L'or dans la Chanson de Roland
p. 225-243
Texte intégral
1Pourquoi penser à parler de l'or dans une chanson de geste ? L'épopée évoque irrésistiblement l'action, la violence, les champs de bataille avec coups et blessures, hommes et chevaux abattus, piétinés, morts ou sanglants. L'or, au contraire, appelle des images de calme, de détente, de loisir, de luxe et de raffinement. Pourtant il y a de l'or dans la Chanson de Roland et nous allons nous en rendre compte.
2Mais, pour ne pas donner à cet exposé, même bref, un intérêt trop étroit et trop limité, je rapprocherai la Chanson de Roland d'une autre épopée qui lui est comparable dans l'histoire littéraire par l'importance, le sujet, la longueur, la date. J'ai donc opté pour la Chanson de Guillaume. C'est également un chef-d'oeuvre et certains critiques la portent à la même hauteur que le Roland. Toutes deux ont à peu près à la même date (fin du 11è s.) et célèbrent la lutte contre les Sarrasins mécréants. L'une comporte 4 002 vers (le Roland) l'autre 3 554 soit 448 vers de moins. Ainsi, ce rapprochement devrait permettre de voir si cet usage de l'or est un topos épique, analogue à ceux qu'ont relevé Jean Rychner pour les chansons de geste, Roger Dragonetti pour les trouvères1. Par conséquent, on pourrait tenter de voir si au terme de cette brève étude l'auteur du Roland fait preuve d'un talent vraiment personnel sur ce point.
3Pour essayer d'y parvenir, je vais, dans une courte première partie, déterminer la place de l'or dans la Chanson de Guillaume où il apparaît 20 fois seulement alors qu'on en relève 58 occurrences dans la Chanson de Roland. Cette phase d'épreuve doit permettre, dans un second temps, plus long, de mieux comprendre la place et le rôle du même or épique dans le Roland.
4Encore convient-il d'abord, pour l'un et l'autre texte, d'éliminer les exemples, d'ailleurs très rares, où le terme or ne désigne pas un métal précieux apportant sa valeur, son éclat, ou les deux. Et précisément deux cas se présentent où le mot perd son sens original. Il s'agit du premier combat où Vivien demeure avec seulement une poignée d'hommes devant une multitude d'ennemis. Dans cette situation les lâches s'enfuient avec Thiebaut, les braves restant avec Vivien. Le jongleur remarque alors :
"Si cum li ors s'esmiere de l'argent
Si s'en eslitrent tote la bone gent" v. 328-29
5que Jeanne Wathelet-Willem traduit : "Ainsi que l'or se sépare de l'argent, ainsi se groupent tous les hommes de bien"2. Quelques vers plus loin le jongleur reprend à peu près les mêmes termes3. Il est bien évident que nous avons affaire dans ces deux citations à une évaluation morale où l'or, loin de son état premier, représente la bravoure.
6Mais, partout ailleurs, dans le Guillaume on le retrouve avec son sens aux connotations habituelles. D'abord, l'or monnaie, objet de multiples transactions. C'est cet or là que les jeunes chevaliers attendent de Guillaume et qu'ils viennent lui demander :
"De l'or d'Espaigne solt porter largement...
De l'or d'Espaigne li viennent demander." v. 2 470-76
7Heureusement, cette monnaie précieuse, Guillaume la possède en grande quantité dans Orange :
"Or e argent ai jo uncore assez." v. 2 479
8On voit comment peut se monnayer cet or quand le païen Adelrufe, désarçonné par Guillaume, l'implore de lui rendre son cheval moyennant quatre fois son poids d'or :
"Par quatre feiz le ferai d'or peser" v. 2 192
9A un degré supérieur on trouve l'or travaillé et devenu instrument ou ornement de luxe. Instrument : la vaisselle d'or abandonnée par les Sarrasins surpris par Guillaume au milieu de leur repas. (v. 1 699). Ornement : le gant que Guillaume jette en défi aux pieds du roi Louis :
"Dunc traist sun guant - a or fu entaillez" v. 2 533
10Enfin, conséquence de la supériorité qu'il confère à ses possesseurs, l'or est devenu un symbole de puissance. Adelrufe affirme que Guillaume doit s'incliner devant son destin de condamné à mort. Aucune puissance ne saurait l'y soustraire. Et quelle est la puissance suprême évoquée ? C'est l'or :
"Ne te garreit tuz li ors de Palerne" v. 2 105
11Mais dans ce face à face des forces terrestres représentées par l'or et des forces célestes représentées par Dieu, Guillaume donne la supériorité au second qui
"... valt tut l'or al sire de Palerne" v. 2 161
12C'est encore par l'intermédiaire de ses armes que l'or entre dans la vie du guerrier. Il est présent dans Guillaume avec l'épée que Guibourc ceint à Renouard :
"D'or fu li punz, d'argent fu neelée" v. 2 847
13Il est encore dans la lance de Vivien avec son enseigne fixée à l'extrêmité avec trois clous d'or (v. 317).
