L'or chez les grands troubadours du Limousin et du Périgord de la seconde moitié du xiie siècle
p. 170-184
Texte intégral
1La notion de pretz, c'est-à-dire bien sûr de mérite, mais aussi, et dans la première acception du mot, de prix, joue un rôle fondamental dans les poésies lyriques des troubadours. La société aristocratique dont ces chansons nous parlent le plus souvent est le lieu d'une véritable compétition : de même que la dame du poète est supérieure à toutes les autres, le chevalier ou le troubadour - ces deux termes, on le sait, ne sont pas forcément opposés -devra l'emporter sur tous ses rivaux. Cette lutte se marque dans les textes par une utilisation systématique de la comparaison élogieuse qui va souvent jusqu'à l'hyperbole.
2Aussi, persuadé que l'or, qu'on pourrait qualifier de matière superlative, devait occuper une place de choix dans la thématique des troubadours, j'ai voulu imposer à ma communication de strictes limites : j'ai choisi d'étudier les occurrences des mots aur et daurar chez les grands troubadours du Limousin et du Périgord qui ont composé dans la seconde moitié du xii° siècle.
3Le champ ainsi délimité me paraissait encore bien vaste puisqu'à ces conditions répondaient Bernart de Ventadorn (1147 - 1170), Giraut de Bornelh (1162 - 1199), Arnaut Daniel (1180 - 1195), Arnaut de Marueil (1195), Bertran de Born (1159 - 1195) et Gaucelm Faidit (1172 - 1203), pour les citer dans l'ordre chronologique où les place l'anthologie de Martin de Riquer1.
4En fait, pour ma surprise, la relecture des œuvres de ces cinq troubadours m'a montré que, dans un ensemble de textes assez important, les occurrences de ces mots étaient fort rares :
5En dépit de la rareté de leur emploi, les mots de la famille d'aur apparaissent dans des registres divers : l'or peut être lié à la notion de monnaie, aux espèces, ou présenté comme matière précieuse servant de référence, d'étalon, dans des domaines divers, ou considéré comme l'une des matières premières que le travail humain transforme.
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6Lorsque le mot aur représente le métal précieux monnayable, les espèces, il apparaît à chaque fois lié au mot argent. C'est ainsi qu'il trouve son sens le plus plat chez Bernart de Ventadorn3 qui, après avoir regretté qu'il soit si difficile de distinguer les vrais amants des faux, s'écrie :
Tot l'aur del mon e tot l'argen
i volgr'aver dat, s'eu l'agues,
sol que ma domna conogues
aissi com eu l'am finamen.
7("Tout l'or du monde et tout l'argent, si je les avais, je voudrais avoir donnés, afin que ma dame pût reconnaître. la sincérité de mon amour pour elle.")
8On assiste évidemment ici à un bouleversement des valeurs, puisque ce qu'il y a de plus précieux au monde est échangé contre un don assez secondaire, ce qui exalte d'autant mieux le prix de la dame. En outre, pour être bien compris, un tel souhait doit être replacé dans son contexte : la fausseté en amour provient le plus souvent de l'intérêt, et, en renonçant à toutes les richesses, le poète rétablit la transparence dans les relations amoureuses.
9Dans sa chanson de retour de croisade, Del gran golfe de mar4, Gaucelm Faidit mentionne l'or dans un environnement tout différent : il ne s'agit pas de l'éventuel sacrifice volontaire accompli en l'honneur d'une dame, mais des terribles dangers, dont le troubadour a probablement fait l'expérience, que l'on court sur les mers :
Qi, per Dieu gazaignar,
pren d'aitals desconortz.
ni per s'arma salvar,
ben es dregz, non ges tortz ;
mas cel qi, per raubar
e per mal'acordansa,
vai per mar, on hom tan mal pren
em pauc d'ora, s'aven soven
qe, qan cuj'om pujar, deissen ;
si c'ab desesperansa
il laissa tot en lansa
l'arm'e lo cors, l'aur e l'argen !
