbolique, contient le Grand Oeuvre tout entier, et par conséquent, tous les aspects de l'Or Vivant. Il suffit pour s'en persuader de relever quelques indications la concernant dans les ouvrages qui parlent d'elle. Selon Ctésias la licorne a les yeux bleus, de ce bleu qui est la couleur de la "fleur des sages" et du saphir de l'hermaphrodite mercuriel (66) ; son corps est blanc comme la Pierre du petit Magistère ou Argyropée ; sa tête est pourpre comme le grand Magistère de la Pierre au rouge ou Chrysopée ; sa corne tricolore rappelle les trois étapes de l'Oeuvre, puisqu'elle est écarlate, noire et blanche ; façonnée en coupe, cette corne devient "souverain remède contre toutes sortes de maux" (67) ; la licorne germanique porte "une escarboucle à la base de sa corne"(67) ; or l'escarboucle est l'un des symboles de la Pierre Philosophale ; quoique plus souvent rapprochée du principe féminin, la licorne est en fait "ambiguë", c'est "une figure à la fois mâle et femelle, séductrice et séduite" (67), détentrice donc d'une "ambivalence" qui est celle du mercure alchimique. Mais la licorne est aussi le Christ (67), symbole de la Pierre Philosophale dans le Rosaire des Philosophes, "et la corne qu'elle porte au milieu du front signifie la force invincible du fils de Dieu." Cette même corne signifie également "l'unité du Père et du Fils" (67) ; or l'unité est l'un des thèmes alchimiques fondamentaux. Mais, redoutable, la licorne représente aussi la mort, ou le diable, qui sont les arcanes XIII & XV du tarot, dont les hermétistes ont montré a l'envi le caractère alchimique (68). Tout le livre d'Yvonne Caroutch intitulé La Licorne Alchimique reprend, renforce, prolonge, enrichit ces assimilations. "La licorne résume toutes les phases du Grand Oeuvre", écrit cet auteur, et il répond dans son étude aux questions suivantes : "Comment devint-elle le symbole du soufre, du mercure, de l'or philosophai, ou bien celui de la voie qui mène au Nirvana ? Comment sa nature androgynique lui permit-elle d'incarner tour à tour la Vierge et le Christ ?" (69). Pourtant le plus important reste à proférer : la corne de l'unicorne est assimilée à la Croix du Christ, principe du Salut, Unique Espérance. Comme la licorne vainc tout grâce à son "expansion dure et finement conique", Jésus, héros d'humilité, a vaincu le monde "avec les cornes de la croix", selon l'expression d'Honorius d'Autun cité par Armand Strubel (7ö) ; celui-ci est amené à écrire, en analysant des textes médiévaux : "La corne (...) symbolise l'unité, mais elle est ici rapportée plus explicitement à la Croix", et un peu plus loin : "La corne peut figurer aussi bien la Trinité que la Croix" (70). Mais Fulcanelli a mis la croix en rapport direct avec le creuset alchimique (Demeures Philosophales, op. cit., I, 341 & II, 45) ; ainsi, tandis que par sa force invincible la corne de licorne est la croix, creuset où le destin se transmue de malheur en bonheur, de plomb vil en or pur, elle est, par sa forme conique, "le conum fusorium", le cône de fusion" du laboratoire alchimique, "appelé parfois aussi "cornet" (71), ce qui la rapproche du cornet instrument de l'art de Musique, élaborant l'harmonie du monde, fomentant la Paix ; comme enfin ce cône est souvent torsadé, animé d'un "mouvement circulaire", il devient le style, le gnomon et l'axe du tout, l'obélisque de l'univers, la vis qui fixe l'absolu, l'un des noms de la Pierre, Philosophale ou Médecine universelle (Demeures..., II, 39).
82C'est le moment de noter que, parmi les symboles de l'or, signalés par René Alleau dans ses Aspects de l'Alchimie Traditionnelle, figure le cône incliné vers la droite, et dont la base circulaire est marquée du point central, c'est-à-dire le cône même qui orne 96 fois la colonne bisontine (Editions de Minuit, Paris, 1953, p. 213).
