L'or dans la littérature allemande entre 1170 et 1220 : quelques jalons
p. 55-74
Texte intégral
1.-Introduction
1L'or, métal fabuleux, métal fétiche, est omni-présent dans la littérature médiévale allemande. Nous étudierons ce thème dans un corpus comprenant aussi bien romans qu'épopées entre 1170 et 12201 et ne considèrerons l'or que comme métal, excluant de notre investigation les figures de style. En premier lieu, nous verrons la provenance de l'or, puis l'or comme parure, enfin l'or comme instrument d'échanges.
2. - La provenance de l'or
2Gottfried von Straßburg (Tristan,4895),1'auteur du Nibelungenlied (str.366),à la suite de Chrétien (Le Conte del Graal, 3163) Wolfram von Eschenbach (Parzival, 17,22), ,à la suite de la Chanson de Roland (0 185) Konrad (Rolandslied, 8774/5) s'accordent à parler de l'or d'Arabie2, et là ils ne font que refléter la réalité, car le monde musulman était au Moyen âge détenteur de grandes quantités d'or (les Arabes furent notamment du 8 ème s. jusqu'au 13 ème s., avec les byzantins, les seuls à frapper monnaie d'or3, et de surcroît l'Arabie a toujours été productrice d'or4. Les occidentaux eurent connaissance des richesses des Arabes essentiellement par les Croisades qui ont favorisé les échanges avec l'Orient et la circulation -certes réduite- d'or arabe en Occident5. Wolfram lui fait aussi référence à l'or du Caucase (Parz., 71, 17 ff. et Willehalm 80,22/4) : A propos des vers Parz. 71,17 sqq. "mit golde er gebildet was,/daz zer muntâne an Kaukasas/ab einem velse zarten/ grîfen klâ,diez dâ bewarten/und ez noch hiute aldâ bewarent./von Arâbî liute varent :/die erwerbent ez mit listen dâ/.../und bringentz wider zArâbî" (il est à nouveau question dans le willehalm (375)de griffons gardiens de l'or dans le Caucase, auxquels on tente de l'arracher), il est à remarquer que : 1) les Arabes ont véritablement eu un grand appétit d'or :ils ont par exemple tenté de s'adjuger des régions productrices d'or et pillé les sépultures spécialement en Égypte6 ; 2) le Caucase était grand producteur d'or : c'est notamment là que les Troyens, les Mycéniens, les riverains de l'Euphrate7, les Scythes et leurs successeurs8, les Romains et les Byzantins9 se sont ravitaillés en précieux métal. Le Caucase a toujours été une contrée fabuleuse pour les Grecs : par ex. le minerai d'or trouvé en Colchide au sud du Caucase est à l'origine de la légende de la Toison d'or10 ; et au xième s. les émaux caucasiens sur or (et sur argent) étaient célèbres ; 3) les griffons sont à mettre en relation avec l'or. Hérodote raconte (L'Enquête, III, 116) que l'or est arraché aux griffons par les Arimaspes, des hommes qui n'ont qu'un œil, et il qualifie au ch. IV, 13 les griffons de "gardiens de l'or de la terre" et au ch. IV, 27 de "gardiens des mines d'or". Wolfram aura ainsi puisé dans une vieille tradition. Une de ses héroïnes, Secundille, parle en outre de grandes montagnes d'or(519,17) :est-ce une allusion aux Monts Altaī qui en langue mongole sont les montagnes de l'or : ces monts au cœur de l'Asie étaient grands producteurs d'or. Et Trevrizent évoque la rivière Drave en Styrie qui roule de l'or ("...die Trâ,/mit golde ein wazzer..."498,29/30) :point n'est besoin de penser au Pactole, en Europe on recueillait au Moyen âge de l'or dans les fleuves, ainsi dans le Rhin et dans les rivières des Alpes11.
3. - L'or comme parure
3L'or comme parure apparaît sous forme de bijoux, de tissus brochés d'or, sous forme aussi d'armes et d'autres ustensiles ou objets dorés ou en or, enfin il sert à parer le harnachement des chevaux.
3.1.- Les bijoux
4Ce sont les bracelets (bouge, NL 575, 3)et l'or des dames de la cour de Worms (373,3), les brillants cercles d'or dans les cheveux de l'épouse et de la fille de Rüedeger à Bechelaren (1654,2), le diadème d'or serti de joyaux qu'Isolde porte à la cour d'Irlande (Gottf. 10963), le fermail et l'anneau que Parzival arrache à Jeschute (143,10 et 269,23), les bijoux en or rouge de Didon (Eneit, 1750), ou ceux que portent les nobles dames à la cour de Charles (RL 670),le collier de Ganelon (RL 1578 sqq.), l'anneau de Brünhild (NL 679) ou celui donné à Pallas par Enée (Eneit, 7602 sqq., Eneas, 5764 sqq.) et celui remis par le héros troyen à son épouse (Eneit, 12953).
3.2.- L'or sur le harnachement des chevaux
5L'or ne sert pas seulement de parure aux humains mais aussi aux chevaux. Les dames burgondes ont des selles d'or (569) et elles accèdent à leurs palefrois par des escabeaux d'or (570). La couverture du cheval de Camille est en velours incrusté d'or (Eneit, 5276/7). Les étriers des chevaliers que rencontre le jeune Parzival à Soltane sont garnis de clochettes d'or qui tintent (122,3) -chez Chrétien c'est l'armure des chevaliers qui est d'or, de vermeil et d'argent (133/5)-. Des grelots d'or sont attachés à la couverture du cheval de Segramor (Parz. 286,28). Le cheval qui chez Hartmann est donné à Iwein guéri de sa folie a un harnois d'or(3463)-Chrétien parle seulement d'un "palefroi molt buen" (2973)-. La selle du palefroi donné par Imain à Enite est chez Hartmann (1442/5) garni de plaques d'or rouge (détail qui n'est pas chez Chrétien). De même, le harnais des chevaux montés par les hôtes d'Arthur à l'occasion du mariage d'Erec scintillenl d'or précieux (H 2024) -chez Chrétien il est seulement dit que le pire des chevaux a une valeur de 100 livres (1972)- Mais c'est dans la description du palefroi d'Enite, morceau de bravoure développé par Hartmann à partir du texte de Chrétien (5268-5305) que le poète allemand se livre à une véritable débauche d'or : le palefroi d'une valeur de 3 000 marcs d'or (7417/8) a un harnais d'ivoire recouvert de pierres précieuses et du plus bel or purifié dans le feu (7504 et 7530/2) ;dessus est gravée en incrustations d'or l'histoire d'Enée (7542/4//Chr.5299-5300 "Soutix fu l'uevre et bien tailliee/tote a fin or apareilliee") ; après avoir développé le texte français (H 7462-7580 // Chr.5287-5305), Hartmann ajoute 185 vers : sur la selle du palefroi il y a une couverture de soie et d'or sur laquelle sont brodés les quatre éléments (7582-7668) ; les étriers sont deux larges anneaux d'or en forme de deux dragons qui se mordent la queue et dont les yeux sont quatre hyacinthes (7669/79) ; la croupe du palefroi est recouverte d'une résille à mailles d'or ornée de pierres précieuses (7714-51), à laquelle sont suspendus des grelots d'or (7752/4).