10("Celui qui risque de tels ennuis pour gagner le paradis et pour sauver son âme, a bien raison et non pas tort ; mais celui qui, pour voler et faire du mal, va sur mer où on subit tant de tourments en si peu de temps, il lui arrive souvent que là, où il croit monter, il descende ; si bien que par désespoir il abandonne tout en une hasardeuse entreprise, et l'âme et le corps, et l'or et l'argent !")
11Dans ces quatre mots qui se répondent par couples, l'arm'e lo cors d'une part, l'aur e l'argen de l'autre, le troubadour a voulu inclure tout l'homme, ce qu'il est et ce qu'il a, pour insister sur l'aspect total et effrayant de la perte. Je ne sais si l'on doit parler de critique ou de menace dans ces mots adressés à ceux qui se sont embarqués pour faire du mal, ces "routiers et capitaines" qui ont vu dans la croisade une occasion de s'enrichir, qui se sont laissé fasciner par les mirages dorés de l'Orient qui n'ont pas tardé à se dissiper en coûtant à ceux qui les recherchaient et leurs biens et leur vie, tant terrestre qu'éternelle. On peut toutefois se demander si, à travers cette strophe, ne transparaît pas également l'amertume de Gaucelm Faidit lui-même : est-ce vraiment une coïncidence si le mot aur qui n'apparaît que deux fois dans ses nombreuses chansons ne le fait que dans des chansons de croisade ?
12La façon dont Bertran de Born utilise le couple aur et argen est tout à fait différente : on sait que, dans l'idéologie des pays d'Oc, Largueza occupe un rang d'autant plus considérable que, si Mezura garantit la possibilité de la vie de cour à laquelle Domney confère tout son éclat, sans Donar ou Largueza grâce auxquels les ric ome comblent de leurs présents petits vassaux, soudadiers et joglars, l'existence même de ces catégories, que les troubadours rassemblent souvent sous le nom de Joven, serait mise en cause. Or, selon Bertran de Born, la guerre est le temps qui permet le mieux l'éclosion et le développement des qualités courtoises, et c'est en ce sens qu'il proclame5 :
Guerra-m platz, si tot guerra-m fan
Amors e ma domna tot l'an,
quar de guerra vei traire enan
cortz e domnei, solatz e chan ;
guerra fai de vilan cortes,
per que-m platz guerra ben facha
e-m platz qan la treva es fracha
dels esterlins e dels tornes.
13(J'aime la guerre, quoique me fassent la guerre à longueur d'année Amour et ma dame, car, grâce à la guerre, je vois progresser cours et service d'amour, divertissements et chants ; la guerre rend le grossier courtois, aussi, j'aime la guerre bien faite et j'aime que soit rompue la trêve des esterlins et des tournois.)
14Cette strophe montre clairement qu'un rapport de causalité existe entre la guerre et les pratiques courtoises et que la guerre représente, avant tout, la rupture de la trêve des esterlins et des tournois, c'est-à-dire le moment où l'or circule entre le seigneur et ses gens,
car grans gerra fai d'escars seignor larc6
15C'est ainsi que le seigneur d'Hautefort, pour qui tout puissant qui aime la guerre est en même temps un homme généreux en vient à confondre avarice et lâcheté :
Ja non crezatz c'om ressis
puoig de pretz dos escalos,
mas al soteiran de jos
pot ben estar qetz e dis,
et en aquel, que remaigna !
Qe per mil marcs d'esterlis
no-n poiria pojar dos,
tant tem q'avers li sofraigna.7
16(N'allez pas croire qu'un avare puisse gravir deux échelons de mérite ; il peut bien, au contraire, rester tranquille, tête baissée, sur celui qui est tout en bas, et qu'il y demeure ! En effet, pour mille marcs esterlins, il ne pourrait en gravir deux, tant il craint que l'argent ne lui manque.)
