Les pièces d'or dans la vie quotidienne (Flandres - Artois, xive siècle)
p. 122-134
Texte intégral
1C'est une idée reçue et accréditée par les historiens les plus prestigieux qu'à la fin du moyen-âge coexistaient deux économies, celle du commerce international et des marchands, fonctionnant avec des pièces d'or de teneur stable, et celle des salariés, de la vie quotidienne, fonctionnant avec des piécettes d'argent sans cesse dévaluées. Il en était ainsi, nous dit-on, en Italie. On tentera ici de montrer qu'il n'en était rien en Flandre et en Artois.
2Dès le début du xive siècle, les comptes signalent la présence des pièces d'or, mais avec une grande discrétion.
3Dans le compte général du receveur d'Artois pour 1303-13041, les sommes manipulées à chaque terme, plus de 10 000 livres pour le restat du receveur, plus de 1 000 pour celui du bailli d'Arras, plus de 100 pour des coupes de bois2 sont telles qu'on imagine mal des règlements en pièces d'argent. En fait, sur 4 141 articles, six seulement mentionnent l'or : on paya 800 1 à Landuche de Florence (achats de luxe ou emprunts) avec des deniers d'or qu'il refusa de prendre au cours d'Arras, trop élevé selon lui, et le prévôt de Calais livra 200 1 en florins, pièces que lui avait évidemment fournies sa recette, c'est-à-dire sans doute les taxes sur le commerce de mer, mais aussi on donna des petits florins à divers messagers, pour leurs frais de route3, et ici il ne s'agissait plus du tout de grand commerce.
4Dans le compte des recettes et des dépenses de la ville de Lille (1301-1302)4, les sommes sont également énormes, environ 20 000 1 en recette et en dépense, 1 484 l versées par les fermiers de l'assis du vin, 5 300 l prêtées au comte de Sancerre, mais les deniers d'or n'apparaissent qu'en deux endroits, pour des dons ordonnés par les échevins, peut-être des pots-de-vins.
5Ces textes irrécusables, mais par trop rares, invitent à prospecter les comptes des xive et xve siècles à la recherche d'évidences plus massives. Mais d'emblée s'imposent deux considérations de méthode.
6D'une part, on rencontre souvent au xve siècle des comptes tenus, en tout ou en partie, en écus, en florins, en francs qui sont de pures monnaies de compte sans référence autre que verbale à des pièces d'or.
7Soient par exemple les comptes du cellier capitulaire de Saint-Omer de 1428 à 1 500 et au delà5 : ils sont tenus en francs de 16 sous d'Artois ou de 32 gros de Flandre. Ces francs n'ont rien à voir avec les francs d'or de 1360, depuis longtemps disparus de la circulation. La faveur dont a joui ce franc de 16 sous s'explique par les facilités qu'il offrait au receveur du cellier commun : si le muid (96 lots) était acheté 10 francs (1920 deniers), cela mettait le lot à 20 deniers et il suffisait de fixer le prix de vente à 22 ou 24 d pour assurer le bénéfice. Quant aux tonneaux, ils étaient souvent achetés en écus de 24 s : autre monnaie de compte, car il est évident que l'écu d'or a vu sa valeur augmenter avec les dévaluations du gros bourguignon. Ce trafic énorme -il y avait des achats de 500 écus- devait certainement se régler avec des pièces d'or, mais celles-ci apparaissent bien rarement : par exemple en 1484-1485 un écu d'or de 37 s pour le vin du marché et 2 écus d'or de 75 s en courtoisie aux marchands, plus, ici et là, des pertes sur les pièces d'or. Cela confirme les soupçons mais ne précise par le savoir. Reste que le receveur du cellier, qui vendait son vin au lot, pour quelques deniers, devait trouver quelque part tant de pièces d'or pour solder ses achats.