6Le harnachement des chevaux orné d'or est le signe extérieur du rang social et de la richesse de ceux qui les montent (il en est de même des bijoux, des somptueux vêtements et des armures) : cela est la plupart du temps implicite, mais il arrive aussi que les auteurs le disent explicitement. Ainsi, si le harnachement (NL 68,1) et les rênes des chevaux de Siegfried (74) à son arrivée à la cour de Gunther ont des reflets d'or, c'est véritablement pour en imposer à Gunther et à ses hommes.
7Il peut aussi s'agir d'une manifestation de joie : c'est pour fêter la victoire sur les Danois et les Saxons que les selles des chevaux de l'armée burgonde sont rehaussées d'or rouge (NL 268,1).
3.3.- Les tissus brochés d'or
8L'or est remarquablement ductile : on peut l'étirer en fils très fins qui, tissés avec de la soie, servent à faire des soies brochées, tissus précieux fabriqués à Byzance et surtout dans le domaine musulman et que les poètes médiévaux évoquent abondamment. Wolfram attribue aux Arabes la paternité de ce genre d'étoffes, ce qui n'est que partiellement conforme à la vérité historique : Parz. 375, 1/2 : c'est l'or du Caucase que les païens, dit-il (ils faut évidemment transcrire "les musulmans"), tissent dans la soie pour en faire de magnifiques étoffes, et c'est deux fois encore (552,15-6 et 629, 17 sqq.) qu'il est chez Wolfram question de cette étoffe tissée chez les païens.
9Les tissus lamés d'or sont eux aussi signe d'excellence, de puissance et de richesse : ils sont réservés aux hommes et femmes de rang supérieur et s'opposent par exemple à la bure grise des pélerins ; cela est particulièrement manifeste dans le Tristrant d'Eilhart : lorsque le héros, lors d'un de ses retours en Cornouailles, répond au conjurement qu'un des chevaliers de la cour de Marke fait au nom d'Isalde et qu'il participe à des jeux chevaleresques, il porte sous la robe grise du pélerin un habit d'écarlate tissue d'or (7843). Dans l'épisode du Cortège de la reine, dans lequel Isalde doit pour garantir Tristrant notamment paraître dans un cadre somptueux, les dames sont revêtues de vêtements d'or (6443) et la reine elle-même porte un manteau paré d'or et de gemmes et cousu avec des fils d'or (6586), avec lequel elle caresse le chien de Tristrant.
10Des pierres précieuses sont enchâssées dans l'or des vêtements des des chevaliers adoubés en même temps que Siegfried (30,4), dans celui des vêtements de Gunther et des siens en vue de leur voyage pour l'Islande (366,l) ;la coiffe portée par Kriemhild pour son mariage avec Etzel est garnie d'or (1351,l) Les habits que chez Gottfried Tristan revêt à la cour d'Irlande pour confondre le sénéchal couard sont en soie lamée d'or et symbole de la perfection du héros ("stuont dem lobelichen man/wol unde lobelichen an" 11127/8). Chez Eilhart, ce sont les chevaliers de Tristrant qui pour faire honneur à leur seigneur mettent des vêtements de soie tissée d'or fin pour se rendre à la cour d'Irlande (2081). Le bliaut que revêt Enite à son arrivée à la cour d'Arthur est en samit vert avec des fils d'or sur les bords(1552).La comparaison avec le texte de Chrétien12 montre que Hartmann ici est plus avare de détails concrets et surtout est plus conforme à la vraisemblance. Les hôtes d'Arthur à l'occasion du mariage d'Erec et d'Enite portent de somptueux vêtements sur lesquels sont cousus des plaques d'or (H 1994 : il s'agit d'une addition). Dans le château de Pesme aventure les jeunes filles tissent des étoffes de soie et d'or (H 6199, Chr.5223), avec lesquelles elles font de riches vêtements (H 6386/7). Les habits que porte Didon à la chasse sont ornés de fils d'or et de pierres précieuses (1695 sqq.) ; ils sont en soie tissue d'or (1718 et 1754/5)13 ; les dames portent des vêtements en soie ou en velours lamés d'or (12975).
11Sur les vêtements de Gahmuret (Parz.14, 28) sont cousues des ancres d'hermine entourées de petits cables d'or ; Gurnemanz donne à Parzival une ceinture faite d'or et de soie (168,3/4), qui contraste avec les habits de bouffon que lui avait remis sa mère ; les vêtements donnés à Gauvain après son aventure réussie du Lit de la Merveille sont tissés de soie claire et d'or (628,16) ; et les chevaliers d'Arthur portent des étoffes lourdes d'or (721,16-17). Les habits portés par les demoiselles du Graal sont en étoffe de soie brochée d'or (235,10) ; c'est de cette même étoffe qu'est fourré le chapeau de la très laide Cundrie (313, 11) ; quand la messagère du Graal revient à la cour d'Arthur annoncer à Parzival qu'il est élu par Dieu comme roi du Graal, elle porte sur ses vêtements de petites tourterelles, l'emblème du Graal, ciselées dans un or rapporté d'Arabie (778,21 sqq.). Le brocart n'est pas seulement signe d'excellence, c'est aussi signe de joie : en effet, Hartmann souligne avant le combat libérateur d'Erec que sur les vêtements tout simples de samit noir des 80 veuves des chevaliers tués par Mabonagrin manquent les ornements d'or (8249) ; or, après la victoire d'Erec elles retirent ces vêtements de deuil et revêtent des habits de soie et d'or, tout à fait conformes à la joie qu'elles éprouvent, souligne le poète (9958-62).
12Dans le Willehalm la bannière du païen Neüpatris est sertie de pierres précieuses et d'or (24,2) et Terramer (353,19) s'asseoit sur une étoffe de soie brochée d'or. Dans le Rolandslied (1548 sqq.) les hommes de Ganelon sont vêtus de soiries ornées d'or, de perles et de pierreries : même si Konrad commente en disant que les messagers sont bien dignes de Charles, il faut voir dans cette richesse en or une autre signification que nous considèrerons plus tard. Ganelon lui-même porte un bliaut tissé d'or (1612 sqq.), un surtout brodé d'or (1569), tous ses vêtements sont bordés d'or pur (1571). Mais l'or, dans les vêtements, n'est pas uniquement présent dans les tissus : évoquons les agrafes d'or qui ornent par exemple la cotte de soie de Brünhild avant le concours (434,3) ou le vêtement de Siegfried (954,3) ; évoquons aussi les tentures ornant la chambre du château de Brandigan où repose Erec la nuit avant son combat contre Mabonagrin et qui attestent de la richesse du roi Ivreins (8597/8) ou encore les beaux dessins brodés en relief avec des fils d'or sur les lits de repos à la cour de Gunther (NL 352,3) et sur la tente de la dame de la Joie de la Curt (H 8914) -au sommet de la tente se trouve un aigle incrusté d'or (8917)14.
