Les deux ors
p. 136-149
Texte intégral
INTRODUCTION
1L'or est soit un objet, soit un mythe de cet objet. L'objet-or est soit un métal, minerai ou épuré, soit un bijou à éventail de multiples significations dont celle de monnaie. Le mythe part de l'éclat solaire qu'avive le traitement au feu du métal-minerai ; il aboutit par cet éclat, par la consistance, l'utilité, les formes du bijou, les charmes de cette luminosité, à porter la joie et l'espérance du monde d'outre-nuit où le soleil qu'il symbolise ne se couche pas. Ainsi la longévité et la ductilité de cet objet-mythe lumineux évoque à l'homme son rêve d'immortalité.
2Car tout mythe est une réalité de sentiments que les hommes font reposer sur des objets réels en se servant d'heureuses apparences qui leur symbolisent les qualités de l'invisible. L'or est ainsi lumière et bonheur éternel ; les chefs et les femmes le portent avec prédilection comme certains enfants, tandis que le guerrier, ut sic, préfère le fer, et la forge.
3L'art de l'or, et celui de l'argent fort proche, est ainsi aux confins de l'économie et de la religion1, une structure de médiation, une médio-structure toujours liée au roi : orfèvre de ses trésors et de sa liturgie ou monnayeur de sa puissance. D'Aristote à Thomas d'Aquin, on a toujours su distinguer le métal d'orfèvre et le signe monnayé2, le trésor et la monnaie, le mythe et l'utilité fonctionnelle.
4Il m'a semblé autour de ce propos de simples évidences, que deux âges dessinaient en quelque sorte deux ors, historiquement divers : d'abord une réviviscence du temps des trésors du 6e au 10e siècle ; puis, après 1072, le déploiement des monnaies italo-ibériques dans toute la péninsule européenne.
***
I - L'OR SACRE
5L'or des Scythes, l'or des steppes, l'or des âges des métaux et des grandes civilisations des deux millénaires majeurs des Orients, loin de circuler ; est un bijou rare et sacral qui garde les signes des grandes valeurs religieuses. C'est pour cela qu'il finir parfois en empreinte du mini-dieu de sous-préfecture, en monnaie de la cité. Il s'établit alors, sur base de mines réelles, un triple univers de l'or d'Orient maritime entre les deux mondes extérieurs de l'argent : celui du continent irano-afgan et celui des attardés de l'ouest. Dans ces steppes continentales du cheval des indo-européens, l'argent demeure la pièce de circulation et l'or la valeur refuge sacrale, orfèvrée en trésor des dieux.
6La circulation de l'argent et la thésaurisation de l'or caractérisent ainsi l'histoire même de l'Europe occidentale. Aux rives mêmes de la Méditerranée, ce schème de la monnaie d'argent et de l'or rare est attesté3, avant l'invasion romaine. Ce sous-empire, le seul qui ait jamais atteint l'ouest, sans jamais l'englober tout à fait et jamais lui seul, n'est que le dernier des vastes empires depuis leur création vers 500 par Cyrus et leur glissement occidental déchiré des sources d'Orients. Pour trois siècles donc en Occident (^50 ^ 250) la thématique de l'or rare s'arrête avec cette frappe para-hellenistique tardive qui s'y glisse sous le nom de Rome. La frappe centralisée de l'or comme monnaie règne alors sur toute la Méditerrannée et ne recule, définitivement que du côté de la Mésopotamie perdue des Séleucides à Trajan. Un double saut, affaissement interne du 3e s. et effondrement du 5e, s'accompagne du repli de l'or vers sa patrie orientale. Cette sorte d'Antiquité se présente ainsi comme un essai non transformé de modernité, comme une tentative de circulation reprise par le gel de l'Antiquité tardive jusqu'au 11e siècle.