8Une très large enquête menée dans les comptes de la ville de Lille, à la recherche des pots-de-vin, de 1467 à 15016 conduit aux mêmes conclusions : les courtoisies étaient souvent énormes, 1 000, 2 000, 3 000 écus, donc a priori présentées en pièces jaunes, par commodité et pour l'honneur du métal noble, mais elles étaient comptabilisées en écus de 48 gros, en francs de 32 gros, en florins de 40 gros dont les valeurs restèrent fixes pendant un tiers du siècle, malgré l'inflation, et qui étaient donc des monnaies de compte. Seules certaines mentions indiscutables de mailles ou de florins du Rhin de 42 s (1467-1469), de nobles de 104 s (1469), de mailles d'Utrecht de 40 s (1471), puis de 50 s (1480), de mailles ou oboles à la croix Saint-André de 46 à 48 s (1484-1494), de florins à la croix Saint-André de 50 s (1491), de ridres et de saluts (1494) offerts à divers personnages, depuis le Duc lui-même ou son chancelier jusqu'à d'humbles domestiques de l'hôtel ducal, montrent que les pièces d'or étaient le nerf de la politique urbaine.
9L'autre remarque de méthode consiste à rappeler une évidence : primo une somme est due, d'où un libellé en livres, sous et deniers, parfois en pièces d'or ou d'argent, secundo cette somme est payée, mais on ne sait avec quelles pièces, tertio cette somme est comptabilisée, dans la monnaie du compte, sans référence aux stades précédents. Et c'est ce dernier stade seul que l'historien atteint. C'est pourquoi, même s'il soupçonne à bon droit une immense circulation d'or, il a tant de mal à l'établir. D'où l'intérêt de certains textes exceptionnels.
10On sait qu'en 1360 la rançon de Jean le Bon fut fixée à 3 millions d'écus d'or. Les Artésiens furent assis et cotisés en écus vieux Philippus ou en royaux7 et ils payèrent comme ils purent, en pièces d'or variées, peut-être même au poids. C'est ainsi qu'en 1361, pour sa part, 3 000 royaux de 70 au marc, Saint-Omer versa 42 marcs 6 onces et 17 estrelins, ce qui est le poids exact8. Comment la ville s'était-elle procuée tout cet or ? Les documents lillois le disent clairement : Lille, elle aussi, devait 3 000 royaux par an pour la rançon du roi Jean, 3 000 royaux de 25 gros pour lesquels elle versait parfois au receveur des francs du roi de 28 gros, lesquels francs elle achetait à un changeur lillois au prix de 28 gros 3 vieilles mittes, 28 gros 8 mittes etc. contre des moutons du roi de 31 gros 4 estrelins, 33 gros, 34 gros, etc.9 La chose est donc claire : de ses sujets lillois, la ville avait reçu moult moutons d'or et il y avait dans les coffres des changeurs lillois des francs d'or par milliers. Or on sait que les fonds des changeurs provenaient essentiellement des dépôts et consignations des particuliers. Ainsi, l'or de la rançon fut bien tiré des coffres ou des bas de laine de ses sujets, ceux des villes, on vient de le voir, ceux des campagnes, cela est vraisemblable : l'or bourgeois, l'or paysan...
11L'or bourgeois, on le saisit d'abord à l'état d'épargne, dans les inventaires après décès.
12On a retrouvé dans la reliure de certains registres audomarois des fragments du livre où les Souverains Avoués des Orphelins de la Ville de Saint-Omer tenaient les comptes des biens confiés à leur tutelle : maisons, argenterie, créances, livres sous et deniers, et pièces d'or. Sur 10 orphelins ainsi connus, six avaient des pièces d'or, respectivement 3, 4, 5, 209, 303, 921 : des anges de divers coins, des chaises, des couronnes, des doubles, des écus, des lions, des mailles de Florence, des masses, des parisis, des pavillons,10. Une partie de cet or était, comme partout, mise à intérêt (à mannaie) auprès de la ville11 ou des particuliers. Il n'était pas immobilisé dans la huche des orphelins, il rentrait dans la circulation.