14Mais il brille surtout dans les armes défensives. Chaque fois que le jongleur nous montre des païens, il nous les présente avec des heaumes en or. Les cent mille Sarrasins venus de Sarragoce et qui effrayent Thiebaut (v. 223-236) ont des casques sertis d'or. Les cent mille suivants (v. 1 111) ont encore des heaumes en or mais garnis d'ornements : fleurs et bandes. Le bouclier de Thiebaut est brodé d'or à profusion et sa boucle est en or. Quant à la courroie du bouclier de Girart (v. 432) elle est faite d'or battu. Reste enfin la housse de Thiebaut pleine d'or et de pierres précieuses (v. 351).
15Dans ces conditions, on comprend l'importance que peut parfois représenter le butin à l'issue des batailles. Il en est question une seule fois dans Guillaume à la fin du combat livré et perdu par Vivien. Alors les Sarrasins :
"L'or e l'argent en unt od els porté." v. 1 383
16C'est là une simple constatation de Guibourc, constatation qui n'a pas de conséquence dans le récit.
17Que penser au terme de ce relevé des 20 occurrences du mot or recensées dans la Chanson de Guillaume ? Une fois qu'elles ont été classées et replacées dans leur contexte on a la conviction qu'elles n'ont pas vraiment retenu l'intérêt du jongleur. L'or ne lui donne pas lieu à motif et encore moins à thème. Le mot ne revient pas à intervalles fixes et répondant à une intention précise. Tantôt monnaie, tantôt objet, tantôt ornement, tantôt symbole il est éparpillé très inégalement à travers les 3 554 vers du texte sans4 jamais produire d'impression forte ni jouer de rôle dans l'action. Il sert d'élément d'évaluation, dore de temps à autre les casques, les boucliers, les gardes des épées. Mais on l'oublie bien vite. Il ne peut pas en être autrement car le jongleur a seulement voulu en faire mention. Il signale en un ou deux vers les milliers de casques d'or des Sarrasins mais sans appuyer, sans chercher à en tirer un effet littéraire véritable : descriptif, esthétique, émotif. Il a tenu avant tout à faire porter son effort sur les armées, les batailles, les coups, les violences, la vaillance et l'héroïsme des uns, l'hésitation et la lâcheté des autres et aussi sur le triomphe de Dieu face à Mahomet, Tervagant, Apolin. L'or n'est donc dans la Chanson qu'un apport sporadique et complémentaire. Pourtant, cela ne signifie pas que l'auteur le sème ça et là au gré d'une fantaisie capricieuse et insondable. Il est évident qu'il l'attribue nettement et en priorité à "ceux d'Espagne". Ils sont porteurs aussi de l'or de Palerme. Palerme sur la route de l'Orient, pays de l'or et de la richesse, l'Orient convoité des Croisades.
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18Donc, avec ses 20 occurrences dans 3 554 vers l'or n'a plus de place que d'importance pour l'action dans la Chanson de Guillaume. Avec une représentation numérique supérieure en sera-t-il autrement dans la Chanson de Roland ? Avant de répondre, je procèderai comme je l'ai fait pour Guillaume. J'éliminerai les cas où l'or n'est pas vraiment lui-même, c'est-à-dire un métal précieux particulier avec sa qualité propre et son brillant caractéristique. Si on peut le remplacer et lui trouver un substitut il n'est plus vraiment de l'or. C'est bien ce qui arrive dans quelques expressions, mais rares il est vrai, du Roland. Ainsi, Ganelon ne se retiendra pas "por tut l'or que Deus fist" (v. 458) de transmettre le message de Charlemagne. Pour tout l'or de Dieu également (v. 888) Corsalis ne voudrait pas être un lâche. Enfin, Ganelon n'aura pas de répit "pur tut l'or dessus ciel" (v. 2 666) avant de rejoindre Charlemagne. Dans ces trois expressions or a tellement perdu sa valeur propre qu'il peut se remplacer, curieusement, aussi bien par tout que par rien. Il est possible de dire : Pour tout au monde aussi bien que pour rien au monde Corsalis ne voudrait être un lâche, donc en se passant d'or et sans que le sens en soit changé. Mais, en dehors de ces trois cas on se trouve bien en présence de l'or authentique dans le Roland.