7Après la dévaluation mérovingienne du tiers du sou, du triens4, l'or est devenu si pur qu'on ne saurait plus le frapper. Eloi signifie celui qui purifie5 et si ce grand saint met la main à la culotte de Dagobert c'est pour amasser au trône un trésor ex auro purissimo6. Même les grands désormais gardent leur or en lingot, aureum palum7 ou bijou muet et ne frappent plus que quelques pièces et médailles de prestige. L'Occident qu'on tente alors parfois de remettre ou maintenir au flot de l'ancien commerce des orients, redevient sans appel un monde de l'argent avec le denier carolingien qui tient de 750 à 9208 avant de s'affaiblir en valeur et de s'effriter dans l'espace. Certes la circulation continue malgré Bloch et Pirenne, selon Perroy et Lombard mais le marché s'est restreint et a changé9. L'ouest est zone de produits rustiques et semi-finis : bois, mines, esclaves et peaux ; il est revenu à sa vie rurale et à son morcellement semi-autarcique. Les Orients rares et coûteux des produits finis, de l'or et des étoffes ou épices de luxe, le dominent de tous leurs secteurs, secondaires et tertiaires : commerce savant, artisanat raffiné, services publics complexes. De 700 en Gaule, par 711 aux Espagnes vers l'Italie (Roma 780, Benevento 850, Siracusa 878) s'arrête toute frappe de l'or10 tandis que la poursuivent en Sicile les Aghleb d'Ifrikia imitateurs de monnaies byzantines. Certes ce n'est peut-être pas régression, seulement transformation11. On peut préférer l'art asturien12 aux pompes triomphalistes romaines ; ou les cabochons sertis des steppes à l'académisme de pastiches posthéllénistiques éculés. On peut préférer au levantin sournois, le libre cavalier des plateaux à hiver. Et le cœur d'un homme, vaut cent livres d'or mier (pur)13.
8Cette "transformation" cependant n'a rien d'innocent. Ce que l'Orient devient à la chute de Rome, ce qu'il était, univers d'ors maritimes, affaisse en famine l'argent des routes caravanières de la soie et des perles autant que les retardés d'Occident. L'or y était le maître depuis qu'à l'âge du bronze, Mycènes avait emprunté aux sémites jusqu'à son nom ; hrs, beau jaune, hurasu devenu kurasaos, contre l'indo-européen Ghel, jaune, ou ausos, aurum, qui s'use14. Toute cette Méditerranée, sous cités, royaumes et empires, est restée elle-même d'Amu Rapi à Moa'Wiya. La rupture abbasside la débarrasse de cet hinterland de plateaux austères rendus à leur vocation d'argent sur dos soyeux de chameau. L'Occident lui aussi devient ce qu'il était avant : univers morcelé où seul l'argent circule en monnaies locales, un cloisonné d'argents divers. L'empire esclavagiste issu et imité des Perses et hellénistiques, est passé et oublié : qu'on le préfère sacral ou l'exècre barbare, l'Occident du 6e siècle loin d'être nouveau est redevenu lui-même comme devant. Si l'on voulait plaisanter les pastiches d'un ancien savoir, ou déclaquerait verbalement qu'il est restauré, en quelque sorte renaissant. L'Empire centralisé ruiné par les roitelets barbares15, on voit le poids d'or diminuer et la monnaie de ce type s'enfuir ou s'enfouir : hémorragie d'échanges inégaux vers un prestigieux Levant relativement ultra-riche en son appauvrissement ; et enfouissement en terre, en caches et en fusion pour accumuler les trésors des grands qui refusent cette circulation décadente et privatrice16. Ces bullionistes avant la lettre, comme on l'est toujours en récession, veulent conserver leur stock en le solidifiant contre l'excessive liquéfaction. Bien des trésors archéologiques en terre sont de ce temps. Quand le roi Theodebert remet en circulation 7 000 sous d'or à distribuer par l'évêque à la population éprouvée de Verdun, il les gage pour les retrouver sur les marchands de la cité. Mais ces 31,5 Kg de métal sont loin derrière les 5 000 livres qui avaient été la part en or de la rançon de Rome devant Alaric, 500 Kg.17.