13Deux inventaires douaisiens de 1359 et 1367 ruissellent littéralement d'or. Dans celui de demoiselle Ysabel Malet, la comptabilité est tenue en florins d'or à l'écu Joannes de 20 gros, en moutons du roi de 30 gros et en royaux de 24 gros ; Quant à l'inventaire des espèces, il révèle la présence de 143 pièces d'or fin plus ou moins usagées, agneaux, anges, doubles, écus, florins à la cayère, à la couronne, au lion, au mouton, mailles, parisis, royaux de divers poids et de diverses dates, pour un poids total de 2 marcs 6 onces et 2 estrelins évalué au prix du marc en moutons, puis en écus et de 27 pièces ayant cours, écus Philippus, écus Jean, écus de Flandre, écus vieux, florins Georges, moutons Jean et royaux évalués à leur valeur légale12. Dans l'inventaire d'Alléaume d'Auberchicourt, cirier, ou plutôt épicier, inventaire lui aussi tenu en écus, lions et moutons, on trouve, rien qu'à l'inventaire des espèces, 145 pièces d'or, le plus souvent appelées florins, qui sont en fait des fleurs de lys, des francs de Flandre ou de Hainaut, des lions simples ou doubles, des mailles de Cambrai, des moutons vieux, des demi-moutons, des moutons à l'aigle malinois, des sexequins, des florins d'or joiel des Sarrasins et des florins vieux à un compas à la croix13.
14Même constatation dans les inventaires après décès des chanoines de Saint-Omer : l'inventaire des espèces va de 22 pièces (11 coins différents) pour un pauvre curé à 1754 pièces (22 coins différents) pour un riche chanoine. Or ces gens-là vivaient de revenus fonciers. D'où leur venait tout cet or, sinon des campagnes14 ?
15On avait donc beaucoup d'or au niveau de la "bourgeoisie" et c'est tout naturellement qu'on le voit apparaître dans les ventes de maisons15 ou dans les achats de rentes viagères sur les villes16. Ainsi, en 1351, d'une rente de 40 1 au denier 8, donc achetée pour 320 1, payée avec 426 2/3 écus de 15 sous, lesquels écus furent alloués pour 21 s 8 d, d'où une recette de 462 1 4 s 6 d, et non de 320 117. D'autres rentes étaient libellées en pièces d'or, d'où, par exemple, dans le compte lillois de 1448, d'interminables listes de rentes en nobles (de 72, 80 et 84 s), en francs (de 33 s, 37 s 6 d, 40 s), en couronnes (de 40 s et 40 s 6 d), en heaumes (de 40 s), en écus (de 40 s)18.
16Devant de telles évidences, on n'envisagera que par acquit de conscience la place des pièces d'or dans le commerce. Pans le commerce international ? C'est admis par tous, encore que, comme on a vu, les comptes du cellier capitulaire de Saint-Omer en dissimulent parfaitement l'emploi. Dans le commerce régional ? Certes ! Et d'abord dans le commerce du bois : un exemple entre des centaines, celui, en 1359, d'une coupe de 187 mesures (66 ha) pour 6 512 écus de Jean payables en 12 termes de 542 écus 2/319 ; d'autres coupes étaient vendues pour des oboles d'or. Par son ampleur, ce commerce valait bien le "grand commerce" cher aux historiens du moyen-âge. Mais voici mieux : en 1445, le bailli de Douai se plaignait que "en toutes les marchandises, tant de bled comme d'autres... nulles monnoies n'ont cours, sy non les escus dessusdiz (de France), pour 4 solz de gros (48 gros) pièce, autant les bons que les mauvais, qui est excessif pris..."20. Des écus d'or dans le commerce du blé ! Or à Douai, qui était un gros marché au blé, les acheteurs, surtout des marchands flamands, achetaient le grain aux producteurs locaux, aux paysans. Et voilà l'or dans les mains terreuses des paysans ! Il faut donc descendre résolument jusqu'aux derniers échelons de l'échelle sociale, à la recherche de l'or.
17D'une étude des comptes du receveur de Saint-Omer de 1355 à 136521, il ressort d'abord que les comptes étaient tenus en écus Jean et en gros de Flandre, dans un rapport qui, à partir de 1358, fut officiellement fixé à 20 gros pour un écu. Cela n'étonnera personne, mais suppose tout de même une présence massive des écus d'or dans la vie locale. Naturellement les rentes, les gages, les fiefs, les aumônes étaient libellés en livres, sous et deniers pour le payement desquels la Chambre des Comptes (de Paris) fixait à chaque terme le rapport de change avec les pièces réelles (écus et gros). Mais tout le reste était le plus souvent comptabilisé en écus, moutons et royaux de valeurs diverses.