19Pour tenter de lui donner clairement sa place et son rôle, j'examinerai en premier lieu les cas où il n'est qu'un objet, certes appréciable et apprécié, mais sans fonction motrice dans le récit. Cet or est objet à la fois dans la vie sociale du seigneur en expédition militaire et dans sa vie plus spécifiquement guerrière, c'est-à-dire au combat. Dans les deux cas, il représente un signe extérieur de richesse ou de puissance. Nous faisons la connaissance de l'empereur Charles assis dans un grand fauteuil "fait tut d'or mer" (v. 115), cela dans un grand verger au milieu de seigneurs jouant aux échecs ou à l'escrime. Sa couronne, nous l'apprenons beaucoup plus tard, est également en or (v. 2 336). Du côté des païens, on voit l'émir Baligant faire porter au roi Marsile, à la fois un gant brodé d'or et un bâtonnet d'or pur : "cest guant ad or pleiet" (v. 2 678) et "cest bastoncel d'or mer" (v. 2 679). L'or peut même se sacraliser chez les chrétiens et chez les païens. Ces derniers font élever à leurs dieux des statues en or et l'on entend Baligant faire cette promesse à Apoll in, Tervagant et Mahomet :
"Tûtes tes ymagines ferai d'or fin" v. 3 494
20Quant au cor de Roland il est, après sa mort, placé à Bordeaux sur l'autel de St Seurin où, dans peu de temps il deviendra une relique vénérée :
"Met l'oliphan plein d'or et de mangons" v.3 6865
21En dehors du domaine matériel l'or est encore présent. Il peut devenir un critère que rien ne saurait surpasser. C'est l'admiration qui domine dans l'esprit du jongleur quand il déclare à propos de Durendal qu'elle "valt plus que fin or" (v. 1 583.) Admiration peut-être aussi pour l'être qui va au-delà du bien et du mal. Tel est le cas du sarrasin Abismes :
"Plus aimet-il traïsun e murdrie
Qu'il ne fesist trestut l'or de Galice" v. 1 636-37
22"Il aime plus la trahison et le meurtre que tout l'or de Galice". L'or est donc pris comme terme de comparaison pour exprimer l'inexprimable. On a également une orientation voisine dans l'expression du plus haut degré lorsque les seigneurs français disent en parlant de Roland qui vient de mourir :
"N'ert recuvret por or ne por aveir" v.3 804
23"Ni l'or ni l'argent ne pourront vous le rendre". L'or apparaît alors comme la plus haute puissance naturelle, l'ultime recours avant Dieu qui Lazare "de mort resurrexis" v. 2 385.
24On rencontre plus fréquemment encore l'or dans la vie active du guerrier. Il se trouve dans les armes offensives et donne à ces armes une valeur exceptionnelle. Cette remarque d'ailleurs vaut aussi bien pour les Français que pour leurs ennemis. Tantôt ce sont des collectivités tantôt des individus qui se signalent par la richesse de leurs armes. Tous les hommes de l'armée de secours de Charlemagne ont leurs épées ornées d'or ("espees a or" v.1 798). Les guerriers de l'émir Baligant, à la tête également d'une armée de renfort, sont aussi magnifiquement armés :
"Ceintes espees as punz d'or neielez" v. 684
25avec leurs épées à la garde d'or niellée au côté. Parmi les grands seigneurs français, Olivier, Thierry et Pinabel sont les seuls signalés comme porteurs d'une épée à garde d'or (v. 1 364 pour Hauteclaire, v. 3 866 et 3 887 pour Thierry et Pinabel). Il en est très probablement de même pour Durendal qui a un pommeau doré ("oriet punt" v.2 345). Mais comme "oriet" et "oré" signifient à la fois doré et en or je n'ai fait figurer dans mon relevé que les 58 occurrences où or ne prêtait pas à équivoque. Le comte français Rabel a, lui, un "espiet a or" (v.3 356). En revanche Marsile porte un javelot garni de plumes d'or ("ki d'or fut empenet" v. 439). Aussi étonnant que cela paraisse il faut compter le cor de Roland, du moins accidentellement, comme une arme offensive. Il s'en sert en effet pour frapper un Sarrasin et du pavillon du cor tombent le cristal et l'or :
"Caius en est li cristals e li ors" v. 2 296
26L'or est donc évoqué deux fois seulement à propos des armes offensives des païens, mais six fois pour celles des chrétiens.
