L'or, aventure de la fiction de Saint François à François Villon
p. 245-271
Texte intégral
1Par ce libellé, est proposé, avec l'or, une relation de nature métaphorique telle que l'exprime la fiction chez les poètes du xiiie au xve siècle. Témoignant et débattant d'une civilisation fondée sur un ordre et sur une hiérarchie d'essence théocentrique, leur fiction y élabore, sous les auspices de l'or, une langue, création italienne du xivè siècle et une vision humaniste qui attestent aussi, discutent et alimentent un état de crise.
2Deux crises majeures, en effet, pour le seul xivè siècle, atteignent la civilisation et la spiritualité occidentales : la vacance du trône de Saint-Pierre, le vide démographique laissé par le fléau des grandes "pestilences". Double vacuité affectant jusque et y compris dans son langage, la communauté des Chrétiens, synonyme de corruption, de "désertion", de dissolution physique autant que morale. Double défaillance ou carence du pouvoir que l'or symbolise, que l'or compensatoire viendrait en quelque sorte corriger et combler.
3l'Or, Dieu, la Langue instituent, à cet égard, une relation à trois termes : trois composantes où l'or figure comme indice réel de l'économie de l'époque et comme signe de "fixation" d'une évolution, si lente soit-elle, des mentalités.
4Du Poverello au "povre Villon" l'or des métamorphoses pourrait bien cacher un or du paradoxe qu'il convient de découvrir et d'interroger.
I. L'OR, "REALITE(S)" DE LA FICTION ? Marco POLO et Brunetto LATINI
5L'or préside à deux oeuvres-clé du Moyen-Age européen et point restrictivement italien : deux oeuvres de fiction, naturaliste et géographique qui portent comme sigle, jusque dans leur intitulé, le symbole d'une aventure marquée au sceau d'une richesse : le Million de Marco Polo, le Trésor de Brunetto Latini.
6Deux oeuvres précisément en rapport étroit, comme l'identité et la biographie de leur auteur, avec la culture et la civilisation de leur temps. Appartenant tous deux à ces cités-états tout puissants (Venise, Florence), remplissant l'un et l'autre une fonction de tout premier plan, détentrice d'un pouvoir dans le cadre de cette cité (marchand et fils de marchand ; notaire et homme politique), Marco Polo et Brunetto Latini inscrivent l'aventure dans leur existence agitée : prison gênoise pour le premier à la fin du long périple extrême-oriental, exil en France pour le second. Mais surtout, l'or contenu implicitement dans l'intitulé de leur oeuvre y est moins matière et butin précieux abondamment décrit par M. Polo qu'aventure épique du langage et du langage de l'Aventure : à la croisée des langages, pourrait-on dire, qu'en premier lieu illustre la personnalité du marchand vénitien polygotte (persan, chinois notamment).
7Qu'on se souvienne, à cet effet, des vicissitudes du titre de son récit auquel, dernier avatar, le contenu fabuleux des voyages et des richesses consignées et rapportées produit cette désignation populaire emblématique : Il Milione après avoir été successivement : Le devisement du Monde, le Livre des Merceilles du Monde, le Livre de M. Polo et des merveilles d'Asie.1
8Ce qui est glissement sémantique chez Marco Polo devient, au regard du titre, diptyque à caractère diglossique chez Brunetto Latini. Celui-ci confie en effet le didactisme encyclopédique de son aventure spirituelle à une double thésaurisation, reflet rhétorique d'une oeuvre culturellement bilingue : oil pour le Livre du Trésor, italien avec le Tecoretto.
9L'or, dira-t-on, y devient avec le notaire florentin matière plus que discrète, présence tout ponctuelle. Précisément, face à la présence excessive, pléthorique, de la fabuleuse thésaurisation asiatique de Marco Polo (plus fabuleuse dans la fiction que dans la réalité historique du voyage, au dire des historiens), la rareté des métaphores, dans la description des animaux réels n'en souligne que mieux un or exotique, "oriental", tant dans le Trésor que dans il Tesoretto : dans le premier, le phénix, créature apparentée au soleil (Héliopolis), y voisine avec les animaux familiers de la Création ; il a logiquement "les plumes de son cou qui brillent dans de l'or fin d'Arabie" ; aux gemmes levantines du second (v. 991 sqq), à ses lapidaires de légende comme aux trésors charriés par les fleuves (v. 955) se surajoutent ces fabuleuses "fourmis de l'or" (v. 1010), dernières citées d'un bestiaire enchanté qui rappelle le dragon du Trésor et son or alchimique :
"jetant sur son passage un éclat comparable à celui du feu ardent.2
10L'Aventure de la fiction chez Brunetto Latini embrasse de façon complexe un contenu, une langue, un itinéraire : cette triple composante encyclopédique, rhétorique et initiatique privilégie l'or au regard du but moral et de la portée didactique que se proposent clairement et que dénotent tant l'oeuvre italienne que l'ouvrage français. L'or fait ainsi partie intégrante des débats qui animent l'une et l'autre thésaurisations, notamment le débat concernant, comme plus tard chez Dante, la vraie et la fausse richessesaa ; l'or participe en premier du caractère symbolique éminemment "précieux", comme chez Saint François, de la Divinité, de la créature-homme et de l'ensemble des choses crééesbb.
11Un or raréfié ponctue une distribution physique, morale et métaphysique encore catégorielle de l'Univers, emblème du Divin ; il y distingue un décor paradisiaque (v. 2201 Tesoretto), un modèle "amoureux' ovidien (ibidem v. 2358), une éthique de la noblesse, de l'écriture et même de la lettre (ibid. v. 1610, 1313) propres à la nature de ce voyage édifiant. Lettre "dorée" et langue "ornée" contribuent excellement à sauvegarder un or vu sous sa quintessence, affinant, chez le "fino amante" (v. 2300 ibid.) ou chez le "fino amico caro" (ibid. v. 2427), la "fina cortesia" (v. 1602) et prônant le "fino Amor" (ν. 2307). Lettre et langage, italien et "roumanç" soulignent le bon usage de toute "parola mondana" (v. 2451) tout en dénonçant en même temps les risques de vanité de "toute chose mondaine" (v. 2505) en des termes et sur un ton qui annoncent Villon. Mieux même le concettismo auquel Brunetto Latini se livre dans il Tesoretto sur le nom de "monde" et sur son contraire renforce l'option de l'humaniste qui fait choix du "volgare" et des vers, dans un cas, de la prose et de la langue d'oil dans l'autre1, et de la portée rhétorique nouvelle que Brunetto entend donner à sa double fiction :
"Ne sais-tu pas que le monde
"se pourrait dire non – monde
"considérant ce qu'il renferme
"de non-mondain et de pleurs.2
12Sur ce fond idéal, redevable d'un or fût-il raréfié, la satire de l'usure et de la simonie3, tout comme la suspicion jetée sur le florin confirment la dette contractée par Brunetto Latini auprès d'Isidore de Séville et de la Summa aurea de virtutibus de Perrault.
13Quel bilan, même sommaire et provisoire, dresser de l'examen de l'oeuvre de ces deux contemporains de Dante ?
14L'or affecte autant la nature d'un langage tout à la fois instrument de communication et instrument culturel qu'il ne relève d'un pouvoir humaniste, citadin, dérivé du négoce et de monnaies prestigieuses : le florin et le sequin, ces monnaies d'or des républiques italiennes que l'historien Carlo Cipolla n'hésite pas à qualifier de "dollars du Moyen-Age".3
15L'or, ensuite, vérifie d'autant mieux une propension à l'ubiquité langagière que le xive siècle est aussi paradoxalement le siècle où s'affirme un modèle linguistique pour une Italie qui n'aura d'existence étatique nationale unifiée que des siècles plus tard. Face à ce modèle d'une langue littéraire écrite, produit d'une élite de poètes et de prosateurs toscans, Le Million et le Livre du Trésor affichent, avec l'or, la quête d'un savoir et, contemporainement, la thésaurisation de ce savoir qui jouent avec un langage et une écriture mixtes et doubles. Ecriture et langage porteurs aussi d'un acte "libératoire", de réappropriation à la suite d'un emprisonnement (M. Polo) et d'une expatriation (Br. Latini).
16L'or, enfin, préside aux destinées d'individualités et d'oeuvres mêlées aux vicissitudes d'un monde "internationaliste" comme on a pu quelquefois qualifier celui du Trecento où marchands et Universités, entre autres, s'attachent à promouvoir et à activer des échanges de toutes natures à travers l'Europe entière.
17Pléthore et parcimonie, prestige et précarité, l'or de l'Aventure "révèle" déjà un visage ambigu : la fiction vénitienne et marchande de Marco Polo comme la fiction humaniste tosco-française de Brunetto Latini le prouvent.
18D'autres fictions de l'or, à la fin du xiiiè et au xivè siècles corrigeront-elles ou complèteront-elles ces premières constatations ?