83En somme ce signe est la synthèse du symbole ancien de l'or - le cône phallique -, et de son symbole plus récent, le cercle estampillé de son besant médial, qui suggère, lui, une autre source de vie, non plus séminale celle-là, mais nourricière, puisque cette représentation stylise le sein de la femme vu de face.
84Le thème de l'allaitement est un thème fondamental de l'iconographie alchimique, qui aurait inspiré le célèbre tableau de Giorgione, L'Orage, tableau dont la composition n'est pas sans rapport avec celle de la planche LXX du Viridarium (op. cit., p. 263) : ici comme là une jeune femme assise, à droite, allaite un nourrisson, sous les regards d'un homme - berger ou guerrier - debout à gauche. Sur la planche XXVI du même ouvrage (p. 159), l'on voit Marie allaitant Jésus dans un cercle de flammes et la lune sous ses pieds, tandis qu'un prêtre disant la messe illustre, par son crâne tonsuré, le signe de l'or, signe que multiplie le dessin d'une verrière constituée uniquement de circonférences pointées en leur centre. Le détail de la Vierge allaitant est repris tel quel comme élément d'une figure intitulée "Cibation", nom que portait aussi la figure parallèle à L'Orage de Giorgione (Planche XLIV du Viridarium, p. 221) :
85"Vois notre nourrisson allaité par sa mère", dit le premier vers du sizain de Daniel Stolcius. Ici la mère est Marie ; Bernard Husson nous apprend qui est la première nourrice évoquée : "La femme qui allaite le nourrisson, assise devant un champ de blé, des épis ornant sa coiffure, est Cérès ou la terre alchimique correspondant au signe de la Vierge du zodiaque alchimique" (Viridarium, p. 264). En alchimie, pour exalter l'or vivant, le sein de Marie offert à Jésus voisine sans problème avec le sein de Cérès offert à Triptolème.
86La dixième clef de Basile Valentin, présente dans le Viridarium (p. 93), est illustrée par le triangle de l'eau, à pointe en bas, comme l'était déjà la seconde "cibation" mentionnée, que cette clef a inspirée. Le sommet gauche du triangle est occupé par le signe récent de l'or, celui qui stylise le sein et symbolise le soleil ; en face, le sommet de droite, occupé par le croissant lunaire à son premier quartier, est directement lié à la féminité nourricière, car au-dessus du ménisque figure le mot hébreu Zarhan, Mamelle, et un commentaire ancien précise : "Une Mamelle qui donne du lait de Vierge" (Viridarium, p. 94). Sur une gravure de la Philosophia Reformata de Jean Daniel Mylius, reprise dans le Viridarium (Planche XXXIII, p. 187), la Terre, sous la forme d'une femme, allaite le petit enfant solaire de son sein gauche, laissant découvert son sein droit - le sein-soleil - qui présente à nos yeux le signe de l'or. Nulle image plus que celle-ci ne nous rend sensible que le Soleil est source de Vie, que l'or vivant vient du Soleil, est Soleil terrestre, et que son signe est la stylisation du sein nourricier.
87Cependant deux gravures du Viridarium (Planche LXXXIII, p. 331 & Planche XCVI, p. 373) présentent, soit une nymphe juchée sur un dauphin, soit une sirène couronnée à l'appendice caudal bifide, pressant leurs deux seins pour en faire jaillir le précieux contenu. Les images cette fois sont plus érotiques que maternelles. Voici le propos que Daniel Stolcius fait tenir à la "Nymphe de notre mer" :
"Mes seins versent pour toi du lait avec du sang
Qui, s'ils sont cuits ensemble, te donneront de l'or."
88Et Bernard Husson d'ajouter : "Par le double jaillissement de ses mamelles, notre nymphe s'identifie à la Sapience et à l'Epouse du Cantique." (Viridarium, p. 332 & p. 333). Voici maintenant le discours que le poète hermétique met dans la bouche de la sirène ou de la mélusine :
"Je suis belle déesse née des abysses marins (...).
Mes mamelles te prodiguent un double jaillissement,
De lait et puis de sang, que tu peux bien connaître.