27Ainsi les Français possèdent des armes offensives nettement plus riches en or, supériorité qu'ils ne retrouvent pas pour leurs armes défensives. Tout d'abord le païen Malquiant, fils de roi, est porteur d'une armure inscrustée d'or
"Si garnement sunt tut a or batu" v. 1 031
28Les mentions des boucliers pourvus d'or sont de 3 pour les Sarrasins, de 2 pour les Français. Un grand chef sarrasin anonyme, puis les païens Malsaron et Baligant ont un bouclier enrichi d'or : le premier décoré d'or et de fleurs (v. 1 276) de même que celui de Malsaron (v. 1 354) et enfin celui de Baligant, l'émir, a une boucle en or (v. 3 150). Quant aux boucliers des Français ils se présentent tout d'abord sous une forme collective : dans son rêve cauchemar Charlemagne voit les boucliers de ses hommes s'enflammer jusqu'aux boucles d'or pur : "jusqu'as bucles d'or mier" (v. 2 538.) Olivier doit être du nombre puisque, plus haut, on a vu le païen Margaris l'attaquer en brisant son bouclier
"suz la bucle d'or mier." v.1 314
29Pour les heaumes précieux, en revanche, Païens et Chrétiens sont presque à égalité : 6 d'un côté, 5 d'un autre. D'abord, comme nous l'avons déjà remarqué pour les boucliers : une présentation collective, celle de la deuxième armée des Sarrasins dont
"luisent cil helme as perres d'or gemmees." v. 1 452
30Ce vers est d'ailleurs la reprise très voisine du v. 1 031 : "Luisent cil helme ki a or sunt gemmez." ; ce même vers 1 452 lui même exactement repris au v. 3 306 : "Luisent cil helme as perres d'or gemmees." Il est possible que le jongleur ait voulu insister sur la présentation massive des Sarrasins à casques d'or. Mais il arrive aussi que se détachent des personnalités puissantes et redoutables. Effectivement nous trouvons tour à tour le terrible Valdabrun (v. 1 563) qui s'est emparé de Jérusalem, le fameux Margance (v. 1 954) qui attaque Olivier et enfin le chef suprême des païens, l'émir Baligant (v. 3 142). La décoration de leurs casques varie d'ailleurs très peu et, comme elle ne porte pas sur l'or, il est inutile que je la relève. Donc, avec ces 3 noms et ces 3 têtes on peut dire qu'une sélection a été faite et que seuls sont nommés les plus grands avec leurs casques ornés d'or. Au total donc l'or brille 6 fois chez les Sarrasins, 3 fois pour des armées et 3 fois pour des guerriers remarquables.
31En ce qui concerne les Français la situation est différente malgré le nombre à peu près égal de fois -5-où l'or est mentionné sur les casques. Ils n'offrent pas d'impression d'ensemble, pas de vision d'une marée de heaumes brillants à l'horizon, mais seulement des individus choisis, triés, privilégiés et qui méritent de l'être. Ce sont Roland (v. 1 995 et v. 2 288), Turpin (v. 2 170), Charlemagne v. 2 500), Pinabel et Thierry (v. 2 911). Les 3 premiers se passent évidemment de présentation. Mais il faut s'empresser d'ajouter que Thierry et Pinabel ne déméritent pas à leurs côtés. Ce sont les champions, l'un de Charlemagne, l'autre de Ganelon. De ces têtes, il est bien légitime que nous remarquions spécialement les casques et grâce à l'or en particulier.
32Mais l'armement défensif du chevalier ne se limite pas uniquement à l'armure de l'homme. Il se prolonge par le harnachement du cheval dont le rôle est capital au cours de la bataille. Les pièces du harnais sont représentées dans le Roland par le mors ou frein, les éperons, les étriers, la selle. Naturellement l'or peut en faire partie. Le frein comportant de l'or est signalé à deux reprises, une première fois pour des chevaux sarrasins, une seconde pour des chevaux français. Les dix messagers de Marsile envoyés à Charlemagne ont des chevaux dont "li frein sunt d'or." (v.91). Au terme de l'ultime bataille contre les Sarrasins, les Français enlèvent à leurs chevaux "les freins a or." (v.2 491). Mais, dans cet harnachement luxueux, c'est aux éperons que revient la place la plus grande : 6 sur 7 des éperons ornés d'or figurant dans la Chanson appartiennent aux Français. Comme on l'a relevé à propos des heaumes ce sont seulement des grands seigneurs qui sont mentionnés de chaque côté. Un seul païen donc : Marganice (v. 1 944). Mais en face : Olivier (v. 1 559), Roland (v.1 738), Turpin l'archevêque (v.1 245), Charlemagne (v.2 158), le comte Rabel (v.3 351), Ganelon (v. 345). Seul parmi tous les Français Roland possède non seulement des éperons, mais des étriers d'or pur (v. 2 033).
33Restent les selles décorées d'or dont seuls 3 guerriers, tous 3 sarrasins sont détenteurs : Justin de Val Ferree (v.1 373), Valdabrun (v.1 587), Chernuble (v.1 331).
