Fascination de l'or à Byzance d'après le chroniqueur Robert de Clari
p. 89-110
Texte intégral
1Avant de suivre Robert de Clari dans sa découverte de l'or de Constantinople (1), il parait utile de s'attacher à l'examen succint de sa personnalité, sur le plan social et psychologique.
2Certes ses réactions devant l'or byzantin nous permettront de cerner plus justement cette personnalité, mais un examen préalable de l'homme s'impose.
3Robert de Clari, homme de l'Amiénois, fait partie, il le dit expressément, des "povres" chevaliers qui suivirent Pierre d'Amiens "le preux, le beau chevalier, le vaillant" (2) à la quatrième Croisade, croisade de Seigneurs, on le sait, plus que de souverains. Clari est, rappelons-le, Cléry-les-Pernois, dans l'arrondissement de Doullens (3) ; son fief, qui dépendait de l'évêché d'Amiens, n'avait que six hectares quarante cinq ares de superficie. Son père Gilles de Clari le produit comme témoin dans des chartes dès la fin du xiieme siècle, on peut donc supposer, qu'à son départ de France, il a une trentaine d'années, et donc, lors de la prise de Byzance, trente deux à trente trois ans. On ignore la composition de la famille qui vivait sur ce fief de six hectares ; les deux fils qui partirent, Robert, le chevalier, Aleaume, le clerc, étaient-ils les seuls ? Sans doute non, ce qui expliquerait leur départ : pourquoi ne pas suivre son seigneur à la Croisade, quand on est fils cadets, pauvres et pleins de force, pieux de surcroît ? L'expédition ne fut dans la vie de Clari qu'un épisode ; contrairement à tant de croisés qui se fixèrent à Bysance ou autour de la ville, il regagna l'Amiénois vers avril 1205 (4), peu après la mort du comte de Saint Pol ; il écrira ses souvenirs, tout à fait conformes à la vérité telle qu'il la percevait (il y insiste, c'est aux yeux de ce modeste leur seul mérite) soit à Cléry, soit peut-être au cours de séjours à l'abbaye de Corbie, où se trouvaient des clercs, car Robert a dicté son récit (5). Il est mort après 1216, puisqu'il raconte encore des faits qui ont eu lieu à cette date.
4Dans le couple fraternel formé par Aleaume et Robert, curieusement, c'est Aléaume le clerc qui est le héros/et Robert le chevalier qui sera l'écrivain : de cette attitude mesurée de Robert, lui-même en fournit une preuve quasi amusante, malgré les circonstances s lors de la seconde attaque de Constantinople (12-13 avril 1204) après la prise de deux tours par les Croisés, l'action néanmoins piétine ; c'est alors que Pierre d'Amiens fait percer une poterne, maçonnée de frais au bas des murailles ; le "pertuis" réalisé, on aperçoit de l'autre côté tant de Grecs "qu'il semblait que la moitié du monde fût là" Qui va passer le premier par le trou ? Aleaume de Clari bondit en avant et dit qu'il entrera (6) ; mais le chevalier Robert, son frère, le lui interdit ; le clerc affirme qu'il entrera, et s'engage dans le trou "des pieds et des mains". Robert cependant le retenait par un pied et le tirait vers lui, mais Aleaume se dégagea furieusement et arriva, lui tout seul, sur le sol de Constantinople, devant une multitude de combattants grecs ; Aleaume tira son couteau et leur courut sus "et "il fuyaient devant lui comme des bêtes" (7). Pierre d'Amiens entra ensuite par le trou avec dix chevaliers et soixante sergents ; et voilà comment Constantinople fut prise, (du moins ainsi que Robert de Clari voit directement les faits), grâce à l'exploit de son frère digne d'un récit épique ; mais, dira modestement Robert en conclusion de sa chronique, il ne sait pas conter "bellement" (8) ; Il conte donc simplement ; mais, il y insiste et c'est à ses propres yeux son grand mérite, selon la vérité.
5Constantinople prise, Robert va pénétrer dans la ville, et comme beaucoup de ses compagnons, la visiter : la ville a souffert au cours des deux assauts successifs ; les 16 et 17 juillet 1203, les "pélerins" ont mis le feu et fait brûler une superficie" de la grandeur de la cité d'Arras" (9) ; mais il reste encore bien des splendeurs que Robert va contempler avec un grand intérêt, car il est curieux, et bientôt avec une stupéfaction, qui prouve que, s'il avait imaginé les trésors de Constantinople, la réalité, on peut le dire, dépasse pour lui le rêve.
6Son réçit est fait de ses souvenirs, il comporte donc des lacunes ; Robert mentionne ce que sa mémoire lui présente comme primordial ; et il décrit édifices et monuments aves son vocabulaire qui est simple ; il narre avec ses moyens ; Et sa culture est médiocre, quoiqu'il connaisse la légende de Troie et la vie d'Alexandre (10). Néanmoins son réçit est un document social irremplaçable. Nous le suivrons dans ses visites de l'intérieur des édifices, et dans ses promenades dans les rues, places publiques, portes de la cité ; et nous pourrons analyser ses réactions devant "le grand trésor", c'est à dire le butin, et le partage du butin. Pour lui, le butin, c'est essentiellement l'or ; l'argent et le bronze, il le fait sentir, ne sont rien en comparaison ; dans Constantinople il voit l'or partout, et peut-on dire, exclusivement. Le mot or est prononcé dans 17 chapitres (II), où le thème de l'or sert de base au développement.