18On voit ainsi, au chapitre des exploits, la pièce jaune utilisée pour payement des droits sur les essaims d'abeilles ou pour l'achat de blés sur pied, donc par des paysans, et pour le payement des amendes, compositions et rappels de ban, par des artisans, des crieurs de vin, des porteurs au sac, des valets, des servantes, donc par de toutes petites gens. Mais pourquoi s'en étonner ? Un écu de 20 gros ne représentait guère plus qu'une semaine de salaire ?
19Au chapitre des "mises en baillie" on voit les écus alloués à des gens de loi pour des procédures, à des clercs pour des écritures, surtout à d'innombrables messagers et parfois on indique la valeur de ces écus, 17 s 6d, 19 s, 22 s 6d, ce qui prouve qu'il ne s'agissait pas d'une monnaie de compte exprimant un salaire à tant de sous par jour, mais bien d'une allocation forfaitaire : un écu d'or pour tel voyage.
20Au chapitre des "ouvrages" on trouve réglés en or aussi bien de gros marchés comme, à la Toussaint 1363, 160 royaux à un charpentier, pour des travaux au château, sur lesquels on lui fit l'avance de 100 royaux et de 20 francs, ce qui laissait à régler 44 écus, que de petits payements à des priseurs, à des charretiers, à des scieurs de long, à des manouvriers ; ainsi, à la Toussaint 1364 trois pionniers reçurent chacun 3 écus pour 12 jours de travail à 5 gros le jour. On aurait pu aussi bien écrire 60 gros, ou 3 livres ; si on a écrit 3 écus, c'est parce qu'on les avait payés en or. D'ailleurs, à ce moment le receveur totalisait recettes et dépenses en deux sommes distinctes, d'une part les livres, sous et deniers qu'il convertissait ensuite en écus, de l'autre, les "escus sans pris", les écus réels.
21A la même époque, on tirerait des comptes de la ville de Lille une avalanche de mentions péremptoires, du genre de 81 écus d'or pour un drap, 74 écus de 16 s 4 d -lesquels écus coûtèrent 17 s 2 d pièce- aux sergents du château, 48 oboles d'or pour l'achat de 26 arcs, 20 écus d'or aux flagellants, 6 écus d'or pour du poisson, 6 florences d'or en courtoisie au Roi des Ribauds, 1 écu d'or à un voisinage pour paver une rue, 1 maille d'or en courtoisie au portier du château, une autre en denier à Dieu pour un marché avec un plombier et des quantités d'oboles d'or à des messagers. Bref, cadeau ou salaire, les pièces jaunes atteignaient les plus petites gens.
22Les paysans aussi ? Bien sûr ! On a vu que vers 1350, ils payaient en écus Jean amendes, essaims d'abeilles et blé sur pied et que, vers 1450, ils vendaient leurs blé pour des écus de France. Il faut cependant tenter de pénétrer plus avant dans les profondeurs des campagnes.