34Au terme de ce relevé, en mettant nécessairement de côté, les masses anonymes et non comptabilisables, on est frappé par ce qu'on pourrait appeler la concurrence serrée que se font les grands seigneurs, chrétiens et païens, dans la richesse de leurs armes et de leurs équipements. Pour les chevaux magnifiquement harnachés les hommes de Charlemagne et de Roland l'emportent à 8 contre 5 sur ceux de Baligant et de Marsile. Cependant, l'écart se restreint singulièrement quand il s'agit des armes proprement dites. Les grands chefs sarrasins présentent 12 armes (offensives et défensives) largement parées d'or. Mais leurs adversaires chrétiens de même classe leur en opposent 13 de la même magnificence. Les uns et les autres luttent pour ainsi dire à or égal. Dans cette course à la richesse armée les chrétiens ne l'emportent que d'une longueur. Cela, sans doute, le jongleur l'a voulu. Cette quasi égalité, au niveau supérieur, celui de la qualité des hommes et de la richesse des armes vaut à la bataille à la fois plus d'âpreté et plus d'éclat. L'or, compagnon des grands seigneurs et des armes brillantes, est gagnant en apparence. En apparence, car son rôle n'est qu'un rôle d'apparat. En fait, il se borne à mettre en valeur un objet auquel il confère richesse, beauté ou éclat. Son rôle est figuratif, mais non actif. L'épée à garde d'argent transpercerait aussi bien l'adversaire que l'épée à pommeau d'or pur. Le cheval piqué par des éperons d'or ne court pas plus vite qu'un autre aiguillonné par des éperons d'acier. Ce même or rehausse la valeur du bâton et du gant envoyés à Marsile mais il ne crée pas plus leur symbole qu'il ne leur donne le moindre pouvoir. Il brille toujours mais jamais il n'agit.
35Cela signifie-t-il que l'or soit condamné à cette superbe inertie ? Ne peut-il jamais participer à l'action et la faire progresser ? Dès le début du Roland il semble bien qu'on puisse précisément le voir entrer en scène dans des étapes décisives de la guerre. C'est sur lui que comptent les uns et les autres pour gagner la collaboration, l'adhésion, l'attachement. Que fait Marsile pour obtenir de dix des siens qu'ils partent en ambassade et amènent Charlemagne à se retirer d'Espagne ? Il commence par leur dire :
"Jo vus durrai or e argent assez." v. 75
36"Je vous donnerai or et argent en quantité." Aussitôt les voilà acquis et leur réponse, plus qu'affirmative, le montre bien. Par le même procédé, l'offre de l'or, Marsile espère bien se concilier Charlemagne lui-même. Le roi de Saragosse charge son trésorier de préparer le trésor personnel qu'il lui destine. La pièce maîtresse en est :
"VII -c- cameils d'or....cargiez." v. 645
37On pourrait ajouter qu'il y a aussi vingt otages. Mais il est bien évident que l'or est l'essentiel. On sait combien les têtes sautent facilement au Moyen-Age. L'or, lui, est infiniment plus stable et garde toujours sa valeur et son poids. Blancandrin lui-même préfère la richesse à la tête de son fils et il ne s'en cache pas : "Mieux vaut, et de loin, qu'ils y perdent leurs têtes que nous nos privilèges et nos biens." (v. 44-45).
38Cette puissance de l'or ne s'exerce pas seulement dans le monde païen. Les chrétiens la reconnaissent également. Comment Roland parvient-il à faire que les Français soient à sa dévotion ? Réponse de Ganelon : Parce qu'il les comble de cadeaux, or et argent.
"Or e argent lor met tant en present." v. 398
39L'attachement et le dévouement au chef aurait-il l'or à sa base ? En tout cas, la vie guerrière, ou plutôt la guerre proprement dite, n'est possible que grâce au recrutement des chevaliers attirés par la solde. Blancandrin assure à Charlemagne que grâce aux quatre cents mulets qu'il lui envoie "d'or e d'argent... trussez." (v. 130) il y aura tellement de pièces d'or pur qu'il pourra en payer grassement ses soldats. (v. 133). Sur un plan plus élevé, cet or fait partie des conditions de vasselage de Marsile. Ces offres de vasselage de la part du roi de Saragosse, l'empereur les reprend mot pour mot en introduisant une seule modification. Le vers :
"D'or e d'argent IIII C. muls cargez." v. 32 devient dans sa bouche au v. 185
40"Quatre cenz mulz cargez de l'or d'Arabe." c'est-à-dire quatre cents mulets chargés d'or d'Arabie. L'argent a disparu. L'or a pris sa place, toute la place. Puissance magique de l'or qui, seul, représente l'argument décisif.
