La Fonteinne Amoureuse de Machaut : son or, ses œuvres-d'art, ses mises en abyme
p. 75-87
Texte intégral
1Dans notre univers de critique moderne, où foisonnent des structuralisme, post-structuralisme, sémiotique et post-sémiotique, et toutes versions de modernisme et de révisionisme, une des réussites incontestables de la profession est la réhabilitation de grands auteurs négligés ou peu connus. Un exemple, le renouveau des études sur les Baroques français, que Lanson osa qualifier d'"égarés et attardés" ; autre exemple non moins significatif : Guillaume de Machaut, qui, dans les manuels, chez Castex et Surer autant que chez Lanson, fut ignoré totalement ou traité avec la même condescendance que Sponde et La Ceppède. Autant que je sache, les textes scolaires ont gardé leurs convictions ; ils demeurent une bonne génération en arrière. Cependant, depuis 1965 ou 1970 une série de travaux au rayonnement international ont rendu au Chanoine de Reims la place qu'il occupait aux yeux de ses contemporains : celle du plus grand poète français du siècle, l'égal de Boccace et de Juan Ruiz, un maître du lyrisme et de l'art du récit courtois.
2Un des dits amoureux de Machaut le mieux réussi s'appelle la Fonteinne amoureuse1. C'est un bijou, un chef d'œuvre d'élégance, de charme, de raffinement dans la lignée de Guillaume de Lorris et qui perpétue certaines des qualités du premier Roman de la Rose : équilibre, harmonie, évanescence, douceur, qualités qui font pour plusieurs d'entre nous l'essence de cet "automne doré" de la fin du Moyen Age.
3L'intrigue de la Fonteinne amoureuse se laisse résumer en peu de mots. Le Narrateur ne peut pas s'endormir, tenu en éveil par des plaintes qui viennent d'une chambre voisine. L'auteur de la "complainte", l'Amant, se désole parce qu'il est obligé de partir en exil et, ainsi, de se séparer de sa Dame, avec qui il ne pourra avoir aucune communication. Le lendemain le Narrateur et l'Amant se promènent ensemble dans un beau jardin où, près de la "Fontaine d'Amour", ils s'endorment et rêvent tous deux que Vénus vient vers eux avec la Dame afin de consoler son soupirant. Elle lui promet qu'elle l'aime et qu'elle lui est dévouée. Le dit se termine quand l'Amant part en mer, "réconforté", son cœur plein d'espérance et de joie.
4Dans non livre sur Machaut j'ai écrit : "Voici un homme qui, dans son malheur, a supplié le Dieu d'Amour de lui accorder un chapeau vert (le vert, c'est la couleur symbolique de l'espoir, du renouveau, de la fête du 1er mai) et qui trouve le bonheur dans un univers vert. Cet univers contient un serpent en or, il y aime une Dame dont les cheveux sont de couleur d'or, il y est consolé par une déesse qui porte une couronne en or, il y rêve d'une pomme dorée et d'une table en or et on lui raconte comment Jupiter a paru à Danaé dans une pluie d'or"2. J'estime que les nombreuses évocations de l'or dans ce texte, qui, certes, à première vue paraissent conventionnelles, nous offrent une clef pour déchiffrer les mystères entourant la création machaldienne ; le réseau d'imagerie doré, imaginaire en or, forme une maille importante et indispensable dans la structure littéraire du texte.
5Tout d'abord Machaut parle de l'or négativement, a contrario pour ainsi dire, utilisant le métal comme signe ou image d'une valeur matérielle (monnaie, richesses, trésor) inférieure à la valeur spirituelle (érotique, esthétique) dont il fait l'éloge dans cette partie de son texte. Voilà l'Amant qui proclame que sa Dame "Plus aimme honneur qu'un val plein d'or en masse" (515). Le voilà en train de déclarer qu'il préfère son amour aux couronnes d'or de France et d'Angleterre et aux trésors de la terre : gemmes, argent et or (935-46). Il fait également l'éloge du Narrateur, le remerciant de l'offre que ce dernier vient de lui faire : "Car je tien plus ce don a gent / Que de deus mille mars d'argent" (1289-90).