132.4.- Les armes
14L'or rouge est la matière première de l'armure de Siegfried et des siens (NL 71), de l'écu de Liudegast (183,2), des grelots suspendus aux selles (NL 400,3), de la cuirasse de Brünhild (428,4) et des écus des chevaliers de sa suite (435,2), de l'écu de Brünhild(436) (qui est en outre serti de pierreries vertes) ; les flèches de Siegfried sont à montures d'or (956,3), Siegfried mort est mis sur un écu d'or rouge (999,2), l'épée du héros a une poignée d'or (1784,2). Les écus d'Erec sont ornés d'or ou sont même entièrement en or (2290 sqq.) et son heaume est surmonté d'une couronne en or (2338)15. La boucle de l'écu de Gahmuret est d'or rouge, épuré par le feu (Parz.37,6/7), sa cotte d'armes est tissue d'or du Caucase (71, 17), celle d'Orilus est ornée de fins dragons d'or, ornés de pierres fines et dont les yeux sont des rubis (262, 9 sqq.). Les éperons que le page Ivain enlève à Ither mort pour les fixer sur les jambières de Parzival sont eux aussi en or (157,11), de même que éperons de Didon (En. 1740), le pommeau de l'épée d'Enée (5745/5749, Eneas 4483), son écu (5752, Eneas 4457), la boucle de l'écu de Camille (8806, Eneas 6925) ; le heaume d'Enée est partiellement en or. (5697). Le pommeau de l'épée de Willehalm est lui aussi en or (140,16/7) ; Roland a un javelot serti d'or (RL 869), il a un dragon d'or tout entouré d'émaux sur la poitrine de son armure, son heaume est incrusté d'or (3293), avec sur la bordure une devise en lettres d'or (3295), ses houseaux sont ornés d'or et de perles (3321), son gonfanon est brodé de fils d'or (3328), dans son écu il y a un lion gravé dans le même métal (3987). Le gonfanon de Gotfrid est orné de l'image de Notre Seigneur avec des flammes d'or (7897)16. Pendant la bataille, l'or et les gemmes que les chrétiens portent sur eux brillent comme des lampes d'huile allumées (7881) : il s'agit sans doute non de bijoux mais d'armures17.
15Les combattants chrétiens les plus en vue sont ainsi porteurs d'armes en or, les chefs païens aussi : Malprimes a un épieu empenné d'or (3659), Falsaron a un aigle d'or dans son écu (4220), Tortan a un gonfanon bordé d'or (4280) ; Amarazur porte un épieu empenné du précieux métal (4613) ; sur le gonfanon du roi païen Estorgant il y a un sanglier en or vermeil (4800). Cependant dans les armées païennes c'est essentiellement la masse qui est porteuse d'or : maint écu est incrusté d'or (3346) ; les païens portent sur eux de l'or en quantité, et cet or flamboie tant que Roland ne peut estimer le nombre de ses adversaires (3350 sqq.), l'or et les pierreries brillent sur eux comme les étoiles parmi les nuages (3354 sqq.) ; l'armée de Cursabile et celle de Paligan (4376/7 ; 7370 et 8408) brillent elles aussi comme des étoiles d'or et de pierreries ; les païens sont brillants d'or (5734)18. Cette accumulation de l'or dans les armées païennes n'est en fait, comme nous le verrons, que le signe visible de l'"ubermůt" des païens.
2.5.- Ustensiles et objets en or
16Les accessoires sont nombreux dans les maisons et sont ici aussi la preuve de la richesse et du haut rang du maître de céans. Dans l'Erec de Hartmann les tours du château de Brandigan ont des chapiteaux d'or rouge (7065/6). Iwein est prisonnier dans une salle entièrement couverte de peintures d'or (1141)19. Sur le sommet de la tente d'Enée (substitut provisoire d'une maison) il y a un bouton d'or et au-dessus un aigle d'or (9224/5). Chez Belakane les chandeliers sont en or (Parz. 34,26), ainsi qu'au château du Graal (Chr.3214/5 et W 232,19).
17A l'occasion des repas les ustensiles d'or ne manquent pas : à la cour de Gunther, qui veut surpasser en luxe toutes les autres cours, l'eau est présentée avant le repas dans des bassins d'or rouge (NL 606,1). A la cour d'Arthur les chevaliers boivent dans des coupes d'or ornées de pierres précieuses (Parz.702,6/7) ; mais c'est surtout au château du Graal que la vaisselle d'or abonde : dans le Conte del Graal, alors que la vaisselle destinée au roi mehaignié est en argent (le tailleoir d'argant, v.3231), celle destinée à l'ancêtre est en or (c'est le Graal lui-même, v.3232)20. Dans les deux textes tous les convives boivent dans des coupes d'or (Chr.3283, W 236, 23 et 809,21) ; de plus, chez Wolfram il y a par groupe de quatre chevaliers un lourd bassin d'or pour se laver les mains (236,26) et tous mangent dans de la vaisselle d'or (238,23). Parzival et Feirefiz boivent eux aussi dans des coupes d'or (et non de verre, souligne Wolfram (794,22/3)).
18Les objets en or peuvent être un signe d'amour : ainsi, chez Eilhart, dans le cortège de la reine le chien Utant est dans une niche d'or (6579) et sa litière est garnie d'or (6501) : c'est la preuve de la haute estime que la reine Isalde a pour son chien (Tristrant s'était vanté auprès de son beau-frère Kehenis que son amie traitait son chien mieux qu'Isalde la Bretonne son époux), et en conséquence de l'amour qu'elle éprouve pour Tristrant. De même, chez Gottfried, la niche de Petitcriu est en joyaux et en or (16339) (dans la Saga LXIII en or pur) et la chaîne du petit chien est elle aussi en or (G 13120 et S LXI).
19Ils peuvent également être un signe d'excellence : le cor de Siegfried est en or rouge (951,4) ; dans l'Iwein (589) comme dans le Chevalier au lion (419/20), le bassin suspendu à la fontaine est en or fin. De tous temps l'or a été abondant dans les tombeaux pour honorer les morts, peut-être aussi pour les protéger de maléfices.