II. AURI SACRA FICTIO : L'OR INDICIEL
19Entre l'or byzantin ou monastique des enluminures, des mosaïques (Ravenne) et des fonds de tableaux (Fra Angelico), matière privilégiée de la décoration i.e. du panégyrique de la sainteté et de la transcendance au même titre que le manuscrit, privilège des clercs, entre cet or-là et l'or maudit4, contesté, décrié de tout un courant seiziémiste de la Réforme et davantage encore de la Contre-Réforme existe toute une gamme de nuances quant à la place et à la fonction de l'or que lui assignent les poètes du Trecento et même les poètes du siècle précédent.
20A cet égard, l'élu, le pauvre et la donna angelicata illustrent, chez tous ces poètes, trois états d'une société et manifestent trois comportements d'une mentalité d'essence et de structure théocentriques où l'or apparaît, est la marque distinctive, bien différenciée certes, de la sainteté, de l'humilité et de l'éternité transitoire. A ces stades divers d'une fiction restituant et recomposant à sa manière, trinitaire, le cadre hiérarchisé du monde chrétien de cette époque, même traversé de crises et secoué de contradictions notoires, l'or paraît remplir un double rôle de "signe" et de "symbole" c'est-à-dire étymologiquement de "césure/cassure" et de "liant".5
21Manifestation d'une nature double ? l'or possèderait-il ce pouvoir informant si caractéristique des catégories de l'esprit que sont le lieu (les divers Eldorados de la culture universelle), le temps (Siècle, Age d'or...), la mesure (Nombre, Règle d'or) ?
L'OR DE L'ELU :
22Dans la société des χiiie et xive siècles soumises à une hiérarchie ecclésiastique stricte et régie, en dépit d'une éthique aux visées égalitaires, par un dogme de structure élitaire, l'or semble tout désigné pour remplir, à la lettre comme dans l'esprit, une fonction hagiographique.4
23Parangon esthétique (luminosité), éthique (inaltérabilité), alchimique (ductilité, fusion), l'or se confond littéralement et symboliquement avec la matière noble traitée qui se déclare "édifiante". Il est la métaphore par excellence de la fiction, analogique de l'image auréolée du langage pictural. Il "réalise", à la source, une mimesis accomplie par et dans le langage lyrique. Celui-ci, pour profane qu'il soit, se décante au contact du métal et du Verbe des origines.
24Aussi bien, dans un contexte de purification et à l'écart de toute corruption, la littérature des Laudi et l'apologétique mariale, chez les poètes mystiques du Duecento, s'intègrent-elles parfaitement à toute une chaîne métaphorique de clichés célébratifs :
25"mer de sagesse... jardin embaumé... fontaine de grâce... onguent parfumé... etc où l'or, mais l'or épuré (l'oro fino) trouve déjà naturellement et idéologiquement sa place et sa fonction cathartique :
"sois couronne de commandement, d'or fin fabriquée
"palme des plus précieuses, étoile de bel ornement du monde".6
26"Monde", dans ce cas, figure comme substitut ou dérivé médiat de l'or : mode concret et idéal tout à la fois de la purification jusque dans le langage qui le désigne comme tel (mundus vs immundus).
27L'or qui rhétoriquement s'accompagne souvent, dans la fiction, de figures "closes" et redondantes telles que le chiasme, l'antimétabole, la catachrèse ou l'antonomase appelle l'hyperbole, particulièrement prisée des poètes mystiques comme dans ce vers :
"jeune fille de parfaite courtoisie, de bel ornement ornée" (donxella cortesissima, d'adornece adornata).
28Si l'invitation à la transparence, confiée par ailleurs au cristal, à la pierre précieuse ("gemma" ou "vitrera") exclut l'or dont la lumière dense est réfléchie plutôt que réfractée, par contre l'assimilation et l'intégration louangeuse de la personne à l'or, au "trésor" y est monnaie courante. Ce processus s'accomplit par le truchement hyperbolique de la richesse-dans-la-personne :
"Trésor qui m'a été ôté
"pierre des plus précieuses...
(Laude de Cortona)7
29A la poésie de ces Mystiques, les poètes du Trecento seront redevables, pour les remodeler à leur manière, de la figuration raréfiée de l'or, du développement de la métaphore du "tesoro" et du concept-clé de l'"ornato" auquel on se doit de rattacher l'aventure trecentesca du métal précieux.
L'OR DU PAUVRE :
30Présent mais exclusivement réduit à un rôle iconographiquement purificateur dans la poétique des mystiques du xiiie, l'or, on ne s'en étonnera point, se raréfie aussi dans la pensée et les écrits d'expression franciscaine, à commencer par les propres écrits de Saint François. L'apostolat de pauvreté, prôné et vécu par le Poverello et par ses disciples, de son vivant comme dans les générations postérieures, apostolat fondé sur une pratique du dénuement, n'eût point toléré l'intrusion massive de l'or.
31Mais justement, les très rares apparitions du "parfait métal" titrent comme indice. Un recours aussi parcimonieux à l'or dans la poétique franciscaine ne tendrait-elle pas à prouver, par écrit, l'harmonie prêchée oralement entre toutes les créatures ? Comme si homologie existait entre la rareté effective du "parfait métal", image idéale de toute perfection et la difficile quête franciscaine d'un "ressourcement" aussi bien de la part du pêcheur François Bernardone, fils de riche marchand, que de la part de la collectivité des Chrétiens dévoyée par une institution ecclésiastique elle-même contaminée.
32L'or, par conséquent, est absent du Cantique des Créatures, somme paradigmatique élémentale pourtant des vertus et des beautés d'une Création à l'image de la Divinité ; il est aussi absent des "miracles" des Fioretti qui composent l'hagiographie du Saint d'Assise. Il n'apparaît indiciellement qu'à quatre reprises dans ce panégyrique en prose laissé par ses pairs ; et, chaque fois, à l'occasion d'une vision"8, comme pour en bien marquer la symbolique transcendée, soit sous la forme allégorique d'un objet cultuel, soit sous la forme explicite d'un irréel métaphorique.
33Les deux premières occurrences des chapitres II et XXVIII caractérisent curieusement une double nature, révèlent un double visage de l'or : une nature pernicieuse avec la "croix d'or" qui sort de la bouche de François, signe d'un didactisme naïf signifiant renoncement à la richesse, "rejet" de l'or qui s'extirpe ainsi de l'organe-clé du désir gourmand ; et une nature apologétique avec le "palais rempli d'or" qui envahit littéralement l'état de ravissement où se trouve plongé Frère Bernardo. Dans ce dernier cas, l'or atteste l'omniprésence et le rayonnement communicatif du "tesoro celestiale".
34La symbolique atteint son paroxysme dans la Terza considerazione delle sante stimmate. Par la triple offrande des "palle d'oro" et dans ce cadre édifiant, un décryptage des plus explicites est immédiatement effectué par le narrateur qui met en corrélation ces "boules d'or" avec les trois vertus = obéissance, pauvreté, chasteté. En somme, un or vidé de sa substance et de sa nature référentielles de monnaie, de métal : un or épuré réduit au rôle quintessencié de catégorie mentale, d'archétype de perfection. C'est également la signification qu'il semble revêtir au chapitre XIX de ces mêmes Fioretti, où, toujours dans le cadre de la "vision" procurée, cette fois, par la voix céleste, un rapprochement métaphorique global avec la Création tout entière se présente comme une succession d'hypothèses renchérissant les unes sur les autres et commandées par un or hiérarchique :
"si toute la terre était de l'or, que toutes les mers,
"les fleuves, les fontaines fussent du baume, que tous
"les monts, les collines, les rochers fussent pierres
"précieuses et que tu trouvasses un autre trésor plus
"noble que ces choses-là, autant que l'or est plus no-
"ble que la terre et le baume que l'eau, et les pierres
"précieuses que les montagnes et les rochers et que ce
"plus noble trésor te fût donné pour cette maladie, ne
"devrais-tu pas en être bien content et bien joyeux ?"9
35"Trésor" y est, dans la réponse de Dieu qui suit cette prestigieuse chaîne hyperbolique frappée à l'initiale du sceau-or, "trésor" y est défini : "trésor de la vie éternelle que je te réserve".
36Dans la pensée et dans les écrits franciscains ou d'inspiration franciscaine, beaucoup plus que chez les Mystiques des décennies antérieures, l'or désigne par carence - relativement - ou par simple présence allégorique un acte de foi ; il traduit activement une rupture.
37Au-delà du franciscanisme et au-delà du xivè siècle, l'or du pauvre pourrait aussi servir de test à une évolution des mentalités au regard de la notion et des réalités relatives au pouvoir. Il "dévoilerait" que de Saint-François à François Villon par exemple, l'économique prenant de plus en plus le pas sur le spirituel, le rapport à l'écriture en est affecté, tant en ce qui concerne le bouleversement des rapports du narrateur à ses propres écrits que celui du rapport de la chose écrite au public auquel elle est destinée. Il montrerait que d'un monde à nouveau en crise (guerre de Cent Ans - prise de Constantinople), Villon hérite et vise une société hétéroclite confondant religieux et laïcs, puissants et misérables, "riches et pauvres" qui figurent intentionnellement en tête de la strophe des inégalités universelles confrontées à la Mort, Grande Egalitaire10. Coquillards et Frères Mendiants, Goliards et Filles de joie, riches marchands et pauvres hères, usuriers et faux monnayeurs composent à satiété la geste complaisante des "exclus" d'un ordre social et économique moins fondé, au xvè siècle, sur un dogme désormais en péril que soudé malgré tout, encore, autour d'une foi pathétique.