17En effet, selon les dictionnaires et glossaires, le mot ressis signifie "déchiré ; sans énergie, faible, piteux" (Lévy, Petit Dictionnaire p. 324), "faible, piteux" (Raynouard, Lexique Roman, t. V, 88, 2 et Wartburg, F.E.W, t. X, p. 144), "lache" (Bartsch, Chrestomathie Provençale, reprint 1968, glos.) En revanche le sens de "avare" ressort clairement de la strophe de Bertran de Born où l'om ressis est retenu non par sa médiocrité, sa lâcheté, mais par sa peur de perdre de l'argent.
18Le lien entre guerre et dépense d'or et d'argent est si étroit dans l'esprit du troubadour que ce couple devient une métonymie représentant la guerre : ainsi, dans le Miei-sirventes, après avoir annoncé l'arrivée du roi de Castille, Bertran fait l'éloge de son adversaire,
19Richard Cœur-de-Lion :
Richartz metra a mueis e a sestiers
aur e argen. e ten s'a benanansa
metr'e donar, e non vol s'afiansa,
anz vol gerra mais qe qailla esparviers.8
20(Richard dépensera par muids et par setiers l'or et l'argent, et il prend son bonheur à dépenser et à donner ; il ne veut pas conclure de traité, il désire, au contraire, la guerre plus que l'épervier la caille.)
21Ces vers, où le groupe non vol s'afiansa s'oppose à vol gerra, qui reprend l'idée de dépense, montrent qu'il y a, pour ce troubadour, identité entre la guerre et l'or et l'argent qu'on y déverse par boisseaux.
22De la même façon, lorsque le roi Richard, délivré de prison, peut rentrer en Angleterre, Bertran célèbre le retour des temps heureux avant même que son suzerain ait débarqué sur son domaine continental :
Ar ven la coindeta sazos
que aribaran nostras naus,
e venra-l reis gaillartz e pros
c'anc lo reis Richartz non fo taus.
Adoncs veirem aur et argen despendre,
peirieiras far destrapar e destendre,
murs esfondrar, tors baissar e dissendre
e-ls enemics encadenar e prendre.9
23(Voici la gracieuse saison où aborderont nos vaisseaux et où viendra le roi Richard, intrépide et valeureux comme jamais. Alors nous verrons dépenser or et argent, faire débander et détendre les catapultes, effondrer les murs, abattre et renverser les tours et enchaîner les ennemis capturés.)
24Dans cette strophe où trois points résument et représentent la guerre : la dépense, le siège et les prisonniers, on remarquera que le couple aur et argen, peut-être pour une simple raison de chronologie, mais sûrement aussi à cause de son importance fondamentale, occupe le premier plan.
25Il est nécessaire d'apporter ici une précision : si Bertran de Born est bien le chantre de la guerre parce qu'elle permet à Jeunesse de faire sa place dans une société qui tend à la marginaliser, on aurait tort de voir en ce goût la rapacité d'un "hobereau besogneux"10 qui n'aurait aimé en la guerre qu'une occasion de s'enrichir par le pillage. En fait, comme l'a montré la récente étude de M. Paden11, le seigneur de Hautefort n'avait rien de besogneux ; il avait au demeurant pris la précaution de nous avertir lui-même que tout or ne lui était pas bon à prendre en écrivant :
Sacs d'esterlins e de moutos,
m'es laitz, quan son vengut de fraus.12
26(Un sac d'esterlins et de moutons me rebute, lorsqu'on les a obtenus par la fraude).
27Une autre remarque s'impose : parler de l'or, c'est utiliser un terme global, abstrait. Aussi le troubadour abandonne volontiers ce niveau pour parler des pièces qu'il détaille en esterlins13, tornes14 et moutos, pour nous en tenir aux pièces d'or. Au demeurant, à partir de ce retour à la réalité pratique de la pièce de monnaie, une nouvelle symbolique peut se créer : ainsi, dans le sirventes Guerra e pantais, vei'et afan cité plus haut, l'esterlin s'oppose à la livre tournois pour signifier la guerre qui oppose le Plantagenêt au Capétien15.
28Lorsque l'or apparaît en tant que matière précieuse, sans idée de monnaie, c'est généralement à l'intérieur d'une comparaison, soit avec un autre métal, fer, plomb, étain ou cuivre, soit avec une substance de peu de valeur dont le choix peut être conditionné par sa couleur, comme le sable, ou par la place du mot à la rime.