89Confie-les, tous deux mêlés, à l'action d'un feu léger : Alors Apollon et Diane exauceront tous tes voeux."
90Daniel Stolcius, dans ces deux discours, et les auteurs des gravures qui les accompagnent, s'inspirent du passage suivant de l'Azoth, texte de Basile Valentin :
91"Je suis une déesse de beauté insigne et de naissance illustre, née de notre mer propre, environnant toute la terre et toujours en mouvement ; je fais jaillir de mes seins du lait et du sang ; cuis-les tous deux jusqu'à ce qu'ils se changent en or et en argent : j'octroie en effet à celui qui me possède une ample récompense, qui surpasse de loin toutes les autres." (Viridarium, p. 374).
92Ces images et ces paroles servent de jalon entre l'allaitement et le dialogue ou plutôt l'échange de l'intimité amoureuse, qui, elle, éclate dans cette fantastique oeuvre alchimique intitulée Aurora Consurgens, attribuée à Saint Thomas d'Aquin et inspirée par le Cantique des Cantiques (La Fontaine de Pierre, Paris 1982, pp. 151 & 153) : "Ma tout aimée, ta voix a résonné à mes oreilles. Elle est douce et ton parfum surpasse tous les onguents précieux. Que tu es belle de visage, tes seins sont plus beaux que le vin, ma soeur, mon épouse (...). Que ferons-nous à notre petite soeur qui n'a pas encore de seins, le jour où il faudra lui parler ? Je mettrai ma force sur elle, je prendrai son fruit et ses seins seront comme les grappes de la vigne. Viens, ma bien-aimée, sortons dans ton champ, demeurons dans les villages (...). Voyons si ta vigne a fleuri, si tes fleurs ont produit du fruit. Là, tu donneras tes seins à ma bouche, et moi, j'ai gardé tous mes fruits anciens et nouveaux pour toi."
93Il est étonnant de constater que Dom Belin, adepte né à Besançon, qui fut evêque de Belley au xviie siècle et l'auteur des Aventures du Philosophe Inconnu, manifeste le même enthousiasme amoureux, et privilégie les seins de la Sagesse Hermétique, lorsqu'après bien des années de vaines recherches, il reçoit enfin la visite de cette éblouissante Dame, qui le délivre de l'erreur, le remplit de délices et l'abreuve de savoureux savoir en le nourrissant du lait de ses très précieuses mamelles. Voici quelques extraits convaincants de l'ouvrage précité : "Ma Maîtresse adorable, j'étais déjà persuadé que vous ne pensiez plus à votre infortuné disciple ; (...) c'est sans doute le malheur qui m'a sevré si longtemps de vos caresses amoureuses. Je ne suis pas jaloux du bonheur de mes frères, mais seulement triste de mon destin ; je les vois collés à vos mamelles, se promener et égayer par tous les coins de vos palais, et moi je n'en ai eu que le regard. (...). Je vous tiens à présent, je ne vous lâcherai jamais que vous ne m'ayez donné du lait de vos mamelles.
94Je me voulue lever pour me coller au milieu de son sein, mais la prompte réponse qu'elle me fit en souriant me retarda pour l'écouter. (...) "Sais-tu pas que le bien longuement désiré est suivi d'une plus douce jouissance ? Et qu'autant de traverses qu'on a souffertes en sa recherche sont autant de douceurs en sa possession ? (...) Si j'ai failli en ton endroit, c'est par l'excès de mon amour, je suis ici pour le témoigner."
95Lors elle sortit de son sein tout d'albâtre une de ses mamelles, me présenta le chicheron pour en sucer le lait. Je m'y collai avec plus d'ardeur qu'un enfant altéré au sein de sa nourrice ; ainsi que j'en eus goûté cinq ou six gouttelettes, mon esprit reprit nouvelles forces, mon âme eut les yeux dessillés, la cataracte qui m'avait empêché de voir dans les secrets de la nature se dissipa soudain (...).
96Sentant encore la douceur dans la bouche, je commençai cette prière : "Sainte Maîtresse des plus sages, l'inclination que j'ai de sortir de mes inquiétudes et le désir que vous témoignez avoir pour mon secoure, me forcent à vous demander humblement la faveur de m'instruire plutôt par vos charmants discours que récréer de la douceur de vos mamelles.