38Tenant pour vil l'or des puissants ("l'emperières aux poings dorés"), tournant "argent" en dérision, sur fond de jeûne et de misères, Villon confie au refrain populaire et au raccourci - paradigme le pouvoir omniprésent, actif, de "pauvreté" :
... "puissant je suis sans force et sans pouvoir"
... pauvre de sens et de savoir"11.
39Pauvreté devient, chez lui, seul objet de poésie. L'or banni par ce poète, chantre exclusif de pauvreté, y figure très accidentellement... mais comme or maudit, reflet funeste de pouvoirs synonyme de liberté et d'identité perdues :
"je connais le pouvoir de Rome"12.
40Saint François... Villon : deux valeurs indicielles extrêmes de l'or qui tendrait à étalonner différemment, au travers de la fiction poétique, la part du terrestre et la part du divin dans les relations que les individus établissent entre eux, dans la société de leur temps, et dans la relation que toute créature humaine, quels que soient son sexe, son âge, son rang social, noue ou entretient avec Dieu. La place intermédiaire qu'occupe à cet égard l'or de la donna angelicata au xive n'en prend que plus d'intérêt.
L'OR DE LA "DONNA ANGELICATA"
41De la fiction religieuse des Mystiques ou des Franciscains à la fiction amoureuse/religieuse du Dolce Stil Novo l'écart idéologique est beaucoup moins grand qu'on ne saurait l'imaginer. Et pourtant une évolution, lentement, s'amorce.
42A conforter la première impression, la divinisation de la Femme par les poètes du xivè ou de la fin du χiiiè siècle contribue pour une large part. Un sondage seulement indicatif portant sur un corpus anthologique limité à six de ces poètes toscans fait état d'un nombre relativement restreint d'occurrences de l'or :13 pour quelques trois cents poèmes de Dino Frescobaldi, Guido Guinizelli, Guido Cavalcanti, Lapo Gianni, Gianni Alfani, sur un total de 41 occurrences, près de la moitié concernent l'"adorno", ce concept redevable, à plus d'un égard, de l'or, et précédemment décelé dans la poésie des mystiques du xiiiè. Le fait nouveau réside dans l'extension et même l'ampleur prises par l'"ovnatus" transcription dérivée et quelque peu profane de l'or qui relève autant d'un principe éthico-esthétique que d'un concept rhétorique. L'ornatus accompagne assidûment la seule présence de l'or sans connotations qualitatives trop précises quant à sa dureté, sa brillance son inaltérabilité etc... Et ce dédoublement d'un or-matière par un or-ornemental semble ainsi mieux rendre compte de la nature doctrinale et de la portée didactique d'un angélisme féminin médiateur entre la créature-homme et son Créateur. Un net glissement idéologique, par le biais de ce concept opératoire, s'effectue ainsi de la pensée mystique à la poétique amoureuse du Trecento où la donna-emblème, la donna señhal intercède auprès de la divinité en faveur d'une perfectibilité terrestre, encore élitiste cependant, bien autant, croyons-nous, qu'elle ne procède de cette même divinité.
43Enfin, dernier constat de cette enquête statistique conduite dans le champ d'une sémantique de l'or : chez les plus jeunes de la génération de ces poètes toscans stilnovistes (un Cino da Pistoia par ex. qui meurt en 1337), l'or s'impose davantage que chez ses prédécesseurs et recouvre des signifiés bien plus diversifiés. Tout se passe comme si l'accent était mis - et la prise de conscience élargie, approfondie -sur une fonction décorative et une portée iconographique de l'or jusque-là réduite, succincte, voire absente. Ces dernières agissent-elles sous l'effet d'une déperdition de spiritualité, certes considérablement moindre qu'à l'époque de Villon, au moment où un nouveau type de civilisation marchande et toscane, d'ailleurs menacée dans ses fondements (cf. krachs signalés plus haut) lèserait la figuration inspiratrice et rénovatrice de ce même Dolce Stil Novo ? S'agit-il d'une reconversion lente de la valeur culturelle du livre, perceptible dans l'extension d'un "modèle" : ce De Amore d'André le Chapelain par ex. auquel se réfèrent certains stilnovistes comme Cino Da Pistoia, précisément, ou Gianni Alfani14 ? Dans ce cas, on assisterait à un réexamen progressif de la valeur-or suscitatrice de nouvelles modalités d'échanges qui entraineraient de facto un réajustement des notions de tempérance, de justice voire du concept-clé de Fortune ?
44Toujours est-il que l'oeuvre de Cino Da Pistoia, contemporain de Dante et du jeune Pétrarque, participe d'une évolution conceptuelle liée à l'or qui se dessine et qui s'exerce dans un sens métaphorique de plus en plus marqué. La thésaurisation s'y lit aussi bien dans une optique terrestre qu'en liaison encore avec des visées théocentriques.
45C'est essentiellement avec Dante et Pétrarque que, dans le cadre didactique d'une Aventure humaine et divine plus complexe, d'une initiation à l'Aventure opérée dans et par une fiction plus ample, l'or s'affiche et s'affirme pleinement.
III. SUB SPECIE AETERNITATIS : L'OR DEVOILE
46L'aventure de la fiction dantesque et pétrarquiste dévoile clairement une fonction paradigmatique et primordiale du "Siècle d'Or" ou d'un "Age d'Or"15 placés, l'un et l'autre, à un point culminant d'une évolution spirituelle qui figure tout à la fois une fin-apothéose et une initiation-modèle.
47Aventure complexe et totale où l'or s'y dévoile enracinement chtonien et épanouissement solaire, substance anonyme et objet d'identité, puissance idolâtre et pouvoir iconoclaste. Avec Dante et Pétrarque l'or simpose plus ouvertement comme or mythologique, comme invariant mythico-métaphorique, comme jeu sémantique.
L'OR DES MYTHES :
48C'est le plus "voyant", celui que livre "tout prêt", la mythologie : or-séduction, or-tentation, or châtiement des mythes de Danae et de la pluie d'or jupitérienne (Pétrarque Canzoniere XXIII v. 161) de Jason et de la Toison (Inf XVIII, 85 ou Par. II, 16), de l'avarice et des avatars du roi Midas, de Crassus ou de Pygmalion (Purg. XX v. 103, 106, 116). C'est également celui qu'un acte historique précis désigne : Donation de Constantin (inf. XIX, 104, Par. VI, 1) ou encore l'aurea Roma qui sacre les poètes officiellement, mentionnée dans l'Africa de Pétrarque ; c'est enfin et aussi l'or-emblème du pouvoir à l'échelon impérial ou municipal : "giglio", étendard rouge et or des rois de France, ou florin, monnaie prestigieuse de la cité florentine.
49De tous ces mythes, celui de Jason - et le "héros" même qui l'incarne - traduit le mieux l'aventure de la fiction et point seulement chez Dante. Deux fois cité dans l'Enfer et au Paradis, il est, seule référence mythique pourtant, à deux reprises aussi, évoqué par Villon : dans la Ballade contre les ennemis de la France d'abord (str. 1, v.2) où, fait exceptionnel aussi, l'or fournit jusqu'à la rime, mais comme contrepoint polémique à la peste, à la pauvreté (Job), à la guerre (Troie), à l'enfer ; puis, symptomatiquement, dans... la Ballade de la Fortune (str. 2 v. 8). C'est assez dire la toute puissance de ce signe, sous cet aspect spécifique, et sa persistance jusqu'au xvè siècle.
50La présence mythique de l'or est bien entendu nettement plus soulignée dans la pensée et dans l'oeuvre dantesques en raison du rôle actif joué par les mythes tant dans la genèse du discours que dans le message chrétien de la Divine Comédie. L'importance régulièrement croissante de l'or, à chacune des étapes du voyage de la rédemption, y est déjà à retenir : 13 occurrences pour l'Enfer, 18 pour le Purgatoire et 27 pour le Paradis soit, pour ce dernier relevé, une fois et demi le Purgatoire et plus du double de l'Enfer ; elle étonne moins, en fait, que sa répartition dans chacun des royaumes et surtout que son étalonnage qualitatif.
51Concentré approximativement au milieu de la descente infernale sur trois chants (XIV puis XVIII et XIX), l'or paraît systématiquement écarté des six premiers cercles du Haut-Enfer comme des huit dernières bolge du Bas-Enfer : soit, pour ainsi dire, systématiquement des treize premiers chants qui constituent l'approche du cercle des violents et des quinze derniers consacrés aux fraudeurs et aux traîtres. La première occurrence, celle, unique du chant VII, vise, on ne s'en étonnera point, non seulement les avares et les prodigues mais "signe", qui plus est, le passage d'un cercle à l'autre (du 4è au 5è) ; exactement comme la dernière occurrence infernale, ponctuelle aussi, du chant XXXII (v. 113) marque la transition entre le cercle de la fraude et celle de la trahison. De sorte que le plus grand nombre d'occurrences restantes scellent très visiblement le sort de l'or à la violence ; plus encore, elles lient, aux chants XVIII et XIX où s'effectue la plus grande concentration d'or infernal (6 occ), l'incorruptible métal non seulement à la nature d'un pouvoir falsifié et déviant mais encore à ce pêché capital, pour Dante, qu'est la simonie qui illustre la faillite du pouvoir papal et de la mission rédemptrice et unificatrice de l'Eglise romaine. Là aussi, l'or souligne une étape entre la première et la seconde bolgia d'une part, de la seconde à la troisième d'autre part.