7Robert visitera d'abord les Palais impériaux : le Palais Sacré qu'il appelle improprement le palais de Bouche de Lion, puis le Palais des Blachernes, palais neuf, habité seulement depuis une centaine d'années par les Commène. Il doit y être guidé par un serviteur du marquis Boniface de Montferrat avec qui il se serait lié d'amitié -comme le conjecture Albert Pauphilet-(I2) sinon un "povre" chevalier y aurait difficilement pénétré. Le Marquis s'était fait remettre alors la possession du Palais Sacré ; mais la visite de Robert a dû être discrète, rapide, faite en fraude en quelque sorte ; Robert parcourt au moins cinq cent salles, en enfilade, dont toutes les parois sont couvertes de mosaïques d'or, dit-il. "Chinc chens mansions, qui toutes tenoient l'une a l'autre et estoient totes faites a ore musike"(13). Il retire la même impression d'éblouissement de son parcours au Palais des Blaquernes "Si i avoit bien deus chens mens ions, ou trois chens, qui toutes tenoient ensement l'une a l'autre et estoient toutes faites a ore musike". Mais il mentionne en plus la présence du trésor impérial : "En chel palais de Blakerne trova on molt grant trésor et molt rike, que on i trova les rikes corones qui avoient esté as empereurs qui par devant i furent, et les riques joiaus d'or, et les rikes dras de soie a or, et les rikes robes emperiaus, et les riques pierres précieuses, et tant d'autres riqueches que on ne saroit mie nombrer le grant trésor d'or, et d'argent que on trova es palais et en molt de lieus ailleurs en le chité." (14)
8Certes la description des palais impériaux, en comparaison des fabuleuses richesses et objets d'art qu'ils contenaient, peut sembler bien insuffisante ; mais d'abord, on doit remarquer que Robert a jugé utile de l'entreprendre, ainsi que celle de la ville tout entière, ce que ne fait pas par exemple Ville hardouin, et de l' entreprendre dans un certain ordre, comme le remarque A. Pauphilet ;(15) intérieur des édifices, églises, monuments en plein air. La continuité des appartements correspond à la réalité, ainsi que l'abondance des murs à fond d'or ; le Justinianos, partie du palais construite en 694 par Justinien II présentait "des murs qui resplendissaient de mosaïques à fond d'or" (16) (Ebersolt) ajoutées par l'empereur Théophile, qui au 9ème siècle, embellit grandement les Palais ; il avait aussi fait décorer la galerie du Lausiacos de mosaïques d'or. Le Justinianos était situé entre la galerie de Marcien et le Chrysotriclinos "salle d'apparat somptueuse" où se trouvait le trône de l'empereur (17).Elle communiquait avec le Triconque et le Palais de Daphné (18) ; mêmes mosaïques à fond d'or plus loin au Kenourgion de Basile Ier, au Consistoire, à la Chalcé ; certes Robert omet de mentionner les autres mosaïques et les objets précieux du Boukoleon ; mais outre que le Palais devait être déjà dégarni (les empereurs depuis 100 ans vivaient aux Blaquernes) l'or seul qui constitue le support des mosaïques le fascine ; pris dans le tournoiement ininterrompu de ces murs d'or, il est peut-être incapable de rien voir d'autre et surtout de rien noter d'autre de mémoire, cinq ans ou peut être dix ans plus tard. On sait que sur plusieurs couches de plâtre lissé, les Bysantins appliquaient sur le mur une pellicule d'or véritable qu'ils recouvraient ensuite de petits cubes de pâte translucide : ainsi obtenaient-ils les fameux fonds d'or de leurs mosaïques ; à travers la couche transparente du verre/l'or devenait plus scintillant, et les critiques ont signalé l'effet quasi hypnotique de ces parois prolongées indéfiniment (pendant 500 ou 300 salles) sur le visiteur, le marcheur. Comme le dit Otto Demus (19) "La lumière captée dans les fonds d'or confère une mystérieuse mobilité aux figures apparemment immobiles. Les accents lumineux se déplacent constamment avec le mouvement du spectateur et avec la course du soleil... Les descriptions des contemporains ne cessent de parler du "mouvement tourbillonnant" que créent ces scintillements incessants. Parlant de la Néa de Basile Ier, le patriarche Photios écrit :"les mouvements circulaires dans tous les sens font éprouver au spectateur une sorte de vertige" (20). C'est ce qu'a dû éprouver Robert, malhabile à exprimer des sensations subtiles. Au Palais des Blaquernes il admire de plus des objets d'or : couronnes impériales, bijoux d'or, tissus aux broderies de fils d'or ou même structurés de fils d'or ; L'empereur Théophile "avait rassemblé dans une grande armoire d'or, le Pentapyrgion, les insignes impériaux et les joyaux de la couronne, il avait fait renouveler la garde robe impériale... Les robes tissées d'or ou brodées d'or que revêtaient dans les processions solennelles les hauts dignitaires de la cour" (21) C'est "ce grand trésor d'or et d'argent" réuni probablement par les hauts barons en vue de le constitution du butin que contemple Clari, trésor qui fut presque totalement pillé par ses honnêtes gardiens avant le partage. Le trésor est considérable et Clari en est à la fois déconcerté et satisfait ! il est mieux que l'or à Byzance se trouve partout, qu'on ne puisse pas l'évaluer : il use fréquemment de la formule : "on ne saroit mie nombrer" Au chapitre LXXXI, il s'abandonne à un développement lyrique devant le trésor rassemblé dans une abbaye de la ville "Et lorsque le butin se trouve là rassemblé, (il était si considérable, il y avait tellement de riche vaisselle d'or et d'argent, d'étoffes tissées d'or, tellement de bijoux somptueux que c'était une pure merveille que le trésor rassemblé là) jamais depuis la création du monde, un trésor aussi considérable, aussi raffiné, aussi somptueux ne fut vu ou conquis, ni au temps d'Alexandre, ni au temps de Charlemagne, ni avant eux, ni après eux ; et je ne crois pas, à mon avis, que dans les quarante plus riches villes du monde on aurait trouvé autant de richesses qu'on en trouva dans la ville. "(22) L'or de Byzance déjoue en vérité les comparaisons et les calculs chiffrés ; en même temps il déchaîne la convoitise, celle, inavouée, du chevalier campagnard Robert de Clari, mais surtout