9L'Antiquité morte achève de finir mais n'est cadavre qu'après le 10e siècle. Or depuis le 6e, l'or raréfié est devenu objet étranger, souvenir historique, pièce de trésor. De Chilpéric à Cluny, l'or se rencontre aux tombes royales et au culte ; en ces deux cas, funéraire, il conjure de survivre en un monde où traîne la mort. Seulement aux marges d'Espagnes et Orients, il joue son rôle, marginal. Comme aux marges sociales des rares privilégiés qui le palpent, encore moins nombreux que les rares priviligiés du monde antique pour qui seuls il circulait. Même si vous rencontrez une monnaie frappée et circulante entre 700/875 et 1100/1200, elle est exceptionnelle et, byzantine ou musulmane, étrangère. Même l'argent en ses deniers est fondu à Cluny18 pour en faire des vases sacrés : le temps des évêques qui les vendaient pour secourir une population est passé, Hincmar l'interdit19. Quand on veut échanger, on monnaie un stock ; épargner, on fond un calice.
10Thésaurisé par les princes et monastères ou grands évêques, l'or est pillé par les Vickings ou les Ogres. Ailleurs cependant, il est toujours valeur commerciale, signe du prince et du marché, du prince au marché. Mais l'ouest abandonné des empires aux paysanneries archaïques, s'est retiré de cette monnaie et l'or s'est retiré de lui. Reste un petit stock, non mercurial, un petit flux de fuite et d'enfouissement : un symbole et un signe. Le premier or du premier âge, issu des néolithiques, poursuit après royaumes et empires, sa route qui ne se soucie guère de leurs superstructures superfétatoires provisoires : elles ne tiennent que parfois trois siècles en asservissant. Cet or de sorcellerie et d'invocation, comme celui de l'El-Dorado des Andes du nord, les pillards peuvent bien le voler et l'accumuler en conquérants, il ne sert à rien. Il s'offre mais n'achète pas ; il se conserve ou s'expose mais ne nourrit pas, ne fait pousser aucun blé, ne développe aucun artisanat vivrier.
11Quand l'argent devient cher et rareté de privilégiés, à la ratio de 1/12, l'Occident le frappe accentuant ainsi l'avantage des maîtres. Avec l'or enchéri jusqu'à la ratio de 1/18, Byzance pratique de même en parallèle inverse, abandonnant l'argent dépourvu de saveur. Autour de la ratio moyenne de 1/14, l'Islam continue logiquement de frapper les deux20. C'est donc la déflation qui faisant basculer l'antique monnaie a rebasculé l'Occident vers ses antiques mines d'argent au plomb de Melle21. L'or dès ce moment meurtpour de longs siècles, pour un demi-millénaire en fait : de 690 date du vrai premier dinar d'Islam, à 1072 du premier tari chrétien de Sicile. Redevenu immeuble et non plus liquide, l'or est avec terre, forêts et prés, bréviaires, calices et reliquaires un gage de puissance sacrale et non monnaie d'une circulation.
II - L'OR LIQUIDE
12Quand les pillages de Al-Mahdiyyah Pisani au milieu et à la fin de l'onzième siècle ramène en Italie, peut-être un stock de métal après les années des dernières grandes famines, l'histoire connaît l'un de ses plus spectaculaires renversements. L'ouest se défausse alors par le schisme du vieil orient fini. La péninsule centrale de la Méditerranée, celle du chef de l'ouest, celle du pape, devient alors comme les péninsules byzantines du Mezzogiorno, de l'Hellade et de l'Anatolie et comme celles ibéroma-ghrébines de l'Islam, une péninsule raffinée de sociétés et d'entreprises, de monnaie et d'échanges. L'orfèvre se reprend à ouvrager, le peseur monte à son banco mesurer le nouvellement non-rare métal brillant ; les pouvoirs les plus limpides vont le frapper. Pisa y mesure bois et épices d'Alessandria à Constantinopoli. Une incertaine antiquité poursuivie au-delà du Charlemagne de Pirenne n'avait plus amphores ni annone ni commerce ; mais d'esclaves en bois raréfiait un trafic ralenti, non signifiant, non productif. Ce qui naît après 1044 et 1054 n'est pas un retour au libéralisme antonin d'un mare nostrum, c'est une nouveauté.