41Indiscutable dans la vie guerrière et à tous les niveaux, le rôle de l'or devient plus difficile à cerner sur le plan psychologique. C'est alors que se pose la difficile question de la trahison de Ganelon et de ses causes. Presque tous les critiques6 ont jusqu'ici mis l'accent sur le caractère personnel et familial à la fois de cette trahison. Pour soutenir la thèse de l'opposition parastre-fillastre qui suffirait à expliquer la traîtrise de Ganelon ils s'appuient évidemment sur le passage de la désignation du messager pour Saragosse et sur l'algarade qui suit avec Roland. Le premier pratique l'invective et la menace :
"Co set hom ben que jo suis tis parastres
... Se Deus ço dunet que jo de la repaire,
Jo t'en muvra un si grant cuntraire
Ki durerat a trestut tun edage." v. 287-91
42"On sait bien que je suis ton parâtre. Mais si Dieu veut que j'en revienne, moi, je te ferai tant de mal qu'il t'en cuira toute ta vie." Donc une seule chose claire dès le départ : le messager Ganelon jouera un mauvais tour à son beau-fils et s'en vengera si durement que Roland le regrettera tout au long de sa vie. Or, ces mots, ne l'oublions pas, impliquent dans la pensée de Ganelon que Roland vivra, douloureusement certes, mais vivra, ne serait-ce que pour subir souffrances et remords. Donc la vengeance au départ ce n'est pas nécessairement, dans l'esprit de Ganelon, la mort prochaine de Roland. Il y a tellement d'intermédiaires possibles avant cette extrémité7.
43Mais Ganelon n'a pas fait seul la longue route qui conduit à Saragosse. Il a eu la constante compagnie de Blancandrin et durant tout le trajet l'un et l'autre ont maudit Roland. Mais surtout, comment Ganelon pourrait-il oublier l'accueil qu'il a reçu à Saragosse ? Après quelques moments difficiles il est traité avec des honneurs exceptionnels et comblé de cadeaux princiers. Marsile en prend l'initiative : plus de 500 livres d'or sous la forme de fourrures de zibeline (v. 516) qui seront acceptés immédiatement et avec reconnaissance (v. 519). Après la suggestion de Ganelon : faire tuer Roland dans une seconde bataille (v.593) Marsile fait immédiatement apporter ses trésors avec son or. (v.602). Trahison et or sont maintenant intimement liés dans les faits8. Ils représentent un couple indivisible. Valdabrun donne à Ganelon son épée à garde d'or qui a elle seule vaut plus de mille manguns, monnaie d'or et il ajoute encore mille pièces d'or :
"Entre les helz ad plus de mil manguns" v.621
... Il li dunat s'espee e mil manguns" v.1 570
44D'autres éléments, toujours à base d'or, viennent renforcer l'association. Climbarins apporte à Ganelon (v.1 531) un casque avec une escarboucle certainement sertie dans l'or comme celles que nous avons déjà vues sur les casques9. En tout cas la reine Bramimonde offre à Ganelon deux colliers d'or (v.637). Ganelon les prend et les met dans sa botte (v.641). On pourrait interpréter, à première vue, ce geste en faveur de Ganelon et parler de désinvolture ou de désintérêt. Ce serait oublier que pour un guerrier armé, et c'est le cas de Ganelon, la botte n'est pas un fourre-tout où il se débarrasse de tout ce qui le gêne. C'est une véritable poche où il peut mettre des choses de valeur. Le noble Vivien extrait de sa botte une enseigne de soie, sa précieuse bannière10. Donc on ne peut tirer argument du geste de Ganelon pour prouver son mépris des colliers d'or. Marsile, d'ailleurs, sait si bien qu'il est sensible à l'or qu'il lui promet sans risque de refus :
"X mulz cargez du plus fin or d'Arabe." v.652
45Mieux encore, ce cadeau sera renouvelé chaque année car Marsile précise bien :
"Jamais n'iert an altre tel ne vos face." v. 653
46c'est-à-dire "chaque année, sans exception je vous en donnerai tout autant." Après sa rencontre avec Marsile voici un nouveau Ganelon : avec un heaume orné d'or, une épée à garde d'or, deux colliers d'or dans une botte, mille pièces d'or dans l'autre, il n'est plus qu'or de la tête aux pieds, du casque aux bottes.