celle des grands barons. "Ceux là mêmes qui devaient garder le trésor s'emparaient des bijoux d'or.. et des étoffes de soie rehaussées d'or..." (23) C'est l'or d'abord qui est pillé, l'argent et les pierres précieuses, aux yeux de Clari comme des pèlerins, ne venant qu'en second ; D'ailleurs Clari emploie toujours l'expression générique "pierres précieuses" et ne détaille pas, alors que les écrivains médiévaux connaissent l' escarboncle, la jagonce, le safre ou safir, le rubi, l' esmeragde ou esmeralde : les seules pierres qu'il cite et qui ne sont pas à proprement parler des "pierres précieuses" sont le porphyre et le jaspe, et le marbre. Parmi les chapelles du Boukoleon, (il y en avait bien trente, dit Clari) il va s'attarder sur celle qu'il nomme la Sainte Chapelle, et qu'il continuera à nommer ainsi dans les actes de donation des croix reliquaires qu'il en rapportera et confiera à l'abbaye de Corbie. Cette chapelle était une véritable mine de reliques : on a discuté sur son identification ; Philippe Lauer affirme qu'il s'agit de l'Oratoire du Sauveur, A. Pauphilet discute cette opinion et s'appuyant sur un texte d'Antoine de Novgorod (24) qui visita Constantinople vers l'an 1200 et fit la liste des "exuviae sacrae" ;il l'identifie comme étant la petite église à triple abside dite de la Vierge du Phare (25), la Téotokos ou Téomètor, située tout près du Phare et derrière le chrysotriclinos. Clari établit une longue liste de reliques prestigieuses (c'est parmi elles qu'il prélèvera celles plus modestes qu'il emmènera à Corbie) mais il s'attache surtout à l'histoire de deux de ces reliques, au chap. 84."Il s'y trouvait deux somptueux réceptacles en or qui étaient suspendus au milieu de la chapelle par deux grosses chaînes d'argent (26). "Mous apprendrons que dans l'un de ces reliquaires se trouvait une toile, dans l'autre une tuile portant l'une et l'autre une double effigie du visage du Christ, un portrait "axeiropoiètè" et Clari narre en détail l'anecdote du bon homme charitable favorisé d' une apparition du Christ, qui laisse sur la ceinture de toile du pieux travailleur l'empreinte de sa face, reproduite ensuite sur une tuile posée par mégarde sur le linge. Peut-être le guide de Clari, soit le serviteur de Boniface, soit un de ces Vénitiens parlant français qui vivaient nombreux à Constantinople lui a-t-il raconté l'aventure miraculeuse du couvreur de toit. L'or, seul, certes, était susceptible de conserver de telles reliques, mais de tous les autres reliquaires qui gardaient des restes tout aussi insignes, Clari ne parle pas. Dans le cas de la tuile et de la toile, l'histoire est contée en détails, et la matière du reliquaire est mentionnée, parce que Clari, ainsi que le note Pauphilet est toujours sensible à l'humain (27), aux réactions et au comportement humains ; sans même qu'il en ait conscience, l'anecdote lui a semblé un document ; et il la développe à propos de ces reliquaires jumeaux en or (Clari les qualifie de "vaissel" peut-être par allusion à leur forme) ; l'or et les reliques en liaison avec l' homme, tels sont les intérêts majeurs de Robert de Clari. Sortant du Boukoleon, Clari aborde Sainte-Sophie ; l'or l'y attend, à l'endroit le plus sacré de l'église, à savoir le maître-autel. Sainte-Sophie, la "Grande Eglise" comme l'appelaient les Byzantins, avait été rebâtis au lendemain de la sédition Nika sur l'ordre et sous la surveillance de Justinien, de 532 à 537 ; l'empereur avait voulu "que la nouvelle église fut rebâtie avec une magnificence inouie" (28) (C. Diehl) ; il la dota d' un énorme patrimoine et d'un magnifique trésor, en particulier "d'étoffes tissées de soie et d'or, qui décoraient le sanctuaire et pendaient au baldaquin de l'autel" (C. Diehl) Quand R. de Clari pénètre dans Sainte Sophie, il donne une description rapide de son architecture générale » "une galerie voûtée qui en faisait le tour supportée par une grande colonnade somptueuse" (29), il signale la matière des colonnes, quand il la connaît (jaspe, porphyre) les cent lampadaires, portant "bien chacun vingt cinq lampes ou même davantage" mais il renonce aux descriptions artistiques (sa formule est ; "si beau que nous ne pourrions vous décrire comment il était fait",) (30) pour s'attacher à la matière des objets : cuivre, c'est à dire bronze, argent (les portes (la grand-porte en particulier) les gonds les verrous, le baldaquin de l'autel, les chaînes des lampadaires, tout est en argent massif) ; il fait une estimation chiffrée quand il le peut ! "il n'y avait pas de lampadaire qui ne valût bien deux cents marcs d'argent "mais surtout le maître-autel l'emplit d'une stupeur admirative ! "le maître-autel de l'église était si riche qu'on ne pourrait pas l'évaluer, car la table d'autel était faite d'or et de pierres précieuses écrasées et moulues, le tout fondu en bloc, sur l'ordre d'un riche empereur. Cette table avait bien quatorze pieds de long" (31). Le voilà donc confronté à un magma d'or et de pierres précieuses moulues (réduire en fragments des pierres précieuses lui semble un geste de luxe inoui) un lingot d'or fin de quatre mètres soixante de long. On le devine chancelant. Cet autel d'or a conduit certains critiques à un rapprochement avec la Pala d'or de Saint-Marc, d'origine byzantine d'ailleurs (commandée à Byzance entre 976 et l'an mil), mais la pala est en fait une iconostase, abondamment décorée de figures saintes en émaux de toute grandeur, (du xiième siècle en grande partie), sur fond d'or, séparées par des bandes de pierres précieuses (32). Rien de tel dans la description de R. de Clari : il décrit la matière brute, et celà suffit à son admiration. Et comme il aime le document humain il parle longuement des propriétés merveilleuses "du buhotiau" (33) ou goulot attaché à la porte d'argent de Sainte Sophie, objet probablement inesthétique, mais qui avait la vertu de dégonfler les ventres enflés des malades ; il s'agissait certainement d'une machine pneumatique. Mais l' or à Byzance n'est pas réfugié dans les palais et les églises, il est dans la rue, accessible à tous pour ainsi dire.