13Le monde moderne naît à la fin de l'onzième siècle et en si peu de temps qu'un enfant de dix ans écoutant son grand-père vers 1060 ne peut répéter à son petit-fils de 12 ans vers 1140 d'histoires identiques : famines et serfs le cèdent au nouveaux instruments, aux mœurs nouvelles, aux villes neuves à foison. Le Graal finement fondu des ors de tous les Orients pour tenir le sang du Christ devient le but de guerre et de combat spirituel de l'homme occidental. Simple imitation d'abord des pièces des vaincus, Roger conquérant de la Sicile reprise à l'Islam frappe22 la première pièce européenne, le tari d'or à Messina en 1072. Recopiant aussi les pièces musulmanes d'Espagne, suit à la fin du siècle, la Catalunya. De même en 1139, le Portugal se donne aussi sa monnaie d'or et Alfonso 8 de Castilla en 1175, et surtout en 1187, Fernando 2 de Leon frappe la première vraie pièce proprement chrétienne en or23. En Orient par contre, les États Latins gardent jusqu'à 1251 des frappes imitées avec légendes chrétiennes en caractères arabes24.
14La balance est devenue favorable à l'Europe que les pièces arabes et byzantines imitent dès le 13e siècle. L'or préside à la naissance de l'Europe qui organise, fabrique, arme, décide des échanges, interdit ou impose marchés, matériaux et sigles. La fluctuante ratio dépend toujours du commerce du Levant mais il est désormais passé aux mains des chrétiens. Bientôt les poids de Génova l'emportent jusqu'en Chine et sa libra achète tout au long de la route de la soie25. Au célèbre témoignage de Villani, l'essentiel arriva en 1252 : L'augustale de Federico 2 avait terminé l'effort de ses ancêtres maternels les rois de Sicile ; désormais Firenze frappe pour de bon, le bon or fin en masse et son fiorino tint définition stable, à couvrir l'Europe entière et à faire pâlir Venezia de jalousie au ducato de 1273. Au moment de sa grande crise un siècle plus tard, après l'effondrement anglais des trois grandes banques, Bardi, Perruzzi, Accaiuoli, en 1344, la ville lance 352 000 fiorini : 1,2 tonne de métal26, c'est trois fois la rançon de Rome pour Alaric. S'il y a jamais eu un âge moyen ce n'est pas celui-ci.
15Le roi de France avait déjà cessé de frapper sa petite monnaie comtale avec REX en sus ; Philippe 2 a mis en circulation une vraie monnaie royale27. Louis 9 son petit-fils procède en 1265 à sa grande réforme du pur argent dont la stabilité n'empêche pas la montée de l'or28. Sa monnaie d'or est de prestige et ne saurait balancer Firenze dont les pièces splendides sont utiles d'être nombreuses. Il eut fallu multiplier le stock par 40 pour soutenir l'accroissement des échanges européens29. Les déboires donc suivent et la ratio passe de 10 (1201) à 17 en 1330 pour s'évanouir en 6 (1360) ; tandis que les besoins augmentent et poussent Oresme à écrire. Mais les déboires n'ont pas fait reculer l'Europe. L'or monnayé continue brillante carrière. Il oblige à inventer pour cette nouvelle famine de numéraire ce qu'aucune antiquité n'aurait pu imaginer, la monnaie fiduciaire et même scripturale. Le chèque, à partir du 13e siècle30, est fils de l'or nouveau ; comme en descend son inverse dialectique : la théorie quantitative esquissée chez Oresme. Le même esprit inventif de l'Europe neuve a inventé et la théorie d'une nécessaire quantité d'un stock de métal et le moyen d'y échapper. Et inventa de plus la route de mer après l'exponentiation des mines de Kremitza en Slovaquie, en couronne de Saint-Etienne. Dès 1440 le Portugal ratisse son Rio de Ouro à la côte ouest de l'Afrique pour doubler les vieux orpaillages du Haut-Niger dont les paillettes de sable, paiole, par les royaumes juifs de l'Adrar et du Twat, aboutissaient à Sijilmasa, Hu Nein et Al-Mahdyyah. Dès 1377 à Genova, 250 Kgs d'or en 7 000 pièces étaient d'origine africaine31. Saô Jorge del Mina est après 1460 le produit de cette modernité courante qui explique en 1500 la variation de 350 % de la ratio au bénéfice de l'or32.