6N'est-ce qu'un cliché ? un locus communis de rhétorique médiévale ? Cela se peut. Pourtant, Machaut souligne le fait que le triomphe de Vénus sur Junon (le mythe du Jugement de Pâris raconté au Narrateur endormi par Vénus elle-même) c'est la victoire d'une "deesse d'amour" (1709) sur une "deesse de richesse" (1706). Et la "deesse de richesse" est à plusieurs reprises associée à l'or. Dans ses plaidoiries devant l'assemblée des dieux et devant le berger-juge Pâris, Vénus affirme que, sans son soutien, riches et savants ne sauraient espérer des conquêtes érotiques ; leurs richesses, leur or, ne servent qu'à acheter sa bonne volonté :
Sans faire nulle exception,
Que ja pour scens ne pour avoir
Ne porra sans moy joie avoir,
Car grant scens ne fin or en masse,
Dont Juno a tant et amasse,
Ne valent en ceste besongne,
S'il ne me plaist, une escalogne. (1800-06)
Car, biaus fils, ne te doubte mie
Que leurs richesses, leurs tresors,
Leurs riches jouiaus et leurs ors
Ne sont fait que pour moy servir
Et pour ma grace desservir. (2104-08)
7En passant, on nous raconte aussi le châtiment de Midas, personnage mythologique, véritable incarnation de l'amour de l'or, puni parce qu'il avait dénigré la harpe d'Apollon (1689-702).
8Le Narrateur, en tant qu'auteur-implicite, se lance une diatribe assez longue (1161-204) contre "les riches hommes : / S'il ne sont loiaus et preudommes, / Hardi, large comme Alixandre / Pour leur grant richesse despendre" (1169-72). En opposition à ceux-là, il exalte la grande générosité de l'Amant (1134-60), surtout avant son départ en exil :
Mais grans aumosnes departi
Einsois aus povres de sa main,
Comment qu'il fust oscur et main,
Car a chascun qui en voloit
Un gros de la main li voloit. (2792-96)
9Machaut condamne l'or en tant que monnaie, en tant que bien matériel parce qu'il veut condamner également les personnes et la classe sociale consacrées à Junon. Par contre, le protagoniste est un miles parce qu'il aime, et il peut aimer parce qu'il est de grande naissance. L'Amant et Pâris de Troie, "princes du sang", sont bien chéris de Vénus ; elle les choisit à cause de leur noblesse. Le Narrateur, un clerc, un témoin, un poète, un personnage mi-comique, ne peut en aucune manière se métamorphoser en chevalier ni même manifester certains traits chevaleresques tels que la bravoure. Pourtant, il devient l'ami du prince, il s'avère être amoureux et il sert de médiateur entre l'Amant et le public. La vita activa et la vita contemplativa ne s'excluent point, car Amour et Raison, Amour et Art, peuvent collaborer. Et l'harmonie surgit surtout si le miles, suivant les conseils du clericus, se montre généreux, distribuant son or comme il doit le faire, c'est à dire en l'offrant à des gens tels que le Narrateur, un "povre homme" (1262), ce que ne font sûrement pas les Midas de la terre, dévoués à Junon.
10Car Guillaume de Machaut ne dénigre pas l'or en lui-même, mais l'usage qu'il en est fait. Que l'Amant se démunisse au profit des pauvres et de ses propres serviteurs est louable. Non moins louable qu'il récompense Morphée et le Dieu du Sommeil :
Certeinnement
Je feray encor faire un temple
Dou dieu de dormir... (2562-64)
Et l'image de Morpheüs,
Dont longuement me suis teüs,
Soutieument et par grant maistrie
Y sera, d'or fin entaillie,
Sus un piler de fin argent
Bien esmaillié... (2571-76)
11Puis, la Dame exhorte son soupirant à faire à Vénus des offrandes "D'encens, de cire, ou d'or en mace" (2403). Et c'est Jupiter lui-même qui a fourni l'or, et Vénus le marbre et l'ivoire, les matériaux de construction pour la Fontaine d'Amour. La splendeur de l'or, de l'argent et du marbre contribuent à la beauté et à la valeur de la Fontaine ; cette beauté se retrouve dans la Pomme de Discorde, dans la grande Table du banquet des Noces de Pélée et jusque dans l"'es-criptoire, / Qui est entaillie d'ivoire" (229-330) et qui appartient au Narrateur. Splendeur, richesse, lumière contribuent à la beauté esthétique, constituent la beauté, pour les gens du Moyen Age. Et la beauté est considérée comme un bien positif et tangible dans un monde qui reflète la bonté et la munificence de son Créateur.