47A son départ personne ne pouvait l'imaginer et Roland avait vu dans les menaces de son parâtre "orgoill e folage." (v.292) orgueil et folie, sans plus. Pour la première fois un pressentiment se fait jour dans l'esprit des Français lorsqu'ils viennent de traverser un paysage de cauchemar : "Hautes sont les montagnes, ténébreuses les vallées, sombres les rochers, sinistres les défilés" (v.814-815). Alors une peur étrange pour le sort de Roland les envahit. Obscurément ils ont compris la trahison, son auteur et sa cause :
"Guenes li fels en a fait traïsun
Del rei païen en ad oüd granz duns,
Or e argent, palies e ciglatuns." v.845-47
48"Le perfide Ganelon a trahi. Le roi païen l'a couvert de cadeaux : or et argent, vêtements de soie et d'or." Parmi les motifs de la trahison l'or vient en premier lieu ; il a la première place. Il la mérite et il ne la perdra plus. Après le jongleur qui a deviné, et pour cause, c'est Roland qui comprend et dit à Olivier que Ganelon les a tous trahis pour de l'or, des richesses et de l'argent :
"Pris en ad or e aveir e deners" v.1 148
49L'or est donc dénoncé avec force comme le plus grand responsable de la trahison par celui qui en sera la plus grande victime. La trahison de Ganelon par cupidité est indiscutable et le jongleur y revient :
"En Sarragusse sa mesnee alat vendre." v.1 407
50"Il est allé à Saragosse vendre tous les familiers de l'empereur." Enfin, dernier accusateur, le plus grand et le plus péremptoire, Charlemagne déclarant :
"Les XII pers ad traït por aveir." v.3 756
51Pour de l'avoir ! Mot bien vague en apparence ! Mais bien précis cependant, pour les auditeurs d'abord, pour les lecteurs ensuite. L'"aveir", c'est surtout pour eux les espèces sonnantes et brillantes qu'ils n'ont pas oubliées, les mille écus d'or de Valdabrun, les colliers d'or de la reine, mais aussi les dix mulets chargés d'or et envoyés en pélerinage annuel auprès de Ganelon.
52Il semble donc que nous ayons affaire à deux visages différents de Ganelon : le premier, apparent au début du récit, le second qui se révèle et s'affirme au cours de son déroulement. Le premier, somme toute assez noble, est celui d'un guerrier gravement offensé et dès lors animé par un violent désir de vengeance11. Il est l'héritier des héros de la très ancienne faida germanique. En grand seigneur il s'octroie le droit de Wergeld, littéralement "le prix de l'homme", donc le tarif de la punition. Il peut légitimement déclarer aux barons qui le jugent :
"Jo desfiai Rollant le poigneor,...
Venget m'en sui mais n'i ad traïsun." v.3 777-78
53"J'ai défié l'intrépide Roland... Vengeance de ma part, oui ! Trahison non !." Mais ce premier Ganelon, qu'on hésite à nommer juridiquement12 traître est recouvert, et recouvert d'or, par le second : L'or, c'est celui qu'il porte sur lui, casque, épée, bottes, colliers comme celui qui viendra chaque année le rejoindre en France sous la forme discrète de dix mulets chargés d'or et d'argent. Tout cela, Ganelon, l'a non seulement accepté mais voulu. Il s'est senti lésé par Roland dans sa fortune. Il le reconnaît sans honte dans une déclarations sans bavure :
"Dist Guenelon : "Fel sei se jo ceil !
Rollant me forfist en or e en aveir,
Pur que jo quis sa mort e sun destreit." v.3 757-59
54"Je serai un traître si je le niais. Roland m'a causé un préjudice concernant mon or et mes biens. C'est pourquoi j'ai machiné sa mort et sa ruine." Le mot or est encore en première place et cette fois dans la bouche de Ganelon lui-même. Cela prouve que tout l'or perdu par la faute de Roland il a voulu le reprendre à tout prix par la vengeance sur Roland, pense-t-il, par la trahison, croyons-nous. D'où l'extrême complexité du personnage. C'est un être en évolution et, de cette évolution, l'or est le principal facteur.
55Au cours de cette étude on peut constater que l'or ne constitue pas un topos épique proprement dit. On ne saurait prévoir ni sa place, ni sa fréquence, ni son importance qui varient d'une chanson à l'autre. On sait seulement qu'il apparaîtra, dans les armes par exemple, mais sans pouvoir en dire davantage. La Chanson de Roland le maintient dans son rôle habituel de complément esthétique porteur de richesse, de lumière ou d'éclat. Mais elle le fait aussi sortir de sa fonction d'apparat pour lui donner une existence propre, une sorte de personnalité. Dans ce rôle il peut agir sur les hommes au point de les transformer. Tel est le miracle qu'il opère sur Ganelon. Parti pour la vengeance il aboutit à la traîtrise. Dans l'intervalle il a rencontré l'Or qui a pesé de tout son poids.