16Ainsi la grande révolution grégorienne du roman et de la croisade, du blé abondant et du serf libéré en ville, des questiones d'Anselme et Abélard, de la banque et de l'universitas, de la Concordancia disconcordancium canonum et des troubadours sépare-t-elle deux âges divers et nullement moyens en deux ors sans rapports. L'or à ce premier âge "barbare" est à l'ouest un objet rare et un mythe puissant ; à la seconde période, l'or fait si peu mythe que Thomas d'Aquin n'en use presque pas en comparaison poétique, liturgique et mystique ou cosmique33. Par contre le métal brillant est devenu monnaie de Firenze, des foires et changes de l'Europe ; il supporte même parfois le contre-mythe d'un objet maudit, de l'enrichissement qui ferme le cœur et tue l'homme. Aux banques florentines où le supplante le papier, l'or circule comme sang de la neuve Europe et comme nerf de ces guerres où les pouvoirs débloquent la circulation. Mort et espérance de vie puis vie et cause de mort, cette inversion constitue deux âges séparés par une époque rupture qu'un même nom-camouflet ne saurait camoufler.
17Ce monde complexe mélange en ses calculs, la base 5 à la base 6 : 2-4-8-64-160-192 (16.12) etc..34. Il balance aussi l'or et l'argent et derrière ce bimétallisme difficile, le métal et le signe. D'une part créant la nouvelle monnaie d'investissement, la scripturale, il réalise d'autre part le retour du métal à sa fonction de sacré. Pierre Dubois mélange les deux métaux et la richesse en n'importe quel signe quand il écrit 100.000 marcs pour tenir sa politique mythique et qu'il déclare avoir perdu aux mutations 500 livres tournois, au mieux probable en argent ou écrits35. Thomas d'Aquin soutient que la chèreté des deux métaux n'est pas seulement due à leur utilité artisanale mais encore à l'excellence de leur matière. Il applique en quelques mots durée, pouvoir médical et psychologique : (aurum) hab et proprietatem letificandi36. Si l'alchimie parvenait à faire de l'or vrai et non per alchimiam sophisticato37, ce serait non plus frauduleux et injuste mais licite de le vendre. Les trois autels de la loi juive, après terre et pierre étaient de bois, de bronze et d'or38 : cette succession en longue durée des stades et modes de production intéresse l'historien. De même l'Église de la loi nouvelle, autre pôle d'histoire, réserve le plus précieux au corps et au sang de Jésus : lin, soie, pierreries, argent, or. L'or monnayé et son pouvoir d'achat sont connus de notre théologien du royaume de Sicile : saint Nicolas jetait de l'or dans la maison d'un pauvre pour épargner discrètement au secouru la honte de son indigence, aurum furtim in domum proiiciens vitare voluit... uerecundie39. A l'inverse de l'épée d'acier du roi Arthur, inscrite en lettres d'or, la Summa theologie, retient une inscription d'honneur sacré faite en écriture sur lamelle d'or40. Clairement pour saint Thomas, l'or est ambigu et matériau d'achat comme le sacré. Il prend plaisir à répéter saint Jérôme et la légende de ce riche thébain se défaisant d'une grosse somme d'or pour pouvoir venir à Athènes filosofer : nec putauit se simul posse et virtutes et divitias possidere41. Cette pauvreté libératrice est le sens même du mouvement Mendiant et proprement dominicain face au capitalisme naissant et virulent42.