52Que l'or assiste, dans la fiction dantesque, un rite de passage nous confirme dans notre conviction du rôle "métamorphique" qu'il assume aussi bien chez Dante que dans tout autre fiction.
53Le schéma du second royaume qui, par essence, marque théologiquement une étape provisoire entre la damnation définitive et le salut éternel confirme les données repérées dans l'Enfer : exclusion de toute référence à l'or (sauf au chant VII, 73) dans l'Antépurgatoire puisque celui-ci est, par définition, seuil d'attente du royaume transitoire de l'Attente ; présence soulignée de l'or, par contre, au Purgatoire proprement dit : or qui, contrairement à son enfouissement au fond des bolge infernales est topographiquement bien mis en exergue sur les corniches de l'orgueil (1ère corniche, chants IX, X et XII), puis de l'avarice, tout comme pour l'Enfer (5è corniche, chants XX, XXI et XXII), enfin de la luxure (7è corniche, chants XXV, XXVII et XXVIII). Mais surtout, et là encore comme en Enfer, l'or se constitue en adjuvant de la fiction dans les rites de passage : de l'Antépurgatoire au Purgatoire proprement dit (3 occ. du chant IX, 19-21, 115-117) puis du Purgatoire au Paradis et à sa forêt (5 occurrences des chants XXVII, XXVIII et même XXIX).
54Par contre, l'innovation propre au caractère spécifique du royaume intermédiaire se fait dans le sens d'une spiritualisation accrue, elle-même "signe" d'une fiction progressivement intériorisante. Ainsi, l'or revêt des objets d'apparat et claire symbolique : ces "plumes" de l'aigle et ces "clés" qui appartiennent au même chant IX et qualifient idéalement un envol vers l'ouverture ; ouverture certes encore ambiguë mais que tout le second royaume s'attache à énoncer progressivement. Plus affirmés, en revanche, dans leur éclat et leur portée théophaniques ces "sept arbres d'or" et "membres" du griffon de la procession,16 au seuil du Paradis (chant XXIX v. 43 et 113). Mais, là aussi, l'innovation consiste surtout dans l'apparition insistante (7 occ. sur 18) de l'élément iconographique de l'ornatus (l'adorno) que le Paradis déploiera également (8 occ. sur 27).
55L'or du Purgatoire est produit redondant, éthique autant qu'esthétique qui unifie déjà et fait fusionner dans la même harmonie le lieu (la Vallée des Princes), son Ange tutélaire (de la 1ère corniche XII, 82), le temps inaugural (le lever d'aurore), propédeutique à la vision lustrale du Paradis (XX. 24) : autant de "signes" avant-coureurs placés par Dante narrateur qui est aussi ce visiteur touché par la grâce de l'or (XXVII, 103 106-107).
56L'ultime étape paradisiaque qui parachève la gloire et le triomphe du Salut bien évidemment rappelle et confirme mais aussi accroît la place de l'or et de l'ornatus accompagnant toujours17 Dante à travers les différents "ciels" vers le Premier Mobile et vers l'Empyrée ; elle intensifie davantage encore les rares objets porteurs d'or soit qu' ils réfléchissent la lumière, une quintessence de lumière tels cette "color d'oro" du chant XXI dans la transparence innocente de l'Age de Saturne ou ce miroir ("specchio") du chant XVII v. 121-123, soit qu'ils concrétisent par leur volume, leur dynamique ou leur graphisme le plein accomplissement digne du royaume de plénitude : sphéricité des "palle d'oro" (XVI, 110), tracé rayonnant et transparent de l'échelle de Jacob (XXI, 25-30), ailes des anges (XXXI, 14) ou floraison hiéroglyphique ("gigli gialli" VI, 100). Mais, par dessus tout, en dédoublant de surcroît l'or et l'ornatus en "tesoro", métamorphose propre à la fiction paradisiaque, Dante signe l'accomplissement de son "poème sacré" dans les toutes dernières traversées immatérielles d'un ciel à l'autre, dans leur approche imminente comme dans leur issue toute récente.18
57Des trois royaumes traversés inégalement par l'or, un objet-test : la monnaie en général-et spécialement la monnaie d'or - pourrait tout aussi bien rendre compte et aider, à cet égard, à la compréhension de la fiction dantesque. L'ambivalence de sa nature (objet de métal, de troc et métaphore-objet) n'a d'égale que l'ambiguité de sa fonction. Toute monnaie a double face, vit d'une double vie : identité, anonymat. L'or aussi y a son revers. Marque dégradante de trahison, de fausseté, la monnaie est en même temps mesure équitable. Duplicité permanente à laquelle souscrit la fiction dantesque de l'Enfer au Paradis : trahison du pouvoir papal simoniaque (Inf XIX, 94-98 ou Par. XXIX, 124-126), trahison du pouvoir impérial, étranger, concussionnaire (Inf. XXXII, 115), trahison du pouvoir municipal symbolisé par ce florin trafiqué des faussaires du chant XXX (v. 88-90 épisode de Maître Adam)
"qui avait trois carats de métal impur".
58Trahison sur tous les plans mais surtout eu égard à ce même florin portant parodiquement marque de corruption jusqu'au chant IX du Paradis :
"fleur maudite... qui a dévoyé les brebis et les agneaux
"car elle a fait un loup d'un pasteur". (v. 130-13).
59Cette même fiction dantesque par ailleurs, au chant XI du Purgatoire, celui de la vanité de la gloire terrestre englobant aussi les artistes (Cimabue, Giotto, Oderisi da Gubbio), convertit la monnaie en juste prix de châtiment, tout comme au Paradis les deux terzine du chant XXIV (v. 83-87) identifient sans aucune réserve la foi à une monnaie de pur aloi.
60De Dante à Villon, sous ce rapport, comme précédemment pour l'or du pauvre, on pourrait mesurer l'évolution des mentalités au vu de la dévalorisation que lui fait subir l'auteur des Lais et du Grand Testament. Quand mention poétique vient à être faite, chez Villon, d'une monnaie d'or, le caractère tout à fait exceptionnel de son insertion se confond aussitôt avec le geste dérisoire, accusé et bien voyant, du "legs" : don d'un réau... à son avocat Guillaume Charruau (Gd. Test. str. 99 v.5), troc d'un "grand ange" et de "deux angelots", autres monnaies d'or,... avec le financier Merle- (sic !) - (ibidem str. 126 v. 71). Autant dire : parodie dans la parcimonie. Parallèlement opère, par contamination, un processus visible de dégradation de la monnaie en général : "dévaluation" idéologique sans cesse présente sous forme de jugements péremptoires (Ballade de la Belle Heaulmière str. 1 v. 7-8 str. 13 v.2) ou de pièces de mauvais aloi : patard et plaques du Grand Testament (cf. str. 125 v.3 et 101 v.3).
61Certes, le xvè siècle de Villon diffère considérablement, et à bien des égards, des premières décennies du xivè de Dante. Dans la fiction dantesque cependant, se trouve déjà inscrit un processus de détérioration qui ira s'amplifiant chez Villon. L'or, chez Dante, est plus que l'indispensable adjuvant de la satire politique de la corruption, l'or corrupteur s'inscrivant antinomiquement au coeur de cette démarche d'une purification de l'Eglise et d'une épuration des moeurs de la Cité (cf. Par. XI, épisode de Cacciagrida). L'or signifie par lui-même ambivalence dans les attaques répétées contre la cupidigia et dans le débat fondamental qu'il alimente entre vraies et fausses richesses (Par. V, 79-84 ; XI, 1-10 ; XV, 1-6 ; XXVII, 121 ; XXX, 139-148).
62Mais mesure du pouvoir ou pouvoir de la démesure, l'or "agit" sur la fiction ; il y est agent de métamorphoses au coeur de ces mythes intégrés par Dante à sa fiction tridimensionnelle et toujours une. En redisant l'histoire mythique, il s'attache à la surprendre jusque dans son devenir : dépouillement saisi "sur le vif" de Marsyas (Par. I, 21), étonnement de Neptune "surpris" par l'apparition de la première nef (Argo) à la surface jusque-là vierge des océans (Par. XXXIII, 96). Prestige et connivence de l'or dans les deux cas pour cette confrontation entre fiction et mythe, comme plus généralement et pour l'ensemble de la Comédie, à l'actif du lent, patient travail de reconquête d'une liberté sans cesse sous la menace de la rechute.