9Sortant de Sainte Sophie, Clari se trouve au pied de la colonne et de la statue équestre d'Héraclius "au dire des Grecs" ; selon Ph. Lauer il s'agirait de l' Achilleus représentant Justinien 1er (34). Une colonne de marbre gigantesque, revêtue de bronze, (Clari dit "cuivre") supporte le cavalier de bronze et son cheval s l'intérêt de Clari est attiré par deux détails : d'une part, l'empereur "tendait sa main vers les terres païennes ; et sur lui il y avait une inscription dont le sens était qu'il jurait que jamais les Sarrazins n'obtiendraient trève de lui" (35) d'autre part dans l'autre main il tenait une pomme d'or avec une croix sur la pomme" Clari est friand de ces inscriptions bysantinest certaines ont un caractère prophétique qui rappelle la vertu fatidique des inscriptions arthuriennes ; le commentaire écrit des images est spécifiquement byzantin : ainsi pour les émaux de la Pala d'Oro. Héraclius, admirable soldat, moins ancien que Justinien dans la mémoire, d'une "piété ardente et enthousiaste" eut à lutter contre les Perses, les Avars, les Slaves (36), que Clari désigne sous le nom global de Sarrazins. Enfin il admire un objet en or porté par une statue en plein air : étant donné que la statue était gigantesque, la pomme d'or devait être de belle taille : c'est l'attribut rituel des empereurs byzantins, maîtres du monde et soumettant leur puissance au Christ, qu'ils portent dans la cérémonie du sacre. Un médaillon de marbre daté du xe siècle sculpté sur la façade d'une maison au Campie Do Angaran de Venise représente un empereur byzantin portant dans la main gauche le globe surmonté de la petite croix dont la base est ornée de deux palmettes divergentes. (37)
10Cari continue son périple dans la ville : Il arrive ainsi à l'autre extrémité de Constantinople, à la Porte Gyrolimnè, située à la pointe Nord Ouest de la ville devant le Palais des Blaquernes. Des innombrables portes de la cité, il n'en retiendra que deux ; les deux portes où l'or apparait : "Or avoit ailleurs en la chité une porte que on apeloit le Mantiau d'Or. Seur chele porte, si avoit un pumel d'or qui estoit fais par tel encantement que li Griu disoient que jà tant comme li pumiax i fust, caus de tounoirre ne carroit en le chité : seur chu pumel avoit un image jeté de coivre, qui avoit un mantel d'or afulé, si le tendoit avant seur sen brach, et avoit letres escrites seur lui qui disoient que "tout chil"fait li ymages" qui mainent en Constantinoble un an, doivent avoir mantel d'or aussi comme jou ai." (38) La porte offre donc associés un globe d'or qui semble être une sorte de paratonnère, une statue de bronze portant un manteau d'or, et une inscription, à la fois injonction et remarque ironique, qui dut faire réfléchir Robert de Clari : repartirait-il lui aussi de Constantinople en portant un manteau d'or ? Il semble bien que son viatique de départ fut assez modeste en dehors des reliques dérobées dans l'Église de la Vierge du Phare.-Mais l'affirmation que tout habitant de Constantinople doit obligatoirement devenir riche est symptômatique de la réputation de la ville. Ph. Lauer citant l'éditeur Hopf précise que "la porte de Gyrolimnè était surmontée d'un buste impérial À manteau gemmé qui a pu être doré"(39). Le détail est donc véridique. Mais Clari descendant le long de la muraille de Théodose arrive à l'extrémité Sud-ouest de la ville, au château des Sept Tours, dans lequel s'ouvre la prestigieuse Porte d'Or. Son guide a du lui expliquer que c'était la porte des triomphes impériaux, et Clari imagine la scène, qu'il n'a évidemment pas vue : "Quand l'empereur revenait de guerre après conquête faite, alors le clergé de la cité venait en procession à la rencontre de l'empereur, on ouvrait cette porte, on lui amenait un char en or, qui était fait comme un chariot à quatre roues, qu'on appelait "curre", au milieu de ce char il y avait un siège élevé, sur le siège un trône et autour du trône quatre colonnes qui supportaient un baldaquin qui protégeait le trône, et il semblait qu'il était tout en or. L'empereur prenait place sur ce trône couronne en tête, il entrait par cette porte et on le menait sur ce char au milieu de la joie et des transports jusqu'à son palais."(40) Ces deux développements sous la plume malhabile de R de Clari nous font néanmoins assister à la métamorphose de l'homme en un être irréel, tout en or, qu'il s'agisse du personnage au manteau d'or, ou de l'empereur sur son char et sous son baldaquin en or. A Constantinople l'homme peut devenir pour ainsi dire une créature factice et dorée, symbole du luxe. La coutume de l'entrée par la porte d'Or remonte aux premiers temps de l'empire, antérieure au IVème siècle, ainsi que le prouve l'emploi du mot "curre", mot latin : on sait que le grec ne remplaça définitivement le latin à Constantinople qu'au cours du viième siècle (41) ; la forme du mot, qui semble insolite à Clari, est très normale, et s'était maintenue encore au xiième siècle. Peut-être Clari a-t-il vu ce char, parmi les trésors du Palais sacré... Mais l'or n'est pas seulement réservé aux objets lointains, appartenant au domaine du sacré, de la puissance intangible, il se même aussi à l'action et à la vie des hommes : tel est le cas de l'Icône d'or, icône guerrière, qui participe aux combats. Clari 1' a peut-être vue lui-même au cours de l'affrontement entre Grecs et Croisés : "Murzuphle fit emporter l'Icône avec eux, une image de Notre Dame que les Grecs appelaient ainsi et que les empereurs emportaient avec eux, quand ils marchaient au combat ; ils ont une telle confiance en cette Icône qu'ils croient fermement que nul qui l'emporte au combat ne peut être battu. C'est parce que Murzuphle ne la portait pas selon la justice que, selon notre opinion il fut battu"(42) Plus loin Clari précise : "l'ansconne, qui toute estoit d'or et toute carkie de rikes pierres précieuses, et estoit si bele et si rike que onques si bele ne si rike ne fu veue."(43) Il s'agit d'une image de la Vierge Théotokos l'Invincible, dont le culte était principalement célébré dans l'église des Blachernes ; selon la croyance byzantine, la Vierge participait directement au combat ; Ch. Diehl citant George Pisidès (Bellum Acaricum) rapporte à propos de l'attaque du Khagan des Avars contre Constantinople sous Héraclius : "Partout était présente la Vierge victorieuse... Conservant indemnes ses fidèles et tuant les ennemis par milliers". "Le Patriarche Sergius organisa la défense, faisant porter en procession sur les murailles les images miraculeuses du Christ et de la Vierge... Et cette vue excita chez les barbares tant de crainte qu'ils détournèrent la tête pour ne pas voir l'image terrible de la Théotokos victorieuse : (44) Les Avars furent écrasés sur terre et sur mer, par l'action directe de la Vierge reconnue même par les ennemis. G. Pisidès écrit s "La Théotokos tendait les arcs, lançait les javelots et mêlée aux combattants, elle frappait, blessait, brisant les glaives, submergeant les vaisseaux, et plongeait les équipages au fond de l'abîme." Et le khagan lui même déclarait ! "Je vois une femme richement vêtue qui parcourt très droite les remparts."