12Il y a donc or, et or ; il y a l'or sous sa forme la plus matérielle, et il y a une autre sorte d'or que l'Amant goûte et place au-dessus de tout :
Car je seray montez en si haut bruit
Que n'en vorroie avoir a sauf conduit
Les couronnes de France, d'or recuit,
Et d'Engleterre,
Nom pas, par Dieu, tout le bien qui habunde
En ciel, en terre et en la mer parfonde,
Jemmes, honneurs, nes la vie seconde,
L'argent et l'or
Des minières qu'il couvient que l'en fonde,
Tout ce ne pris la pierre d'une fonde
Contre l'amour de la bele et la blonde
Qui a chief sor. (935-46)
13Morphée lui-aussi déclare que la Dame, cette "bele et... blonde / Qui a chief sor", est "le plus riche tresor / Qui soit eu monde" (953-54). Plus tard, quand la Dame et Vénus se présentent au Narrateur endormi, la déesse éblouit notre poète par sa pomme dorée, sa couronne d'or et ses cheveux en or ; son visage resplendit tant qu'il ne saurait la regarder :
Et tenoit une pomme d'or.
Mis ot sus son chief crespe et sor
Une coronne gracieuse
D'or fin, tant clere et precieuse
Que son vis en resplendissoit
Si fort que tout m'esbloĩssoit,
Car a peinne, se Dieus me gart,
Pouoie adrecier mon resgart
Vers li, pour li bien resgarder. (1583-91)
14Ici l'or symbolise la perfection, la majesté et la grandeur divines ; le Narrateur est aveuglé, comme si il osait jeter les yeux sur le soleil ou sur une étoile (la planète Vénus située dans la Maison du Taureau). La Femme représente les puissances élémentaires du Cosmos, l'Eros qui transforme l'homme. Vénus et la Dame sont des personnages-anima, images de beauté, d'harmonie et de transcendance ; elles dérivent, pour ainsi dire, des grands archétypes de la mère et de l'amante, car l'une "est deesse appellee" (1594), et l'autre "ressembloit une fee" (1595). Puis, Machaut nous fait remarquer le teint pâle de l'Amant dû au manque de sommeil ; cette pâleur est d'ailleurs l'unique "faille" d'une apparence autrement parfaite. Les premières paroles de Vénus font allusion au "cuer failli, / Qui l'as teint et le vis pali" (1613-14), mais la déesse jure de le guérir car elle "l'ostera / Des tenebres" (1618-19). Le poème ne dessine-t-il pas, en effet, un mouvement, de la solitude vers la communauté, du désespoir vers l'espérance et de l'isolement vers la communication ? Les personnages se déplacent littéralement de leurs lieux de repos, chambres sombres, fermées, silencieuses et solitaires, vers la pleine lumière du jour. Un jour doré où l'imaginaire triomphe, où fontaine, pomme en or et Dame en or nous disent leur métamorphose, la transformation de leur être. Un jour doré où, surtout, l'Amant atteignant l'âge adulte, est intégré au monde de l'amour et de la vie.