29Dans ces passages, l'or joue évidemment le rôle d'étalon ; il représente ce dont la valeur est universellement admise. Ainsi Giraut de Bornelh demande ironiquement :
Car be-n barganh
s'eu per estanh
do mon aur ?16
30(Assurément, ce sera là pour moi une bonne affaire si, en échange d'étain, je donne mon or.)
31Il souligne ainsi l'absurdité d'un échange qui consiste à laisser la proie pour l'ombre.17
32C'est dans le même sens qu'on trouve chez Arnaut Daniel :
Ben fui grazitz
e mas paraulas coutas,
per so que ies al chausir no fui pecs,
anz volgui mais prendre fin aur que ram,
lo jorn qez ieu e midonz nos baisem...
33(Je fus bien reçu et mes paroles bien acceptées, car je ne me montrai pas sot dans mon choix et je préférai prendre l'or pur plutôt que le cuivre, le jour où j'échangeai un baiser avec ma dame.)
34Dans ces vers, l'or représente une valeur d'évidence que le bon sens conduit à préférer à l'étain comme au cuivre. De même, dans le passage suivant, en disant qu'il préfère l'or au plomb, Arnaut Daniel veut dire qu'il a tout son bon sens18 :
Pero s'ieu fatz lonc esper, no m'embarga,
q'en tant ric luoc me sui mes e m'estanc
c'ab sos bels digz mi tengra de joi larc
e segrai tant q'om mi port a la tomba,
q'ieu non sui jes cel que lais aur per plom ;
e pois en lieis no-s taing c'om ren esmer,
tant li serai fis e obediens
tro de s'amor, si-l platz, baisan m'envesta.19
35(Mais, si je dois attendre longtemps, cela ne m'embarrasse pas, car je me suis placé et installé en un lieu si élevé que, avec ses belles paroles, elle pourrait me combler de joie, et je persévèrerai jusqu'à ce qu'on me porte à la tombe, car je ne suis pas homme à laisser l'or pour le plomb. Et puisqu'en elle il n'est rien qu'on doive affiner, je lui serai fidèle et obéissant jusqu'à ce que, si elle le veut bien, elle m'investisse de son amour par un baiser).
36Dans les deux derniers exemples, l'or est en relation directe avec la dame ; on peut même dire qu'elle est or puisqu'on utilise à son propos le verbe esmerar. "affiner", ordinairement employé pour le métal précieux.
37La même métaphore apparaît dans une chanson de Bertran de Born :
De tota beutat terrena
ant pretz las tres de Torena,
fi-n essais, mas ill val sobr'ellas mais
tant qant val aurs plus q'arena.20
38(De toute la beauté terrestre, le prix revient aux trois sœurs de Turenne, j'en ai fait l'épreuve, mais elle les surpasse autant que l'or surpasse le sable).
39On peut se demander si le sable, matière très ordinaire que le troubadour oppose à l'or pour mieux célébrer la valeur de sa dame, apparaît ici parce que sa couleur le rapproche de l'or et lui permet de faire un moment illusion ou si le choix de la substance a été conditionné par la rime -ana.
40C'est sans doute cette dernière raison qui motive le choix d'un surprenant second élément de comparaison que je cite à titre indicatif. En effet, si ces vers proviennent d'une tenson entre Giraut de Bornelh et Raimbaut d'Aurenga, ils sont placés dans la bouche du second :
Giraut, sol que-l melhs aparelh
e di'ades e trai'enan,
me no chal, si tan no s'espan ;
c'anc grans viltatz
no fo denhtatz ;
per so prez'om mais aur que sal
e de chan es tot atretal.21
41(Giraut, pour peu que je compose au mieux, exprime sur le champ et fasse connaître ma poèsie, peu m'importe si elle ne se divulgue pas tellement, car jamais chose vulgaire n'a eu grande valeur ; aussi on fait plus de cas de l'or que du sel, et il en va de même en matière de chant).