(45) On retrouva après le départ des Barbares "au faubourg des Blachernes, miraculeusement intacts, le sanctuaire de la Théotokos et la relique vénérable, la robe (maphorion) de la Madone qui apparaissait comme le Palladium de la cité" (46) écrit Ch. Diehl. Cet épisode se déroula au viième siècle, mais on voit que la croyance des Grecs en leur icône miraculeuse était aussi vive au début du xiii° et que leurs ennemis la partageaient, puisque Clari juge utile de justifier par sa perversité la défaite de Murzuphle. A quoi pouvait ressembler cette icône "toute d'or" léguée par la suite à la maison mère de Citeaux, (47) où, semble-t-il, elle a disparu... Pour la matière, on peut la rapprocher de l'icône byzantine -en or rehaussé d'émaux, par relief au repoussé, représentant l'Archange Michel en pied, (48) datant du xème ou xième siècle, gardée au trésor de Saint Marc "Ce n'est pas une peinture sur bois, mais la notion d'icône n'est pas nécessairement liée à cette technique. On connaît des icônes modelées au repoussé sur un métal noble, or ou argent, entourés d'un cadre ; on les attribue aux environs de l'an Mil." (49) L'archange, en empereur guerrier, porte le globe surmonté d'une petite croix de la main gauche, et l'épée de la main droite. Quelle figure attribuer maintenant à la Vierge Invincible ? La cathédrale Saint Marc possède dans la chapelle Zen (50) un bas relief en pierre venant de Constantinople et portant des deux côtés de la tête de la Vierge l'inscription : è ani-ketè. Mais cette Vierge est du type dit "de tendresse" : elle porte l'enfant Jésus appuyé contre son épaule et penche la tête vers lui. Or nous savons que la Théotokos des Blachernes, modèle probable de notre icône, étant présentée de face les mains levées vers le ciel dans l'attitude des Orantes et portait sur la poitrine un grand médaillon représentant le Christ ; (51) Elle était de couleur sombre et telle devait-elle apparaître sur l'Icône... Nous rappelonsque ces Vierges ou Saints défenseurs de leur cité (héritage lointain peut-être des divinités grecques assurant la même protection) constituaient une croyance très répandue dans la civilisation byzantine : ainsi Saint Démètre (Démétrius) à Salonique passait pour intervenir personnellement dans les combats pour défendre sa ville, et ceci encore au début du xiiième siècle. Clari fait sienne cette opinion, et pour justifier la capture de l'Icône par les croisés, il invoque l'usurpation de Murzuphle ; La Vierge a changé de camp, attribuant la victoire au juste véritable. Clari semble bien persuadé de la réalité de l'intervention de la Vierge. (52)
11La capture de l'Icône eut un grand impact psychologique sur les Byzantins, et les Croisés qui s'en rendaient bien compte "firent armer une galère, et ils firent prendre l'icône et la placer en hauteur sur la galère, ainsi que l'étendard, et ils firent naviguer cette galère avec l'icône et l'étendard tout le long des murailles." (53)
12L'or participe à la fois à la puissance et à la notion du sacré pendant la cérémonie du sacre de Baudouin de Flandre, cérémonie à laquelle Clari a du assister de fort près, étant donné la minutie des observations qu' il consigne dans Bon réçit, à une place qu'il dut peut-être à l'amitié de son introducteur lombard. Le couronnement d'après Ebersolt eut lieu dans l'Eglise de la Vierge du Phare. Villebardouin ne nous a laissé aucune description de la cérémonie elle-même, par prudence, suppose Pauphilet, "parce qu'il ne tient pas à mettre en vue les dignités, grandeurs et richesses que les Croisés ont récoltées en faisant au lieu de Croisade la conquête d'un empire chrétien." (54) Le naîf Robert de Clari trouve simplement que ce fut une cérémonie extraordinaire et magnifique et il nous la raconte tout bonnement, comme toujours "sensible aux spectacles humains, liés à l'homme". (55)
13L'or apparait dans plusieurs phases de la cérémonie. On sait que les empereurs inaugurèrent au Vème siècle la cérémonie du sacre "En 450 Marcien pour la première foie reçut la couronne des mains du Patriarche ? et de même en 457 l'empereur Léon, écrit Ch. Diehl (56) "l'usage ducouronnement qui désormais s'établit eut pour effet de marquer de façon plus expressive le caractère divin du pouvoir impérial." Baudouin de Flandre sera couronné par l'ensemble des évêques ("tous les évêques s'avancèrent, ils prirent tous ensemble la couronne, ils la bénirent, et tracèrent sur elle le signe de la croix, et la placèrent sur la tête de l'empereur.") (57) Un autre signe d'investiture consistait à s'asseoir sur le trône de Constantin : "Les barons le ramenèrent dans son palais de Bouche de Lion, et on le fit asseoir sur le trône de Constantin... alors que tous le considérèrent comme l'empereur et tous les Grecs présents l'adoraient comme le Saint Empereur." (58) Mais un détail retient l'attention de Clari : la parure du futur empereur, et spécialement une tunique" à boutons d'or" (59) que Baudouin revêt à même la peau, après avoir passé les chausses vermeilles et les bottes vermeilles, autre signe impérial. "On lui passa une tunique somptueuse qui était tout entière cousue de boutons d'or par devant et par derrière, des épaules jusqu'à la ceinture. "Baudouin amené devant l'autel "resta vêtu de la seule tunique ; la tunique aux boutons d'or fut décousue par devant et par derrière, de sorte qu'il fut tout nu depuis la taille jusqu'en haut, et on lui fit les onctions. Quand il fut oint, on recousut la tunique aux boutons d'or, on le revêtit du "Palle"... e.t.c." (60) Le corps qui a reçu les onctions sacrées est donc en contact avec cette précieuse tunique, et on peut s'interroger sur la nature de ces boutons d'or : il faudrait traduire en précisant : cabochons d'or, ou pastilles, ou paillettes d'or, car il ne s'agit pas d'une ligne simple de boutons d'or à usage de fermeture du vêtement (qui est cousu et décousu) mais d'une surface d'étoffe entièrement recouverte de pastilles d'or. Ainsi apparaît l'empereur Basile II sur la première page du Psautier, (61) commandé par lui, de la Bibliothèque Marcienne à Venise, datant de 1020 environ : certes cet empereur guerrier est plutôt représenté en costume de générait en tout cas sa cuirasse, ou sa tunique, est entièrement recouverte de la taille aux épaules de cabochons d'or. L'or, métal pur, est appliqué sur les huiles saintes. Il apparait aussi dans un autre attribut du sacre : assis sur un trône pendant la messe, Baudouin "tenait dans une main son sceptre et dans l'autre un globe d'or surmonté d'une petite croix."(62) Mous avons déjà signalé le relief byzantin du Campiello Angaran de Venise qui représente ainsi un empereur.