15C'est Vénus qui l'aide ; l'érotisme est un aspect de sa formation. Est-il besoin de rappeler que la Fontaine même, associée à l'amour, et le jardin où elle est située, locus amœnus plein d'arbres à fcison, de fleurs, d'oiseaux et de fruits, lieu d'ombre et d'herbe fraiche (1349-70), sont des évocations féminines, érigent un décor féminin ? C'est la terre de repos, le doux nid sensuel où se complait notre nostalgie de la Mère. Le Narrateur et l'Amant s'y abandonnent aux rêveries et désirs d'amour. En pénétrant au centre du Hortus conclusus, l'Amant maîtrise le labyrinthe de l'intimité close. Au milieu de ce jardin se trouve la Fontaine, image du renouveau de la Nature par l'eau, symbole de vie et de mort, élément féminin (froid et humide), fons et origo d'amour, de nourriture, de guérison et de purification.
16N'oublions pas, pourtant, que cette eau coule de la fontaine dans un bassin de marbre en passant par les douze têtes d'un serpent en or :
En milieu estoit atachiez
Uns serpens d'or a douze chiés
Qui par engiens et par conduis
Estoient ad ce faire duis
Que la fonteinne sans sejour
Gettoient de nuit et de jour. (1343-48)
17La Dame raconte au soupirant l'histoire de Danaé, comment la jeune fille fut séduite et son père bafoué par Jupiter, car "en pluie d'or est descendus / Li dieus" (2384-85). Et Machaut mentionne à maintes reprises le flambeau de Vénus, qui, dans un bas-relief ciselé sur le bassin en marbre de la fontaine, allume Hélène de Troie. Un autre flambeau apparaît dans le texte, "uns brandons" (1973) dont rêve Hécube, et qui, jailli de son ventre, va incendier la ville de Troie. Et voici que l'or du serpent, la pluie d'or fécondant Danaé et ces flambeaux tissent l'imaginaire d'un univers sexuel. L'or et son étincelle évoquent la semence mâle, le soleil lui-même. L'imagerie féminine de la fontaine et du jardin a trouvé son complément masculin, et les deux séries de signes érotiques nous apportent la mort aussi bien que la joie, la passion aussi bien que la tendresse. L'or révèle la fécondité virile, la jouissance, c'est le feu et la colère des humeurs, sous l'influence du soleil et de Mars dans les Maisons du Lion et du Bélier.
18Toutefois, c'est surtout sa vision esthétique et sa réflexion intellectuelle que Machaut marque d'or. Ce métal, beau et précieux, contribue à embellir des œuvres d'art. L'amant jure de faire construire un temple au Dieu du Sommeil, et ce temple contiendra une statue de Morphée "d'or fin entaillie" (2574) sur un pilier d'argent "bien esmaillié" (2576) avec des bas-reliefs et des inscriptions, "par quoy la gent / Aient memoire et ramembrance / De son scens et de sa puissance" (2576-78). La table du banquet pour les noces de Pelée également "estoit d'or fin esmaillié" (1717). Elle offre des portraits et un texte dont les "lettres grijoises" (1725) racontent les vies des dix Sibylles qui auraient prophétisé l'avènement du Christ. Sur le bassin de la Fontaine d'Amour — œuvre d'art imaginée et réalisée par Pygmalion — est ciselée l'histoire du rapt d'Hélène et de la chute de Troie ; tout à côté se trouve une colonne d'ivoire sur laquelle est contée l'aventure de Narcisse. Même sur la pomme de discorde apparaissent des mots :
En la pomme qu'elle tenoit,
Qui bien et bel li avenoit,
Avoit je ne say qui escript,
Car tout entour estoit escript :
"Donnee soit a la plus belle !" (1599-603)
19Ces œuvres d'art sont donc belles, et leur beauté esthétique, créée et ennoblie par le matériau de base — or, argent, marbre et ivoire — est un bien positif en lui-même, qui n'a guère besoin de justifications ultérieures. Après tout, le Narrateur devient le compagnon de l'Amant parce qu'il est connu en tant que poète, et l'Amant s'avère être un poète à son tour. Machaut nous raconte ses talents d'improvisateur :
Il disoit des dis et des chans
De lais, de dances et de notes,
Faites a cornes et a rotes,
Tant que tous nous esbaudissoit ;
Et tout ce qui de li issoit
Estoit si plaisant a oïr
Que tous nous faisoit resjoĩr. (2800-06)
20Auparavant, il avait déclamé une "complainte" faite de 50 strophes utilisant 100 rimes différentes, un tour de force du métier. L'étonnement admiratif du Narrateur devant la perfection formelle de ce texte est une sorte d'auto-louange un compliment que s'offre Guillaume de Machaut, le véritable créateur de la "complainte". Dans sa plainte l'Amant se compare à Pygmalion, celui qui, dans la mythologie grecque, fit "l'image d'ivoire" (963) que plus tard il épousa, et qui dans le récit de Machaut, fait construire la Fontaine d'Amour ; puis le poète Orphée assiste aux noces de Pélée et, donc forcément, dîne lui-même à la table d'or, où il récite et chante ses œuvres en compagnie des demi-frères de Vénus Apollon et Pan.