- Mon fils, repartit-elle, mes mamelles sont des fontaines de science, à même temps que l'on en goûte, à même temps l'on devient sage ; (...) ne crois donc pas que mes mamelles soient seulement pour récréer de la faveur d'un lait délicieux. Elles sont pour instruire et tirer les esprits de l'erreur."
- Maîtresse incomparable, vos paroles sont la vérité même ; dès la première goutte que j'ai sucée de votre lait, les ténèbres ont été dissipées dans mon entendement ; mais de grâce, ne refusez pas vos discours à celui auquel vous avez bien daigné de découvrir votre sein. J'espère avoir de vos paroles un plaisir sans égal, comme la douceur que j'ai connue en votre lait ne peut souffrir de parallèle ; accordez-moi, ma princesse adorable, cette juste demande." (Les Aventures du Philosophe Inconnu, Livre IV, Bibliotheca Hermetica, Retz, Paris, 1976, p. 181 sqq.).
97Ici, comme presque toujours dans les traités alchimiques, l'aventure du Philosophe est l'aventure même de sa matière. L'amoureux élan de la Sagesse pour son disciple et du disciple pour son "adorable Maîtresse", c'est l'élan du soufre pour le mercure et du mercure pour le soufre, c'est la pulsion passionnée qui mêle Gabertin et Beya l'un à l'autre, dans une étreinte nuptiale aboutissant à la création de l'hermaphrodite, d'où proviennent l'or potable, l'or lumineux et l'or transmutant, les trois formes sublimes de l'Or Vivant. Mais ce qui est remarquable, c'est que ce texte, qui a paru en 1646, est préparé - en ce qui concerne la préséance accordée par l'Oeuvre aux seins féminins, en tant que symboles de vie, sources de l'or et formes de beauté -, par les propos de deux alchimistes médiévaux et par une admirable peinture de Jean Perréal, qui date de 1515.
98En effet dans Le Désir désiré Nicolas Flamel écrit au sujet du principe igné de l'alchimie : "Le feu s'engendre du feu, et se nourrit dans le feu, et il est le fils du feu, et pour cela il faut qu'il retourne au feu, afin qu'il ne craigne point le feu, tout de même que l'Enfant retourne aux mamelles de sa Mère." (Retz, Paris, 1977, p. 212). On sait que les comparaisons, dans l'Art de Musique, ne sont pas des figures de style ou des procédés littéraires, mais de précises indications opératoires, qui intéressent le corps même de la coction et son intime essence. Le feu naturel est vraiment la mamelle nourricière du "feu secret".
99Quant à Bernard le Trévisan, il écrit dans La Parole Délaissée (Guy Trédaniel, Editions de la Maisnie, p. 80) : "Le commencement donc de notre Pierre, est que le Mercure, croissant en l'Arbre, soit composé et sublimé en l'allégeant ; car c'est le Germe Volatil, qui se nourrit, mais qui ne peut croître sans l'Arbre fixe, qui le retient, comme le téton fait la vie de l'Enfant." Grâce à cette suggestive comparaison-révélation, nous comprenons que dans le signe de l'or vivant, le point central est le téton du sein, par où coule le lait dans la bouche suceuse, le bouton de soufre fixe capable de fixer amoureusement, selon la libre loi du désir, le volatil Enfant mercuriel. Cette érotique fixation est rendue avec une singulière et délicate profondeur dans un propos d'Alain, "L'Hymne au Lait" du 21 Janvier 1924, cité par André Guyaux, dans un article intitulé Le lait de la mère (Paru dans Critique, N° 383, Avril 1 979) : "Le premier hymne d'amour fut cet hymne au lait maternel, chanté par tout le corps de l'enfant, accueillant, embrassant, écrémant de tous ses moyens la précieuse nourriture. Et cet enthousiasme à téter est physiologiquement le premier modèle et le vrai Modèle de tout enthousiasme. Qui ne voit que le premier exemple du baiser est dans le nourrisson ? Il n'oublie jamais rien de cette piété première ; il baise encore la croix. Car il faut bien que nos signes soient de notre corps." Mystérieusement le baiser au téton devient le baiser à la croix, c'est-à-dire à la corne de licorne et au creuset de la transmutation, car l'amour ne diversifie à l'infini les symboles que pour mieux les rassembler finalement dans son unité divine. Les deux symboles de l'or, le cône phallique et le globe mammaire, se rejoignent pour signifier la Source Originelle de la Vie, masculine et féminine Image du Très-Haut.