42Enfin, le prix de l'or est si solidement établi que, lorsqu'Arnaut Daniel veut proclamer la pérennité de l'amour qu'il porte à sa dame, il dit qu'il ne cessera de l'aimer que le jour où toutes les valeurs seront bouleversées :
Ans er plus vils aurs non es fers
c'Arnautz desam lieis ont es fermanz necs.22
43(L'or aura moins de valeur que le fer avant qu'Arnaut cesse d'aimer celle à qui il est secrètement lié).
44Ainsi donc, si, comme on pouvait l'attendre dans une poèsie où la comparaison et la métaphore revêtent une telle importance, l'or sert bien à construire des systèmes comparatifs, ils sont rares et ne correspondent guère à ce qu'attendait le lecteur. Le plus souvent, les troubadours ont refusé la comparaison triviale et se sont contentés, dans un curieux retournement des fonctions, de faire de l'or la pierre de touche du bon sens.
45On peut se demander si l'on se trouve dans un cas semblable à ceux que nous venons d'étudier avec ces vers de Bertran de Born :
Aitant cum aurs val plus d'azur,
val mais e tant es plus complitz
sos pretz que del rei apostitz.23
46(De même que l'or vaut plus que l'azur, de même son mérite a plus de valeur et plus de perfection que celui du roi illégitime.)
47L'or serait-il comparé ici encore à une matière de moindre valeur, comme ce fut le cas pour l'étain, le fer, etc. ? De fait, selon le Dictionnaire de Furetière (t. I), l'azur est une "pierre minérale dont on fait un bleu fort vif & précieux. On l'appelle autrement outremer, à cause qu'il vient de Chypre... Pline & Dioscoride disent que c'est un sable... mais la vérité est que c'est une pierre que les Arabes nomment lazuli, & que nous nommons aussi simplement lapis ou lapis lazuli... On en a vu de si précieux, qu'il a été vendu jusqu'à cent escus l'once, comme témoigne Fallope. On en trouve dans les mines d'airain, d'argent et d'or, & aussi parmi les marbres... On dit en proverbe, pour parler d'une maison richement ornée, que ce n'est qu'or & azur." Ce sens n'était pas inconnu de la langue ancienne, comme en témoigne cet exemple relevé par Godefroy (t. VIII, p. 263 b.) dans l'Harmonie chronologique des histoires de la quatrième monarchie, selon l'ordre des années, ensemble l'estat de l'Église de Pierre Poisson de la Bodinière : "Le safir aussi, la cornaline, la pierre, l'azul (sic), le coral."
48Comme le montre clairement Furetière, le lapis lazuli est une pierre trop précieuse pour qu'il puisse servir de repoussoir à l'or ; l'azur doit donc être ici autre chose que cette pierre.
49En fait, la comparaison entre l'or et l'azur provient probablement d'un autre domaine, de l'héraldique. On sait que cette science fait une différence entre les métaux, les émaux et les fourrures, pour reprendre les noms génériques qu'elle attribue aux diverses couleurs qu'elle utilise. L'or est ainsi un métal tandis que l'azur est un émail. Toutefois cette distinction ne semble pas avoir été toujours aussi nette et Furetière dit (t. II) : "Or en termes de blason, est la couleur jaune de l'escu, ce qui représente le premier metail, ou le premier des esmaux", et il montre clairement qu'on insérait parfois les métaux dans la série des émaux lorsqu'il précise : "Le blason n'a que sept sortes d'esmaux : or, argent, gueules, azur, sable, sinople et pourpre."
50Ainsi, pour montrer la différence de valeur qui sépare les deux rois, Bertran aurait choisi de comparer le roi de Navarre à l'or (pourtant dominant dans les armes catalanes), et le roi d'Aragon à l'azur, qui ne vient qu'en quatrième position sur la liste de Furetière. On peut se demander une fois encore si les exigences de la rime n'ont pas pesé dans le choix de cette couleur.