20il en est de même dans la littérature médiévale : on met une couronne d'or sur la tête de Pallas mort avant de l'ensevelir (Eneit, 8254/5) ; le cercueil de Siegfried est rehaussé d'argent et d'or (1038,2), celui de Gahmuret d'or et de pierres précieuses (Parz. 107, 1 sqq.). Les cendres de Didon sont mises en un réceptacle d'or (Eneit 2502) et son nom est écrit en lettres d'or sur son cercueil (2512)21. Le tombeau de Pallas est orné d'or (8290 sqq.), de même que celui de Camille (9478/9, Eneas 7439 sqq.) ; les chaînes qui retiennent la lampe qui brûle devant le tombeau de Pallas sont en or (8359, Eneas 6510).
21Mais ici aussi l'or caractérise les païens : dans le Willehalm (464,21) au pied de chaque roi païen mort se trouve un épitaphe sur de grandes plaques d'or, et leurs idoles sont ornées d'or et de pierreries (352,11), dans le Rolandslied ce sont des statues en or (956), de plus leurs temples ont des parois revêtues d'or (4182) et auprès des idoles 7 000 lampes d'or brillent jour et nuit (3497).
3. - L'or comme instrument d'échanges
22L'or, symbole de richesse et de puissance, permet à celui qui le reçoit d'acquérir tout ce dont il a besoin, biens, équipement ou sou-doyers : il fait l'objet de dons gratuits d'amitié ou d'affection, il sert de viatique, ou de salaire pour un service rendu ; il est la manifestation de la largesse d'un prince, mais le plus souvent cette largesse n'est pas gratuite : le donateur y trouve son intérêt et par ses dons il veut se gagner des appuis, d'ordre surnaturel et plus fréquemment d'ordre politique.
3.1.- Or donné comme cadeau d'amitié ou d'affection
23En signe d'amitié pour Eckeu/art Hagen lui donne six bracelets d'or rouge (NL 1634,2 sehs bouge rôt....ze minnen, daz du min friunt sîst). C est par tendresse pour Tristrant que chez Eilhart Marke lui offre avant son combat contre Morolt un superbe coursier dont le harnachement est relevé d'or de Vérone (762/3) et les rênes portent des ornements d'argent rehaussé d'or rouge (766) et que chez Gottfried il lui donne son cor en or (3738).
3.2.- Or comme viatique
24Dans la nef où chez Eilhart Tristrant doit s'embarquer pour se rendre chez Marke on porte argent et or parmi ce qui sera utile au héros lors de son voyage (240) ; de même on charge à bord de la nef qui emmène Tristrant à la recherche de la fiancée de Marke entre autres choses de l'or (1469). Quand chez Gottfried Tristan s'embarque pour la Parmenie, Marke lui donne le conseil de prendre des chevaux, de l'argent et de l'or (5133). Dans le Parzival le roi Galoes propose à son frère Gahmuret entre autres choses or rouge et claires pierreries pour le voyage qu'il s'apprête à entreprendre (9,6) et on charge dans quatre coffres maint vase d'or précieux et maint pesant lingot d'or (manec tiwer goltvaz,/und mangen guldînen klôz 10,4/5), de telle sorte qu'il n'a nul besoin de l'or et des pierreries que lui offrent les habitants de Zazamanc (17,18), et avant de quitter Belakane il fait porter à bord de sa nef tout son or (55,9). Arthur donne à Gauvain de quoi vivre et dépenser magnifiquement au moment où il doit se mettre en route pour Schanpfanzûn : or rouge, brillantes pierreries et maint sterling d'argent (335,28/9). En quelque circonstance que ce soit, il faut qu'un chevalier puisse tenir son rang. Dans le poème de Gottfried (8213), la reine d'Irlande donne à Tristan/Tantris à son départ deux marcs d'or rouge pour son voyage et sa subsistance (si l'on prend le marc de Cologne, poids monétaire allemand par excellence22, ce don correspond à 462 g.,3 d'or pur) -dans la Saga (p.143), elle lui donne un marc d'or pur -. Et avant de partir pour la Minnegrotte, où pourtant les amants n'auront besoin de rien, Tristan prend 20 marcs d'or dans le trésor de la reine (16638) : il s'agit sans doute d'une pointe d'humour de la part de l'auteur allemand. Enfin Erec envoie à son beau-père qui est dans le dénuement de grandes richesses (1809) pour lui permettre de s'équiper et d'entreprendre le voyage vers Destragales, deux sommiers chargés d'or et d'argent (1814) ; Chrétien est ici plus abondant et bien plus précis : il est question de cinq sommiers chargés de "mars d'or et d'argent an plates" (1808) et de "besanz" (1823). Hartmann supprime cette allusion à la seule monnaie d'or frappée en Europe à son époque -nous y reviendrons-. Gernot dans le Nibelungenlied veut remettre à Rüedeger et à ses hommes -qui refusent- 30 000 marcs d'or (69 345 kg. !) pour le voyage (1277,3).
3.3.- Or comme moyen de s'acheter des soudoyers
25Pour aider son fils Willehalm et lui permettre de payer ses soudoyers, Irmschart est prête à payer autant de besants que peuvent traîner dix-huit boeufs (bysande) -Wolfram (161,2) a repris l'indication donnée par sa source, La Chanson des Aliscans, v.2715) –Wolfram fait une nouvelle allusion aux besants au vers w. 256,20.
26Les vassaux du païen Targis sont dans le Rolandslied soudoyés avec de l'or (4675). Il est également question de soldats payés avec de l'or dans le camp de Charles dans la Chanson française (ainsi 0 34 ou 133) ; cependant Konrad chaque fois supprime ce trait.
3.4.- Or distribué comme récompense, salaire, remerciement, rançon, réparation d'une offense
3.4.1.- Récompense
27De l'or-est donné en récompense aux messagers porteurs de bonnes nouvelles : celui qui dit à Kriemhild que Siegfried est le plus grand des combattants reçoit dix marcs d'or (242,3), c-à-d. 2, 311kg. ; le messager qui annonce que la mission en Islande est bien accomplie reçoit 24 bracelets d'or (vier unt zweinzec bouge, 558,1) ; Sieglinde distribue aux émissaires qui l'informent que Siegfried et Kriemhild arrivent à Xanten argent et or pesant (705,2) ; Gunther fait apporter sur des écus l'or qu'il distribue aux messagers qui l'invitent, lui et les siens, à Gran (1487, 2/3), Uote leur donne aussi or et orfrois (1492,1) Dans l'œuvre d'Eilhart (6615), Isalde qui veut faire comprendre à Tristrant, caché tout près, où il doit venir la rejoindre, promet aux oiseaux qu'elle entend chanter à la tombée de la nuit douze beaux bracelets d'or (zwölff guldin bogen gůt) comme récompense pour qu'ils s'envolent avec elle pour Blanche-Lande.