100L'assertion de Bernard le Trévisan, selon laquelle le téton retient la vie de l'Enfant, contient déjà en germe la méditation de John Dee, adepte anglais du xvie siècle sur le signe du soleil, qui est celui de l'or. Dans sa Monade hiéroglyphique, cet alchimiste établit que ce signe "représente la Monade, figurée par le point, autour duquel le cercle symbolise le monde." (Serge Hutin, L'Alchimie. Que sais-je, N° 506, PUF, 1966, p. 23). Le téton au centre du sein est ce qui fixe la vie de l'Enfant, comme la Monade divine est le pivot du Monde, ou mieux encore comme cet axe d'Atlas chanté par Virgile, à la fois fixe comme l'Eternel et rotatif comme le Temporel, puisqu'il est dit par le poète que le très grand Atlas "fait tourner sur son épaule l'axe du ciel fixé aux étoiles ardentes", (Enéide, IV, 482 & VI, 797)
101"Axem umero torquet stellis ardentibus aptum." ; car il faut savoir que pour les Pythagoriciens, comme l'a démontré Armand Delatte dans ses Études sur la Littérature Pythagoricienne (Paris, Champion, 1915, p. 143), Atlas est la Monade, l'axe intellectuel du monde et le feu solaire, dont le rayonnement est le principe de toute vie. Par cette exégèse John Dee fait de la figure du sein la projection de l'univers matériel et spirituel, le premier étant le corps du second et le second étant la forme, au sens aristotélicien du terme, du premier.
102Accorte princesse ailée, couronnée et torse nu, la Nature, dans le tableau de Jean Perréal présente, au-dessus de ses bras croisés, ses seins à ce point de face, qu'ils dessinent avec perfection deux signes de l'or ; mais comme le sein gauche est traditionnellement la lune, il faut le considérer ici comme le miroir de son voisin, le soleil, de même que l'astre des nuits est le miroir de l'astre du jour. Dès lors cette ostension du buste féminin devient le vif rappel de la Table d'Emeraude, où il est déclaré, à propos de la chose unique et miraculeuse : "Le soleil en est le père, la lune en est la mère". Le diadème de la belle a pour fleurons les sept signes planétaires, le signe de l'or solaire occupant la position centrale. La gracieuse jeune femme, assise sur un athanor allumé, qui ne semble pas l'incommoder le moins du monde, et qui se prolonge, au-dessus d'elle, en un magnifique rosier aux entrelacs symétriques et subtils, adresse de douces remontrances à l'Alchimiste Errant placé devant elle, mais légèrement de côté ; sous les aimables et cependant fermes reproches, le morigéné baisse modestement ses regards, ce qui lui permet de dévorer des yeux la charmante poitrine qui s'offre à sa vue. (Une Peinture Certaine de Jean Perréal enfin retrouvée, article de Charles Sterling, dans L'Oeil, N° 103-104, Juillet-Août 1963, pp. 2 & 3). Tout le texte de Jean Perréal est le commentaire exalté de cette merveilleuse image, qui annonce l'entretien amoureux de Dom Belin - ou de son Philosophe Inconnu - et de la Sagesse Hermétique, l'une et l'autre oeuvre rallumant le flambeau de l'Aurora Consurgens, l'inégalable chef-d'oeuvre latin de la littérature alchimique.
103Ainsi l'or vivant médiéval est lié à ce qui procrée ou nourrit la vie, la virilité fécondante ou le sein nourricier de la femme. Mais de même que la semence alchimique - les alchimistes n'hésitent pas à dire le sperme - est spirituelle, de même le lait des mamelles de la Nature ou de la Sagesse l'est aussi.