56N.B. : Toutes les traductions des vers du Roland sont extraites de : La Chanson de Roland, Traduction, préface, notes et commentaires par Pierre Jonin - Paris, Gallimard, Folio, 1979.
Notes de bas de page
1 Jean Rychner, La chanson de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs. Genève - Droz – 1955
Roger Dragonetti, La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise - Genève - Droz, Slatkine Reprints 1979.
2 Jeanne Wathelet-Willem, Recherches sur la Chanson de Guillaume, t. II, 1975, Les Belles Lettres, Paris 1975, v. 328-329
3 "Si cum li ors fors de l'argent s'en turne,
Si s'en eslitrent tuit li gentil home." v.333-334.
4 Voir en Annexe : Esquisse d'une représentation quantitative du mot or dans la Chanson de Guillaume et dans la Chanson de Roland.
5 Effectivement il y eut au 5è s. un évêque de Bordeaux du nom de Seurin dont la carrière épiscopale (évêque de Trèves ou d'une ville d'Orient ?) est discutée avant son arrivée en Aquitaine. En revanche les légendes hagiographiques sont d'accord sur le fait qu'à la suite d'une intervention céleste (ange ou rêve) il se rendit à Bordeaux où il succèda à St. Amand. Il aurait sauvé la ville de la menace des Goths. cf Migne, Patrologie latine, Paris 1850, vol. 41, tome II, p. 998 et J. Coulson, Dictionnaire historique des saints, Paris 1964, p. 339.
6 La colère vindicative de Ganelon a été vigoureusement mise en lumière par Martin de Riquer : "Ganelon comprend que Roland pense en ce moment : "Si, nous, nous ne pouvons nous exposer parce que nous avons trop de valeur, que mon beau-père aille là-bas puisque, s'il meurt, ce ne sera pas une grande perte !"... Et tout ainsi que la colère d'Achille est le point de départ de l'Iliade, la colère de Ganelon est le point de départ de la Chanson de Roland. Martin de Riquer, Les Chansons de Geste françaises, Traduction française de Irénée Cluzel, Paris, 1957, p. 98. Cf. aussi P. Le Gentil : "La colère et la haine qu'il libère sont anciennes : longtemps maîtrisées, elles jaillissent comme un torrent qui soudain briserait ses digues fort de la masse accumulée de ses eaux." P. Le Gentil, La Chanson de Roland, Nelle Edit. Paris, 1975, p. 134.
7 On trouvera sur les tortures et supplices du Moyen-Age des exemples précis dans Le Jargon de Villon ou le Gai Savoir de la Coquille par Pierre Guiraud, Gallimard, 1968, p. 31-37.
8 Gérard Brault a déjà clairement montré que les Français avaient compris que Ganelon avait été acheté à prix d'or et il a insisté sur le parallèle Judas-Ganelon. (Gérard J. Brault, The song of Roland, Introduction and Commentary, The Pennsylvania State University, 1979, t. I, p. 100 et Commentary 8, notes 1, 5, 6, p. 400-403). En fait, je crois qu'on peut légitimement penser, au départ du moins, à rapprocher Ganelon de Judas. Mais je ne pense pas qu'il soit possible d'établir une assimilation Judas-Ganelon car les 30 deniers de Judas sont singulièrement dépassés à la fois par les multiples cadeaux et richesses reçus successivement par Ganelon et surtout par le déploiement descriptif donné à ces scènes par l'auteur du Roland alors que l'épisode de Judas reste limité et discret dans l'Evangile.
9 Effectivement les escarboucles apparaissent toujours serties dans l'or dans les textes du Moyen-Age. Cf. les nombreuses références données par G. Brault, o.c. Notes to the commentary, note 35, p. 453 et l'excellent article de Thierry Miguet, L'escarboucle médiévale, pierre de lumière dans Marche romane, 1979, t. XXIV, n° 3-4, p. 37-60.
10 "Dunc met sa main en sa vermeille chalce.
Si traist tut fors une enseigne de paille :
A treis clous d'or l'afermat en sa lance
Od le bras destre en ad brandi la hanste." v.515-18
dans Jeanne Wathelet-Willem, t. II, o.c., p. 763
11 Cette interprétation du premier aspect du caractère de Ganelon rejoint entièrement celle de Martin de Riquer : "Une passion parfaitement analysée et justifiée provoque le conflit de la Chanson : cette passion naît chez un être de belle et gaillarde apparence et qui n'est nullement un lâche." Martin de Riquer, o.c. p. 98.
12 Cf. Jacques Ellul, Histoire des Intitutions, t. III, Paris 6è édit. 1969 p. 37 et Jean François Lemarignier, La France médiévale, institutions et sociétés, Paris, 1970, p. 50
Auteur
Centre universitaire d'avignon
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