14D'autres détails relevés montrent en Clari un observateur authentique et passionné : par exemple" les aigles du manteau impérial "les aigles qui formaient relief sur l' étoffe étaient faits de pierres précieuses et jetaient tant d'éclat qu'on aurait dit que le manteau était illuminé." (63) On reconnaît le motif des aigles du saire de Saint Germain conservé à Auxerre dans l'église de Saint Eusèbe, offert à la Cathédrale en 859 "issu d'un atelier impérial sans aucun doute à l'époque macédonienne" écrit Henri Stern.(Art Byzantin) (64)
15Enfin l'or en tant que monnaie n'est pas absent de la chronique de Clari : il s'agit des fameux "besants", la monnaie d'or de l'empire byzantin, de son vrai nom hyperpere, connue en Europe et en particulier en France dès le xiième siècle sous le nom de "sous d'or". Il existait aussi des besants en argent, mais Robert ne parle que de "l'or" quand il évoque les négociations financières à Byzance. Déjà au ixème siècle, sous le règne de l'empereur Théophile "l'or byzantin avait cours dans le monde entier" écrit Ch. Diehl. (65) Au chapitre XCI Robert mentionne deux colossales statues de femmes,(sept mètres de haut) dotées d'inscriptions à la fois prophétiques et cyniques concernant les Latins, sur la Place du Change : "Ches deux ymages si seoient devant le cange qui molt soloit estre rikes illuec, et si i soloient estre li rike cangeeur qui avoient devant aus les qrans mons de besans et les grans mons de pierres précieuses, devant chou que le chités fust prise ; mais il n'en i avoit tant adont quant le chités fu prise." (66) Clari note donc avec regret La quasi disparition des grands "monts" de besants d'or qu'il aurait bien voulu contempler de ses yeux : quelques rares échantillons de "sous d'or" devaient circuler en Amienois... De quoi lui en donner la nostalgie : quand il évoque l'or byzantin c'est toujours la profusion qu'il souhaite. Ainsi quand il reconstitue en pensée la scène où Isaac l'Ange, devenu empereur par une révolution inopinée, distribue un "trésor" à son peuple" Et pur le grant hounour que vous m'avés faite, vous doins jeu trestot le trésor qui est en chest palais et u palais de Blakerne" Quant les gens oīrent chou, si en furent tout lié du grant don que li empereres leur eut donné ; si alerent, si esfondrerent le tresor, si v troverent tant d'or et d'argent comme une fine mervelle, si le départirent entr'aus." (67) Ils forcèrent l'entrée du Trésor et y trouvèrent une telle quantité d'or et d'argent que c'était une pure merveille, et ils la partagèrent entre eux" Clari doit regretter dans son for intérieur de n'avoir pas été ce jour là byzantin. A vrai dire il devait encore rester à Isaac quelques réserves du précieux métal, ce qui lui permit de racheter à grands frais son frère Alexis, prisonnier des Sarrazins ; ceux ci ayant appris 1' heureuse fortune d'Isaac, réclamèrent pour la libération du captif une somme considérable :"Les émissaires leur remirent autant d'or et d'argent qu'ils en demandaient" (68) dit Clari.(chap. 26) Alexis délivré en profitera bientôt pour détrôner Isaac, et Clari évacue inconsciemment son ingratitude à la mesure de l'or dépensé pour son rachat... Ce même Alexis III, en présence de la flotte inquiétante des Latins croisant sous ses murailles, tente une négociation très habituelle aux empereurs byzantins embarrassés : acheter leur départ à prix d'or."Li empereres... leur manda par boins messages que il estoient la quis et pour coi il estoient la venu, et si leur manda que s'il voloient de sen or et de sen argent qu'il leur envoieroit molt volentiers. Quant li haut oïrent chou, si respondirent as messages qu'il n'en voloient nient de een or ne de sen argent, ains voloient que li empereres se demesist de 1' empire, car il nel tenoit mie a droit ne loiaument."(69) Fière réponse, qui courut dans le gros de l'armée et rehaussa l'image flatteuse des grands barons : en réalité ils comptaient certainement obtenir plus de la poursuite de la guerre, ce qui d'ailleurs se produisit. Une dernière trace de cette hantise de l'or apparait presque aux dernières lignes du réçit quand Clari mentionne, par ouï-dire, car il est revenu en France, le cortège de la fiancée barbare de l'empereur Henri, la fille du Valaque Boril, où l'or figure à la première place dans la dot : "Soixante chevaux tout chargés de richesses, d'or et d'argent, d'étoffes de soie et de joyaux précieux." (70)
16Comme les richesses de Boril provenaient principalement de pillages réalisés au détriment des Byzantins c'est par un juste retour que la dot de la princesse leur en restituait une partie ; mais on constate une fois de plus combien l'or a le pouvoir d'ébranler l'imagination du chroniqueur... (Ch. CXVI)