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63De manière toute différente, l'or agit sur la fiction pétrarquiste : reconquête aussi d'une liberté (mais limitativement individuelle), inscrite elle aussi dans un parcours autobiographique idéalement "progressif" et chronologique19, le Canzoniere et les Trionfi enregistrent infiniment moins cette présence mythique diversifiée. Les deux recueils se présentent, en revanche, comme poétique plus "moderne", se prêtent également à une réélaboration mythique mais prétendent fondamentalement au travers du culte de Laure, de la Femme aimée, à l'exclusivité et à l'exhaustivité. Vision archétypale marquée d'autant plus au coin de la duplicité (Laure vivante vs Laure morte ; Laure "déesse" vs Laure créature périssable) que plus abondant opère le ressassement obsédant : 117 occurrences pour le seul Canzoniere c'est-à-dire plus du double des occurrences du poème de Dante.
64En outre, la prime accordée au qualitatif (pas loin d'une centaine d'épithètes et de verbes)20 au détriment de la substance-or (moins d'un tiers soit 33 occ.) vérifie la part prédominante, active, du jugement porté par Pétrarque sur son "modèle" pléthorique. Le déplacement d'"actant", dans une fiction solipsiste à caractère fortement génocentrique, devient de ce fait des plus significatifs.
L'OR INVARIANT MYTHICO-METAPHORIQUE DE LAURE :
65La femme est fréquemment assimilée au / à un Soleil dans la fiction pétrarquiste (ex. CCCVIII, v. 13). Le caractère unique et univoque de sa beauté spirituelle appelle l'or. L'écrit sacralise l'une et l'autre ; et la forme poétique que cet écrit revêt (sonnet, canzone, sestina...) aide à ritualiser la fiction qui soustrait l'histoire de Laure à l'éphémère pour la transmuer en mythe. Chaque forme "close" - le sonnet par excellence en est une - redit à sa manière l'indicible. Mais tout n'y est pas dit. Il redit le sed non satiata de l'identique et du nouveau.20bis
66Amoureuse et religieuse, comme l'était aussi celle des Stilnovistes, la fiction pétrarquiste agit sur l'or qui divinise essentiellement un trait physique prédominant : la chevelure, trait suffisamment présent et concret pour éclipser tous les autres et se substituer constamment à eux, suffisamment épuré comme signe iconographique pour soustraire Laure à sa destinée de mortelle.
67Bien trompeuse à cet égard est l'apparente diversification sémantique de la chevelure en "crin", "chiome", "treccie", ou "capei" ou autres attributs similaires qui ne suffisent nullement à masquer la permanence de l'invariant, modulé par le jeu subtil des temps verbaux (imparfait vs passé simple par ex.) : ceux-ci recomposent alors, en d'infinies variations, autant de figurations de la femme aimée qu'ils "animent" diversement.
68Compte tenu d'une telle casuistique, l'or est tout désigné pour fonctionner comme invariant de surhumaine Beauté, "hors d'atteinte" et "hors de prix". Dans le cycle clos du soliloque pétrarquiste comme dans le cadre clos du Vaucluse (Valchiusa : vallée fermée), l'homologie est totale entre patronymie et toponymie. De plus, l'horizon culturel élargi englobant l'écriture dans les pratiques artistiques de la peinture et de la sculpture place l'or au sein d'un processus métaphorique complexe5.
OR ET ONOMASTIQUE :
69Il est superflu d'insister, chez Pétrarque tout comme chez d'autres poètes stilnovistes, sur le rôle verbal magique dévolu à l'or jusque dans l'onomastique. La fusion de "Laure" et de l'or "favorisée davantage encore, dans la graphie italienne, par les variantes "auro" ou "tesauro" permet à Pétrarque de relier la végétal au minéral, la terre à l'air ("aura", mot féminin, désignant "la brise"). Dante, pour sa part, on l'a noté précédemment, prend soin de ne point mentionner cet or dans le Bas Enfer : l'abbé de Vallombrosa, Tesauro dei Beccheria, dans la zone des traîtres politiques n'a pas droit à sa complète identité ; un démonstratif se substituera à la première partie du nom beaucoup trop voyant pour ne pas demeurer occulté :
"... celui de Beccheria"...6.
70Par contre, au chant X du Paradis, triomphe d'une lumière recrudescente au Ciel du Soleil, le caractère hyperbolique souligné des "joyaux" de la cour céleste (v. 70-72) et du "trésor" livresque du théologien Pierre Lombard (v. 106-108) appelle en contrepoint la métaphore biblique de la pauvre veuve, cette "poverella" du Livre de Job qui préfigure l'éloge, au chant suivant, du Poverello Saint François. "Joyaux" et "trésor" justifient, dans ce même chant X serti d'une première couronne de douze bienheureux, que sur la fin soit nommée la chapelle (Cieldauro)) de Pavie où repose Boèce et que soit désigné Isidoro, évêque de Séville : c'est-à-dire deux figures de la Sagesse prônant les vraies richesses de la "philosophie" et du langage renové des "Etymologies".
71D'autres exemples moins connus peuvent être allégués témoignant tout aussi bien que les précédents en faveur du travail de la fiction sur la redécouverte de l'étymologie : l'or métal des origines aux origines du langage. "Travail" est bien le mot : Dante n'emploie-t-il pas "travagliare" à l'instant suprême de sa fiction et de sa vision totale où sa "langue" confesse sa propre impuissance :
"à redire le peu dont je me souviens"aa
72et une dernière fois renoue avec le stade pré-verbal de l'enfance de l'humanité :
"désormais mes paroles seront plus impuissantes…
"... que celles d'un enfant dont la langue suce encore (la mamelle" ?21
73Pareillement chez les poètes stilnovistes, Cino da Pistoia, plus haut cité, ironise-t-il sur l'humilité de son prénom (Guittoncino = le petit gueux), lui, le poète manieur d'or7 : un poverello à sa façon ! Autre exemple aussi éclairant de la contamination sémantique de l'or : le cas du Filostrato de Boccace. En lieu et place de "Briséide" conforme au code épique de la tradition homérique, Boccace retient une autre héroïne Criséide en en faisant plus explicitement une créature féminine d'or vêtue (du grec "chrysos" : or) : toute semblable à ce saint dont la sagesse et le bon sens populaires ont pu faire le prototype' de la naïveté et de la franchise bon enfant : Saint Jean-bouche-d'or (Saint-Jean Chrysostome). Enfin, et en demeurant dans le domaine et la tradition épiques, l'épopée qui de manière constante se nourrit de l'or fournit souvent à l'or l'occasion rêvée de "produire" à satiété des héros dont le nom-blason signifie le port ou la privation de richesses : Polidoro, Polimnoro ou encore, exemple parfait de redondance-en-la matière : Crisauro, champion-de-l'or qui regorge d'or !22
74Si l'on veut bien à cela ajouter le fait que ces jeux sémantiques débouchent aussi sur une capitale fonction musicale de l'or, à la rime par exemple, on évaluera ainsi l'inflation lyrique que l'or manifestera, bien après le xivè et le xvè siècle soit chez des poètes pétrarquisants" comme Ronsard, soit, bien plus tard encore, chez les Parnassiens Leconte de Lisle et Hérédia. De cette poétique de l'or, le premier nommé retiendra la leçon d'une application non plus à une diversification des éléments d'un même objet sur une même personne mais à une présence multiple de la Femme aimée : Marie, Cassandre, Hélène... Quant aux deux autres, ils démultiplieront davantage encore les connotations profanes de l'or dans un sens purement ornemental à forte tonalité musicale.23 Leconte de Lisle n'est-il pas précisément l'auteur de ce vers qui corrige l'adage en faveur d'une sémantique de l'or :
"Tes paroles sont d'or autant que ton silence"23bis ?
75Chez Pétrarque donc, l'or revêt signification transcendantale et poétique spécifiques : l'or imbriqué au "laurier", à la brise (l'or) et à Laure pour concélébrer la femme et le poète qui la chante, est garant, par ce chant littéralement incorruptible, d'une survie poétique : l'or gage d'immortalité.
76Au vè siècle déjà de notre ère, Héroclès, traducteur des Vers d'Or des Pythagoriciens24 célébrait dans la philosophie "cette science qui doit nous rendre purs et parfaits" (op. cit pg. 39). Mais cet or de fiction poétique qui se proposait :
"de consolider, par l'érudition philosophique le
"savoir théologique, la critique des textes et la
"science de l'interprétation"
77s'avérait, à cet usage, or-à-décrypter. Pareillement la fiction des poètes du χiiiè au xvè Livre, moins à l'évidence, un masque plus secret de l'or. L'or "s'avance masqué" parce qu'il s'avance "orné".25
III ... UT POESIS : L'OR MASQUE
78Présence réelle, présence cachée26 : L'Aventure de la fiction du xiiiè au xvè paraît reproduire en ses signifiés ce que le Nombre d'Or recèle et décèle dans certaines productions des arts plastiques et figuratifs.
79L'or masqué intervient d'abord dans le cadre du "topos" des lapidaires.