3.4.2.- Salaire
28Chez Gottfried, Isolde donne dix marcs d'or (2311 g.) au ménestrel qui lui a apporté Petitcriu (16300), un salaire en proportion avec le service rendu. De même, les jongleurs reçoivent de l'or comme prix de leurs services : à l'occasion des noces d'Etzel et de Kriemhild ils reçoivent mille marcs (1374,3), lors du mariage d'Erec ils obtiennent chez Hartmann (2176 sqq.) trente marcs d'or (6 934 g.), eux qui auparavant ne possédaient même pas une demi-livre (c-à-d. un marc)23, à l'occasion du mariage d'Enée et de Lavine ils reçoivent entre autres riches présents argent, vases d'or et bracelets d'or rouge (Eneit, 13181 sqq.).
29Si chez Eilhart (2876), Isalde offre 60 marcs d'argent comme salaire aux deux hommes qui doivent tuer Brangene, chez Gottfried elle leur donne vingt marcs d'or -somme énorme (4623 g.)-pour les récompenser de l'avoir épargnée, à condition qu'ils gardent l'affaire secrète (12932).
30De l'or brillant est donné aux médecins qui soignent les blessés de la guerre menée par Gunther contre les Saxons et les Danois (NL 255,2). Arrivé à Séville, Gahmuret remet au capitaine qui l'a amené en Espagne de l'or comme salaire (58,23). Hagen propose au passeur qui doit faire franchir le Danube à l'armée burgonde un bracelet d'or rouge qu'il lui présente selon un usage répandu chez les Germains à la pointe de son épée (bouc, 1550/5). C'est parce que Hildebrand ne se conforme pas à ce rite en offrant par amitié (bi huldi) à son fils Hadubrand qui ne le reconnaît pas, des anneaux enroulés autour de son bras, qu'il éveille la méfiance du jeune homme (Hildebrandslied, v.32-35).
31Une très grande charge d'or est pesée pour être donnée à Ganelon comme salaire de sa trahison (cet or est opposé aux trente deniers d'argent que Judas reçut pour avoir vendu le Christ (RL.1941/2)24. Un chef païen offre au traitre un heaume dont le bord est en or rouge (RL.2545)25. Ganelon reçoit également de Marsilie des bracelets sertis d'or (2492) et une courte-pointe incrustée d'or (2498/9). Et au plus fort de la bataille, Roland veut rendre au roi païen l'or que celui-ci a donné au traitre (6284).
3.4.3.- Remerciement
32Enée donne à Didon une coupe d'or, deux bracelets, un anneau et un coquillage en or, afin de la remercier de son hospitalité (Eneit, 769 sqq.)
3.4.4.- Rançon
33Liudeger, roi des Saxons, et Liudegast, roi de Danemark, proposent l'or que peuvent porter cinq cents chevaux de somme, pour obtenir leur liberté (314), mais Siegfried, dont la magnanimité et la générosité sont ainsi démontrées, la leur ofre (315). Le roi païen Arofel de Perse propose à Willehalm de payer comme rançon trente éléphants et autant d'or du Caucase que ces éléphants peuvent porter (79,15 sqq. et 203,22 sqq.), mais Willehalm qui veut venger Vivien, le tue. De même, le païen Cursabile dans le Rolandslied n'accepterait pas une rançon d'or pour Turpin (il préfère le tuer) (4387) et Charles, même si on lui pesait tout l'or d'Arabie, ne le prendrait pas en échange de Ganelon (8774 sqq.). Malgré leurs grandes différences, le Willehalm et le Rolandslied se rejoignent en s'opposant tous deux dans leur climat au Nibelungenlied.
3.4.5.- Réparation d'un affront
34Pour réparer un affront fait à Ganelon, Marsilie lui offre un manteau brodé d'or et lui demande aussi de prendre de son or en quantité et sans le peser (RL 2208 sqq.).
3.5.- Or comme expression de la largesse d'un prince
35A l'occasion de son union avec Herzeloyde, Gahmuret distribue aux chevaliers pauvres de l'or d'Arabie (Parz.100, 28 sqq.) Après avoir remporté la victoire sur ses ennemis à Pelrapeire, Parzival distribue largement autour de lui le bel or rouge et les pierreries que son beau-père Tampentaire avait laissés (222,17). Brünhilde fait distribuer or et argent à ses gens et aux chevaliers de Gunther et de Siegfried : chaque chevalier reçoit cent livres (c-à-d. deux cents marcs ou 46 kg., 230) et les pauvres reçoivent tant de marcs qu'ils peuvent désormais vivre dans l'opulence (NL 513,2/515,3-4/ 516,1), puis elle veut emporter vingt coffres d'or et de pierres précieuses pour les distribuer quand elle sera à Worms (520,2 sqq.). Etzel a fait présent de son or à Aldrian, père de Hagen, lors de son adoubement (1755,3).
36Dans ces exemples la largesse du prince est pour ainsi dire gratuite, dans la mesure où il n'y a pas de contre-partie explicitée : tout au plus cette générosité est-elle le signe visible de la puissance. Ces cas, il faut le souligner, sont rarissimes, car presque toujours les dons sont faits en vue d'obtenir quelque chose en échange.
3.6.- Or distribué en vue d'obtenir un appui ou un avantage
3.6.1.- Appui d'ordre surnaturel
37Avant l'enterrement de Siegfried, des milliers de marcs sont pris dans le trésor du héros, et distribués par Kriemhild pour le salut de son âme (1060). Plus tard elle distribue encore mille marcs à cette même fin (1281,2/3). C'est également avec de l'or (et de l'argent) qu'Isolde veut chez Gottfried se gagner la grâce de Dieu dans l'épreuve, qu'elle redoute, du fer rouge (15644)26.
3.6.2.- Appui d'ordre politique
38Pour qu'il intervienne auprès du roi d'Irlande, le Tristrant d'Eilhart donne au maréchal une coupe d'or (1533) ; c'est également avec de l'or que chez Gottfried Tristan achète en Irlande paix et sécurité, aises et repos : le maréchal reçoit une coupe d'or rouge (8757/8) et le roi chaque jour un marc d'or rouge (8877/9). C'est pour la même raison qu'Enée envoie au roi Latin une coupe d'or (Eneir 3864 van her mit vride wolde leben).
39Afin de conquérir l'amitié de Charles, Marsilie lui envoie sur le conseil de Blanscandiz, entre autres présents, sept cents chameaux chargés d'or et cinquante chariots remplis de besants rouges (RL 471 sqq. ; 477 : rote bisante ; 621 charren mit bisanten ; 751 gůte bisantinge ; ce qui correspond à 0 33 et 132/3 besanz esmerez) ; en plus Marsilie veut offrir à l'empereur dix mules blanches chargées d'or (RL 597 et 0 75).