18La couronne d'or réservée aux élus est due essentiellement à la charité et symbolise la joie que le bienheureux prend de Dieu gaudium de Deo43. Tandis que les aspects seconds de la récompense, dûs aux œuvres, sont représentés par l'auréole ; le Christ n'a que l'aurea et ce sont les martyrs, docteurs et vierges qui tiennent diminutif d'aureola44. Cette couronne est due à la victoire et non à la peine victorie non pugne45. L'or qui vient des sables s'oppose à l'argent qui git en veines rocheuses et le vent du nord aide à roidir les métaux car le sud est femelle et liquide tandis que le septentrion mâle est le lieu de l'or froid46. Cette mythologie vivante nous montre et démontre comment tous les éléments des univers mentaux précédents pénètrent dans le monde neuf de l'Europe ; ce sont les structures qui ont changé. Thomas nous le révèle en admettant que l'ars des chimistes pourrait un jour fabriquer de l'or vrai et doubler natura47 : scientiste !
19L'étrier d'or que Barberousse humilié dût tenir à Venezia en 1163 pour qu'Alexandre iii monte son cheval se retrouve chez le plus réactionnaire adversaire de Thomas, Guillaume de Saint-Amour, comme symbole du pape48 pour signifier que l'Église et ses princes doivent être riches. L'ambigüité de cette richesse court ici de sa valeur marchande à sa valeur de signe. Simone Martini garde en effet à notre métal toute sa signification en étendant toujours au pinceau une couche d'or noble qui passe ainsi du liquide au solide en séchant sur le bois où il esquisse son Annunziazione.
***
CONCLUSION
20Deux ors différents ont présidé à deux âges qu'on ne saurait ramener à un seul. Un monde néolithico-antique où l'or est refuge sacral a échoué à l'orienter en monnaie de circulation généralisée et définitive et n'en a fait qu'un liquide restreint et provisoire. Le monde moderne de l'Europe a su conserver les valeurs de symbole sacré mais a réussi définitivement à liquéfier l'or et son écoulement tout en durcissant le métal pour qu'il dure et en le dépassant par la monnaie écrite apte au progrès investisseur.
21Il n'y a donc pas de "moyenage", de millénaire artificiellement arithmétisé au 19e siècle. Cette notion périmée ne mythifie que celui qui veut encore croire au progrès capitaliste. L'antiquité impériale c'est-à-dire esclavagiste et païenne se serait cassée en 475 à l'ouest et conservée jusqu'en 1453 à l'est où le soleil se lève ; et ce soleil méditerranéen inaugurerait une vague de culture récurente dans le sens de l'astre. La civilisation et les arts seraient renés jusqu'au couchant atlantique voire au-delà. Foin du roman, du gothique, de la scolastique, de la courtoisie, des langues épiques puis savantes, des lettres et de l'université : il n'y a plus ni arts ni civilisation à l'ouest depuis 476 jusqu'à 1454. La glorieuse marche du marché planétaire, vainqueur à cette prétendue "renaissance" des ombres de l'occidentale barbarie, cette marche du marché développe l'adorable capitalisme industriel et fait vivre les hommes loin des champs boueux dans les usines ensoleillées du romantique et progressiste 19e siècle.