80Le recours fréquent aux matières et aux minéraux précieux dont les bijoux ne sont qu'une application artificielle et une des composantes de la fiction célébrative embrasse les différentes formes poétiques adoptées au xiiiè au xivè et encore au xvè siècles : sonnet, ballade, canzone, sestina etc… Jusqu'au xiiiè siècle approximativement et même antérieurement, la cohérence relie un Dieu-monade qui est nombre, règle et mesure de toutes choses à un or, noyau initial de la matière d'émanation divine ; elle relie aussi cet or épuré à un langage prééminent, de source initiatique et malgré tout contingent. Plus, au contraire, on se rapproche du xvè siècle, plus se trouve menacée, par un langage "intermédiaire", cette cohésion primordiale : un langage-témoin de la souillure et du dérèglement des passions vécues au sein d'une société dont le poète dénombre clairement les composantes humaines. Poète sera celui qui saura dégager la "forme" la plus appropriée d'une gangue originelle que des créateurs modernes pensent encore en termes d'alchimie27 ; et la forme (littéraire) retenue constituera, à la lettre, l'écrin d'un précieux langage :
"de ce monde rayonnant de métal et de pierre"
(Bijoux)28
81Au xvè siècle, nombreux sont les poètes à dénoncer, au nom d'une nouvelle mimesis, la mystification de toute fiction qui ne saurait pas s'affranchir du clinquant de l'or :
"Chantres chantans a plaisance, sans loy
"galans, rians, plaisans en fais et diz,
"courens, alans, francs de faulx or, d'aloy
"gens d'esperit, ung petit estourdiz
82Témoin cette mise en garde de Villon à l'adresse des :
83"Faiseurs de lais, de motès et rondeaux" que Mort rassemble inexorablement.
84L'immixion donc de telles matières et minéraux dans le cadre de formes poético-musicales dérivées ou tributaires du chant et de la danse accentuent, du xiiiè au xvè la fonction décorative à laquelle l'or se trouve progressivement mêlé. Sa participation confondue au sein des divers éléments de l'écrin-lapidaire ou, au contraire, sa relative carence alimente un jeu complexe d'alliances ou de mésalliances, de situations poétiques voire d'harmoniques qu'on pourrait regrouper sous trois rubriques :
85- le cas où l'or dans le cadre d'une même composition "appelle" un autre minerai ou métal, une autre matière précieuse sans être directement et trop visiblement relié à lui (à elle), tributaire seulement d'un signifiant contingent : l'"or" hiérarchique et synchrétique de la "tête" du Vieillard de Crète, chez Dante (XIV, 103 sqq) commande jusqu'au pied droit de "terre cuite, le bras et le buste de "pur argent", le cuivre jusqu'à l'enfourchure puis le "fer sans alliage" jusqu'en bas ; mais il en est aussi indépendant :
"chacune de ses parties, l'or excepté est percée
"d'une fissure...
86- le cas où l'or est intégré à une autre substance de prix (généralement l'argent mais aussi la pourpre) où la coordination "et" traduit un couplage alchimique. Dans ce cas d'alliage (d'alliance) poétique, sa position dominante dans le vers, à la rime par ex., ainsi que l'objet qu'il connote - ou au contraire son caractère purement élémental - offrent d'utiles repères pour son décryptage. Le sens du couplage or/argent diffère grandement selon qu'il marque d'un signe d'infamie corruption, simonie et polythéisme en Enfer (XIX, v4, 94, 104) ou qu'il préside à un rituel de purification au Purgatoire (VII, 73, IX, 118) ou encore qu'il sanctifie la lettre (Paradis XVIII, 94) et -par carence - l'oeuvre première de la papauté (ibid. XXII, 88). Dans ses poésies d'amour, Boccace, de son côté, dira d'Amour :
..."qu'il est comme pierre précieuse montée en or"29
87- enfin le cas des signes à l'état brut où l'or n'apparaît pas du tout mais où le lien logique est sous-entendu comme second terme métaphorique seul exprimé dont le premier aurait été gommé : Boccace, encore, oppose à une inexpugnable peine d'amour, l'inutile secours d'un lapidaire sans or, d'un rituel religieux ou magique, de changeantes péripéties atmosphériques :
à "pauvreté et douleur dont (il) est plein"30
88Villon, au xvè, parachève une évolution amorcée bien avant lui dans le sens d'une démystification déjà notée. L'or, chez lui, s'éclipse devant la pierre précieuse elle-même raréfiée et ironiquement redistribuée : un legs de "deux rubis"... à l'anonymat des piétons parmi les boutiques (Petit Test. str. 22, v.4-5) ou bien, à l'opposé, un legs provocateur et personnalisé d'"un dyamant" à l'adresse de Blaru... chef de la corporation des orfèvres ! (ibidem str. 12 v. 3). A un stade plus élaboré de la fiction, la pierre précieuse encore - et non pas l'or - s'intègre à la métaphore : l'améthyste pour le visage à demi-métamorphosé du Roy Scotiste dans la Ballade des Seigneurs du Temps jadis (str. 2 v.3) qui n'est pas sans rappeler le lapidaire composite du Vieillard de Crète chez Dante. Et c'est à l'argent fin ("l'argent de coepelle") que sont confrontés antinomiquement les humaines amours, source de tourments pour les amants, Villon compris (ibidem str. 69, v.4). Pierres précieuses et argent seuls, connotent, chez Villon, l'aventure. Ce mot - programme aux résonances nouvelles se rattache aux premières dans un contexte sacré :
... Oeuvre de Dieu
"tant d'esprit que de nature
"que de ceux qu'on dit d'aventure
"plus que rubis noble ou balais, (poésies diverses)
89comme au second, dans un poème de ton et de tournure nettement plus profanes.
"faulte d'argent, m'a si fort enchanté
"qu'en prendroie, ce cuide, l'adventure.
(ibidem)
90Du xiiiè au xvè, on l'a plus haut également noté, l'aventure fictionnelle de l'or change de nature : l'acte d'écrire y est encore relativement acte d'humilité, certes, mais devient corrélativement acte laïque de raison :
"A ce faire Raison m'exorte
"de toute ma povre puissance.
(ibidem)
91C'est en ce sens que la rime accorde et relie "humble créature" à "humble escripture" (Requiem au duc de Jean de Bourbon str. 1 v.5 et str. 2 v.2). C'est pourquoi l'or n'est plus, chez ce poète, que cliché désuet, lettre morte stricto sensu, tout juste enseigne lisible de dérision. A l'"orfèvre de boys", Villon donne en effet :
... cent clous, queues et testes
"de gingembres sanzinoys" (Gd. Test. str. 111, v. 1-2)
92Antérieurement, dans les Lais il y avait abandonné le Mortier d'or
... à Jehan l'espicier de la Garde
et une potence sainct Mor (une béquille en ex-voto) !
(ibidem str. 33 v.1-3)
93Or masqué ou plutôt démasqué : le "masque" est devenu grimaçant.
94L'or masqué exerce aussi, et une fois encore, toute son influence dans le cadre linguistique de rapprochements de mots-clé qui créent de véritables concepts situationnels : dans ce système relationnel purement homophonique et indirectement homologique l'or joue pleinement de son rôle contaminateur. La triple relation que nous proposons à titre d'exemple envisage un échange "mystique" de natures privilégiées : spatiale (oro/oriente), temporelle (oro/ora), spatio-temporelle (oro/orazione).
95ORO-ORAZIONE : le rapport de l'or à l'oraison, latent ou développé, est le propre de la pensée mystique et franciscaine. On se souvient que, chez ces poètes, l'or que nous y avions qualifié d'indiciel n'apparaissait que sous sa forme épurée d'or fin (oro fino/fin oro) ; des poètes "amoureux" des générations ultérieures n'auront pas de peine à transformer cet or et à l'homologuer en fin amor.
96Mais déjà, chez certains mystiques (Iacopone da Todi ou Saint François) adorare côtoie adornare : l'épuration de tous les trésors temporels justifie l'aspiration au seul trésor céleste. L'or pénètre le sacré de la prière, ce mode langagier d'entrer en communication avec la divinité, fut-ce par l'intercession d'une femme (Béatrice par ex.). L'or du paradoxe sanctifie la pauvreté, à l'image de l'auréole dans la peinture : "la sainte pauvreté, voie de perfection qui est caution et gage de richesses éternelles" (2a oonsiderazione Sante Stimate). Et l'ornatus acquiert signification de catharsis, enchâssé dans une chaîne de sacré : Saint François évoque ces "très saintes mains embellies (adornate) de ces glorieuses et sacro-saintes stigmates" ; enfin, l'oratore "qui prie", qui "parle sa prière" serait conjointement celui qui parle un langage précieux, au sens littéral du terme à l'image lumineuse de cette épithète qui qualifie par deux fois, dans le Cantique des Créatures, les étoiles et "notre soeur l'eau" :
"oeuvrer pour de bonnes actions embellit l'âme mais par
"dessus tout la prière embellit et illumine l'âme.