40Pour gagner à son fils l'attachement de ses vassaux, Sieglinde leur distribue de l'or rouge à l'occasion de l'adoubement de Siegfried (40,2/4). Par égard pour Giselher et sa famille, Rüedeger donne en dot à sa fille argent et or, autant que cent bêtes de somme peuvent en porter (1682). Sindold et Hunold veulent mériter par leurs services l'or de Gunther (173,2) ; le poète du Nibelungenlied souligne aussi que par son empressement à servir Gunther, Volker s'est rendu digne de son argent et de son or (2006,2). Le meilleur exemple de la tentative d'acheter des fidélités avec de l'or est celui de Kriemhild qui utilise l'or du trésor de Siegfried pour se garantir l'appui de Ruedeger et des siens : elle offre à Gotelinde douze bracelets d'or rouge (zwelf armbouge rôt 1322,2), et pour attirer des guerriers étrangers (1127) ou huns (1271) : elle emporte de Worms douze coffres du meilleur or à cette fin (1280,1/2) ; à son arrivée au pays d'Etzel elle fait de somptueux dons, sur quoi les parents et les vassaux du roi l'assurent de leur dévouement et de leur soutien (1384/5). Elle propose de l'or à qui veut l'aider (1717,3) ; pour qui est prêt à tuer Hagen, elle veut remplir d'or rouge le bouclier d'Etzel (2021/5). Mais malgré toute sa prodigalité, nombreux sont ceux qui refusent de perdre la vie pour elle : ainsi même si on leur donnait des tours remplies du précieux métal (1795,2), les guerriers huns ne voudraient pas affronter Volker ou Hagen.
***
41En conclusion, nous pouvons formuler les remarques suivantes :
421) Le plus souvent il est question d'or rouge, c-à-d. d'un alliaqe d'or et de cuivre, plus résistant que l'or pur, trop mou.
432) Dans les œuvres que nous avons étudiées, nous constatons l'infime rôle joué par la monnaie d'or comme moyen de paiement : ne sont mentionnés que les besants, monnaie byzantine en or, que les byzantins ont héritée de l'Antiquité et qui se répandit en Europe occidentale au temps des croisades : c'est le "solidus bysantinus", héritier du "solidus" romain∙Et ce, seulement par Konrad et Wolfram, qui les ont repris de leur modèle respectif. Konrad ne mentionne pas les "manguns", c-à-d. les mangons, autre nom des marabotins27 ou des mancus28, monnaie arabe dont parlent les manuscrits d'Oxford (621 et 1570) et de Châteauroux (917//0 621) de la Chanson de Roland. Il est à remarquer que Hartmann ne reprend pas la mention du besant faite par Chrétien (Erec, 1823). On trouve d'autres mentions du besant dans :
- l'Eneit 8994/5 eynen troyschen bysant,/der zwelve wegen eyne marc ; è l'endroit correspondant du Roman d'Eneas il est question de quatre deniers /.../ de Troie,/ki sont molt buen de fin or tuit (7092/3) ; cependant Henric ne reprend pas l'allusion faite par le roman français au besant (4430 ses preis fu de set vinz besanz).
- Eraclius (fin xiiè-début xiiiè siècle) : 702/3 umbe tûsent bîsande/gebt mich unde niht nâr, vers dans lesquels l'auteur, Otte, reprend l'indication de son modèle français : Eracle 462 qui mil besanz en paiera ; Eraclius 721... umb tûsent bîsande // Eracle 489 mil besanz en donrez ; Eraclius 858/9 daz er gekoufet waere/ umbe tûsent bîsande// Eracle 688 que il m'acheta mil besanz.
- Flore und Blanscheflur (vers 1220) : 1541 und drîzic pfunt bisande et 2676 drî heizent laden mit bisanden,/ die von golde sint geslagen.
44Cette quasi-absence du numéraire en or n'est cependant pas faite pour nous surprendre, puisqu'on sait que la frappe de monnaie d'or a été interrompue en Europe occidentale, à quelques exceptions près29, depuis le viiiè siècle et n'a été reprise qu'au xiiiè s. et que seuls les Byzantins frappaient des pièces d'or, justement les besants dont parlent nos textes.
453) L'or instrument d'échanges et moyen de paiement, se présente donc presqu'exclusivement sous quatre formes :
- sous forme d'anneaux (rinc) : il semble que le tribut que dans le Tristan de Gottfried Marke doit acquitter au roi d'Irlande soit composé d'anneaux : en effet, on lit aux vers 6314/5 man muoz ez uns her wider wegen/unz an den jungesten rinc ("on doit nous le rendre jusqu'au dernier anneau"), dit Tristan en parlant de l'impôt.
- sous forme de bracelets (bouc) enroulés autour du bras : c'est le stade le plus archaīque en même temps que la forme classique et la plus courante de possession de l'or. Dans le Hildebrandslied (début du 9 ème s.) il est souligné qu'on fondait les monnaies impériales romaines pour en faire des bracelets : v.33/34 wuntane baugâ,/cheisuringu gitân....
- sous formes d'objets divers, tels des vases, coupes, voire même des coquillages.
- sous forme de métal pesé (l'expression "peser de l'or" appa-apparaît à plusieurs reprises). Seul Wolfram parle de lingots, mais on sait que la poudre d'or servait aussi de moyen de paiement30.
46L'unité pondérale citée par nos auteurs est le marc, qui est sans nul doute le marc de Cologne, "poids monétaire allemand par excellence"31 et qui au début du xviè s. était évalué à 231,155g.. Les romans restent dans les limites du vraisemblable, à part quelques exagérations, pour ce qui est de la quantité de marcs d'or remis en présent ; la Chanson des Nibelungen pratique l'enflure épique. Donnons quelques exemples : mille marcs sont remis aux jongleurs qui se produisent lors du mariage de Kriemhild et d'Etzel, c-à-d. 231 kg., 15 (dans Erec le salaire de jongleurs dans des circonstances analogues est de 30 marcs) ; Brünhild distribue 46 kg. 230 (200 marcs) aux chevaliers de Gunther et de Siegfried ; Gernot veut faire don à Ruedeger et à ses hommes de 6,93 tonnes d'or (30 000 marcs) - la production mondiale annuelle avant la découverte de l'Amérique est évaluée à 2 tonnes32 - ; enfin le trésor de Siegfried approche sans doute de toute la production d'or entre 500 et 1492 (qui est évaluée à 2472 tonnes33) : en effet, pour le transporter 12 chariots remplis jusqu'au bord ont besoin de quatre jours et quatre nuits à raison de chacun trois voyages par jour (strophe 1122).
47A plusieurs reprises la valeur de certains objets est évaluée en marcs : ainsi dans le Parzival, Ampflise donne à Gahmuret des joyaux qui valent bien mille marcs d'or (12,7) : c'est pour cette somme que les prendrait un juif prêteur sur gages (12,8-9) ; et rappelons la valeur de 3 000 marcs d'or donnée au palefroi d'Enite (7417/8).