21Par conséquent, ces œuvres d'art — statue, fontaine, table et pomme — ne se contentent pas d'être belles, elles racontent des histoires et enseignent la sagesse, se parent d'écriture et du Logos. Comme la plainte de l'Amant nous fait connaître le mythe de Céyx et Alcyoné, Vénus en songe raconte ses propres souvenirs du jugement de Pâris plus l'histoire de Danaé. L'Amant, la Dame, Vénus, même le Narrateur — tous veulent instruire leur public. L'œuvre d'art apporte du "confort" et de la "sapience", des bons conseils et de la sagesse ; il aide les personnages à communiquer entre eux, à s'aimer et à s'épanouir.
22Cette sagesse et cette communication ne jaillit pas uniquement des "matériaux" inventés par Guillaume de Machaut Comme la "Fonteinne amoureuse" est la fontaine de Narcisse et reflète, pour le meilleur et le pire, l'image exacte de ceux qui s'y regardent, ainsi les œuvres d'art — qu'elles soient écrites ou sculptées — reflètent une tradition artistique antérieure. La plainte de l'Amant nous parle de Céyx et Alcyoné, un mythe tiré des Métamorphoses d'Ovide et transmis par l'Ovide moralisé. Le "réconfort" de Vénus nous parle des noces de Pélée, du jugement de Pâris et de la chut de Troie — trois mythes qui remontent également aux Méta-morphoses et à l'Ovide moralisé. Les œuvres d'art faites d'or — la table, la fontaine, même la pomme — viennent du corpus ovidien, sinon (et c'est le cas de la fontaine) du Roman de la Rose. Comme nous l'avons dit, elles racontent des histoires, des mythes antiques, qui, s'intégrant à l'œuvre qui les contient, la reflètent et l'approfondissent. On peut y voir un exemple d'intertextualité médiévale : la Fonteinne amoureuse de Machaut est un intertexte qui englobe une série de pré-textes" existant chez Ovide et Guillaume de Lorris. Les pré-textes, dérivés d'auctoritates, de grands auteurs du passé, apportent à l'intertexte machal-dien une richesse intellectuelle, une intensité, un lyrisme et un sens du vécu. Ces emprunts jouent un rôle précis dans le récit, en consolant l'Amant et en abordant les "problèmes" (solitude, malheur, fidélité, passion, insomnie, etc.) auxquels il est obligé de faire face dans sa propre carrière. Les histoires et objets forment le récit, et le récit-cadre, lui, les remodèlent et guident le lecteur-auditoire implicite vers une interprétation.