17De cette fascination les empereurs byzantins étaient imprudemment responsables. L'or était pour eux un moyen d'éblouir, de renforcer leur image prestigieuse ; ainsi l'empereur Théophile au milieu du IXème siècle fit construire un platane d'or, merveille de mécanique dans la grande salle d'audience de la Magnaure au Palais sacré : "Un platane d'or ombrageait le trône de l'empereur, écrit Ch. Diehl. (71) Sur ses branches étaient perchés des oiseaux d'or » au pied du trône des lions d'or étaient couchés, sur les côtés des griffons d'or montaient la gardes en face se dressaient des orgues d'or, ornées d'émaux et de pierreries... Aux jours d'audience des embassadeurs étrangers, les oiseaux posés sur le platane s'agitaient et chantaient, les griffons se dressaient sur leur socle, les lions se soulevaient, battaient l'air de leur queue... " Et il y eut plusieurs arbres d'or dans les palais impériaux. On imagine la convoitise déchaînée par ces démonstrations. La seconde prise de Constantinople en fournit maint exemple » les grands barons se taillèrent la part du lion s le partage du butin ignora les simples combattants, ne leur abandonna que des broutilles. Si Aleaume de Clari retira malgré tout quelque bénéfice de l'héroïsme qu'il déploya, ce fut grâce à l'intervention directe du Comte de Saint Pol (72) qui ordonna de le traiter comme un chevalier » on suppose que Robert pût jouir du même avantage. Il n'empêche que l'injustice fût grande, motiva à plusieurs reprises l'indignation de Robert de Clari qui voit dans le désastre d'Andrinople d'Avril 1205 où périt Baudouin de Flandre et un grand nombre de "hauts barons" le châtiment de Dieu "Ensi faitement se venja Damedieus d'aus pour leur orguel et pour le male foi qu'il avoient portée a la povre gent de l'ost et les oribles pékiés qu'il avoient fais en le chité, après chou qu'i l'eurent prise." (73) (CXII) Quels furent ces péchés ? Ni Robert de Clari, ni Villehardouin ne nous renseigneront ; mais le byzantin Nicetas Choniastes (éd. Bonn, p.855) nous éclaire. Jean Ebersolt citant son témoignage (74) rapporte que les Croisés "ayant ouvert les tombeaux des empereurs, qui se trouvaient dans l'héroon, les pillèrent tous pendant la nuit" (juillet 1204) De Constantin le Orand à Manuel Commène, pendant mille ans, les empereurs byzantins avaient été ensevelis dans d'énormes sarcophages de porphyre rouge ou de marbre vert, fermés par des ouvercles scellés, le tout pesant facilement une tonne, placés aux Saints Apôtres ou au Pantocrator. Les Croisés ouvrirent tous les sarcophages à coups de hache et réussirent à faire basculer les couvercles avec des barres de fer. Que cherchaient-ils ? Probablement les couronnes d'or et de pierres précieuses qui ornaient les têtes des défunts ; sur ce point ils furent déçus, on retirait les couronnes avant de fermer les sarcophages ; mais "les corps étaient enveloppés dans les habits d'apparât dont on les avait revêtus pour les exposer au Grand Palais... et les Latins durent faire main basse sur ces riches étoffes en soie pourpre ornées de broderies d'or,(J. Ebersolt, pp22-23) (75) Vidés de leurs tissus précieux, les sarcophages restèrent en place, béants. Que devinrent les corps profanés de ces grands empereurs chrétiens ? Revenus à Byzance en 1261, les princes Grecs raccommodèrent le mieux possible les sarcophages, mais quand les Turcs rouvrirent les tombeaux en 1453 ils n'y trouvèrent plus rien ; les Latins les avaient pillés avant eux.
18Robert de Clari rentra en Amiènois, avec prudence et sagesse, peu après avril 1205, après la mort du dernier protecteur des Picards, le comte de St Pol, très vrais-semblablement avec Aleaume. Il fit don à l'abbaye de Corbie de deux croix reliquaires prélevées à la Sainte Chapelle, mais elles n'étaient qu'en cristal (76). Nous ignorons s'il ramena aussi dans ses bagages un peu de l'or byzantin ; il retrouva son petit fief et dicta sa Chronique. Mais il évoquait encore, avec nostalgie et en rêve, au dernier chapitre composé après 1216, l'or qui cheminait vers Constantinople dans le cortège nuptial d'une jeune Barbare...
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
1. Robert de Clari. La Conquête de Constantinople, éditée par Philippe LAUER. Paris, Classiques Français du Moyen Age, 1974.
2. Robert de Clari, op. cit. chap. 1.1.34
3. Robert de Clari, op. cit. Introduction, page V.
4. Op. cit. Introduction, p. VII.
5. Op. cit. p. 109, chap.CXX."Robers de Clari... a fait metre en escrit le verité."
6. Op. cit. p.76, chap. LXXVI "Aliaumes li clers, sali avant et dist qu'il i enterroit."
7. Op. cit. p. 76, chap. LXXVI :"Si les faisoit aussi fuir devant lui comme bestes."
8. Op. cit. P. 109, chap. CXX."et ja soit chou que il ne l'ait si belement contee le conqueste"
9. Op. cit. p. 47, chap. XLVI."en i eut ars le grandeur de le chité d'Arras."
10. Op. cit. p.80, chap. LXXXI "au tans Alixandre" et p. 102, chap. CVI, lignes 29-36.
11. Op. cit. chapitres 24, 26, 41, 66, 68, 81, 82, 83, 85, 86, 88, 89, 90, 98, 117. 96-97.
12. Albert PAUPHILET. Sur Robert de Clari. ROMANIA,T. LVII.I93I, pp.289-311. Pour le guide, p.297
13. Robert de Clari, op. cit. Chap. LXXXII, 1. 6-8
14. Op.cit.fin chap. LXXXIII
15. A. Pauphilet. op. cit. p. 303, p. 308
16. Jean EBERSOLT. Le grand Palais de Constantinople et le Livre des Cérémonies. Thèse, Paris.1910.p.95
17. Jean Ebersolt, op.cit.Voir chap.sur le Chrysotriclinos et ses dépendances, pp 77-92.
18. Jean Ebersolt,Op.cit.voir chap. sur le Palais de Daphné p.49 à57, et chap. sur le Triconque et ses dépendances pp. 110-119.
19. Kostas Papaioannou. La Peinture byzantine et russe. Histoire générale de la peinture. Editions Rencontre. Lausanne. 1965.P.63.Otto Demus.Byzantine Mosaic decora-tion. Londres 1947
20. Kostas Papaioannou, op.cit. p.63
21. CHarles Diehl. Histoire Générale. Histoire du Moyen Age. Tome III. Le Monde Oriental de 395 à 1081. Presses Universitaires de France 1944.p.316.