48Mais l'or est dans nos textes rarement signalé seul : il est souvent associé à l'argent, mais surtout aux pierres précieuses. A ce propos faut-il penser que les vers du Parzival où il est dit que Gahmuret distribue aux chevaliers pauvres de l'or, aux princes et aux rois cependant des pierres précieuses (100,28 sqq.) tendent à prouver que dans la hiérarchie des valeurs l'or est à mettre en dessous des pierres précieuses. Cela est un témoignage isolé ; de plus, nous verrons que l'or est presque totalement absent du Château de la Merveille, riche en pierres précieuses, alors qu'il est abondant au Château du GraaL, qui est supérieur, de loin, au monde de la Merveille.
494) L'or est essentiellement symbole de richesse et de puissance : Hagen n'a de cesse qu'il a éliminé Siegfried qui, à cause de la puissance donnée par son trésor fabuleux d'or et de pierreries, représente un danger pour la dynastie burgonde. La possession de l'or, sous quelque forme que ce soit, n'est que le signe extérieur du rang social - et en toutes circonstances un chevalier doit tenir son rang -, sert à affermir prestige et autorité et impose le respect : c'est ce que Willehalm apprend à son détriment à la cour de France où, à cause de sa pauvreté, on ne veut pas l'accueillir (140,1 sqq.).
50L'or, qui est inaltérable (Wolfram rappelle qu'il ne rouille pas (Willehalm 188,21 sqq.)), qui ne peut être falsifié (Erec 7533 sqq.) et qui, ainsi que le soulignent tous les auteurs, est purifié par le feu, est également symbole d'excellence, de perfection et de pureté : les vêtements d'or de Tristan soulignent la perfection du héros (Gottf.11123 sqq.) ; dans l'interprétation allégorique de la Minnegrotte, dont le loquet est en or, Gottfried dit que l'or est la réussite (17 042 daz golt daz ist diu Linge) et au vers 17552 il est question de l'innocence dorée (diu guldine unschulde).
515) C'est ce qui explique peut-être l'absence presque totale d'or au Château de la Merveille : la comparaison du Parzival avec le Conte del Graal montre que Wolfram a supprimé les quelques références que Chrétien fait à l'or : la mère d'Arthur y est allée avec son argent et son or (7531/2), le lit est en or (7692 sqq.), de même que les gonds, les verroux et les battants des portes (7680 sqq.) ; chez Wolfram le lit est orné de pierres précieuses, de même que la chambre où se trouve la colonne magique, mais il n'y a pas d'or (566,14 sqq. et 589,5 sqq.), seuls les vêtements que Gauvain met après sa victoire sont en soie tissée d'or, mais là le maléfice a été écarté. De même, l'or est certes présent à la cour du roi Arthur, mais en bien moindre quantité que dans le Château du Graal : les pierres précieuses y sont il est vrai nombreuses (le Graal lui-même en est une (469,3), la table qu'on dépose devant Anfortas est une hyacinthe (233,20 sqq.), le vaisseau baptismal est un rubis (816,20) ; cependant l'or y est aussi présent aussi bien dans les tissus que dans les objets : on peut véritablement dire que l'or caractérise le domaine du Graal.
526) Toutefois l'or est également spécifique du monde païen, c-à-d. du monde musulman, aussi bien dans le Rolandslied, où Ganelon est assimilé aux païens pour ce qui est des richesses, que dans le Willehalm - et là il faut voir un reflet de la réalité historique-. Mais contrairement à Wolfram, Konrad, un auteur d'inspiration cléricale, condamne les richesses fabuleuses des païens. Il développe à fond l'idée que l'or ne sert à rien en vue de la vie éternelle (1005) -une idée qu'exprime Hartmann dans l'épilogue moralisateur de l'Erec sous une forme analogue : la grâce de Dieu est plus précieuse que l'or (10132)- et qu'en conséquence les chrétiens doivent le mépriser. Certes Konrad souligne les richesses de la cour de Charles et les bijoux en or des dames, de même qu'il a plaisir à décrire la riche armure de Roland (3284 sqq.) ; néanmoins s'il y a de l'or chez les chrétiens, c'est uniquement pour mettre en évidence leur gloire et faire d'eux des phares qui montrent le chemin dans la nuit : il compare en effet l'or et les gemmes qui brillent sur les armures des chrétiens pendant la bataille à des lampes d'huile allumées*. De même, Konrad interprète les richesses des païens dans un sens symbolique et en fait le signe extérieur de leur übermůt, de la superbia et de leur attachement aux biens de ce monde. Quand Charles fait mention de l'or offert par Marsilie (RL 904 et 0 185), Roland dit qu'il n'en a nul besoin puisque partant en croisade il a fait le sacrifice de sa vie pour sauver son âme (RL 929 sqq. : c'est une addition de Konrad) et il lui déconseille d'accepter l'or des païens : il ne faut pas tenir à l'or, car ce n'est pas de cette façon qu'on honore Dieu (RL 1152/3). Quand les chrétiens, qui ont détruit les temples des païens, s'apprêtent à prendre l'or qu'ils y trouvent, Roland les conjure au nom de Dieu de piétiner cet or méprisable, impur aux yeux du créateur, et de le laisser sur le fumier comme si c'était du plomb (4198 sqq.) ; Olivier, lui, veut jeter l'or du chef païen Falsaron et ses pierreries avec son corps impur dans le bourbier (4258). Seul importe en effet le patrimoine céleste, le royaume de Dieu. C'est uniquement lorsque l'or est mis en relation avec les chrétiens qu'il est chez Konrad comme chez les autres auteurs symbole de pureté : 7754 sam durchsoten golt/wrden si hie gelutteret unt gerainet ("Comme l'or fin, les chrétiens sont purifiés et sanctifiés").
53En un mot, on observe une attitude ambivalente face à l'or : le métal précieux, qui exerce une grande fascination, est d'un côté le symbole des valeurs les plus nobles, de l'autre côté il est le symbole de la vanité du monde.
***
Notes de bas de page
1 – Les textes étudiés sont : EILHART VON OBERG. Tristrant, éd. avec trad. française par D. BUSCHINGER, Goppingen. Kümmerle, 1976 (GAG 202) ; GOTTFRIED VON STRAßBURG, Tristan, éd. par RANKE, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1961 (trad. française par D. BUSCHINGER et J. M. PASTRE, Göppingen, Kümmerle, 1980 (GAG 207) ; HARTMANN VOM AUE, Erec, hsgg.von A. LEITZMANN, 4. Auflage besorgt von L.WOLFF, Tübingen. Niemeyer, 1967 ; Iwein, hrsgg. v. BENECKE und LACHMANN, 6.Ausgabe, Nachdruck der fünften, von L. WOLFF durchgesehenen Ausgabe, Berlin, de Gruyter, 1966 ;WOLFSAM VON ESCHEN-BACH, sechste Ausgabe von K. LACHMANN, Berlin et Leipzig, de Gruyter, 1926 (réimpression, 1965) ; CHRETIEN DE TROYES, Erec et Enide, publié par M. ROQUES, Paris, Champion, 1966 ; Le Chevalier au Lion, publié par M. ROQUES, Paris, Champion, 1960 ; Le Roman de Perceval ou le Conte du Graal, publié d'après le ms. fr. 12576 de la Bibliothèque Nationale par W. ROACH, Genève/Droz, Paris/ Minard, 1959 ; HENRIC VAN VELDEKEN, Eneide, I.. Einleitung, Text, hrsgg. von G. SCHIEB und TH. FRINGS, Berlin, Akad. Verlag, 1964 ; Eneas, éd. par JJ.SALVERDA DE GRAVE, Tome 1,1964, Tome II, 1929, Paris, Champion ; PFAFFE KONRAD, Rolandslied, hrsgg. von Carl WESLE, 2. Auf-lage besorgt v. P. WAPNEWSKI, Tubingen, Niemeyer, 1967 ; La Chanson de Roland, Texte original et traduction par G. MOIGNET, Paris, Bordas, 1969. Nibelungenlied, éd. par DE BOOR. d'après l'éd. de BARTSCH. Wiesbaden. Brockhaus, 1963 (17è éd.)