23En 1449, la Chambre des Comptes de Lille procéda à une "enquête fiscale" dans 156 localités de la Flandre Wallonne en vue de récoler l'assiette de l'aide22. On était en pleine stabilité bourguignonne et tout le monde comptait en livres, sans éprouver, comme un siècle plus tôt, le besoin de se raccrocher à l'or. L'enquête cite cependant six pièces d'or. Le franc, qui sert souvent à estimer la valeur des terres, n'est évidemment qu'un franc de compte de 32 gros, sans aucun rapport réel avec la pièce frappée en 1360 et depuis longtemps disparue de la circulation. Même remarque pour le particulier de Néchin dont ses voisins disent qu'il possède bien mille florins en héritages et en rentes : ce sont là des florins Philippus, ou ridres, pris pour leur valeur de compte de 48 gros. On se rapproche du doux son de la pièce trébuchante avec les 4 couronnes de rente viagère que possèdent Jean et Pierre Le Prévost, de Roubaix. Et il n'est pas douteux que les exactions qui affligeaient les paysans se traduisaient par une ponction dans leurs bas de laine pleins d'écus et de saluts. A Pont-à-Vendin, ils avaient dû donner 26 écus pour la chevalerie de leur seigneur et à Lécluse un seigneur tyrannique leur avait extorqué 1 400 saluts. Ce sont aussi des saluts, ou parfois des ridres, que les gens d'armes logés "aux champs" avaient prélevé à Bachy, à Gondecourt, à Fournes-en-Weppes, à Flines, à Provin, à Raches, à Wasquehal, et, encore à Fournes, un procès perdu leur avait coûté cent saluts. Or le salut était une pièce frappée par le roi en 1421-1423, 38 ans plus tôt, mais qu'on avait beaucoup thésaurisée ; du moins se retrouve-t-elle dans les trésors du xve siècle23. En 1449, 63 villages de la Flandre Wallonne se plaignirent des logis, compositions, appatissements et gardes (sauvegardes payées aux capitaines). 56 estimèrent le dégât en livres, sans dire comment ils avaient payé, 6 l'estimèrent en saluts, 1 en ridres, parce que c'était ainsi qu'on appaisait les gens d'armes. Les paysans avaient donc de l'or dans leurs caches, au moins les gros paysans, les laboureurs, mais les autres ?
24L'admirable série des comptes de l'Hôpital Saint-Sauveur de Lille24 permet de savoir que même les domestiques de ferme touchaient des pièces d'or. En effet, le principal intérêt de ces comptes consiste dans ce qu'il nous révèle de l'exploitation des fermes de l'hôpital. Chaque année, il y avait un chapitre pour le "loyer des maisnies", à la Toussaint et à la Saint-Christophe. Les salaires étaient exprimés en livres ou, dans les périodes d'instabilité monétaire, vers 1350 par exemple, en écus ou en oboles d'or : premier indice. Mais il y a mieux : au verso de certains rouleaux de parchemin anciens, inutiles, le gestionnaire -le plus souvent la maîtresse de l'hôpital- a écrit, d'une grosse plume maladroite, les accomp-tes versés aux domestiques sur leurs salaires. Voilà, enfin, la trace des payements réels ! D'où dès 1346, des mentions comme "Jakemars Budelare -c'était un varlet de kierrue- 70 s, eut une caire (une kaière, c'est-à-dire une chaise d'or) de 26 s et un lions de 25 s". Même le berger recevait des oboles d'or25.
25Que faisaient de cet or les paysans ? Beaucoup, à commencer par les domestiques, qui étaient logés, blanchis, chauffés et nourris, devaient le thésauriser en attendant de pouvoir acheter de la terre. Alors, or immobile ? Point tant qu'on le croit, car fonctionnaient de puissants facteurs de déthésaurisation, fiscalité d'Etat, fiscalité seigneuriale et, surtout, parafiscalité des gens d'arme. La fiscalité princière, qui était sans doute la moins lourde de toutes, s'exprimait en nobles, en couronnes, en écus, en heaumes, en saluts26 et c'était sans doute dans ces espèces qu'elle était perçue. En 1413, les 10 000 foyers de la Flandre Wallonne durent payer 4 289 couronnes ; certains villages furent cotisé à 96 couronnes.
26Bref, l'or était dans toutes les mains, si bien qu'il ne faut pas s'étonner de lire, à la fin du tarif du travers de Lens27 : "et si une dame de nopces passe la couronne sur le chief, elle doit laissier ledite couronne si elle ne le rachepte pour une couronne d'or". Point de droit de cuissage, certes, au moyen-âge, mais des péages sur les mariées.