23On peut également envisager ces mythes, ces objets mythologiques comme des mises en abyme qui résument, commentent et même préfigurent la destinée de l'Amant dans la Fonteinne amoureuse. Un segment narratif ou une œuvre d'art, c'est-à-dire une petite enclave qui, en quelque sorte, raconte ou suggère une histoire, encadrée dans une narration beaucoup plus vaste, sert à réfléchir l'œuvre totale dans laquelle elle se trouve. Répétant la fable totale, la refaisant, en offrant la synthèse ou peut-être une toute autre version, la mise en abyme propose au lecteur-auditoire implicite la possibilité d'analyser et de comprendre une situation parallèle à celle du protagoniste mais indépendante de lui. Il est évident que les récits concernant Céyx et Alcyoné ou Paris et Hélène jouent un rôle de mise en abyme par rapport au récit principal du dit. Et, à mon avis, il est une mise en abyme encore plus intéressante et significative : la Fontaine elle-même, l'objet qui donne au texte de Machaut son titre. Au milieu du poème le Narrateur et l'Amant arrivent devant cette œuvre d'art d'une symétrie parfaite, construite par Pygmalion. Auprès de la fontaine les deux hommes s'endorment et songent à l'un des personnages mythiques, Vénus, qui leur récite les histoires qu'ils venaient de déchiffrer sur le marbre et l'ivoire. Par ses bons offices les amours du protagoniste aboutissent à un dénouement heureux (ceci en contraste avec l'aventure de Pâris), et la fontaine symétrique devient l'image et le symbole du poème de Machaut, le Dit de la fonteinne amoureuse, chef-d'œuvre d'art et de symétrie.
24La fontaine comme mise en abyme représente le poème dans son fond. Elle est source d'eau, l'élément féminin de fécondité et d'amour ; elle contient, elle raconte un mythe d'amour que l'on récite et qui est re-vécu par les principaux personnages. Elle le représente aussi dans sa forme. Car, située au plein centre du jardin et de l'espace machaldien, située au milieu du poème, la fontaine nous est décrite comme un objet parfaitement symétrique, rond ou carré, dont le centre est occupé par le serpent d'or à douze têtes, l'eau allant du centre à la circonférence en sortant de ses douze bouches. Le Dit de la fonteinne amoureuse révèle la même structure circulaire. Car, selon l'intrigue, deux solitaires se rencontrent, sont consolés par des présences féminines, mais se quittent à la fin, en retournant chacun vers sa solitude : tout ceci présenté dans un récit où il se peut que le Narrateur rêve que lui et l'Amant sont en train de rêver et que dans leur rêve Vénus leur parle d'un rêve d'Hécube. C'est à-dire un songe dans un songe dans un songe...
25Il me semble parfaitement plausible de considérer la "complainte" de l'Amant et la fontaine comme des objets générateurs du récit, pour employer une terminologie généralement réservée à des types de romans plus récents. Le Narrateur découvre l'Amant et s'intéresse à son sort uniquement à cause de la plainte. C'est à cause de la plainte qu'il aborde l'Amant, nouant avec lui une conversation suivie d'une véritable amitié. C'est à cause de la plainte (où se trouve une prière à Morphée) que Vénus et la Dame viennent leur parler dans un songe. La "complainte" est un texte lyrique qui provoque, engendre une intrigue racontée dans un texte narratif qui le contient.
26D'ailleurs, sans la fontaine l'Amant et le Narrateur ne se seraient pas endormis, et Vénus ne serait pas venue leur parler précisément d'Hélène de Troie. La Fontaine d'Amour précède, pour ainsi dire, le poème de Machaut. D'un point de vue historique, cette fontaine, qui se trouve chez Ovide, chez Guillaume de Lorris et dans l'Ovide moralisé, existe longtemps avant la décision de Machaut de créer un Amant, un Narrateur et un poème. Cette fontaine est le centre et la source du dit ; c'est le titre du dit ; au fond, c'est le dit.
27Réseaux d'images, symbolisme des couleurs (surtout de l'or dans ce cas), modulations narratives, intertextualité et mises en abyme : tout ce qu'il y a de complexe, de subtil et d'ambigu chez Guillaume de Machaut est présent dans la composition du Dit de la fonteinne amoureuse et nous évoque les productions littéraires les plus modernes. Est-il vrai uniquement parce que la critique de cette seconde moitié du xxe siècle aime à projeter sur les hommes et les œuvres d'autrefois des modes d'appréciation et des "approches" les plus raffinées ? Ou plutôt, ne serait-il pas exact de constater que Machaut lui-même, et son siècle, incarnent des qualités de raffinement, de complexité et de maîtrise, qui répondent de facto aux goûts et obsessions de nos contemporains ?
Notes de bas de page
Auteur
Université d'Oregon
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