(Dits notables de Frère Egidio)
97ORO-ORA : Ce second type de relation associe l'or à l'heure, au moment, c'est-à-dire à un temps mathématiquement fractionné - l'instant vécu et globalement pensé, par conséquent extensible à discrétion. Un présent tout à la fois actualisable, vérifiable et si malléable, sous l'effet de l'or, qu'il devient aussi prétexte à éternité.
98Cino da Pistoia et Pétrarque jouent de ce temps ductile, versatile marqué au sceau de l'or. Que désigne chez eux, une expression comme quell'or ? "Cet-Or" ou bien "cet instant-là" ?31 En fait le second sens. Mais la double lecture possible sera exploitée par Ronsard qui "pétrarquisera" en faisant rimer cet or-protée avec "or....or" prolongeant indéfiniment, par ce balancement temporel, l'éternité d'une crise sans solution de continuité.
99ORO-ORIENTE : l'exemple le plus illustre nous est fourni par Dante. Le chant qu'il consacre à Saint-François, au Paradis (XI, 43-117), au ciel du Soleil, le conduit à épurer le langage en tentant l'étymologie du mot "Assise" (assimilé à "ascèse") et lui fait associer le renouveau franciscain à un lever de soleil (ibid. v. 55-57). Les noces de François et de Pauvreté (v. 73-75) - dantesque encore en est l'allégorie - opposent le dénuement "ouvert" du pêcheur Amyclas (son "ignota ricchezza") à l'or du faux pouvoir paternel, l'or dénoncé du riche marchand Pietro Bernardone (ibid. v. 88-90).
100L'or des origines finit par se confondre, sur l'échelle des millénaires d'une humanité pècheresse avec l'or-apothéose des fins dernières ; rien d'étonnant qu'il se mue, tout au bout du parcours initiatique dantesque, grammaticalement, esthétiquement, spirituellement en une pure substance chromatique : ce "jaune" ("giallo") qui, au centre de la Rose Céleste et en plein coeur de la giration universelle en devient le point de mire fascinant et aveuglant.32
***
101En insistant liminairement sur les incidences et la portée linguistiques que peuvent entraîner divisions et corruptions d'un type de société occidentale en crise, nous nous attachions à interroger la fiction "dorée", l'or comme révélateur du langage.
102Nous redisons ici - est-ce effet tautologique du langage-or ? - la présence et la fonction foncièrement antinomiques de l'or : or caché et affiché, enfoui et exhaussé, un et pluriel qui nous a lui-même suggéré, jusqu'à la lettre, les étapes discursives de notre enquête.
103En sa qualité de "signe indestructible" que lui reconnaît Montesquieu, de par sa nature "représentative" que lui assigne Raynal33 l'or joue pleinement son rôle chez les poètes du xiiiè au xvè siècles, de Saint François à François Villon : l'or agent et guérisseur de corruption, force aveugle - aveuglante - et force de lumière, éclairante, facteur de rupture comme de pure filiation. Thaumaturge et démiurge, l'or engloutit ou exalte, comble ou assoiffe, dérègle et ordonne, dérange et conforte, étalonne et divise, piège et délivre, asservit ou libère.34
104C'est pourquoi sa nature métamorphique - l'or doit être "extrait" comme la citation d'un texte - explique la variété infinie de son champ d'application. L'or, on Ta montré, charrie plus d'une idéologie : or de l'élu, or du pauvre, or de la Femme-Ange, or des Mythes... autant d'ors spécifiques. Car l'or-protée singulièrement concentre tous les pouvoirs. Il est (en) lui même POUVOIR... et folie du Pouvoir. Il est ce pouvoir même dont le pouvoir peut abuser. Toute la Divine Comédie tendrait à le prouver, produit florentin de la cité-état du florin et reflet-projet de la Cité de Dieu par l'or distinguée.
105L'or, par essence substance alchimique, alimente et justifie la métamorphose qui touche aux pratiques et aux finalités artistiques c.a.d. à toute forme d'ECRITURE et de LANGAGE. S'il habille des métaphores qui sont autant de comportements, il s'habille aussi de métaphores. Or - Janus, or - Protée-, or - Phénix avons-nous successivement invoqué pour identifier sa tension antinomique, sa versatilité pléthorique, son ressassement indestructible.
106La lettre et le livre que l'or se plaît à qualifier, par l'or sont informés, par lui sont subvertis. La sagesse populaire ne s'y est point trompée en rebaptisant, en fondant des oeuvres tant sacrées que profanes à l'estampille du "fabuleux métal" : le Million ou... La Légende dorée de Jacques de Voragine ; Bonvesin da la Riva non plus, poète contemporain de Dante († 1313) qui, dans son Libro delle tre scritture, après la "noire", après la "rouge" accorde à son Paradis l'"écriture dorée" (la scrittura dorata).
107Par sa bouche, Saint-François expulse l'or : le langage hagiographique des Fioretti est pour Dieu et ses créatures. Sur l'or, il jette comme un déni. God est trop près de gold. Deux siècles et demi plus tard, le dieu-or devient troc dérisoire ; pour Villon, pauvreté n'est plus vice mais liberté revendiquée dans sa vie, comme dans son langage et dans ses écrits.35
108Nés tous deux d'un monde perverti, or et fiction confondent et conservent, dans la même Aventure, un potentiel pérenne de monde des purifiés. L'un pourrait bien être occasion parodique du leurre inaliénable de l'autre.36
Notes de bas de page
1 Il Milione va devenir à son tour "cliché" populiste en désignant dans les années 1960 une encyclopédie en 15 volumes produits en fascicules bon marché et vendus dans les kiosques en Italie (Il Milione, enciclopedia di geografia, usi e costumi, belle arti, storia, cultura - Istituto Geografico De Agostini - Novara, 1959.
La dette à l'égard de Marco Polo y est explicite à la fin de l'introduction (Préfazione di Giuseppe Sormani, 30 gennaio 1959).
2 in Bestiaires du Moyen-Age introd. et traduction, notes de Gabriel Bianciotto (Stock +, 1980), Le Livre du Trésor (p. 169.241-extraits) Il Tesoretto in Poeti del Duecento (T. II) Ricciardi, Milano, Napoli pp. 170-277.
3 Carlo Cipolla : Moneta e civiltà mediterranea, Venezia, Neri Pozza, 1957, 97 p. Il s'agit du titre du chapitre II. Voir aussi Yves Renouard : Les Hommes d'Affaires Italiens du Moyen-Age, A, Colin, Paris, collection U, 1968 (chap. 1, 3è partie p. 113 notamment).
4 Or de malédiction, déjà enjeu et objet de polémique de bonne heure comme en témoigne, dans la longue invective de 163 vers à l'adresse du pape Boniface VIII, ces vers :
"tous les pélerins sans exception"
"furent scandalisés
"en maudissant ton or
"et toi-même... (v. 144-147)
Invective signée Iacopone da Todi (cité in Lipparini vol. I Pagine della letteratura italiana, C. Signorelli, Milano pp. 22-24). Ce même poète franciscain est aussi l'auteur d'un éloge de la pauvreté (Laude N° 5 p. 75 in Poeti del Duecento T. II - R. Ricciardi Milano, Napoli, vol. 2)
5 cf Luc Benoist - Signes, symboles et mythes - Que sais-je ? N° 1603, 3è éd. 1981, p. 5 introd. et p. 17, III. C'est littéralement par l'entremise d'un signe que Jacques Lacarrière se glisse sous l'écorce (Le Pays cous l'écorce, Fiction, récit/Seuil, 1980) pour nous livrer par cette "instante déchirure" son étonnante quête d'un livre-signes, de signes de l'entre-deux :
"mon corps est une chrysalide... signe du sang refluant
"aussi dans la mémoire. Je suis toujours entre deux mondes".
C'est identiquement qu'opère l'enfantement sylvestre de La Pluie dans la pinède chez d'Annunzio : fraîcheur, verdeur, virginité retrouvée, malléabilité des visages et des corps, des créatures animales et humaines n'y sont rendues possibles que par interrogations et "pénétration" de signes "sous l'écorce" (cf str. II, v. 53-55, str. IV, v. 100-101).
6 Laudi dei Servi della Vergine (début xiiie) in Poeti del Duecento (op. cit.) a cura di Gianfranco Contini, T. II pg. 9 v. 3.
7 Laude di Cortona ; ibidem p. 15 v. 19-22.
8 Nous distinguons ainsi le "miracle" de la "vision" : le premier se suffit narrativement à lui-même ; la seconde est de claire dérivation divine, manifestation visible d'une volonté supérieure.
9 La traduction est empruntée au Saint François d'Assise, Dante, Marco Polo des Editions Rencontre - Lausanne (Grandes heures de la littérature italienne) - 1968
10 Villon : Le Testament str. 39.
11 Villon : Ballade du concours de Blois str. 1 v. 9
Villon : Grand Testament, str. 23, v. 2.
12 Ballade des menus propos : Str. 3, v. 7.
13 Anthologie I Rimatori del Dolce Stil Novo - Β.U.R. Rizzoli N° 207-209 éd. 1950, 300 p.
14 I Rimatori... (ibidem) : Cino da Pistoia, son. CLXII (Perchè voi stati...) v. 13 et Gianni Alfani : son. VII (Guido, quel Gianni...) v. 8.