27Les conclusions de cette étude rapide sont simples : au xive et xve siècles, l'or est présent partout, dans toutes les mains. Encore faut-il soigneusement distinguer, dans les textes, les trois niveaux de cette présence. Primo, certaines pièces, les francs, les écus, les florins, ont connu une longue survie en tant que monnaie de compte, sans autre rapport que verbal ou nostalgique avec des pièces sonnantes et trébuchantes ; au xve siècle, le franc de 32 gros n'a plus aucun lien avec une pièce jaune. Secundo, au milieu du xive siècle, les dévaluations en rafale de la monnaie blanche du roi ont appelé, comme remède, le recours, dans les comptes mais aussi dans les payements, à l'écu Joannes et à son sous-multiples le gros de Flandre. A cette époque, l'écu étant à la fois monnaie de compte et monnaie réelle, on doit toujours se demander si une mention comptable de un écu se réfère à un payement cash de un écu d'or ; il ne fait cependant pas de doute qu'un tel système aurait été illusoire sans une présence massive d'écus Jean dans les circuits économiques. Tertio, à toutes les époques on découvre des payements en pièces jaunes à tous les niveaux socio-économiques, depuis les milliers d'écus maniés par les grands seigneurs, les receveurs et les marchands, jusqu'à l'écu que percevait un messager pour sa peine ou un terrassier pour sa semaine. Ces règlements en or, la plupart du temps on ne peut que les soupçonner derrière la façade neutre des livres, des sous et des deniers. Il a fallu l'instabilité monétaire du deuxième tiers du xive siècle pour que, dans les comptes, apparussent massivement écus, francs, moutons, royaux et tutti quanti. Mais, il n'y a aucune raison de penser qu'une fois calmée la tourmente monétaire on ait cessé de se servir de la pièce jaune.
28Resterait à résoudre un dernier problème : puisque les salaires étaient fixés en sous ou en gros, donc en pièces d'argent, les salariés, qui certes pouvaient toucher des pièces d'or, en ont-ils reçu autant pour leur peine de 1300 à 1500 ? Les historiens n'ayant pas, semble-t-il, calculé la valeur en or des salaires, on se bornera ici à quelques suggestions.
29A long terme, il ne semble pas que les salaires-or aient baissé par rapport aux salaires-argent. Certes, l'unité de compte a été sérieusement dévaluée, mais pas plus en métal jaune qu'en métal blanc. On sait que, de 1349 à 1474, le sou flamand a vu sa valeur en or passer de 0,199 g à 0,0568 (perte 71745 %) et sa teneur en argent de 2,16 g à 0,626 (perte 71,01 %)28 et que, dans le même temps le sou tournois passa en argent de 3,907 à 1,119 g (perte 71,36 %) et en or de 0,281 g à 0,102 (perte 63,70 %)29. Les dévaluations avaient donc amputé le sou, français ou flamand, des 2/3 ou des 3/4 de sa valeur métallique. Mais les salaires quotidiens avaient connu une telle hausse, surtout de 1300 à 1375, que les salariés ne semblent pas y avoir beaucoup perdu. En tout cas, ils n'avaient pas perdu sur l'or plus que sur l'argent, ils n'étaient pas "floués" parce que leurs salaires étaient fixés en sous, en gros, en pièces blanches.
30Dans le court terme, c'est encore plus éloquent. Au milieu du xive siècle, comme on sait, la monnaie du roi se dévalua vertigineusement, passant du pied 12 jusque, par moments, au pied 500. On pourrait donc penser que pour un salaire qui ne semble pas avoir réagi le salarié avait reçu 40 fois moins de métal. Il n'en a rien été car la Chambre des Comptes imposait une monnaie de compte où, par exemple, le gros de Flandre valait 12 deniers parisis et l'écu 20 gros, 20 sous. Par conséquent un salaire de 4 sous par jour représentait toujours 4 gros de Flandre, un salaire d'une semaine représentait toujours 1 écu, même aux pires moments.
31Il semble donc vain de chercher par ici un phénomène comme celui qu'évoquent les historiens d'une Italie où des salaires fixés en argent ont représenté une valeur fondante en florins ou en ducats.