51Enfin, pour en venir à son dernier avatar, l'or est également une matière première qui se travaille, que ce soit pour la rendre plus précieuse encore ou pour en fabriquer des ornements.
52L'image de l'or, débarrassé de ses scories par le feu, avec tous les symboles qu'elle peut comporter, a frappé l'imagination de Gaucelm Faidit24. Les mauvais traitements que lui avaient infligés sa dame, ou plutôt ce qu'il avait pris pour de mauvais traitements :
que lieis on Jois e Pretz e Beutatz reigna,
si cum m'agues faich mal, fugi de cors,
quan m'ac garit e enanssat e sors.
53("car j'ai fui à toute bride loin de celle en qui règnent la distinction, la beauté et la joie, comme si elle m'avait fait du mal, alors qu'elle m'avait sauvé, poussé en avant et exalté")
54n'étaient en fait que les épreuves qui devaient le purifier :
E s'il plagues qe-l sieus bels cors honratz
qe-m retenc gen en leial seignoria
s'afranques tant, pois en al s'omilia,
qe-m perdones, aissi for'afinatz
vas lieis, cum l'aurs s'afina en la fornatz...
55(Mais s'il lui plaisait que sa belle personne pleine d'honneur qui me garde aimablement en loyale seigneurie, s'amadouât un peu, puisqu'elle s'apaise en autre chose, je serais affiné comme l'or s'affine dans la fournaise.")
56Dans le même ordre d'idée, l'or qui symbolise la perfection peut marquer le prix des actions humaines et les troubadours se plaisent parfois à mettre en relation avec un métal la valeur des actes de seigneurs de haut rang, Selon leur conduite, on pourra dire qu'ils étament ou dorent leurs actions, et c'est ainsi que Bertran de Born écrit :
Lo rey tenc per mal cosselhat
de Fransa, e per piegz guizat ;
quar vey que sos fagz estanha
que-l valrion mais daurat.
57(A mon avis, le roi de France est mal conseillé et encore plus mal dirigé : je vois qu'il étame sa conduite alors qu'elle aurait plus de valeur s'il la dorait.)
58Le roi est ici représenté comme un artisan qui a la liberté de choisir la matière qui lui sert à embellir un objet : la perfection consiste évidemment à le recouvrir d'or, ce que ne fait assurément pas Philippe-Auguste, que Bertran tient pour un gagne-petit de la gloire.25
59Il était naturel que les troubadours vissent une correspondance entre le travail de l'or qui sert à orner, à embellir un objet ou à en rehausser le prix et leur art de la composition. Dans une métaphore d'Arnaut Daniel, les mots sont présentés comme la matière première que le poète-artisan façonne et lime, même si c'est l'Amour personnifié qui intervient pour les dorer, à défaut de les transmuer en or26 :
En cest sonet coind'e leri
fauc motz e capuig e doli,
e serant verai e cert
qan n'aurai passat la lima ;
qu'Amors marves plan'e daura
mon chantar, que de liei mou
que pretz manten e governa.27
60(Sur cette mélodie jolie et joyeuse, je fabrique des mots, les taille et les rabote, et ils seront vrais et assurés lorsque je les aurai passés à la lime, car Amour a tôt fait de polir et dorer mon chant qui part de celle qui soutient et dirige le mérite.)
61La modestie du poète qui s'attribue le travail de dégrossissement et laisse à l'amour le soin des ornements n'enlève rien à la signification de la métaphore. La précision des termes techniques empruntés aux charpentiers et aux ébénistes montre bien que le poète est un véritable artisan du mot.28. Peut-être Dante s'est-il souvenu de cette strophe lorsqu'il appelait Arnaut le "miglior fabbro del parlar materno".
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62En conclusion de cette rapide étude, on se contentera d'avancer quelques remarques : c'est bien sûr dans des sirventès que l'on rencontre le plus souvent l'or en tant que monnaie du plus haut prix, puisque ce genre est en rapport direct avec le monde réel ; mais, pour cette même raison, le mot aur ne s'y rencontre pas souvent : on lui préfère les noms de pièces de monnaie, forme utilitaire de l'or. C'est ainsi que lorsque Bertran de Born veut signifier la richesse de façon générale, outre les mots abstraits comme aver ou ricor qui ont le mérite d'inclure la richesse immobilière, il préfère employer le mot argent qui désigne un métal d'une circulation sans doute plus ordinaire ou le nom des espèces.