22Le bonheur industriel capitalistocomuniste étant ce qu'il est de Pologne en Salvador, aucun historien en 1982 ne saurait accepter l'ineptie qu'en 1453 serait rené quelque chose de mort en 495, 476 ou 451. Car ce qui mourut alors était le cadavre esclavagiste du dernier empire avec l'horrible sous-produit tardif du colonial 17e siècle. Ce qui naît à la fin de l'onzième est sans rapport. La circulation de l'or oriental et celle de l'or moderne ne sont pas de la même aune. La crise de cette Europe romano-gothique des siècles 12 et 13, flamboyait au 14e de peste, famine et guerre ; mais famine même monétaire et métallique n'ont pas réussi à tuer cette civilisation. Toutes les antiquités meurent d'une éruption volcanique, d'une peste, d'une invasion mongole ou d'une autre catastrophe comme l'instabilité des sols tropicaux. Cette civilisation-ci ne meurt plus de ses catastrophes, elle est différente, elle est la modernité, elle est l'Europe. Après cette naissance aussi fondamentale que celle du blé sédantarisant au 8e millénaire, on ne saurait lire aucune renaissance, en tout cas pas celle d'une antiquité échouée depuis mille ans et inacceptable à l'homme, car empire et esclavage sont sans appel pour Rome comme pour l'empire naval du 17e siècle. Le renouveau international qui court avec frémissement de bonheur de 1435 à 1520 est renouveau flamboyant italoflamand du grand gothique et de rien d'autre. Les faux arts de pseudo et pastiches, pastichant de faux mythes usés, n'inventent, ne naissent et ne renaissent rien car ils ne sont rien. Leur lourde consistance n'atteint ni la Vierge dorée d'Amiens, ni l'Ange de l'École ni les géniales dévotions du 13e s., celles du Jésus vivant de joyeux Noël, de douloureux chemin de croix et de la glorieuse aufhebung du Saint-Sacrement, serti d'or.
Notes de bas de page
1 Formule reprise en la corrigeant d'Encycl. Univ., 12, 145 c.
2 Thomas d'Aquin, in Pol. , 1, 7, FAVIER (J.), Finance et Fiscalité, SEDES, 37.
3 RICHARD (J.Cl.), Romanisation et numismatique, rég. Nîmes, Bull. C. Hist. Gallorom. mérid., ronéo UPV, 2 (déc. 1981), 25-26.
4 DOEHAERD (R.), Ht M. Age occid. (nouvelle Clio 14), 308.
5 Ibid., 305, 308, 320 etc.
6 F0URNIAL (Et.), Hist. monétaire Occid. médiév., Nathan, p. 72.
7 Reine Bertrade, PROU (M.), Rec. Act. Philippe Ier, 1908 : ligne 10 de la note, 275-2, 364-25, 370-6.
8 FOURNIAL, 62-63. DOEHAERD, 315, DEL0RT (R.), Introd. Sc. auxil. Hist. U, 301 (médailles).
9 FOURNIAL, 53, LOMBARD (M.), L'or musulman viiie-xiess. Aesc 1947. LOPEZ (R.S.), The Commercial Revolution of the M. Age, NY 1971 : Id., East and West in the Early M.Ages, Cgrés Sc. hist. (10), Relazioni, 3, Firenze 1955.
10 FOURNIAL, 63. GRIERSON (Ph.), Monnaies M. Age, 46.
11 DOEHAERD, 350 et 320.
12 FONTAINE (J.), Art préroman hispanique, Zodiaque, Id., L'art mozarabe, Zodiaque, introd. p. 13.
13 Moniage Guillaume, 2, 5560. Proverbe des Perses à leur rencontre avec les Levantins de Mésopotamie : tirer à l'arc et ne pas mentir.
14 BOISACQ (E.), Dict. etymol. langue grecque, 1072. CHANTRAINE (P.), Dict. étymol. grec., 1278. ERNOUT et MEILLET, Dict. étymol. latin, 92-94.