15 Secol dell'oro : Dante Purg. XXII v. 148-150 ; auri sacra fames : Purg. XXV, v. 40-41 ; Age d'Or : Enfer XIV, v. 94-96 et Purg. ΧXV, v. 25, XXII, XXVIII, 139 sqq.
16 se rappeler que le griffon a double nature ("la doppia fiera") et que l'or dont il est rehaussé n'est pas étranger à la "transmutation" qui suscite l'"étonnement" de Dante (Purg. XXI, 122).
17 C'est la raréfaction dans l'abstraction qui qualifie désormais l'ornatus au Royaume épuré de la Beauté absolue : l'ornatus identifie l'éther lui-même (Par. XXVII, 70), puis l'acte de la vision (ibidem XXX, 110) qui en sont "frappés" dans l'immatérialité et l'éternité de l'Instant. L'auréographie suprême s'applique au miracle même (XVIII, 63).
18 Traversées : Proemio, V, v. 11 du Paradis ; de la Lune à Mercure soit du 1er au 2è ciel (V, v. 29) ; de Vénus au Soleil (X, v. 106).
-Approche : de Mars à Jupiter soit du 5è au 6è (XI II, v. 121)
-Issue : de Saturne aux Etoiles soit du 7è au 8è (XXIII, v.17)
19 Jusque dans l'agencement du Canzoniere dont le nombre total de poèmes correspond au nombre de jours de l'éphéméride.
20 Pour les 117 occurrences du seul Canzoniere, 84 au total relèvent d'un qualificatif ou d'une opération verbale ; sur les 31 mentions verbales, adornare paraît 12 fois, ornare 5, le reste réparti entre dorare (2), affinare (1), infingere (1), tessere (2) imperlare ou inostrare (2), filare (2), rincrespare (1), fregiare (1) rischiarare (1).
Sur les 53 mentions d'épithètes, la blondeur (17 occ.) le disputent à l'adorno proprement dit (16 occ.), le reste se reportant sur aureo/aurato (resp. 7 et 6), ornato, dorato, dorato (1 chacun), crespo (4).
21 Cette traduction, comme toutes les autres, est empruntée à l'édition du Club du Livre (C. 1954) de la Divine Comédie texte établi, traduit, présenté et annoté par Alexandre Masseron.
22 Autres exemples : Brunoro dans le Morgante Maggiore de Pulci (III, 34) ou le roi Caradoro (V, 62) ; le cheval Brigliadoro (bride d'or), Pinadoro ou Calamidor dans l''Orlando Furioso de l'Arioste (XII, 6 ; XIV, 21 ; XVI, 63).
24 Pythagore : Les Vers d'Or ; Hiéroclès, commentaire sur les vers d'Or des Pythagoriciens - traduction nouvelle avec Prolégomènes et Notes par Mario Meunier - Guy Trédaniel, éditions de la Maisnie, 1979, 345 p. (la citation renvoie à la page 11).
25 Le "masque" porte essentiellement la marque de l'or ; traits décochés par l'Amour qui peuvent être d'or... ou de plomb ; chape des hypocrites chez Dante (cf. Inf. XXIII, 64-65) dont l'"eterno faticoso m nto" reflète la double nature : "dorées" dehors, de plomb dedans.
Or et ornatus sont déjà indissociablement liés, sous le couvert de la fiction masquée dans le commmentaire de Hiéroclès sur les Vers d'Or des pythagoriciens : op. cit. à propos du vers III, p. 88
"l'auteur de ces Vers appelle Génies les âmes humaines
"qui se sont ornées de vérité et de vertu parce qu'elles
"sont pleines d'expérience et de science.
26 cf Michelet, à propos de l'or :
"facile à manier, facile à cacher" (Hist. de France V, III).
27 P. Claudel : "donner un sens plus pur aux mots de la tribu"
Baudelaire : "mon gosier de métal parle toutes les langues"
"les minutes, mortel folâtre, sont des gangues"
"qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or.
(l'Horloge v. 14-16)
28 Baudelaire - in Spleen et idéal - Les bijoux v. 6.
29 Boccaccio - Opere coll. Le Corone - Edit ; Mursia (a cura di Cesare Segre), 1966 pg 741, Rime XXII (v. 19).
30 ibidem, Rime LXXXVI (v. 1 à 10) notamment le vers 11. p. 741.
31 Cino da Pistoia (I Rimatori op. cit LVI, str. 2 v. 3 ou LXXXIII, str. 2 v. 2
32 Paradis, XXX, v. 124.
33 -Montesquieu : Esprit des Lois XXII, IX
-Raynal : Histoire philosophique des établissements et du Commerce de3 Européens dans les deux Indes.
34 Après Bachelard, un psychanalyste de l'or, dans le sillage d'autres études comme celle de Cornel Mihai Ionescu : Préliminaires à la psychanalyse du saphir (in revue Synthesis VII, 1980 pg. 177-190, un psychanalyste établirait que la cavité est culturellement et linguistiquement le repère/repaire de l'or ; cavernes pièges du Livre de la Jungle, d'Ali-Baba ou mines des Nains de Blanche-Neige, grotte des Niebelungen, champ "creusé du Laboureur et ses enfants etc... La soif y pourrait signifier l'appel d'un "manque" : manifestation d'un désir, aspiration à un ailleurs, d'une attente. Traduction ou transfert de possession et de reproduction, la soif figurerait aussi la manifestation tautologique d'un châtiment (loi du talion). Les universaux de l'avarice, à l'époque moderne, en témoignent tous : au xviiie déjà, Manon la prodigue, assoiffée d'or et de plaisir(s) finit tout naturellement au désert : tout comme le chercheur d'or de Stroheim dans Greed, tout comme Louis de Funès dans la récente adaptation cinématographique de l'Avare de Molière qui promène sa cassette dérisoire dans un désert de pacotille. Hadji Tudose, cet anti-Saint François (dans la nouvelle de l'écrivain roumain Delavrancea) lit dans les "yeux" de graisse de sa soupe le mirage de l'or qu'il "avale goulûment". Le feu des louis d'or "réchauffe" et... assoiffe une dernière fois le Père Grandet agonisant.
35 Les découvertes de mines d'or et le "rush" qui en découle entraînent des réactions telles dans l'imaginaire que la dégradation carnavalesque le dispute à l'apologétique de Sa Majesté l'Or : pour le XVIe au Brésil voir Cultura e opulenca do Brasil d'André João Antonil (Edicões Melhoramentos) chap. XVII ; pour le XIXe et l'or californien, voir Arnaldo Fusinato et son long poème de 19 strophes In morte dell' oro de février 1851 et le chapitre sarcastique (XXIV) que Leone Fortis consacre à Sa Majesté l'Or et au "retour de l'Age d'Or" dans ses chroniques morales et politiques Conversazioni (Edizioni speciale per gli abbonati del Pungolo), serie III Casa Editrice A. Sommaruga, Roma, 1884.
36 Or et fiction nulle part n'associent mieux leur destin homologue que dans le commentaire sur les Vers d'Or des Pythagoriciens fait par Hiéroclès, déjà cité dans cette étude :
"l'or a par nature la prééminence sur tous les autres métaux
"seul entre tous il ne se rouille pas, tandis que les autres,
"dans la mesure de leur mélange avec la terre, se transfor-
"ment en rouille. Prenant cette rouille terreste comme le
"symbole de la corruption que nous vaut la matière, c'est
"avec raison qu'on appelle AGE d'Or l'âge qui fut entière-
"ment exempt de toute perversité, et durant lequel régnèrent
"la sainteté, la pureté. Il en est de même de ces Vers ; étant
"tous et en tout parfaitement beaux, c'est à bon droit qu'ils
"ont été appelés Vers d'Or et divins.
(op. cit. pg. 44)
Notes de fin
a a Tesoretto v. 154, 1290-92 ; 1300-01 ; 1671-73.
b b ibidem : successivement v. 554, 667 et 890.
1 ibidem : voir v. 411, 909, 1116 et 1348.
2 ibidem : ibidem v. 2457 à 2460.
3 ibidem : usure (v. 2788-2794) ; simonie (v. 2797 sqq)
4 hagiographique : sans l'acception péjorative que lui accordera tardivement -le xixè siècle "historicisant".
20bis Les yeux, "fixation" du regard du poète porté aussi sur le visage et sur la chevelure-or de Laure, signifient la pérennité fascinante d'un amour ressassé. (cf. son. LXXIV, v.12-14 : "perch' io di lor parlando non mi-stanco"). La permanence du désir, retardant indéfiniment l'instant de la possession nourrit la persistance du "mirage doré" (cf. CLXVIII, v. 13 "già per etate il mio desir non varia").
5 cf. sonnet CXXX et CIV v. 9-11.
6 Inf. XXXII, 119.
a a Par. XXXIII, 106-108.
7 I Rimatori op. cit. p. 159, XXI v. 1-3 ("Omo, lo cui nome...")
23bis Leconte de Lisle - Poèmes Barbares (1862) : "le Conseil du Fakir", IV, v. 2.
Auteur
Université de Montpellier
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