63On remarquera également que, lorsque l'or symbolise ce qui est précieux, il est curieux que cette valeur que j'ai appelée superlative ne soit jamais mentionnée que dans des systèmes de comparaison où elle est mise en parallèle avec des métaux ou des matières viles, comme s'il était nécessaire d'en rehausser le prix à l'aide d'un repoussoir.
64Peut-être ces comparaisons nous fournissent-elles un indice pour comprendre l'extrême rareté des occurrences de aur et daurar chez les troubadours que nous avons étudiés. Karen Klein29 fait remarquer la curieuse attitude de Bertran de Born à l'égard de la richesse : "Under certain circumstances, the dispensation of gifts, or aur and argent is appropriate and praiseworthy. However, money as a goal is reprehensible and worth nothing, whereas land is worth all".
65De fait, pour les troubadours, or et argent sont importants puisqu'ils permettent la manifestation de larguez a mais ils ne le sont pas au point qu'un seigneur, et pis encore une dame, veuille les entasser : ce serait perdre tout mérite. En effet, pour trouver grâce aux yeux des troubadours, il ne suffit pas de donner, il faut aller jusqu'au gaspillage :
Joves se te, quan art l'arqua e-l vaixelh30
66(Il garde sa jeunesse quand il brûle sa cassette et son coffre)31
67dit Bertran de Born à propos du seigneur idéal. Et, outre une évidente forfanterie (sinon, à quoi bon le faire ?), peut-être que la provocation de Bertran Raimbaut qui fit labourer un champ par douze paires de bœufs avant d'y faire semer trente mille écus32, révèle une certaine vision du monde, celle de gens qui adoraient autre chose que le veau d'or.
Notes de bas de page
1 M. de Riquer, Los Trovadores, t. I & II, Barcelone 1975.
2 Les poèsies lyriques du troubadour Arnaut de Mareull, éd. R.C. Johnston, Paris 1935.
3 Bernard de Ventadour, Chansons d'amour ; éd. M. Lazar, n° 1, Non es meravelha s'eu chan, vv. 37-40, pp. 62-63.
4 Les poèmes de Gaucelm Faidit ; éd. Jean Mouzat, Paris 1965. Chanson n° 56, Del gran golfe de mar, vv. 37-48, pp. 474-477.
5 Manuscrit K (Paris B.N. fr. 12 473) 161 v. : Guerr'e pantais, vei'et affan, P.C. 80, 22, vv. 1-7.
6 Manuscrit A (Vatican lat. 5232) 193 v.-194 : Non puosc mudar mon chantar non esparga, P.C. 80, 29, v. 3.
7 Manuscrit A (Vatican lat. 5232) 193-193 v. : Be-m platz car trega ni fis, P.C. 80, 8, vv. 17-24.
8 Manuscrit M (Paris B.N. fr. 12 474) 233 : Miei-sirventes vueilh far dels reis amdos, P.C. 80, 25, vv. 5-9.
9 Manuscrit A (Vatican lat. 5232), 193-193 v. : Ar ven la coindeta sazos, P.C. 80, 5, vv. 1-8.
10 Belperron : La croisade contre les Albigeois et l'union du Languedoc à la France (1209-1249), note p. 163.
11 W.D. Paden : De l'identité historique de Bertran de Born, "Romania", t. 101, 1980, pp. 192-216.
12 cf. note 9, vv. 27-28. Le mot esterlins n'est pas dans le manuscrit où le vers n'a que quatre pieds. Les éditeurs ont rétabli ce mot à partir de la leçon de IK : sacs des moutons.