15 LAFAURIE (J.), Monnaies des rois de France, 1951, p. X-XI.
16 DOEHAERD, 304, 316.
17 Ibid., 2 75 (= Zosime 5, 38) et 247
18 Ibid., 321, cite DUBY (G.), Soc xi-xiies rég. mâconnaise, 34.
19 Ibid., 321, cite Opera, Patr. Lat., 125 c. 775.
20 GRIERSON (Ph.), The Monetary Reforms of Abd al Malik, Jal of Econ. Soc. Hist. Orient, 3 (1960), 260. FOURNIAL, 73-76. DOEHAERD, 346. DELORT, 346. FAVIER, 61.
21 DOEHAERD, 317. FOURNIAL, 41.
22 GRIERSON, Titre Tari, Rev. Numism. 16 (1974), 123-34.
23 BLANCART (L.), L'or en Sicile 1278-1302, Mém. Acad. Sc. Marseille, 29 (1888-92). BAUTIER (R.H.), L'or et l'argent en Occid. fin xiie-déb. xive, 1951, 169- 74. ABULAFIA (D.), Two Italies, Cambridge univ. pr. 1974, pp. 30, 46, 126, 271-73 etc., cf. Index.
24 GRIERSON, 109-110. DELORT, 328. FOURNIAL, 78. DUFOURCQ (Ch. E.), GAUTIER-DALCHE (J.), Hist. écon. Espagne chrétienne au M.A., U, 1976, 67-70 etc.
25 HEERS (J.), L'Occident xiv-xves ss. (n. Clio 23), 364. CHAUNU (P.), Expansion europ. xiii-xives ss. ("26), index, 88 à 318, surtout 310- 312. FAVIER, 61 : ratio.
26 GRIERSON, Monnaies M.A., 205.
27 LAFAURIE, 19, 23 : système nouveau, ère nouvelle.
28 Gérard d'Abbeville, Quodl.4 q 5 de obseruanda prohibitione monete, montre résistance au roi.
29 WATSON (A.G.), Back to Gold and Silver, The Econ. Hist. Rev. 20 ( 1967), 1-34.
30 ROOVER (R. de), L'évol. lettre de change xive-xviie ss., 1951.
31 HEERS (J.), Gênes au xve s., 69. CRIERSON, 243. DELORT, 338.
32 GRIERSON, 243.
33 Aurora, in Iob 38, 1. Auriga, in 4 S d 27 q 2 qua 4.
34 La série est aux dénominateurs des divisionnaires, FOURNIAL, 168, en bas à gauche de la page.
35 de Recuperatione Terre sancte, éd. Langlois, 75, 116-17, 123-24.
36 2a 2e q 77 a 2 ad lum.
37 2a 2e a 7 ad 3um. de Pot. q 6 a 1 ad 18um.
38 3a q 83 obj 5 Exod 20, 24 ; 27,1 ; 25,17 : altare de terra... lapideum... de lignis... aere... auro.
39 2a 2e q 107 a 3 ad 4um.
40 Merlin, tard. E. Baumgartner, Stock, 173. 2a q 2 a 7 ad 3 um.
41 2a 2e q 186 a ad 3= Hieronymus ep. 58 (13) Patr. Lat. 22, 580.
42 DUFEIL, Signification hist., Medievalia 10 (1976), 95-105.
43 Quodl. 5n 24. In 4 Sent d 49 q 5 a 1 aurea premium essentiale.
44 premium accidentale in 4 S d 33 q 3 a 3 ad 3 ; d 49 q 5 a 1 a 2 qua 1 ad 3 ; a 3 qua 2 ad 11m. Quodl 5, 14.
45 In 4 Sent d 49 q 5 a 3 qua 1 ad lum.
46 1a q 92 a 1 ad lum. In Iob 28 et 37,2.
47 2a 2e q 2 a 7 ad 3. In 2 8 d 7 q 3 a 1 ad 5 ; d 30 q 2 a 1.
48 DUFEIL, Polémique universitaire... (Picard 1972), 229.
Auteur
Université de Montpellier
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003