104Ce que ce lait communique, c'est l'esprit du monde. Or cet esprit guérit, guérit le plomb ou or mesel, sustente, illumine, "incite à l'amour" (Basile Valentin, Révélation des Mystères des Teintures des Sept Métaux, Omnium Littéraire, Paris, 1976, p. 75), provoque la prière, transmue la matière vile en matière précieuse.
105Il s'exprime par le mythe qui est la nourriture royale de la reine des facultés, l'imagination, mais également la nourriture du cœur et de la raison. Toujours nous rêvons de la Toison d'or et des pommes d'or du Jardin des Hespérides, conquises par Hercule, et qui ont su ralentir la course d'Atalante fugitive ; toujours nous rêvons de Danaé et de la pluie d'or qui la rendit mère de Persée, le futur libérateur d'Andromède.
106L'or alchimique tend vers la Paix, vers l'harmonie, vers la Musique, toutes choses qui sont la nourriture de l'utopie libérante, de la dilection purifiante et de la prière divinisante - ces reines et ces servantes de la Vie. Gérard de Nerval l'avait compris :
"Un mystère d'amour dans le métal repose."
CONCLUSION "LA ROSE ADORABLE" EST GEMME DE L'AME
107Pour conclure il est possible de risquer une hypothèse. Teilhard de Chardin distinguait deux formes d'énergie : la tangentielle qui est la mécanique, la radiale qui est le sens de l'évolution : l'amorisation du monde.
108La pierre philosophale, dans ses effets, agit comme un concentré d'énergie radiale : elle va dans le sens de la beauté, de la perfection, dans le sens de l'espérance, dans le sens d'un retour à l'âge d'or, qui est l'âge de la Vie Heureuse.
109Anaïs Nin écrivait dans son Journal (Volume IV) : "Le seul alchimiste capable de tout changer en or, c'est l'Amour."
"Pierre d'amour" est l'un des noms de "la Pierre",
110et Lamartine soupire ce murmure primordial et eschatologique :
"Amour, être de l'être, amour, âme de l'âme"
111(Les Harmonies Poétiques et Religieuses, Livre IV, Novissima Verba) ; or, disait Fulcanelli (Demeures Philosophales, I, p. 267), c'est cette âme - esprit ou feu - rassemblé, concentré, coagulé dans la plus pure, la plus résistante et la plus parfaite des matières terrestres, que nous appelons notre pierre."
112Apollinaire - voyant et visionnaire - semble vaticiner pour elle lorsqu'il chante :
"Des bras d'or supportent la vie
Pénétrez le secret doré
Tout n'est qu'une flamme rapide
Que fleurit la rose adorable
Et d'où monte un parfum exquis"
113(Calligrammes, Ondes, Les Collines, dernière strophe, Pléiade, 1965, p. 177).
114Ce parfum, Bernard le Trévisan l'a respiré ; il en a versé, comme Pascal "dans sa grande nuit de lumière", des pleurs de joie, des pleurs de joie bientôt transmués en prière. Voici un passage de La Parole Délaissée, relatant l'une des phases de l'Oeuvre du Soleil, de l'Oeuvre de l'or vivant :
115"Je te dis donc, appelant Dieu à témoin de cette Vérité, que ce Mercure ayant été sublimé, il a paru Vêtu d'une aussi grande blancheur, que celle de la neige des hautes Montagnes, sous une très subtile et cristalline splendeur, de laquelle il sortait, à l'ouverture du Vaisseau, une si douce odeur, qu'il ne s'en trouve point de semblable dans ce Monde. Et moi, qui te parle, je sais que cette merveilleuse blancheur a paru à mes propres yeux ; que j'ai touché de mes mains cette subtile cristallinité, et que j'ai par mon odorat senti cette merveilleuse douceur, de laquelle je pleurai de joie, étant étonné d'une chose si admirable. Et pour cela, béni soit le Dieu éternel, haut et glorieux, qui a mis tant de merveilleux Dons dans les Secrets de la Nature, qui a bien voulu les montrer à quelques Hommes." (Gruy Trédaniel, Editions de la Maisnie, p. 86).
Auteur
Université de franche-comté
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