13 P.C. 80, 5, v. 27 ; 80, 8, v. 22 ; 80, 22, vv. 16-17 ; 80, 31, v. 27.
14 P.C. 80, 22, vv. 16-17.
15 P.C. 80, 5, v. 27.
16 Samtliche Lieder des Trobadors Giraut de Bornelh, éd. Kolsen, t. I, n° 47 : Jois e chans, vv. 85-7, Halle 1910.
17 On retrouve le thème de la proie pour l'ombre avec occurrence du mot aur chez Raimon de Miraval (éd. Topfield, n° 23, v. 48), Uc de St. Circ (3. 62) et Guilhem Ademar (9, M W III 186 c 5).
18 Arnaut Daniel, Canzoni, éd. G. Toja, Florence, 1960, n° 12 : Doutz bais e critz, vv. 17-21, p. 299. A la suite de MM. Toja et Martin de Riquer, je traduis ram par "cuivre" (cf. afr. rame, it. rame) quoique Raynouard, Lévy et Wartburg ne donnent pas ce sens pour l'apr. ram.
19 cf. note 18. N° 17 : Si-m fos Amors de joi donar tant larga, vv. 9-16, pp. 360-361.
20 Manuscrit B (Paris B.N. fr. 1592) 114-114 v. : Casutz sui de mal en pena, P.C. 80, 9, vv. 17-21.
On rencontre une comparaison du même type chez Raimbaut d'Aurenga (Riquer, Los Trov., t. I, p. 453) : le poète expliquant à la dame qu'il a plus à perdre qu'elle à leur séparation dit : Dona, ieu tem a sobrier qu'aur perdi e vos arena... vv. 36-7.
21 cf. note 16, chanson n° 58 : Era-m platz Giraut de Bornelh, vv. 29-35.
22 cf. note 18, chanson n° 14 : Amors e jois e liocs e tems, vv. 49-50.
23 Manuscrit B (Paris B.N. fr. 1592) 115 v. : Pois lo gens terminis floritz, P.C. 80, 32, vv. 43-45.
24 cf. note 4. Chanson n° 53 : Chant e deport, joi e domnei e solatz, vv. 38-46, pp. 445-453. La comparaison entre la fusion de l ' o r et les tribulations de l'amant apparaît également chez Peire Vidal (éd. Martin de Riquer, Los Trovadores, t. II, n° 178 : Neus ni gels ni plueja ni fanh, strophe IV, p. 912.
25 Manuscrit C (Paris B.N. fr. 856) 142 : Ieu chan, que-l reys m'en a preguat. P.C. 80, 14, vv. 49-52.
26 Le verbe daurar est employé de la même façon par Guillem de Berguedà (éd. Riquer, t. II, n° 21, v. 34, pp. 188-9)
27 cf. note 16, chanson n° 10, vv. 1-7.
28 L'expression dorer le chant se trouve également chez Raimon de Miraval (éd. Topfield, n° 13, v. 46), Aimeric de Pegulhan (Crescini, Manualetto, 46, 64) et Lanfranc Cigala (éd. Branciforti, 26, 15). M. Marrou (Les Troubadours, rééd. 1971) traduit ingénieusement les vers d'Arnaut : "Sur cet air gracieux et gai, je fais des vers au rabot et à la doloire, ils seront exacts et sûrs une fois passés à la lime"(p. 74).
29 Karen W. Klein : The partisan voice, Paris, 1971, p. 148.
30 cf. à ce sujet le livre déjà cité à la note 28 de M. Marrou, pp. 60-61.
31 Manuscrit C (Paris B.N. fr. 856), 139 v.-140 : Belh m'es quan vey camjar lo senhoratge, P.C. 80, 7, v. 29.
32 Recueil des historiens des Gaules, t. XII, p. 444 : Ex chronico Gaufredi Vosiensis : "Tolosanus (comes) Raymundo Dagout militi munifico centum millia solidorum dedit, qui statim millenas dividens per centenas, centum militibus singulis singulas tribuit millenas. Bertrans Raiembaus duodecim 1ugis boum sulcari fecit castri plateas, ac per-inde seminari denarios usque ad triginta millia solidorum.
Auteur
Université de Provence
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