22. Traduction de Robert de Clari, op. cit. chap. LXXXI p.80-81, I.5-I5.
23. Op.cit.p.81, I.21-22
24. Albert Pauphilet. Sur Robert de Clari, Romania, T. LVII, p. 305-306.
25. Jean Ebersolt. Le Grand Palais de Constantinople p.105
26. Robert de Clari. chap. LXXXIII, p. 82-83.1.3.
27. A. Pauphilet, op.cit. p.302
28. Ch. Diehl, Le Monde Oriental de 395 à 1081, op. cit. p.116.
29. Ch. Diehl, op. cit. p.117 et R. de Clari, op. cit. chap. LXXXV, p. 84, I. 4-5
30. R. de Clari, op.cit.chap. LXXXV, I. 25-26
31. R. de Clari chap. LXXXV, I.15-20
32. Michelangelo MURARO et André GRABAR. Les Trésors de Venise ; édition Skira, Genève 1963, p.54-55
33. R.de Clari, op. cit. chap. LXXXV, p.85, I. 35-50.
34. R.de Clari, op.cit.Notes historiques, p. 116, note à LXXXVI.
35. R.de Clari, op.cit.chap. LXXXVI, p. 86, I. 11-14
36. Charles Diehl, Histoire du Moyen Age, op.cit. pp.142-143
37. Michelangelo Muraro et André Grabar. Les Trésors de Venise, op. cit. p. 23.
38. Robert de Clari, op.cit.chap.LXXXVIII.pp 86- 87.
39. R.de Clari, op.cit. Notes historiques, p. 116, note à LXXXVIII.
40. R.de Clari, op. cit. chap. LXXX1X. p. 87. 1. 5-18. Les ruines de la Porte Dorée subsistent encore et sont visibles, entre la 8° et la II° tours "la triple arcade est flanquée par deux pylones carrés en marbre : elle tire son nom des battants autrefois dorés" Une ancienne inscription permettait de 1' attribuer à l'époque de Théodore II qui l'engloba dans sa muraille". E. Coche de la Ferté. L'Art de Byzance. Collection : l'Art et les Grandes Civilisations dirigée par Lucien Mazenod. Editions d' Art L. Mazenod. Paris I98Iop.cit. photo 646.P.467 La porte Gyrolimne est située entre la 5° et la 6° tour de la muraille de protection des Blaquernes, construite par Manuel II Comnene. Op. cit. p. 467.
41. C. Diehl, op.cit.pp 225-227.
42. R. de Clari, op.cit.chap. LXVI, I. 17-24
43. op.cit.chap. LXVI, I.5 6-59.
44. Charles Diehl, Le Monde oriental de 295 à 1081, op. cit. pp 147-148
45. Op.cit.p.148 cf. Georges Pisidès. Bellum Acaricum (éd. Bonn) v. 371 et ss ; v.452 et ss ;et Chronique paschale, p.725.
46. C. Diehl, op.cit.p.148.
47. R. de Clari, op. cit. chap. LXVI, I.75-77.
48. Michelangelo Muraro et André Grabar, op.cit.p.73
49. op.cit.p.71.
50. op.cit. p.40-42.
51. C. Diehl. op. cit. p. 149. La Vierge des Blaquernes devait avoir l'aspect que nous lui voyons sur l'Icône de la Vierge de Jaroslaw, datant de 1200 approximativement. C'est le type de la Vierge au médaillon dite Platytera. Galerie Treliakov. Moscou. (Etienne Coche de la Ferté. L'Art de Byzance. Collection t 1' Art et les Grandes Civilisations dirigée par Lucien Mazenod. Editions d'Art L. Mazenod. Paris 1981, p. 409 (photo 466) et p. 454.
52. Pour l'intervention de Saint Demetrius lors du siège de Salonique, voir Robert de Clari chap. CXVII. 10."Or gesoit li cors monseigneur saint Dimitre en le chité, qui ne vaut onques sousfrir que se chités fust prise par forche... Si avint, si comme Jehans li Blaks se gesoit une matinée en se tente, que mesires sains Dimitres vint, si le feri d'une lanche par mi le cors, si l'ochist."Et pour l'intervention de l'icône de Notre Dame, c. f. chap. LXVI, I. 17-24.
53. Robert de Clari, op.cit.chap. LXVI, I. 86-93.
54. Jean Ebersolt, Le Grand Palais de Constantinople, p. 109, note I.et A. Pauphilet, op.cit.p.301
55. A. Pauphilet, op.cit.p.302.
56. Ch. Diehl, Le Monde Oriental de 395 à 1081, op.cit. p.39.
57. Robert de Clari, op.cit.chap. XCVI. I. 50.
58. Robert de Clari, op.cit. chap. XCVII. I. 9-13"si le fist on seir en le caiiere Coustentin."
59. Robert de Clari, op.cit.chap. XCVI, I. 16 "Puis se li vesti on une cote molt rike, qui toute estoit cousue
a boutons d'or par devant et par derrière des espaulles dusques au chaint."
60. Op.cit. chap. XCVI, I. 45-48.
61. Michelangeio Muraro et André Grabar. Les Trésors de Venise, op.cit.pp.75-79 : psautier qui avait appartenu ou avait été commandé par l'empereur Basilell ; Manuscrit byzantin de la Bibliothèque Marcienne.
62. R. de Clari, op.cit. XCVII, I. 3-4.
63. R. de Clari, op.cit. XCVI, I. 26-30.
64. Henri STERN. L'Art Byzantin. Collection "Les Neuf Muses" Histoire générale des Arts. P.U.F. Paris 1966 p.139 et 154.
65. Ch. Diehl, op. cit. p. 314
66. R. de Clari, op.cit.chap.XCI. I. 10-15.
67. R. de Clari, op. cit. chap. XXIV. I. 12-19.
68. R. de Clari, op.cit. chap. XXVI. I. 9-10.
69. R. de Clari, op.cit.chap.XLI. I.1-9
70. R. de Clari, op.cit. chap. CXVII, I. 4-5
71. 6h. Diehl, op.cit.chap : l'empire Byzantin de 802 à 867, p. 316.
72. R. de Clari, op.cit. chap. XCVIII. I.8 à 30.
73. R. de Clari, op.cit.chap. CXII. I. 30-35.
74. Jean Ebersolt. Mission Archéologique de Constantinople. Paris 1921. p. 22
75. Jean Ebersolt. Mission Archéologique de Constantinople pp. 22-23.
76. R. de Clari, op.cit. introduction de Philippe Lauer, p.VI.
Auteur
Université de Provence
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003