Notes de bas de page
1 Edité sous ce titre par B. DELMAIRE (Académie Royale de Belgique, Commission Royale d'Histoire, 1977)
2 Ibid., § 1755, 3086, 4105 ; § 1744, 3075, 4088 ; § 165, 1929, 3211.
3 Ibid., § 1758, 1759, 1792, 3095-3097.
4 Edité sous ce titre par A. RICHEBE (A. Comité flamand de France, t. 21, 1893, p. 393-484).
5 Arch. Comm. Saint-Omer, 2G 1154 sqq.
6 Arch. Comm. Lille 16206 sqq.
7 Arch. Comm. Saint-Omer, B 53.49.
8 Ibid., B 55.1 : quittance du 10.4.1361.
9 La Fons-Mélicocq, "Documents pour servir à l'histoire des monnaies" (R. Numismatique belge, 4 série, t. 2, 1864, p. 457-469), sans références. Les textes cités sont difficiles à repérer dans les comptes de la ville ; voir cependant Arch. Comm. Lille, 16075, f° 29 v°.
10 J. de Pas, "La tutelle des orphelins à Saint-Omer au xive siècle. Fragments d'un registre des orphelins (de 1343 à 1356)" (B. Soc. Antiquaires Morinie, t. !5, 1929-1937, p. 339-374).
11 Mentions quasi annuelles dans les comptes de la ville de Lille ; par exemple en 1360-1361 (16078, f° 40 v°).
12 Arc. Comm. Douai, FF 1062/1, layette 131 ; prochainement publié par J.P. DEREGNAUCOURT (R. Nord 1982).
13 Ibid., FF 1062/2, layette 131 ; prochainement publié par J.P. DEREGNAUCOURT (B. Comm. royale Histoire, 1982).
14 Arch. Comm. Saint-Omer, 2G 472 sqq.
15 Ibid., B 278 sqq : environ 7 000 chirographes ou werps, essentiellement des années 1365-1390.
16 Voir les mémoires de maîtrise lillois de M. AUBRY, Les rentes à vie et les rentiers lillois au xive siècle,
(1975), M. DESSAUVAGE, Les rentiers lillois au xve siècle 1404-1419, (1974) et M. J. DUFOUR, Les rentes à vie constituées sur la ville de Saint-Omer au xve siècle, (1969).
17 Arch. Comm. Lille, 16055, f° 8.
18 Ibid., 16189, f° 23 sqq.
19 Arch. Dép. Nord, B 15767 : compte du receveur de Saint- Omer pour la Toussaint 1359.
20 Ibid., B 17665.
21 Ibid., B 15754-15783.
22 Ibid., B 3760 ; formera le t. 42 du B. Comm. hist. Dép. Nord.
23 P. SPUFFORD, Monetary problems and policies in the Burgundian Netherlands 1433-1496, 1970, p. 57-73.
24 Arch. Hosp. Lille, VI E.7 sqq ; en dépôt aux Arch. Dép. Nord.
25 Ibid., VI E. 7 5a, VI E.7 11, VI E.7 13.
26 Arch. Dép. Nord, B 4324 sqq (comptes du receveur de Lille voir les années 1391, 1392, 1393, 1397, 1398, 1401,1413) et B 17644, 17659, 17661 (correspondance de la Chambre des comptes).
27 Ibid., B 219, f° 152 v°.
28 C. VERLINDEN, Dokumanten voor de Geschiedenis van Prijzen en lonen in Vlaanderen en Brabant, Deel II (XIVe-XIX° eeuw) (Travaux Univ. Gand, n° 136, 1965), p. XXXVII. Cependant vers 1300-1337 le gros flamand environ 4 g d'argent ; sa dévaluation de 1337 à 1475 fut donc double de celle du sou parisis. C'est pourquoi au XVe siècle le rapport des deux monnaies était d'environ de un à deux. En particulier le sou d'Artois valait 2 gros de Flandre, la livre d'Artois 40 gros. Voir H. VAN WERVEKE, De Gentsche Stadsfinanciën in de Middeleeuwen (M. Acad. Royale Belgique, t. 34, 1934), p. 138 sqq.
29 E. FOURNIAL, Histoire monétaire de l'occident médiéval, 1970.
Auteur
Université de Lille-III
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003