2 – Eilhart parle d'or de Vérone (763).
3 – cf. René SEDILLOT, Histoire de l'or, Paris, Fayard,1972,p.129 ; voir aussi Marc BLOCH, Le problème de l'or au Moyen âge, in Annales d'histoire économique et sociale, 5 (1933), pp.1-34, Maurice LOMBARD, L'or musulman du viiè au xiè siècle, in Annales. Economies. Sociétés. Civilisations 2 (1947), pp. 143-160, Mahomet et Charlemagne, Le Problème économique, in Annales. Economies. Sociétés. Civilisations 3 (1948), pp. 188-199.
4 – cf. R. SEDILLOT, o. c., pp.58 et 69.
5 – cf. en plus des auteurs cités à la note n°3 : Etienne FOURNIAL, Histoire monétaire de l'Occident médiéval, Paris, Nathan, 1970, pp.73 sqq.
6 – cf. R. SEDILLOT, o.c., pp.67 sqq. et 77 et M. LOMBARD, L'or musulman, art.cit., pp.148 sqq.
7 – cf. R. SEDILLOT, o. c., p. 80
8 –id., p. 67.
9 –id., p. 66 et LOMBARD, L'or musulman..., p. 145.
10 – SEDILLOT, o. c., p. 34.
11 – cf. Marc BLOCH, Le problème de l'or...., p.7. La Drave coule en Autriche et en Yougoslavie. C'est Wolfram qui cite la Styrie(499,8).
12 – Chez Chrétien, il y a aux poignets et au col "plus de 200 marcs marcs d'or battu" (1577/90), un poids énorme de près de 48,95 kg. (si l'on prend le marc de Troyes=244,75 g. -cf. FOURNIAL, p.161-) et des pierres précieuses sont enchassées dans l'or, et Chrétien de dire que le bliaut coûte 100 marcs d'argent, un prix purement irréaliste en regard des 200 marcs d'or qui y sont suspendus. De plus, dans les attaches du manteau il y a une once d'or (1591). Hartmann omet en outre le fil d'or et le cercle d'or que les deux pucelles mettent dans les cheveux d'Enite (Chr. 1635 sqq.)- en H 1572, il est question seulement d'un ruban - et les deux fermaux d'or (Chr. 1645).
13 – cf. Eneas 1471 sqq. ; en général les descriptions sont dans le roman français bien plus riches en or que celles de Henric ; nous ne nous arrêterons pas au détail.
14 – Chez Chrétien 5831 un lit d'argent "covert d'un drap brosdé a or" se trouve dans la tente.
15 – Chrétien ne s'arrête pas à l'équipement du héros ; il parle de lances en or et argent, d'écus d'argent à boucles d'or (2088 sqq.).
16 – Konrad n'a pas compris le mot "orie flambe" (0 3093).
17 – En 0 Turpin a des éperons d'or fin (1245), Olivier un écu avec une boucle d'or pur (1314), l'olifant de Roland est de cristal et d'or (2296), plein d'or et de mangons (3687), une monnaie arabe d'or que Konrad n'a pas reprise ; les freins des chrétiens sont dorés (2491) ; le heaume de Charles est en or dans lequel sont serties des gemmes (2500), son épée a un pommeau d'or (2506) ; les chrétiens ont des épées dont la garde est en or pur (3867).
18 – En 0 les païens ont également beaucoup d'armes en or. Leurs heaumes brillent, avec leurs gemmes serties dans l'or(1031,1452, 1585,2288,3142,.3306), l'écu de l'almaçur est orné d'or et de fleurs (1276), les hommes de Marsilie ont des épées aux pommeaux d'or (685) ; l'écu du païen Malun est couvert d'or et de fleurons (1354), celui de Baligant a une boucle d'or et il est bordé de cristal (3150), l'équipement tout entier de l'africain Malquiant est incrusté d'or (1595).
19 – Chez Chrétien (964/5), c'est le plafond de la salle qui est semé de clous d'or.
20 – On sait que Wolfram croyait que le mot tailleoir (qui a donné Teller) signifiait couteau : les deux couteaux qu'on apporte sont donc comme le tailleoir de Chrétien en argent (234,21) -et il a fait du Graal une pierre. (469,3).
21 – Ces détails manquent dans le roman français.
22 – cf. E. FOURNIAL, o. c, p. 167.
23 – Chez Chrétien (2062), ils reçoivent entre autres choses de la monnaie, sans autre précision.
24 – En 0 516, Ganelon doit recevoir des peaux de zibeline d'une valeur de 500 livres d'or. En 0 652, Marsilie veut lui donner dix mulets chargés d'or fin d'Arabie. En 0 846, Ganelon a reçu entre autres choses or et argent. En 0 1148 il est question d'or, de biens, de deniers.
25 – S'agit-il d'une arme magique ? Car il est dit que sous ce heaume, Ganelon chevauchera en toute sécurité et que nulle arme ne pourra rien contre lui.
26 – Hartmann supprime dans l'Erec les offrandes riches en or qu'Erec et Enide, à leur arrivée à Carnant, font dans le poème français au moûtier (2318 sqq.). Il omet d'ailleurs aussi les cadeaux qui sont faits aux nouveaux époux par les bourgeois de la ville (entre autres une coupe d'or)(2384 sqq.)
27 - cf. FOURNIAL. o. c., p. 76.
28 - cf. M. LOMBARD, L'or musulman...., art.cit., p. 151.
29 – cf. ouvrages et articles cités à la note n°3.
30 – cf. FOURNIAL, o.c, p. 72.
31 – id., p. l67.
32 – cf. SEDILLOT, o.c, p.57.
33 – id., p. 69.
Notes de fin
* Ou est-ce une allusion à la parabole des dix vierges ? Les chrétiens seraient assimilés aux vierges sages.
Auteur
Université de Picardie
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